Où Dédale rencontre You Chui
Un atelier sur l’étude des mythes chinois
p. 37-50
Texte intégral
1Dans son livre récent, Imaginary Greece, Richard Buxton note que « les trente dernières années ont vu une explosion d’intérêt pour la mythologie » (1994, p. 1). À l’orée de cette période d’innovation, Geoffrey S. Kirk a rendu un service insigne à l’étude des mythes en tirant un trait sur cinq théories importantes du mythe élaborées aux XIXe et XXe siècles et en exposant leur fausseté inhérente et leur mentalité1, démodée. Kirk rejeta avec force le concept de toute théorie universelle qui prétendait offrir une seule explication de tous les mythes (1974, p. 38-68). Les « Cinq Théories Monolithiques » qu’il écarta comme intenables sont : les théories du mythe de la nature (Max Müller), du mythe étiologique (Andrew Lang), du mythe-charte (Bronislav Malinowski), du mythe reconstructiviste de la création (Mircea Eliade) et du mythe-rite (W. Robertson Smith, James G. Frazer et l’École de Cambridge). C’est un indice de la critique convaincante de la théorie universelle par Kirk qu’aucun des ouvrages qui sont associés à cette théorie n’est mentionné dans la bibliographie de 1994 de Buxton.
2Cependant le chapitre précurseur de Kirk ne fut pas simplement un acte d’iconoclasme générationnel. En fait, il ne condamna pas entièrement les cinq théories majeures, mais plutôt leur prétention à l’universalisme. Il en vint à proposer (p. 38-39) une alternative positive, arguant en faveur du « multi-fonctionalisme des mythes » et proposant la solution suivante à l’interprétation des mythes : « … on doit se sentir libre de leur appliquer n’importe laquelle d’un ensemble de formes d’analyse et de classification ». Buxton lui-même présente une vue d’ensemble des approches du mythe courantes aujourd’hui et les utilise dans son livre sur la mythologie grecque : le structuralisme (J.-P. Vernant et Claude Lévi-Strauss), la « perspective longue durée » (Walter Burkert), l’approche orale/textuelle (J. Goody), l’interrelation « mythe »/» science » (Geoffrey E. R. Lloyd), les concepts d’« altérité » et de « différence » (Edward Saïd), les approches déconstructivistes, sexuelles et iconographiques et le mode fidéiste (p. 1-4). On pourrait ajouter à ceux-ci le concept jungien d’archétype, l’approche comparative interculturelle (entre autres, Jaan Puhvel et Alan Dundes), en plus des adaptations courantes des cinq théoriciens majeurs, comme l’ethnographie post-Malinowski.
3Les spécialistes contemporains du mythe, ayant accepté l’invalidité des théories plus anciennes du mythe sont maintenant confrontés par un « imbroglio méthodologique » (Hynes et Doty 1993, p. 4). En d’autres mots, comment résoudre le problème d’une telle multiplicité d’approches tout en préservant la rigueur académique et la cohérence intellectuelle ? Dans La Pensée sauvage, Lévi-Strauss utilisa l’analogie du bricoleur2 pour suggérer la manière dont les faiseurs de mythes dans le monde classique et moderne pavent en cailloutis leurs récits mythiques (1962, p. 17). Il semblerait que les spécialistes du mythe doivent aujourd’hui adopter la méthode du bricolage en appliquant cette pluralité d’approches à l’interprétation des récits mythiques.
