Introduction
p. 9-35
Texte intégral
1Les mythes de la Chine ancienne cèlent des richesses aussi éparses que ténébreuses. Dispersés en de nombreux ouvrages appartenant à des domaines différents, ses bribes sont fréquemment dépourvues de contexte, rendant leurs origines et parfois leurs significations difficilement accessibles. Leur étude présente, en outre, trois difficultés particulières, celle de leur statut dans les textes où peuvent encore s’étudier les récits qui demeurent lisibles, celle de leur perception et de leur usage par les populations de l’Antiquité, enfin celle des méthodologies requises pour leur approche scientifique.
2Les contributions réunies dans cet ouvrage n’ambitionnent pas de couvrir l’ensemble de ces champs, moins encore d’y apporter quelques réponses définitives. Mais elles jettent, nous l’espérons, une nouvelle lumière sur la nature du mythe chinois et sur ses rapports avec l’histoire et la philosophie.
Statut du mythe en Chine
3À la grande différence du monde gréco-latin, la Chine n’a pas donné de statut à ses mythes. Elle ne les a même pas nommés, dans la mesure où rien ne les qualifie en tant que tels dans les textes qui en font même le plus ample usage. À tel point que certains auteurs contemporains se sont demandé s’il avait bien existé une « mythologie », au sens où nous l’entendons généralement en Occident, essentiellement pour ce qui concerne l’antiquité. Nous ne possédons plus de récits qui semblent intégraux avant l’époque relativement tardive des Six Dynasties, du IIIe au VIe siècle de notre ère. Jusqu’au début de l’empire au ~IIIe siècle, rares sont les auteurs qui en font un emploi relativement intensif. On verra pour quelles raisons ces récits ont été tus, mutilés ou transformés, pour l’essentiel. C’est l’étude moderne de ces derniers, dans l’état où ils nous sont parvenus, qui nous permet d’en préciser la nature et d’en déduire la fonction au temps de la royauté et encore peu après.
4Pour quelles raisons le mythe fut-il, dès l’origine de la philosophie, ignoré et, parfois, manifestement déprécié et occulté ? La première tient à la suspicion dans laquelle le tenait la première et plus influente école de pensée chinoise, celle de Confucius. L’attitude de ce fondateur de « l’humanisme » en Chine tient en quelques sentences bien pesées où le compte des esprits est assez expéditivement réglé. On sait d’abord que le Maître n’évoquait pas volontiers les étrangetés ni les esprits1. Cela l’aurait amené à tenir des propos insupportables (pour la raison ? pour la morale ?), avance un glossateur. Il ne parlait pas non plus de récits où il était question de force brutale ni de désordre (tel un homme qui renverse un bateau ou un ministre qui tue son prince2). On voit là qu’il est implicitement question de récits relatifs aux esprits, c’est-à-dire en fait de mythes et de légendes. Quant aux esprits même, Confucius disait les devoir tenir à distance3. Toutefois, cette précaution peut être entendue de plusieurs façons : soit qu’il faille se défier des esprits, soit qu’il faille leur exprimer son respect par une distance de déférence (c’est ce qu’entend une glose). La prise de champ par rapport à la personne qu’on souhaite honorer est, somme toute, une modalité parfaitement reconnue et même recommandée par les rituels. Il n’est donc pas dit qu’une interprétation exclue l’autre. Confucius ne méprise pas les divinités ; bien au contraire, il rappelle la nécessité d’être présent en personne lors des sacrifices qu’on leur accorde, car elles sont réellement là4. Il reconnaît même, malade, avoir invoqué les esprits depuis longtemps, lorsque le besoin s’en était fait sentir5. Il dit encore prendre pour exemple Yu le Grand — fondateur de la dynastie des Xia et grand héros mythique, s’il en est — qui faisait preuve d’une piété extrême envers les mânes et les esprits6. Toutefois, le Maître indique implicitement préférer le service des hommes au service des esprits, tout comme il préfère la vie à la mort7.
5Bien peu est donc exprimé dans les Entretiens qui nous permette de cerner la pensée de Kong zi sur les récits qui concernent les esprits, à savoir, pour l’essentiel, les mythes et les légendes. C’est toutefois suffisant pour entendre sa résistance à un monde qui ne répond pas aux critères de la raison, qui fait peu de cas des règles éthiques, fort peu des rites, et n’aide donc pas à se perfectionner par l’examen de soi. Sans résumer le champ mythique à celui des esprits (n’oublions pas la cosmogonie qui ne les inclut pas toujours en Chine), force est de constater qu’il concentre tous les éléments qui font l’objet de la critique confucéenne ; le monde des héros humains ne faisant que le compléter, ou s’en distinguant souvent avec difficulté, dans la mesure où un être humain n’est jamais qu’un esprit en sursis, des mânes en puissance. La compilation sélective des « Poèmes », dans ce qui devait devenir le classique du même nom, le choix rigoureux des textes des « Documents », dans le Shujing, celui, vraisemblable, des événements constituant les Annales de Lu, ou Chunqiu, « Printemps et automnes », par Confucius ou, plus vraisemblablement, des lettrés de son école dut, selon toute probabilité, éliminer une partie non négligeable des récits moralement intolérables. Il reste cependant (en témoignent les études passées et présentes d’Henri Maspero, de Marcel Granet, de Bernhard Karlgren et, ici, d’Anne Birrell) que de nombreux récits ont survécu au caviardage éthique des lettrés confucianistes pour constituer les plus beaux des récits antiques.
6Les autres écoles de pensée de l’Antiquité n’expriment pas aussi ouvertement ces critiques ou ces défiances envers les mythes. Les taoïstes, en particulier, y perçoivent sans doute un mystère apparenté à celui du dao, un langage, voire un monde qui subvertissent les critères sociaux usuels. Zhuang zi, le plus échevelé des auteurs de cette famille originale, ne s’exprime-t-il pas souvent au moyen de « courts récits », xiaoshuo, dont la forme et, peut-être, l’origine paraît bien pouvoir être légendaire ? Si la vie et la mort sont « tout un », yi, si le monde supposé réel ne se distingue pas du rêve, ni le rêve de la réalité, alors quelle difficulté y a-t-il à accepter l’expression de la narration mythique ? Il est d’ailleurs plausible que la forme narrative imagée, si fréquemment adoptée par cet auteur, soit issue de récits pour partie perdus mais préservée dans l’écriture souvent atemporelle d’un Zhuang zi. Jean Levi illustre dans sa contribution le rapport bien particulier de cet auteur au récit mythologique, en particulier cosmogonique. Un autre auteur taoïste, digne continuateur de Zhuang zi, Liu An (Huainan zi) franchit une étape supplémentaire dans l’usage de ce type de narration. Son projet est plus ambitieux dans la mesure où il entend couvrir l’ensemble du champ de la connaissance de son temps. C’est donc une large palette de mythes et de légendes qu’il convoque à la rescousse pour illustrer tous les domaines du vaste savoir humain. Nulle réserve de sa part dans l’emploi de ces relations dont il use comme autant de preuves ou d’illustrations de ce qu’il avance, en tout premier lieu pour la haute période de l’Antiquité. Ces deux exemples d’auteurs taoïstes majeurs illustrent combien cette école de pensée s’est montrée réceptive au langage et surtout à la logique hétérodoxe du mythe. Pour elle, il n’y a pas d’opposition diamétrale entre le mode du raisonnement et le discours du mythe (sur la forme), entre les impératifs philosophiques et les nécessités mythiques (sur le fond). Narrer est réellement créer. D’autre part, le problème de la morale n’est pas posé de manière frontale comme chez les auteurs confucianistes (en une fréquente opposition binaire bien/mal, tels Meng zi et Xun zi). La relativité de l’éthique y est plus volontiers admise, voire proclamée, car nécessaire à l’entendement du monde ambigu des hommes.
7Toutefois, la prédominance de la position confucianiste pendant la plus large partie de l’antiquité et surtout de l’empire, élimina (par la censure autant sans doute que par l’oubli) et déconsidéra le mythe en Chine. Tant et si bien qu’il ne s’en conserva que quelques rares images si prégnantes qu’il n’était pas possible de les faire disparaître de l’imaginaire populaire et lettré (on songe là aux immortelles figures de Nügua, de Chang’e, de Kuafu, ou bien encore de l’archer Yi, dont parlent ici Anna Ghiglione et Charles Le Blanc). Le phénomène peut être comparé à la persistance des récits bibliques néo-testamentaires non canoniques (c’est-à-dire refusés par les conciles) qui persistèrent néanmoins fort puissamment dans les arts et les traditions populaires en Occident chrétien8.