4Si le spécialiste dans l’étude des mythes occidentaux admet se trouver devant un fouillis méthodologique, combien plus est-ce le cas pour les sinologues étudiant les mythes chinois. C’est peut-être un coup de chance qu’alors que les Cinq Théories Monolithiques dominaient l’Occident, le monde académique des spécialistes du mythe en Chine consacrèrent leurs efforts de recherche à recueillir les récits mythiques connus (surtout des fragments) enchâssés dans les textes classiques (Gu Jiegang 顧頡剛 et al. 1926-1941). Car les Chinois n’eurent ni Hésiode, ni Homère, ni Ovide. La valeur première des recherches entreprises par Gu et ses collègues réside dans la collecte et l’analyse préliminaire des données de la tradition mythologique chinoise. Là où les cinq théories universelles coïncident avec les études mythologiques chinoises, c’est dans la recherche des spécialistes chinois sur le folklore et le récit traditionnel depuis les années trente (Birrell, 1993, p. 14-15). Cependant, en raison des aléas des troubles politiques et sociaux en Chine, surtout après 1949, s’est installée une stagnation des études sur le mythe telle que les nouvelles générations de chercheurs, surtout ethnographes, utilisent toujours la théorie naturiste démodée et d’autres théories semblables (Birrell 1994 : IIe partie, p. 75-76).
5L’étude des mythes chinois en Europe, quant à elle, est incarnée dans l’œuvre de Marcel Granet, qui suit la méthode sociologique de Durkheim et le modèle ethnologique de Mauss (Mathieu 1994, p. vi-xi). L’œuvre du sinologue suédois réputé, Bernhard Karlgren (1946), une collation et une classification magistrales des textes mythiques, était plutôt dépourvue de cadre théorique, même si sa discussion de la lignée du clan divin dans la Chine ancienne laisse voir une certaine ressemblance avec une théorie sociologique vaguement définie et avec ce que Kirk a appelé le « modèle génétique » (1974, p. 296).
6Depuis la critique radicale par Karlgren de ce qu’il voyait comme une théorisation intenable dans les recherches sur le mythe de Henri Maspero (1924) et Eduard Erkes (1926), tous deux adhérents de l’école naturiste, les études du mythe chinois en Occident demeurèrent plutôt stagnantes jusqu’aux années quatre-vingt, avec l’émergence des sinologues américains, Sarah Allan (1981), William Boltz (1981) et d’autres, qui commencèrent à appliquer l’approche structuraliste aux mythes. Dans une certaine mesure, on pourrait arguer que les études du mythe chinois ont contourné les Cinq Théories Monolithiques ou ont été contournés par elles, avec comme résultat optimal, que les sinologues sont maintenant libres d’adapter, d’appliquer et de choisir une pluralité d’approches parmi celles qui sont aujourd’hui disponibles.
7Le propos des pages qui suivent est de suggérer une voie à suivre dans cette nouvelle tâche. Mais, plutôt que de me perdre dans une véritable « forêt de symboles », ce que je propose de faire ici est d’examiner huit livres ou articles récents sur les études du mythe pour voir comment leur approche conceptuelle, leur méthodologie, leur contenu ou leurs données pourraient s’appliquer à l’interprétation des mythes chinois, c’est-à-dire, à la tradition classique de la mythologie chinoise.
8Slaying the Dragon : Mythmaking in the Biblical Tradition par Bernard F. Batto (1992) soulève plusieurs questions importantes pour la sinologie. La première est le besoin de décortiquer la mystique des textes scripturaires ou canoniques. Comme la plupart des spécialistes renommés de la Bible, Batto prend une distance critique dans son approche de la tradition biblique comme texte sacré. L’objectivité et la position critique de l’auteur ont une portée fondamentale pour les sinologues étudiant le canon confucéen, avec sa longue tradition d’orthodoxie scripturaire. Le Shangshu 尚書 (Documents historiques de l’Antiquité), aussi appelé Shujing 書經 (Classique des Documents historiques) (voir Loewe 1993, p. 376-389) représente, sous cet angle, le problème le plus tenace. Deuxièmement, la fonction du mythe opère dans une tradition sacrée. Batto montre de manière convaincante que parmi les quatre auteurs identifiables de Genèse 1-12, le Scribe Sacerdotal déploya consciemment des matériaux mythiques pour présenter sa nouvelle construction théologique. Batto appelle ce processus « spéculation mythopoéïque » et il soutient que la mythopoesis3 était une méthode biblique reçue pour « faire de la théologie », méthode héritée de la littérature du Proche-Orient ancien (1992, p. 12-97). Le concept de « spéculation mythopoéïque » est d’une pertinence spéciale dans l’interprétation des textes chinois classiques composés de plusieurs couches, en particulier, les chapitres liminaires du Shangshu, du Yijing 易經 (Classique des changements), du Zuo zhuan 左傳 (Commentaire de Zuo), et du Guoyu 國語 (Discours des principautés) (voir Loewe, 1993, p. 216-228, 67-76, 263-268). Un troisième problème se pose ici, soit l’intertextualité dans les textes scripturaires. Batto démontre comment le Scribe Sacerdotal unifia des thèmes mythiques disparates à partir de textes plus anciens, en particulier l’épopée babylonienne Atrahasis et les sections yahvistes de Genèse 1-9 ; il voulut par là constituer un énoncé authentique de la foi, mais il le fit en proposant ainsi ses visées révisionnistes comme historien du peuple de l’Israël ancien. La méthodologie pour traiter de la question de l’auteur à voix multiples en est une qui pourrait être appliquée à la plupart des textes chinois classiques, en particulier, à l’important document mythologique « Tianwen » (Interrogations célestes) du Chu ci 楚辭 (Hawkes, 1985, p. 122-151).
9L’approche du mythe basée sur la différence des sexes est adoptée par les vingt et un contributeurs à The Feminist Companion to Mythology (1992), édité par Carolyne Larrington. Le terme « Feminist » ici ne se réfère pas à la branche polémique des études sur les femmes ; il signifie plutôt l’étude de la mythologie mondiale par des femmes-auteurs, avec un accent particulier sur l’identité et la fonction des figures mythiques féminines. Comme Larrington le note dans son introduction (p. ix), tandis que ces dernières ont traditionnellement été classifiées en rapport avec leur fonction comme figures de fertilité, cette nouvelle étude révèle la pluralité de leurs fonctions mythiques. Par exemple, dans L’Épopée de la création de l’ancien Proche-Orient akkadien (ca. deuxième millénaire avant J.-C.), la déesse primordiale Tiamat a deux fonctions : la fonction quasi-politique de gouverner un matriarcat divin et la fonction régénérative de créer le monde à partir de son corps mort, quand Marduk, le jeune héros divin, la détruisit (Furlong, 1992, p. 8-9). Le concept d’une structure de pouvoir matriarcale primordiale et son renversement par un nouvel ordre masculin trouve un parallèle digne d’être étudié plus avant dans le plus ancien témoignage écrit du mythe de la déesse chinoise, Nügua 女 蝸, dont la fonction créatrice fut supplantée par le panthéon masculin du confucianisme et du taoïsme. Le plus ancien panthéon égyptien fut, de manière comparable, dominé par des divinités créatrices, Nekhbet, la déessevautour, et Wadjet, la déesse-cobra, et cette prééminence du féminin se reflétait dans le système socio-économique de l’Égypte dans le deuxième millénaire avant J.-C. (Seton-Williams, 1992, p. 23-24). L’une des déesses égyptiennes, Meretseger (Celle qui aime le silence), loin d’avoir la fonction de fertilité traditionnellement attribuée aux anciennes déesses, était une divinité de la vengeance, qui affligeait les mortels de maux physiques et autres, comme la cécité (p. 33). Cette figure pourrait être comparée avec profit à la déesse chinoise Xiwangmu, la Reine-Mère d’Occident, qui dans un texte douteusement corrompu, paraît aussi avoir une fonction destructrice. En général, une étude interculturelle de certains motifs mythiques chinois bénéficierait de l’examen de l’influence égyptienne, plutôt que de cette de l’Inde, qui est la perspective courante.