8La question qui se pose aux analystes est donc celle du statut de ces survivances au cœur même de textes philosophiques, poétiques et historiques. Les divers auteurs les considéraient-elles comme de simples illustrations de leurs argumentaires, comme une part authentique de l’Histoire, comme autant de légendes sacrées expliquant réellement la forme et la signification des êtres et du monde ? À cette question statutaire il n’a jamais été répondu ; nous avons, sur ce point, des hypothèses à formuler.
Perception et usage des mythes
9Nous savons, par les textes — qu’ils soient ou non « canoniques » —, quelles utilisations furent faites de certains mythes ayant survécu précisément grâce à leur utilité à un moment de l’histoire ou d’un plus long temps. Pour l’antiquité, nous ignorons à peu près tout de ce que la population non lettrée (c’est-à-dire la quasi totalité du peuple urbain et surtout rural) connaissait de ces récits légendaires et quel usage elle en faisait religieusement et socialement, dans ses narrations orales et ses mises en scène ritualisées. Des mythes étaient-ils partie prenante de certains rites, représentés par exemple dans des spectacles de pantomimes et de danses ? Étaient-ils commémorés lors de sacrifices à des divinités locales ? Des conteurs rapportaient-ils les exploits de héros aux communautés villageoises assemblées et recueillies ? C’est plus que vraisemblable.
10On pourrait donc poser la question évoquée pour d’autres peuples : les Chinois ont-ils cru à leurs mythes ? La réponse dépend à l’évidence des classes sociales, des époques et, en partie, des niveaux culturels. Cette crédibilité des récits est liée à la perception de ce qui peut apparaître comme leur « incohérence », c’est-à-dire leur éloignement de la logique et de la pratique ordinaires dans un monde qu’on prétendait organisé selon un principe et une cohérence unique (pour les philosophes le monde est organisé par un principe, li, et forme une unité insécable, yi). Comment et pourquoi croire que le héros Kuafu put courir après le soleil tout un jour au point de manquer le rattraper ? Comment et pourquoi croire que Chang’e, la déesse liée à l’immortalité, put fuir dans la lune et s’y installer pour l’éternité ? Comment et pourquoi croire que Nügua put ériger comme piliers au monde quatre pattes de tortue pour soutenir le ciel au-dessus de la terre ? Chacun fait aisément l’expérience pratique de l’impossibilité de ces gestes, comme chacun imagine sans peine le caractère irréalisable, pour quelque homme que ce soit, de ces actes « héroïques ». Point n’est besoin d’attendre les démonstrations, fortes mais naïves, d’un Wang Chong, au Ier siècle. Si la population et une large frange de la classe lettrée y adhèrent (en témoigne la place de ces légendes dans nombre de textes anciens jusqu’aux Han inclus, voire bien au delà, ou certains détails de l’art antique9), c’est grâce — et non en dépit — de leur aspect manifestement merveilleux. C’est précisément parce que la perception correspond assez justement à la nature même du mythe qu’elle en assure la survie et l’usage. Qu’ils soient favorables aux esprits et à leurs histoires (tel un penseur comme Mo zi si attaché à leur défense) ou qu’ils lui soient hostiles ou surtout indifférents (tels des sages comme Confucius et Xun zi), les penseurs du temps ne s’égarent pas sur ladite nature, même s’ils s’égarent sur son statut (Histoire, au sens noble, ou récits de vieilles femmes). La lecture des documents de l’époque préimpériale démontre que les mythes étaient perçus comme des récits fondateurs ayant une fonction référentielle forte. C’est la raison pour laquelle on observe sans surprise qu’ils revêtaient de multiples usages pratiques et surtout symboliques, témoin, l’utilisation idéologique des mythes, souvent sous la forme d’allusions, dans les riches écrits philosophiques et politiques de la période des Royaumes combattants (~453-~222).
11Dans le milieu des lettrés tout d’abord, ils servaient à donner foi aux récits historiques, constituant les premiers recueils de chroniques et formant ainsi ce qu’Anne Birrell désigne comme une « pseudo-histoire ». Ils remplissaient d’autre part le vide obligé laissé par les annales pour les hautes époques que nous qualifierions actuellement de « pré-histoire », ainsi qu’en témoigne l’étude de Charles Le Blanc sur Fuxi et Nügua. Ils étaient surtout utilisés dans les ouvrages philosophiques à titre d’illustrations démonstratives en vue d’emporter — en tant que preuves indiscutables — l’adhésion des lecteurs. C’est ce qui se peut observer dans la plupart des œuvres de l’antiquité classique (Meng zi et Xun zi, chez les confucianistes, Zhuang zi et Huainan zi, chez les taoïstes, par exemple). Il y a là, à l’évidence, une démonstration qui est de l’ordre de l’argument d’autorité. C’est cette utilisation intéressée, mais parfaitement lucide (sinon toujours candide), qu’on examine dans les contributions ci-après proposées par Jean Levi et Rémi Mathieu. Dans le cas de Zhuang zi, l’auteur part du mythe pour arriver à la construction philosophique ; dans le cas de Huainan zi, les mythes servent de points d’appui, en se distinguant subtilement de l’Histoire officielle, afin de forger un raisonnement logique supposé inattaquable, en tout cas incontournable.
12Pour autant que les textes nous permettent de le supposer, il semble que, dans les classes populaires, nombre de cultes locaux se soient accompagnés de récits héroïques relatifs aux divinités honorées. Les chants et les danses y renvoyaient assurément à des récits originellement complexes incarnés dans des rites et des pratiques artistiques. Le Shuijing, « Classique des Eaux », le démontre assez amplement, pour nombre de lieux saints de la Chine ancienne. Ainsi expliquait-on, par exemple, qu’on pût « marier » au fleuve Jaune de fort belles jeunes filles qui se seraient dispensées de cet excès d’honneur, quitte à tomber dans un excès d’indignité. Ce culte et cette pratique paraissent avoir fortement marqué la région de son empreinte chamanique10. Peut-être le rôle des chaman(e)s, wu, fut-il d’ailleurs tout sauf négligeable dans la mesure où ils faisaient vraisemblablement la liaison entre la culture populaire et celle qu’on pratiquait en cour, à la fois dans le domaine religieux (ce qu’atteste fort bien le Zhou li, les « Rites des Zhou », anonyme) et dans celui des récits (comme en témoigne la conversion poétique de quelques très beaux thèmes mythiques dans le Chu ci, les « Élégies de Chu »). Passant du monde des campagnes à celui des palais, ces histoires légendaires perdirent sans doute pour partie en crédibilité auprès des auditeurs ce qu’elles gagnèrent en beauté formelle (vers rimés et assonances, mystères évocateurs des esprits…) auprès des lecteurs. On en trouve une puissante illustration dans les poèmes du Shijing, « Classique des Poèmes », et dans les élégies de Qu Yuan (~IVe s.) dans le Chu ci.
13On perçoit donc que la modeste survivance de quelques thèmes mythiques s’explique surtout par leur efficacité, dans certains secteurs de la société antique. Que celle-ci fût artistique ou argumentaire, elle en assura la préservation partielle. Mais elle fut à ce point limitée que l’étude de la mythologie chinoise ancienne pose, à maints égards, des problèmes qui n’ont pas tous été dépassés, loin s’en faut.
Méthodologies de l’étude mythologique en Chine
14La question méthodologique est centrale dans l’appréhension de la mythologie chinoise. Celle-ci est étroitement liée à la question susmentionnée du statut et de la fonction des mythes, de la diversité de leurs supports et des époques de leurs transmissions.
15Il est tout à fait pertinent de retracer les grandes lignes des méthodes d’approche connues, en ce domaine, depuis plus d’un siècle. L’étude d’Anne Birrell montre combien les évolutions et les hésitations des analystes occidentaux face à ces récits de provenances multiples et aux finalités obscures, reflètent des lieux et des temps disparates et aboutissent parfois à des conclusions diamétralement opposées. C’est justement cette pluralité d’origines et de fonctions qui détermine la multiplicité des méthodes d’approche, ce « bricolage » (pour reprendre le mot désormais célèbre de Claude Lévi-Strauss) des analyses mythologiques. Chacun des auteurs du présent volume a envisagé un thème de recherche, mais aussi un mode d’approche ; c’est ce qui, nous l’espérons, en constitue la richesse et l’intérêt.
16Se pose, en cette occasion, le problème de la différenciation des mythes et de l’histoire, des mythes dans l’histoire ou des mythes contre l’histoire. Vaste et riche débat, qui n’est ici qu’entrouvert, tant il apparaît que, dans la culture chinoise ancienne, la question apparaît étrange sinon « déplacée » (c’est-à-dire posée par d’autres que les premiers intéressés). Tel fut, on l’a vu, le thème central de nos réflexions autour de quoi se sont organisées ces contributions variées mais cohérentes dans leurs approches de ce type de questionnement. La même question se pose pour le rapport du mythe à la philosophie. Car le mythe propose, souvent sous forme de récit, une explication et une justification de l’homme et du monde. On peut même se demander si la pensée dite rationnelle n’est pas la transposition épurée, abstraite, rigoureuse, des schémas enfouis dans les mythes. Le rapport de la raison mythique à la raison philosophique est-il un passage « par petits pas » ou un « saut quantique » ?
17Toute la question du mythe en Chine n’est-elle pas encore une forme d’imposition de problématique occidentale ? La conception grecque et romaine, en cette matière, n’a-t-elle pas tendance à s’imposer à nous — voire, à présent, aux spécialistes chinois — comme autant d’évidences, c’est-à-dire d’a priori ? Car si la Grèce a fait procéder le logos du muthos, la Chine ne l’a-t-elle pas, dès l’abord, intégré dans ses discours sur le système du monde et des êtres ? Y a-t-il dès lors quelque pertinence à poser un problème qu’une société, passée ou présente, ne pose pas ? C’est justement ce qui nous a semblé particulièrement éclairant. L’exemple du Huainan zi nous paraît démontrer qu’un distinguo peut-être implicitement appréhendé, sans pour autant être énoncé et, moins encore, théorisé (art. de Rémi Mathieu). L’apport du regard occidental fait précisément apparaître ce filigrane et entrevoir l’invisible. Elle révèle parfois des aspects inaperçus par les Chinois eux-mêmes…
18Pointons encore que la mythologie chinoise, loin de former un système, est un patchwork dont le chatoiement tient aussi à des apports étrangers — pour ne pas dire barbares — qui se sont sans doute agrégés à des ensembles déjà constitués dans la population dite Han pendant quelques siècles de « cohabitation », par exemple avec les Xiongnu du Nord ou les Miao du Sud. Sans doute l’influence a-t-elle pu jouer dans les deux sens entre les peuples chinois et barbares (art. de Charles Le Blanc, sur Fuxi et Nügua, et de Chantal Zheng, sur les Saisiat et d’autres ethnies non-Han de Taiwan). Comment apprécier ces ajouts de sociétés si différentes de celle qui nous est, plus ou moins, connue ?
19Chaque contributeur a apporté ses pierres pour que l’édifice commence à s’ériger. Ce sont ces quelques étages que nous nous proposons d’examiner à présent.
Contributions à l’ouvrage
20Notre volume s’ouvre par une étude critique conduite par Anne Birrell (Université de Cambridge) sur l’histoire des théories analytiques appliquées en Occident aux mythes de diverses origines. L’auteur part des grandes synthèses qui, de la fin du XIXe à la fin du XXe siècle, ont audacieusement tenté d’englober la totalité des problèmes soulevés par ces innombrables récits provenant d’innombrables civilisations, la Grèce s’y taillant bien évidemment la part du lion. L’accord s’est fait, chez les auteurs contemporains, sur l’erreur d’une démarche à ce point « totalisante » et universelle. Non seulement chaque culture suppose une méthodologie spécifique, mais chaque type de mythe, voire chaque récit mythique peut impliquer une définition neuve de la façon de l’aborder. Le mythe peut renvoyer à la structure sociale dont il est issu ; il peut, au contraire, en présenter un aspect « en miroir », comme refléter les préoccupations ou les valeurs d’une culture voisine, d’un temps lointain, d’un groupe social, etc. De ce « fouillis méthodologique », l’analyse sinologique fut partie prenante, quoiqu’elle fût pour partie tenue à distance des grandes querelles du siècle en raison de son aspect quelque peu « exotique » due à la difficulté de son abord linguistique. A. Birrell rappelle l’apport décisif dû à Marcel Granet en la matière, dans la droite lignée de l’école de Marcel Mauss, au début du XXe siècle. Elle évoque aussi les grands noms d’Henri Maspero, d’Eduard Erkes et, très récemment, de Sarah Allan et de William Boltz. A. Birrell démontre que les approches critiques appliquées en Occident aujourd’hui aux mythes de diverses origines peuvent être utilisées pour examiner, élucider et expliquer les nombreux récits mythiques chinois. Elle présente huit études contemporaines consacrées à la Bible (F. Batto), à la différence des sexes (ouvrage collectif, éd. C. Larrington), à la figure du trickster (ouvrage collectif, éd. W. Hynes et W. Doty), aux mythes cosmologiques (E. Lyle), à la Grèce imaginaire (R. Buxton), à l’écriture des mythes et de l’histoire chez les anciens Grecs (P. Cartledge), aux métamorphoses du mythe dans la Grèce antique (C. Calame), aux rapports de l’histoire et du mythe en contexte hellénique (P. Borgeaud). On note dans ces exemples la prévalence du thème, également dominant dans notre recherche, du rapport complexe entre l’histoire et le mythe, ceci dans des cultures dominées par le modèle hellénique. A. Birrell s’interroge sur l’usage judicieux qui pourrait être fait par les sinologues de ces diverses méthodes d’investigation appliquées à d’autres cultures et à d’autres périodes. Elle exprime ici un grand optimisme sur ces divers champs exploratoires qui pourront être utilisés par la recherche sinologique (dont elle donne quelques exemples précis), en particulier dans le domaine de l’interaction mythe et histoire que nous envisageons essentiellement dans ces pages.
Jörg Bäcker — Sur l’origine des signes cycliques chinois
21C’est l’une des questions les plus controversées et les plus passionnantes de l’Antiquité chinoise que choisit d’aborder Jorg Bäcker, soit l’origine et la signification des signes cycles. Les Chinois utilisent encore aujourd’hui un ensemble de vingt-deux caractères pour établir une séquence numérique continue de un à soixante. Pour ce faire, ils divisent la liste des vingt-deux caractères en deux groupes inégaux de dix et douze caractères. Puis ils combinent ensemble le premier caractère de chaque groupe, puis le deuxième, et ainsi de suite. Ils aboutissent ainsi à un cycle de soixante combinaisons possibles avant de revenir à la case départ. On peut transposer l’exercice en divisant en deux groupes de dix et douze lettres les vingt-deux premières lettres de notre alphabet, A-J et K-V. En combinant la première lettre de chaque groupe, puis la deuxième (AK, BL, etc.), on arrive aussi à un cycle de soixante combinaisons possibles. Sous les Shang, le système des signes cycliques chinois eut pour principale fonction le décompte des jours par cycles ou périodes de soixante jours. Cette fonction calendaire sexagésimale est fondamentale. C’est seulement au premier siècle de notre ère qu’on étendit le système au décompte des années, puis des heures, des saisons, des directions, etc. Les autres usages, par exemple, l’ordre de succession des empereurs des Shang et de plusieurs autres ensembles sériels, restent secondaires.
22Le système des vingt-deux signes cycliques apparaît dans les plus anciens écrits chinois, soit les inscriptions sur os divinatoires (jiaguwen), débutant entre le ~XIVe et le ~XIIe siècle, sous la dynastie des Shang (dates traditionnelles, ~1765-~1122 ; dates archéologiques, ~1554-~1045 environ).
23Le groupe des douze signes fut plus tard mis en rapport avec les douze animaux du zodiaque chinois et celui des dix signes du récit des dix soleils qui apparurent ensemble dans le ciel. À partir de là, J. Bäcker insiste sur la portée non seulement mathématique, calendaire et utilitaire du système, mais aussi cosmologique et mythologique. De plus, sous les Han (~206-+220), le groupe des dix signes fut appelé gan (troncs), celui des douze signes, zhi (rameaux), et le système dans son entier, ganzhi (troncs et rameaux), une allusion, selon Bäcker, à l’arbre inversé de la cosmologie indienne, car les troncs (ou racines) se rapportent au ciel et les branches (ou feuilles) à la terre. Ce n’est que vers le Ve siècle de notre ère que les expressions formelles tiangan (troncs célestes) et dizhi (rameaux terrestres) furent utilisées.