10En fait, l’Inde est dépourvue de figures mythiques féminines importantes dans les textes védiques de ca. 1500-1000 avant J.-C. Certaines existent, il est vrai, mais aucun mythe important ne leur est rattaché. Même lors de l’émergence tardive de Devi, la Déesse, dans un texte de 500 après J.-C., la figure féminine demeure insignifiante sur le plan mythique (Kearns 1992, p. 189-190, 193, 197, 222).
11Les raisons possibles de la diminution de la fonction et du rôle des figures mythiques féminines, ou de leur absence relative dans la mythographie classique, est une question traitée succinctement par Diane Purkiss. Elle cite (p. 441) l’observation d’Alicia Ostriker voulant que les mythes classiques « appartiennent à la haute culture et sont en bonne part transmis par les autorités éducationnelles et culturelles » et que, « puisque peu de femmes avaient accès à l’éducation classique requise, leur participation était particulièrement difficile ». Elle soulève également un problème qui pourrait mettre les spécialistes des mythes chinois au défi de questionner les raisons de la marginalisation des femmes dans la tradition mythographique (p. 448) : « La féminité est, précisément, ce qui est exclu des représentations patriarcales et ne peut être aperçue que dans les creux et les silences ».
12Mythical Trickster Figures : Contours, Contexts, and Criticisms, édité par Willliam J. Hynes et William G. Doty (1993), est un ouvrage d’un grand intérêt et d’une grande valeur pour l’étude de figures mythiques chinoises comme Gonggong 共工 et Gun 鯀 dans les deux versions du mythe du déluge, en plus de la déesse lunaire Chang’e 常娥, du héros fondateur Lin Jun 廪君 (le Seigneur du Grenier) et de Yan shui nüshen 鹽水女神 (la Déesse de la Rivière du Sel), dans le mythe chinois. Développant leur thème à partir de la recherche de 1955 de Paul Radin et fixant leur approche dans le concept de « liminarité » de Victor Turner, Hynes et Doty présentent un large éventail de figures mondiales du trickster dans des articles par huit contributeurs, en plus de leurs propres essais sur le sujet. D’une utilité particulière est la liste des six traits caractérisant la figure du trickster par Hynes (p. 34-44). Hynes et Doty prennent tous deux soin d’affirmer qu’« il n’y a pas un seul mode des études du trickster, un seul modèle classique de cette figure » et que la figure du trickster peut n’avoir que quelques uns des six traits (p. 25, 34). La liste de Hynes relève les traits suivants : 1) ambigu et anormal, 2) trompeur et farceur ; 3) maître du déguisement, 4) renverseur de situation, 5) messager et imitateur des dieux (intermédiaire et souvent usurpateur du monde des divinités et des hommes), et 6) bricoleur4 sacré et impudique (p. 34-44). Une chicane sur les mots ne diminue en rien la valeur de cette liste, mais la question se pose d’elle-même sur le rapport entre la figure du trickster dans la mythologie et celle de gaffeur [marplot]. Ce dernier est défini comme causant un dérèglement dans l’ordre cosmique. S’agit-il de deux concepts mythiques séparés ? Ont-ils des traits communs et, si oui, lesquels et sous quel angle ? Ou bien la question doit-elle demeurer sans réponse, les figures du trickster « étant des briseurs notoires de frontières » (Hynes et Doty, éd., 1993, p. 33). Cette étude novatrice est d’un agrément considérable et devrait inciter les sinologues à mettre en lumière plusieurs figures dissimulées dans des textes chinois apparemment innocents, aussi bien classiques que traditionnels.