24Mais pour J. Bäcker une question préliminaire et déterminante doit être posée dès l’abord : quelle est l’origine de ce système et de son utilisation ? Plusieurs spécialistes chinois et quelques spécialistes occidentaux, dont Edwin G. Pulleyblank et Sarah Allan, cherchent une origine autochtone chinoise, le premier dans un alphabet chinois archaïque, la seconde dans l’ancienne mythologie chinoise. Cependant, Guo Moruo et plusieurs Occidentaux, dont Joseph Needham, Victor Mair et Julie Wei Lee, optent pour une provenance étrangère — Babylone, Sumer et/ou la Phénicie. Un trait commun est souligné par ces chercheurs : l’alphabet phénicien classique, comme en témoigne le célèbre éclat de poterie découvert à ‘Izbet Sartah en 1976 (‘Izbet Sartah Ostracon, ~XIIe-~XIe siècle) comptait vingt-deux lettres, le même nombre que les signes cycliques chinois. Cette coïncidence ne saurait être fortuite, mais serait le résultat d’une transmission de l’ancien alphabet de la Mésopotamie à la Chine.
25J. Bäcker pose plusieurs réserves à l’acceptation en vrac des thèses proposées par ces chercheurs. Au sujet de la thèse autochtone, il met fortement en doute qu’on puisse considérer les signes cycliques comme un alphabet chinois primitif ou que les anciens mythes puissent rendre compte du caractère sexagésimal du système ; en ce qui touche aux thèses diffusionnistes, il fait valoir la différence graphique et chronologique considérable entre les vingt-deux lettres de l’alphabet phénicien et les signes cycliques chinois ; il pourrait même sembler que ceux-ci sont plus anciens que ceux-là.
26On peut distinguer deux aspects dans la question de l’origine des signes cycliques chinois abordée par J. Bäcker : la liste des vingt-deux symboles ; puis, la manière dont ces symboles furent répartis en deux groupes pour obtenir un cycle de soixante, en rapport avec les dix soleils et les douze lunes, puis avec le dix troncs célestes et les douze rameaux terrestres.
27Dans le premier cas, l’alphabet phénicien aurait pu être transmis à la Chine, selon lui, à une époque correspondant aux débuts de la dynastie Shang ; d’autres éléments provenant du Moyen-Orient comme le char, l’inhumation des chevaux, l’écriture sur os, le bronze, etc., furent alors transmis vers la Chine à la faveur de la diffusion ouest-est du complexe de cultures de l’Asie centrale regroupées sous le nom de « Andronovo ». Il y a là, selon J. Bäcker, un champ d’études inédit d’un grand potentiel pour comprendre dans un contexte eurasien l’émergence apparemment subite de traits culturels nouveaux et importants dans la Chine des Shang.
28L’idée du cycle sexagésimal pour les jours, dès l’époque des Shang, a été mis en rapport avec l’importance de l’unité de 60 dans la culture babylonienne. Par contre, le cycle sexagésimal pour les années, comme nous le trouvons en Chine dès les Han, serait venu, selon J. Bäcker, de l’Inde. Il fait état des études récentes sur les contacts anciens entre l’Inde et la Chine par les routes du Yunnan et du Sichuan. Il met tout cela dans le contexte d’autres influences indiennes en astronomie, en astrologie, en médicine, comme la notion de l’anti-Jupiter, de l’arbre cosmique inversé, du système écliptique plutôt qu’équatorial du ciel, etc.
29Bref le système des signes cycliques serait une synthèse chinoise originale d’éléments disparates empruntés, à partir des Shang jusqu’aux Han, à des peuples et des cultures limitrophes (Asie centrale, Inde), qui eux-mêmes les tenaient du Moyen-Orient (Sumer, Babylone, Phénicie…).
Anne Birrell — Du mythe à la pseudo-histoire
30Pendant plus de deux millénaires, le Shangshu (Histoire ancienne) fut considéré comme le maître ouvrage d’histoire politique des débuts de la civilisation chinoise. Les souverains mythiques des âges prédynastiques et fondateurs de l’État chinois, comme Yao, Shun et Yu (vers le ~IIIe millénaire), y sont présentés comme des sages et des saints dénués de tout attribut surnaturel ou mythologique. Leurs gestes et leurs paroles sont empreints de bonté et de justice. Ils créèrent une tradition politique et morale qui sera reprise et développée par les souverains des dynasties Shang (dates traditionnelles, ~1765-~1122) et Zhou (dates traditionnelles, ~1121-~256), tout particulièrement le roi Tang des Shang, le roi Wen des Zhou et le duc de Zhou, régent du royaume de Zhou à la mort du roi Wu. Quelques siècles plus tard, Confucius (~551-~479) et son principal continuateur, Mencius (~380-~289), feront de ces grands sages les inspirateurs et les mentors de leur philosophie politique et morale. Mais l’humanisme, le rationalisme, la morale élevée, dénués de références religieuses et mythologiques, existaient déjà dans les écrits des premiers souverains de l’histoire chinoise, Yao, Shun et Yu. Telle est la puissante image véhiculée pendant plus de deux mille ans d’histoire chinoise jusqu’à nous par le Shangshu et continuée par d’autres ouvrages anciens comme le Zhushu jinian (Annales sur bambou), le Zuo zhuan (Commentaire de Zuo [sur les Annales des Printemps et Automnes]), le Guoyu (Discours des principautés) et le Shiji (Mémoires de l’historien).
31Or, d’après l’étude convaincante de A. Birrell, cette vision deux fois millénaire ne résiste pas à une étude rigoureuse des deux premiers chapitres du Shangshu, le « Canon de Yao » et le « Canon de Shun ». Il faut non seulement inverser les données, mais aussi l’ordre du temps et la direction de la causalité. La première pièce à conviction établie par A. Birrell est la date de composition des deux Canons. Au lieu de remonter au tout début de l’histoire écrite, sous les Shang ou au début des Zhou, comme on l’a cru jusqu’à tout récemment, ils auraient été écrits par un écrivain de génie après Confucius, vers le ~IIIe siècle. Au lieu que ce soit Confucius qui ait été influencé par les sages souverains de l’Antiquité, c’est la représentation de ces souverains qui a été modelée sur les enseignements de Confucius. A. Birrell rejette l’historicité des personnages de Yao et Shun, et récuse l’authenticité de la représentation textuelle qu’en donne le Shangshu. Bien plus, elle souligne les origines mythiques de ces figures que l’auteur du Shangshu transforme en des personnages historiques. D’après A. Birrell, Yao et Shun furent d’abord des personnages mythologiques doués d’attributs surnaturels. On en trouve des vestiges dans les anciens écrits chinois non confucéens. C’est l’auteur des deux Canons qui les a transformés, démythologisés, humanisés, pour devenir des souverains sages, vertueux et « confucéens avant la lettre ». Lorsqu’on a découvert la stratégie de composition de l’auteur des deux Canons, on n’est pas surpris qu’ils fassent montre d’attitudes et de comportements confucianistes. Cela rappelle la phrase de Pascal : « Platon pour préparer au christianisme ». Ce que voulait dire Pascal, c’est que Platon propose un enseignement et une vision qui en plusieurs points coïncident avec ceux du christianisme. Étant considéré comme l’un des plus grands philosophes « païens » de l’Antiquité, il pouvait ainsi « préparer » la voie à la conversion au christianisme (praeparatio evangelica). Mais le hic, c’est qu’une grande partie de la doctrine chrétienne avait précisément été inspirée directement ou indirectement par les idées de Platon : rien d’étonnant si l’on retrouvait Platon à l’autre bout. Le même « effet miroir » se serait produit, mais inversé, dans l’influence exercée par Confucius sur la représentation de Yao et Shun dans le Shangshu. On pourrait dire : « Le Shangshu pour préparer au confucianisme » (praeparatio confucianista), sans se rendre compte qu’un auteur génial avait précisément utilisé Confucius pour écrire le Shangshu.