13Les articles discutés jusqu’ici peuvent être considérés comme représentant pour les sinologues des pentes douces menant aux sommets de la mythologie. Avec le livre récent d’Emily Lyle, Archaic Cosmos : Polarity, Space and Time (1990), le spécialiste de l’étude du mythe est encouragé et stimulé à se pencher sur les questions plus abstraites des modes archaïques d’énumération, des modèles métaphoriques du temps cyclique et des structures cosmiques complexes. Alors que certains sinologues, comme Edward L. Shaughnessy et David W. Pankenier, poursuivent présentement des recherches sur la théorie astronomique et calendaire chinoise et d’autres, comme Nathan Sivin, sur les modèles cosmologiques, on trouve peu d’attention accordée aux thèmes abordés ici par Lyle. Sa conceptualisation de l’énumération archaïque, incluant la pratique d’ajouter le tout au nombre des composantes, est une adaptation novatrice de Georges Dumézil et de Mircea Eliade, et pourrait être appliquée avec profit au glissement d’un modèle quaternaire à un modèle à cinq termes dans la pensée cosmologique chinoise. Tout aussi utiles sont ses idées sur le corps humain calendaire qui, dans un modèle comparé au calendrier civil de l’Égypte ancienne (ca. 3000-2700 avant J.-C.), est visualisé comme un organisme structuré incorporant les concepts de commencement, milieu et fin, de court, moyen et long, et ainsi de suite, avec des correspondances aux parties du corps humain (p. 66-67). Une section du chapitre 10, intitulé « The Journey as Metaphor for Cyclical Time », présente deux types, le périple inversé et le circulaire, qui pourraient être examinés pour des similitudes à la lumière des chapitres cosmologiques du Huainan zi 淮南子 (écrit vers 139 avant J.-C.). En outre, l’approche de Lyle pourrait être utilisée comme un outil d’interprétation dans le cas du texte calendaire de la fin des Zhou 周 exhumé à Mawangdui 馬 王堆, qui n’a pas encore été entièrement déchiffré (Barnard 1973). Ce texte combine des éléments d’un système d’énumération, des correspondances de couleurs, des divinités fonctionnelles, des énoncés cosmogoniques et des injonctions naturistes, mais sa cohésion sémantique est obscurcie en raison des nombreuses lacunes, situées à des endroits critiques. Lyle formule le problème comme suit (p. 155) : « Lorsqu’une cosmologie a été fragmentée, nous pouvons examiner les pièces et tenter de voir la forme du tout ». Son approche dans l’analyse et l’interprétation des anciens systèmes calendaires, tout en abordant des questions cosmologiques fondamentales, est d’une lecture difficile, mais pourrait s’avérer particulièrement profitable pour les sinologues.
14Imaginary Greece : The Contexts of Mythology de R. Buxton (1994) a comme préoccupation centrale « le besoin d’interpréter les mythes dans leur contexte », et comme thème central « la distance et l’interaction entre le monde imaginaire des histoires et le monde (réel ?) des raconteurs » (p. 4-5). Ce livre est la sorte d’ouvrage, pour le dire en peu de mots, qu’on n’écrira pas en sinologie pour encore quelque temps. Une raison pour cet état de chose, c’est qu’alors que les études classiques occidentales ont été en opération productive pendant plus de deux mille ans et forment le fondement de nos traditions culturelles, la sinologie est encore une discipline relativement jeune, demandant beaucoup plus de recherches de base, tout particulièrement dans les sciences historiques, sociales et humaines. Cependant, la méthodologie, les données et les paramètres conceptuels de Buxton fourniront un modèle pour les chercheurs chinois. D’un intérêt particulier pour les études courantes sur le mythe en Chine sont l’utilisation et l’application qu’il fait des récents écrits théoriques sur la mythologie classique d’Occident. Deux chapitres ont pour sujet le paysage mythique et les représentations mythiques de la famille et pourraient offrir des perspectives comparatives valables pour l’étude des classiques chinois, notamment le Shanhai jing 山海經 (Classique des monts et des mers) et le Lienü zhuan 列女傳 (Biographies de femmes éminentes), où le mot « femmes » signifie avant tout les figures féminines exemplaires réalisant les aspirations patriarcales qu’on attend d’elles.
15Autre ouvrage stimulant écrit par un classiciste est The Greeks : A Portrait of Self and Others par Paul Cartledge (1993). Plusieurs sujets abordés par Cartledge mériteraient d’être développés dans les études du mythe chinois ; par exemple, les anciens mythes chinois portant sur les « barbares » (chapitre 3), sur les rapports sexuels (chapitre 4) et sur les relations entre les divinités et le genre humain (chapitre 7). Mais le chapitre qui semble le plus facilement applicable aux études courantes du mythe chinois est : « L’invention du passé : histoire versus mythe » (chapitre 2), où l’auteur suit à la trace une évolution chronologique du 1) mythe comme histoire, 2) du mythe dans l’histoire, et 3) du mythe versus l’histoire, citant principalement Hérodote et Thucydide. Cette séquence pourrait être appliquée utilement au développement du discours historique en Chine : 1) des classiques comme le Shangshu, 2) la première histoire d’ensemble de la Chine, le Shiji 史記 (Les Mémoires de l’historien), par l’archiviste de cour Sima Qian 司馬遷, et 3) l’histoire de la première partie de la dynastie Han 漢 par Ban Gu 班固. Cartledge (p. 21) cite un texte pertinent de M. I. Finley pour montrer comment les mythes (muthoi, ou histoires transmises oralement) furent les seules sources d’Hérodote dans son compte rendu de l’origine des Guerres Persiques : « L’atmosphère dans laquelle les Pères de l’Histoire se mirent au travail était saturée de mythe. Sans mythe, assurément, ils n’auraient jamais pu commencer leur travail ».
16La discussion de Cartledge pourrait servir de point de départ pour un sinologue intéressé à comparer et contraster le développement des principes historiques de Thucydide et Sima Qian. La formulation consciente par le premier du principe d’exactitude et des critères de la preuve permettent une comparaison avec les commentaires de l’historien chinois sur ses sources, sur leur fiabilité et sur l’estimation qu’il en fait dans les zan 贊 ou sommaires heuristiques qui apparaissent au terme des essais biographiques sur les personnages célèbres et à la fin des 130 chapitres de son œuvre. Le rôle et la fonction du divin est un autre champ pour une discussion comparative des historiens grec et chinois. Tandis que Sima Qian fait allusion à sa « compréhension approfondie de la manière dont fonctionnent les affaires divines et humaines et à une connaissance du processus historique » (Hightower 1965, p. 101), Thucydide se réfère à « la chose humaine » ou « nature humaine », signifiant que l’histoire devait être présentée en termes humains et non divins et que les humains contrôlent leur propre destinée. En général, cependant, malgré son clin d’œil au divin, l’histoire de Sima Qian est fondamentalement orientée vers le pouvoir inhérent à l’humanité de déterminer ses propres affaires. Les deux historiens se rencontrent le plus clairement dans leur conscience du besoin d’adopter une attitude sceptique à l’égard de leurs sources, ce que Sima Qian appelle « les fragments épars des anciennes croyances », et la fonction du style dans l’écriture de l’histoire, ce à quoi Sima Qian se réfère modestement comme « au peu de talent littéraire que je possède » (Hightower 1965, p. 101).
17L’interrelation entre le mythe et l’histoire est un sujet abordé par Claude Calame et autres contributeurs dans Métamorphoses du mythe en Grèce antique (Calame, éd., 1988), IIIe partie, « Discours historiques ». Calame présente une méthodologie sophistiquée pour l’analyse du mythe complexe de la fondation de la grande cité nord-africaine de Cyrène, dans lequel l’épopée, la légende et l’histoire se joignent dans deux versions mythiques rivales. Son étude servirait de plan directeur fertile pour l’analyse de mythes fondateurs chinois comparables, par exemple, le mythe fondateur du peuple Ba 巴 dans la ville de Yi 邑, est lié à l’épopée mineure du Seigneur du Grenier. D’un intérêt comparatif particulier sont les causes et les modes de la migration et de la colonisation et le rôle de la volonté divine. Dans le cas de Cyrène, c’est l’oracle d’Apollon qui décide, dans celui de Yi, c’est la divination qui détermine le site de la cité mythique.