32L’argument de A. Birrell repose sur trois bases solides : 1) l’étude de la nature, de l’intention et de la composition du Shangshu ; 2) l’analyse textuelle d’extraits des deux Canons ; 3) l’étude intertextuelle de quinze figures mises en scène dans les deux Canons.
33Se basant principalement sur les travaux de Gu Jiegang et de ses collaborateurs, ainsi que de B. Karlgren, E. L. Shaughnessy et M. Nylan, A. Birrell présente un sommaire très complet de l’état des recherches et des principales conclusions touchant au Shangshu. Elle expose les très difficiles questions de transmission, d’authenticité, de structure et de datation qui entourent cette œuvre.
34La citation et l’analyse de longs extraits des deux Canons lui permettent, sur la base de l’intertextualité et de la mythologie comparée, d’identifier quinze personnages importants qui apparaissent comme des êtres sages et vertueux (sept d’entre eux apparaissent aussi chez Confucius et Mencius) dans les deux Canons, alors qu’ils apparaissent comme des êtres divins et mythologiques dans les écrits non confucéens. D’où la conclusion que ces personnages furent « démythologisés » et « confucianisés » par l’auteur des deux Canons. Par exemple, au nombre des personnages qui sont communs aux deux Canons et aux écrits de Confucius et Mencius, Yao, Shun et Yu sont liés au concept de « succession non héréditaire », Yu et Hou Ji, à « la production céréalière pour le peuple », Yu à « l’héroïsme effacé » lors du déluge, Shun et Yu, à « l’intervention gouvernementale minimale ». Ce sont là des idées confucéennes qui avaient cours lors du ~IVe siècle.
35Dans la dernière partie de son étude, elle analyse la manière dont l’auteur des deux Canons a transformé et démythologisé les anciens héros mythologiques mentionnés ci-haut.
36A. Birrell atteint ainsi l’objectif qu’elle s’était fixé dès le départ : « montrer qu’en écrivant son histoire ancienne [le Shangshu], l’auteur anonyme a manipulé sélectivement des matériaux mythologiques plus anciens et a créé de nouveaux mythes sur l’origine du temps humain ou historique, sur le gouvernement humaniste, sur le processus politique et sur l’autorité patriarcale. Sous l’effet de sa méthode historique, des thèmes et des figures mythiques empruntés à un répertoire mythologique classique connurent un glissement transformateur par lequel ils furent historicisés et humanisés » (p. 89).
Jean-Pierre Drège — L’inscription de Yu le Grand
37Connue en Occident depuis le XVIIIe siècle, grâce aux jésuites, l’inscription de Goulou, attribuée au héros mythique Yu le Grand et célébrant ses hauts faits de vainqueur du déluge et de l’organisation spatiale de l’empire, a attiré l’attention des sinologues du XIXe siècle en raison de sa grande ancienneté. À cette époque en Chine, les érudits, les spécialistes en épigraphie et les collectionneurs avaient eu le temps de se faire une idée ou plutôt des idées sur cette inscription gravée sur une stèle cachée au sommet d’une montagne ou à même le rocher. Gravée du temps de Yu dans la haute antiquité, écrite peut-être par Yu lui-même dans une écriture primitive, elle n’aurait été découverte que sous les Song dans des conditions mystérieuses. Bientôt détruite, l’inscription aurait été regravée au Hunan, à l’académie Yuelu, puis brisée et regravée à plusieurs reprises et en plusieurs lieux fort éloignés, du Yunnan au Jiangsu, du Sichuan au Zhejiang et au Henan. Que pouvait-on penser d’une telle inscription, si ancienne pour certains qu’elle ne pouvait qu’être authentique, tandis que pour d’autres l’ancienneté même de son écriture, quasiment indéchiffrable, ou sa gravure à une époque où les stèles n’existaient pas encore, la rendait suspecte ? Les écrits concernant cette inscription sont particulièrement nombreux, signe de l’intérêt qui lui fut porté, les auteurs se partageant entre ceux qui l’acceptaient comme authentique, ceux qui la refusaient et ceux qui l’enregistraient dans leur collection d’estampages sans être parfaitement convaincus de sa valeur historique. C’est donc à une incursion dans les notes épigraphiques accompagnant souvent les estampages que possédaient les amateurs de cette inscription que nous convie cet article.
Riccardo Fracasso — Tang le victorieux
38Riccardo Fracasso (Université de Venise) envisage ici la figure combien éminente du roi Tang, dit « le Victorieux » (Cheng Tang), fondateur de la dynastie des Shang, tel qu’il apparaît aux frontières du mythe et de l’histoire. Il en présente les nombreux aspects connus grâce aux divers textes de la haute époque et aux rapports de fouilles archéologiques récentes. D’abord la généalogie, si délicate mais si symbolique pour les figures mythiques de l’histoire antique, est présentée dans toute sa complexité. Issu de l’ancêtre primordial Xie, il en descend au fil de quelques conceptions miraculeuses qui le désignent, implicitement mais évidemment, comme un personnage de légende. Au delà de celle-ci, l’auteur présente les hypothèses les plus récemment admises concernant ses dates de début de règne (elles pourraient être comprises entre le milieu du ~XVIe et le milieu du ~XVe siècles, selon les auteurs modernes). Puis, R. Fracasso fait la recension des différents noms sous lesquels le héros est connu dans les textes et les inscriptions oraculaires. Son appellation canonique de « Cheng Tang » ne semble dater que du début des Zhou, au ~XIe siècle. Sans doute sa caractérisation comme figure emblématique de l’humanisme royal date-t-elle également de cette période. La signification de son nom courant tang, « eau bouillante », est elle-même interrogée. Son apparence physique, dont on sait l’importance dans l’image du héros en Chine ancienne, est étudiée selon différentes sources, parfois tardives. Sa grandeur, la taille de sa barbe… mais surtout son hémiplégie retiennent évidemment l’attention et frappent forcément l’imagination. On s’attarde ensuite sur sa famille proche (sa femme principale, ses trois fils…).
39Mais ce sont surtout ses faits et gestes qui, bien sûr, définissent le mieux le personnage dans ses fonctions de chef militaire et de fondateur dynastique. Il est particulièrement caractérisé par une anecdote célèbre qui illustre sa générosité et surtout sa bienveillance qui s’étend « jusqu’aux bêtes et aux oiseaux » dont il laisse partir, grâce à la disposition de ses filets de chasse, « ceux qui en ont assez de la vie ». Son image humaniste et non violente fait de lui un héros confucianiste avant la lettre. Toutefois, la plus glorieuse action de Tang fut encore son choix judicieux de Yi Yin, le sage cuisinier, comme Premier ministre. Cette désignation est un temps fort de la légende de Tang que nombre d’ouvrages rapportent, souvent fort plaisamment.
40L’autre moment crucial de sa vie politique est celui qui le fit roi : sa conquête du pouvoir suprême sur les ruines de la dynastie des Xia. Cette abolition dynastique paraît bien avoir été calquée sur le « modèle » que représenta la chute des Shang : prise de conscience de la perversité du tyran, décision de la nécessaire rupture politique et militaire, harangue des troupes, attaque guerrière et châtiment du roi « coupable » de multiples méfaits. Le presque début du règne de Tang est marqué par un événement majeur : une longue sécheresse mettait en péril le peuple et le pays dont il avait la charge. Il alla prier en personne dans la Forêt des Mûriers et obtint alors la mansuétude du Ciel qui envoya une pluie salvatrice à ce héros solaire. L’auteur prend ensuite quelque distance avec le mythe pour revenir, par l’entremise du culte religieux, à la réalité de la vénération dont il fut authentiquement l’objet jusque bien après sa mort. R. Fracasso entend ainsi démontrer qu’une appréhension complète d’un personnage aussi central de l’histoire chinoise ne peut se faire qu’en combinant les savoirs techniques issus des découvertes archéologiques modernes, les lectures minutieuses des œuvres anciennes et les connaissances essentielles qu’apportent depuis toujours les mythes archaïques. Il est probable que ces derniers ont joué un rôle tout à fait essentiel dans l’imaginaire de ces hautes époques, à tel point qu’ils semblent parfois avoir constitué les éléments primordiaux — et seuls remémorés — de ces grands hommes qui firent l’Histoire de la Chine.
Anna Ghiglione — L’Archer Yi
41L’archer Yi est l’un des plus obscurs personnages de la mythologie chinoise. Les mythographes réduisent habituellement sa vie à trois éléments : 1) Il maîtrisa à la perfection l’art du tir à l’arc ; 2) il abattit neuf des dix soleils qui apparurent ensemble dans le ciel et risquèrent de consumer le monde ; 3) il fut assassiné à coup de gourdin par son meilleur élève, jaloux de son maître. A. Ghiglione montre de manière convaincante que cette vue anecdotique du mythe de l’archer Yi ne rend pas compte de sa signification profonde. Elle cherche, en partant de « la représentation multiforme d’un archer mythique prototypal… à dégager certains éléments s’intégrant au sein d’une pensée commune autour de la sagesse » (p. 212).
42Fondant son analyse et son interprétation sur un grand nombre d’écrits de la période des Royaumes combattants (~453-~222), elle souligne d’entrée de jeu la dualité du personnage qui, d’archer héroïque dans une première phase, est dégradé au rang de vilain chasseur dans une deuxième (p. 211). Ces phases « qualitatives » sont aussi « chronologiques », car l’archer Yi est actif dans deux périodes distinctes, soit sous le règne de Yao (dates traditionnelles, ~2357-~2258), puis sous la dynastie Xia (~2207-~1766). On pourrait y voir un clivage entre une société nomade de pasteurs (excellent archer) et une société sédentaire de cultivateurs (chasseur indésirable). Cette dualité repose moins, selon l’auteure, sur des dispositions innées du héros que sur les perceptions différentes des auteurs qui utilisent le mythe. Cette hypothèse est étayée en trois moments par A. Ghiglione (p. 209-210) : 1) le rapport de Yi aux soleils apparaît tardivement (vers le milieu des Royaumes combattants) et semble être le résultat complexe d’une accrétion philologique et mythographique ; 2) les auteurs utilisent le mythe de Yi, en le « réorientant » et le « recyclant » pour renforcer leur position idéologique dans les débats et polémiques accompagnant la formation des nouveaux États et l’utilisation de la violence à des fins politiques et non simplement morales ; 3) l’existence de deux archers distincts nommés Yi, qui vécurent à des époques différentes.
43À la suite de Lévi-Strauss, l’auteure note pertinemment que les mythes sont souvent engendrés par d’autres mythes et non pas directement par des événements ou des situations historiques. Les sources choisies offrent un panorama de penseurs et d’œuvres très représentatif de la période la plus productive dans l’élaboration du mythe de l’archer Yi : les Entretiens de Confucius (~551-~479) et de ses disciples, le commentaire de Zuo Qiuming (~Ve s.) sur les Annales de Lu, le Chu ci (Élégies de Chu) de Qu Yuan (~IVe s.), les écrits de Meng zi (~380-~289), de Zhuang zi (~IVe s.), de Xun zi (~335-~238), de Mo zi (~480-~390) et de Han Fei zi (~280-~233). Chacun de ces auteurs et chacune de ces œuvres choisissent de souligner une constellation d’éléments spécifiques du mythe de l’archer Yi, ce qui permet à A. Ghiglione d’identifier une symbolique topologique du mythe et en même de dégager des invariants anthropologiques qui gravitent autour de la figure de l’archer mythique. Ce dernier fait l’objet de représentations différentes et souvent antithétiques selon le contexte et selon la doctrine qu’il s’agissait de valider par le biais de la mythologie. Représentant redoutable d’un mode de vie nomade dans les Entretiens et dans certaines observations du Chu ci, l’archer Yi intervient dans une réflexion de nature éthique chez Meng zi. Le lettré originaire de Zou introduit le mythème de la mort de Yi, victime de son disciple Peng Meng, afin de proposer un modèle a contrario : le cas d’un maître incapable d’inspirer des vertus morales par ses propres dispositions intérieures et d’établir, donc, avec ses élèves des rapports fondés sur la piété filiale. Ailleurs, dans la même œuvre, la pratique du tir à l’arc offre en revanche une série d’images — la trajectoire droite du dard, l’application et la concentration extrême de l’archer — évoquant l’idée de probité et de rectitude. Les compilateurs du Zhuang zi utilisent de manière emblématique et avec humour les exploits de Yi afin de caractériser un niveau d’habileté extrême, mais qui ne dépasse pas le seuil de la dimension humaine ordinaire. Aussi valorisent-ils par contraste les pouvoirs prodigieux et qualitativement supérieurs des Sages taoïstes. Xun zi, quant à lui, soulignait l’importance des compétences spécialisées dans la gestion des affaires publiques. Ainsi, il prête une connotation positive à Yi et Peng Meng, qui figurent parmi les hommes capables de développer au maximum un talent particulier. Mo zi, dans une considération critique envers l’esprit conservateur des lettrés, présente Yi comme un héros civilisateur et il lui attribue l’invention de l’arc. Dans le Han Fei zi, Yi, en tant qu’archer infaillible, incarne allégoriquement un éventail de qualités qui caractérisent également la précision du système pénal et normatif des légistes ainsi que l’action et la parole efficaces.
44Le recours à la mythologie, chez les maîtres à penser, acquiert en somme une coloration apologétique et heuristique. S’appuyant de surcroît sur les recherches de Gaston Bachelard et Gilbert Durand, A. Ghiglione se fixe alors comme objectif d’élaborer une « psychanalyse du dard » et d’étudier l’imaginaire sous-jacent à l’archerie. Le sémantisme complexe de cet art primordial et la polysémie de l’image de la flèche expliquent en effet la diversité des significations que revêt l’archer mythique dans les Classiques.
Charles Le Blanc — L’invention du mythe de Fuxi et Nügua
45Des spécialistes de la mythologie chinoise ancienne comme H. Maspero (1924), M. Granet (1926), B. Karlgren (1946) et D. Bodde (1961) ont souligné avec raison son caractère fragmentaire et éclaté : « poussière de centons », « lambeaux méconnaissables », dit M. Granet. On trouve, il est vrai, des récits mythiques relativement élaborés, comme celui de Fuxi et Nügua dans le chapitre VI du Huainan zi (~IIe siècle). Mais comme le montre Charles Le Blanc dans le chapitre qu’il consacre à ce mythe, il s’agit du résultat tardif et composite d’une construction savante réunissant des thèmes et des motifs disparates et initialement indépendants, élaborés dans un récit qui donne l’apparence — mais l’apparence seulement — d’un tout unifié. Les deux protagonistes du mythe, Fuxi et Nügua, apparaissent d’abord dans les anciens écrits chinois comme des figures distinctes et sans aucun rapport. C’est dans le Huainan zi qu’ils sont pour la première fois réunis, mais leur rapport dans cette œuvre demeure tout à fait flou. La tradition exégétique, s’appuyant sur des sources écrites et orales plus anciennes et aujourd’hui perdues, définit ces rapports, à partir du Ier siècle, comme ceux de frère et sœur, mari et épouse, souverain et souveraine. L’iconographie de l’époque confirme amplement l’interprétation des glossateurs, en particulier, Xu Shen (55-149), Wang Yi (89-158), Ying Shao (140-204), Gao You (196-250) et Guo Pu (276-324).
46C. Le Blanc dégage la structure d’ensemble du mythe et en analyse les composantes, centrées sur la geste démiurgique de Nügua, qui répare l’architecture de l’univers ébranlé par une catastrophe humaine aux dimensions cosmiques et sauve l’humanité de l’environnement hostile engendré par le « grand désordre ». C’est seulement dans la seconde partie du mythe que Fuxi et Nügua sont réunis dans leur ascension au ciel suprême. Leur apothéose révèle leur véritable nature d’« êtres humains véritables » (zhenren), l’idéal taoïste. L’auteur du Huainan zi, Liu An (~179 ?-~122), révèle, sous forme de question, le sens du mythe : Fuxi et Nügua purent sauver le monde parce que, unis au dao, ils pratiquèrent tout naturellement et sans arrière-pensée le gouvernement taoïste du non-agir (wuwei) et de la résonance (ganying). Or, tout le propos du chapitre VI du Huainan zi est de préconiser une forme de gouvernement taoïste pour le jeune empire des Han (~206-220). Le mythe de Fuxi et Nügua est la pièce maîtresse de l’argument de Liu An. Le mythe n’est pas narré pour lui-même, mais pour étayer et fonder une idée et une idéologie dans un contexte sociopolitique tendu et délicat.