18L’article de Philippe Borgeaud, « L’écriture d’Attis : le récit dans l’histoire » (Calame, éd., 1988, p. 87-103) discute des variantes du mythe d’Atys, un mythe phrygien qui pénétra la culture grecque sous le nom d’Attis dans la forme du genre historique (Hérodote). Borgeaud tire la conclusion suivante (p. 100) : « L’histoire, ici, est celle des transformations du récit, et de ses modes d’expression… On pourrait évoquer, en l’occurrence, la chute de l’empire hittite, la migration phrygienne en Asie Mineure, la suprématie lydienne, l’occupation iranienne, la conquête d’Alexandre, les relations entre Rome et Pessinonte, puis la victoire du christianisme ». On ne pourrait en demander plus au mythe !
19Cet atelier a permis d’examiner huit études par des spécialistes du mythe occidental dont se dégagent plusieurs champs cruciaux pour la recherche future du mythe chinois, allant du méthodologique au thématique, du comparatif au monographique. Peut-être la leçon la plus significative qu’on peut tirer de la lecture de tels écrits, c’est que les études du mythe chinois ne peuvent plus se permettre de se complaire et de languir dans les méandres de la recherche sur la mythologie des années quarante et cinquante (et encore moins de se laisser envoûter par les voix de sirènes de la recherche du XIXe siècle), mais doivent se familiariser avec les développements contemporains dans ce champ spécialisé, avec la sophistication stimulante de leur approche et leur réceptivité à de nouveaux concepts. Dans son introduction à la collection d’articles de 1988, Calame résume l’étude du mythe grec en des termes qui sont applicables à l’étude de tous les systèmes mythologiques aujourd’hui (p. 13) : « C’est pour cette raison qu’elle sera toujours susceptible [sic] de la nouvelle spéculation logique que constitue l’interprétation…. nous ne cesserons pas d’accommoder les Grecs et leurs récits à notre goût ». Cette affirmation souligne le processus de l’appropriation et de l’interprétation des mythes en fonction de l’idiome propre à chaque époque et génération, un processus bien différent de celui consistant à emprunter des formules démodées et des méthodologies passéistes.
20Pour conclure, il reste à expliquer le sens du titre de cet article. You Chui 有倕 est un artisan légendaire, l’homme-de-métier divin de la Chine. Sous cet angle, les figures mythiques de Dédale et You Chui peuvent être perçues comme les divinités patronales de l’atelier, du bricolage, et, par extension, des bricoleurs et bricoleuses confondus.
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Notes de bas de page
Auteur
University of Cambridge, Clare Hall ; doctorat de l’Université Columbia. Son étude et sa traduction complète de l’anthologie médiévale de poésie galante Yutai xinyong (Les Chants de la Terrasse de Jade), sous le titre Games Poets Play : Readings in Medieval Chinese Poetry (2004) ont été acclamées comme une importante contribution aux études chinoises et aux humanités. Elle a occupé des postes d’enseignement à City University of New York et à University of Cambridge. Ses publications comptent aussi deux ouvrages sur la mythologie chinoise, Chinese Myths (2000, introduit par Felipe Fernandez-Armesto, traduit en plusieurs langues) et Chinese Myth and Culture (2006) et la traduction annotée d’un des plus importants ouvrages de mythologie chinoise ancienne, le Shanhaijing, sous le titre The Classic of Mountains and Seas (Penguin Books, 1999).
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Mythe et philosophie à l'aube de la Chine impériale
Études sur le Huainan zi
Charles Le Blanc et Rémi Mathieu (dir.)
1992
La Chine imaginaire
Les Chinois vus par les Occidentaux de Marco Polo à nos jours
Jonathan D. Spence
2000