47Pour comprendre l’enjeu et la motivation d’un écrit comme le Huainan zi et, en particulier, du mythe de Fuxi et Nügua, C. Le Blanc brosse un tableau de la situation politique au temps de Liu An, dont la vie se déroula sous trois empereurs de la dynastie des Han : d’abord, l’empereur Wen (r. ~180-~157), qui, sous l’influence de sa principale épouse, dame Dou, favorisa un gouvernement d’inspiration taoïste (Huang-Lao), correspondant étroitement aux orientations philosophiques et aux intérêts politiques de Liu An ; c’est, par exemple, sous l’empereur Wen que Liu An fut anobli comme prince de Huainan en ~164 ; ensuite, son successeur, l’empereur Jing (r. ~156-~142), formé par un précepteur légiste, qui adopta comme idéologie d’État la tradition autoritaire et centralisatrice du légisme, contraire aux vues et aux intérêts de Liu An ; on ne s’étonne pas si un filon anti-légiste traverse tout le Huainan zi et, en particulier, le chapitre VI, où le mythe de Fuxi et Nügua est suivi d’une longue diatribe contre les penseurs légistes ; enfin, le jeune empereur Wu (r.~141-~87), neveu de Liu An, qui monta sur le trône au moment où Liu An complétait le Huainan zi avec ses collaborateurs, Liu An lui présenta un exemplaire du Huainan zi en ~139, l’incitant à établir un gouvernement taoïste. Mais suite au décès de dame Dou en ~135, l’empereur Wu chassa les fonctionnaires taoïstes au profit des lettrés confucianistes et instaura un gouvernement « confucianiste à l’extérieur et légiste à l’intérieur ». Les fortunes de Liu An commencèrent de pâlir, tandis que son livre allait connaître une éclipse de près d’un siècle.
48Si la situation politique et idéologique permet de déceler l’intention et la motivation de Liu An en composant le mythe de Fuxi et Nügua, C. Le Blanc montre qu’on doit se tourner vers le contexte socioculturel de la principauté de Huainan pour comprendre la forme qu’il donna à son mythe. Car cette forme ne provient pas des mythèmes épars utilisés pour construire le mythe, mais d’une source inattendue : l’ancien rituel d’offrande des Miao au couple hiérogamique Nogong et Nomu, ancêtres fondateurs de ce peuple. Les Miao, l’un des plus anciens peuples de la Chine, avaient émigré, au début de l’histoire chinoise, du Gansu vers le cours moyen du Yangzi, dans la région du lac Dongting et de la ville de Changsha, dans l’immense pays de Chu, auquel appartenait également, au moins sur le plan culturel, la principauté de Huainan. Dans l’ancien mythe miao, toujours célébré aujourd’hui, un déluge, dû à un conflit entre le ciel et la terre, détruisit tous les êtres vivants, excepté les enfants du maître de la terre, un frère et une sœur. Ils furent sauvés après s’être réfugiés dans une calebasse. À leur sortie, se posa le dilemme de la fin de l’humanité ou de la violation de l’interdit de l’inceste (voir l’article de C. Zheng). Par des « rites de passage » sous forme de devinettes, ils s’en remirent au ciel. Ils se marièrent et donnèrent naissance à un être androgyne qui, dépecé et dispersé, fut à l’origine des différents groupes claniques. Après la récolte d’automne, les villages miao célèbrent le rituel d’honneur et de reconnaissance au couple hiérogamique qui leur a donné la vie.
49D’après C. Le Blanc, qui se base sur les enquêtes ethnographiques de Ruey Yi-Fu et sur l’interprétation de Wen Yiduo (1899-1946), le mythe de Fuxi et Nügua tel qu’il apparaît dans le Huainan zi, dans la tradition exégétique et dans l’iconographie des Han, est la transposition chinoise du mythe miao, le motif central des deux mythes étant le couple hiérogamique. Les deux personnages mythiques de Fuxi et Nügua furent transformés en un couple qui donna naissance à l’humanité et qui s’éleva au ciel. L’ascension au ciel remplace dans le Huainan zi le rite d’offrande du culte miao.
50Ces différentes approches — textuelles, sociopolitiques et cultuelles — étaient nécessaires pour comprendre la signification, le motif et la forme du mythe de Fuxi et Nügua dans le Huainan zi et respecter l’ars contextualis préconisé par la recherche contemporaine dans l’étude des idées et des croyances des âges passés.
Jean Levi — Mythes et métaphores dans le Zhuang zi
51On s’est longtemps demandé si Zhuang zi n’était pas d’abord un écrivain génial qui mettait au service de sa prose incomparable, non seulement les mythes, les historiettes, les paraboles, les allégories, les images et autres procédés littéraires, mais aussi les idées, les concepts et les faits de tous ordres qu’il évoque dans son œuvre. La réponse de Jean Levi ne laisse place à aucun doute : Zhuang zi fut d’abord et avant tout un philosophe hanté par quelques questions épistémologiques et métaphysiques essentielles ; chez lui les figures de style et les récits mythiques dont abondent, en particulier, les sept premiers chapitres, considérés comme le noyau authentique de l’œuvre, font partie de l’argument philosophique, rendant l’idée inséparable de l’image et aboutissant à des questionnements jamais résolus, mais toujours ouverts en aval. Parmi les apories qui tenaillent l’esprit de Zhuang zi, J. Levi souligne le passage de l’indistinction (un, non-être, infini…) au distinct (multiple, êtres, fini…) et, parallèlement, de l’inconnaissance (mystique, fusionnelle) à la connaissance (sensorielle, rationnelle). Par le « jeûne du cœur », une forme d’ascèse intellectuelle et spirituelle, l’homme véridique de Zhuang zi peut faire retour à l’indistinction et à l’inconnaissance originelles.
52Ce schéma à la fois ontologique et épistémologique, J. Levi le trouve dans les deux dialogues entre Zhuang zi et le sophiste Hui zi qui terminent le premier chapitre (les calebasses géantes et les grands arbres difformes) et dans le meurtre de Hundun (Chaos ou Indistinction) qui clôt le septième chapitre. En dévoilant l’isomorphisme thématique de ces passages figuratifs à première vue disparates, il met en lumière la profonde unité de propos des sept chapitres intérieurs (p. 309-324).
53La deuxième partie de l’étude de J. Levi est un long commentaire des deux passages précités, basé sur un grand nombre d’« unités littéraires » mythiques et figuratives du Zhuang zi (p. 324-347). L’auteur fait jouer l’intertextualité et l’analyse de contenu en dégageant ce qu’il appelle « l’armature mythique sous-jacente » de cette œuvre. Il met les deux textes de départ en rapport avec les mythes cosmogoniques de Pangu, de Panhu, de Fuxi et Nügua et surtout de l’empereur Jaune, révélant l’unité sémantique insoupçonnée de l’ensemble du Zhuang zi, et éclairant les thèmes et les sous-thèmes les uns par les autres. Cette analyse aboutit à un schéma enrichi de la pensée de Zhuang zi : une interaction symbiotique entre les pratiques de méditation, le dialogue philosophique, les mythes cosmogoniques et les récits fondateurs de la souveraineté.
54J. Levi conclut son étude par un essai sur le statut du langage mythique dans le Zhuang zi. Ni occasionnel ni décoratif, le mythe est partie prenante de la manière de penser de Zhuang zi, de sa vision du monde et de l’humanité ainsi que de sa critique du langage philosophique conventionnel : « Le discours mythique permet de faire retour à une forme plus haute et plus intuitive de la raison parce que, justement, anéantissant les catégories du langage, il apparaît d’abord à la raison comme informe et non conforme » (p. 351).
Rémi Mathieu — Mythe et histoire dans le Huainan zi
55Rémi Mathieu s’attache à caractériser les modes d’appréhension de l’Histoire et du mythe dans une œuvre synthétique taoïsante du début de l’Empire : le Huainan zi, publié sous la responsabilité du grand lettré Liu An, vers la fin du ~IIe siècle. La question posée est celle du distinguo, avéré dans la culture gréco-latine, mais inconnu de la civilisation chinoise ancienne, entre récit mythique et narration historique. Le début de la période impériale n’apportera pas de solution à ce problème dans la mesure où un fait d’histoire n’y apparaîtra pas nécessairement plus crédible — parce que plus authentique — qu’un événement légendaire ou mythique. Le mythe tient justement sa crédibilité de la force de conviction qu’il dégage, en raison de sa valeur symbolique ou imaginaire, de son lien avec les valeurs et les croyances d’une société et non grâce à la véracité supposée des événements narrés. Pourtant, le processus est en route dans la pensée de ce grand auteur taoïste et, un peu plus tard, la question de la valeur des faits (donc de leur crédibilité) sera abordée par le fondateur de l’histoire classique chinoise : Sima Qian (au tout début du ~Ier siècle) à travers ses remarques sur la créance qu’il convient d’accorder à telle ou telle œuvre, à tel ou tel fait événementiel.
56L’auteur commence ici par tenter de caractériser les types de récits que la critique occidentale, ancienne et moderne, a définis, comme s’il s’agissait, en tout lieu et en tout temps, d’une évidence. Histoire et mythe, sous des aspects souvent voisins, présentent en fait des particularités qui nous permettent souvent (mais pas toujours évidemment) de les distinguer. L’appréhension des divers modes du temps constitue l’un des critères de cette différenciation. Linéaire et déterminé, cumulatif, dans le cas de l’histoire, ponctuel et indéterminé, souvent sans contexte, dans celui du mythe, le temps forme le fond sur lequel la trame du récit va s’articuler, selon sa nécessité interne. Tous deux s’inscrivent cependant dans un cycle constant, déterminé depuis l’époque du Yijing, « Classique des Changements », qui suppose une possible réédition d’un type de fait, qu’il soit volontaire (dans le cadre d’un rite par exemple) ou involontaire (l’histoire est susceptible de « repasser les plats », si l’on ne tire pas les leçons du passé). Le mythe marque souvent un début, sans aucun précédent (surtout dans un mythe de création, par définition). L’histoire désigne parfois le commencement d’un processus par un fait unique, spécifique. Enfin, on utilisera préférentiellement le terme d’événement — ce qui advient au terme d’un processus — dans le cadre du récit mythique, en raison de son retentissement dans la société et de sa signification symbolique profonde, alors que le fait historique peut être perçu comme dépourvu de sens et de valeur imaginaire, au plan social.
57R. Mathieu émet l’hypothèse que Liu An, le principal auteur du Huainan zi, paraît avoir eu l’intuition de ces diverses approches, sans toutefois être à même de les théoriser. On trouve chez lui un usage différencié de ces récits, selon qu’il veut juger, grâce à l’histoire, ou prendre acte d’une situation établie, grâce au mythe. Comme son illustre prédécesseur Zhuang zi, Huainan zi a conscience du caractère allégorique du mythe qui en fait toute la valeur et l’importance sociales. Après s’être interrogé sur l’usage de l’histoire chez Liu An, l’auteur illustre son propos par quelques exemples pris parmi les très nombreux récits historiques que comprend cette grande œuvre. Dans une seconde partie, il procède à l’exploration parallèle des récits mythiques dont le Huainan zi fait usage après d’autres mais, pour partie, assez différemment, selon le dessein de synthèse philosophique qui était le sien. Beaucoup ont un contenu cosmogonique qui en fait tout l’intérêt, lequel va bien au delà de la simple argumentation philosophique taoïsante. Mythe de l’origine du monde, de la fuite de Chang’e dans la lune, de la sécheresse du règne de Tang, etc. La richesse du Huainan zi est, à cet égard, sans égal. Il est d’ailleurs manifeste que l’ouvrage est souvent l’un des premiers à faire état de certains mythes, plus tard mieux connus, voire développés. Ceci explique l’utilisation intensive qu’il en fait et le regard positif que son auteur pose sur beaucoup d’entre eux. Si la question du vrai et du faux est posée dans cette œuvre, le problème du « crédible » dans l’histoire ne l’est pas encore si clairement. Il faudra, pour cela, attendre l’auteur de la première histoire dynastique. Mais Huainan zi a trop d’intérêt envers la rhétorique pour négliger l’apport considérable du mythe dont la force de conviction lui paraît tant exploitable. À cet égard, cette force lui semble incontournable lorsqu’il s’agit de démontrer « les preuves de l’existence du dao », du moins de son efficience (car son existence ne peut évidemment être mise en cause). Comme compilateur, comme utilisateur, comme interprète de mythes, Liu An a marqué l’histoire de la pensée dans son rapport à ce domaine constitutif de l’imaginaire chinois.
Chantal Zheng — La cosmogonie des Saisiat de Taiwan
58À Chantal Zheng (Université de Provence, à Aix-Marseille) nous devons une investigation mythologique approfondie sur un groupe ethnique de Taiwan (Formose), les Saisiat (ou Saixia, population austronésienne, donc non chinoise). Elle concentre son observation sur les récits de création dont de nombreuses versions sont répertoriées parmi les peuples du Sud-Est asiatique et de certains territoires du Pacifique. Ces mythes de création de l’humanité ont pour commune racine un couple, très généralement incestueux (frère-sœur), qui va survivre à un déluge (lequel est souvent présenté comme une sanction de l’inceste, quoique ce dernier le suive parfois paradoxalement) et donner naissance à la race dont le mythe rapporte les origines complexes s’inscrivant dans une chronologie assez immuable. L’auteur s’attache à analyser plus particulièrement un mythe de cette ethnie Saisiat, l’un des groupes de Montagnards formosans sur lesquels elle-même a conduit des enquêtes de terrain ces dernières années. Ce récit se distingue de ceux des autres groupes par le thème central du morcellement d’un corps humain, processus qui passe pour être à la source de la race en question. L’intérêt de ce mythe et de ses variantes est qu’il comprend à la fois des éléments communs à ceux de la vaste région susnommée et des mythèmes spécifiques à ce groupe. Ainsi conte-t-il qu’un frère et une sœur incestueux décidèrent de découper en morceaux le corps de leur enfant pour en former autant de nouveaux hommes constituant de la sorte la première humanité (ou la seconde, si l’on considère que la première fut anéantie par le déluge universel). Une variante affirme que c’est le corps de la sœur qui fut découpé à cette fin. Dans plusieurs versions, le couple incestueux ne survécut au déluge que grâce à un objet culturel (un métier à tisser). Certaines versions du mythe expliquent même pourquoi les Saisiat sont pauvres, alors que les Chinois sont riches : c’est qu’ils ont eu les « mauvaises » parties (chair, os, entrailles) du cadavre découpé il y a bien longtemps (M5). Comme le souligne ici l’auteur (citant Chang Kwang-chih), le mythe est intéressant « pour la connaissance des institutions anciennes tout autant que contemporaines ». On note aussi fréquemment, dans nombre de ces récits, la présence d’une divinité qui facilite, voire organise, le processus de métamorphose du corps découpé afin qu’il devienne une humanité diverse et complète. Cette création de la race Saisiat, au cœur de l’humanité, est complétée par la genèse des clans, donc des attributions de noms qui forment toute l’ethnie. S’y ajoute parfois un mythe de création du feu qui semble clore le récit sur l’apparition d’une technique culturelle. L’analyse souligne encore l’importance de l’élément aquatique, en tant que facteur destructeur et régénérant, indispensable à l’ensemble des processus transformationnels engagés.
59Chantal Zheng note que les différentes versions de ce mythe recensées ces dernières décennies paraissent traduire une évolution des Saisiat par rapport à la société proprement chinoise de Taiwan dans laquelle ils s’inscrivent. C’est bien que le mythe s’érige « en modèle et en justification » des modifications que le temps impose à un groupe social, modifiant ainsi certaines séquences du récit originel. L’auteur souligne encore la parenté de ce thème du morcellement du corps avec celui de la création cosmogonique à partir d’un corps éclaté (les yeux donnant les astres, les veines les fleuves, le sang la mer, les os les montagnes, les cheveux les forêts, etc.). Ce thème, tout particulièrement riche, se retrouve dans de nombreuses cultures de l’Asie du Sud-Est, du Pacifique, mais encore en Chine ancienne. Assurément ce type de légende évoque symboliquement le découpage anthropophagique qui aide à régénérer le groupe. Quelques versions du mythe intègrent d’ailleurs cet épisode sous une forme directe ou implicite. La pratique rituelle contemporaine des Saisiat, lors de la cérémonie dite Pas-ta’ai, est une façon pour ce peuple de faire revivre ses origines et de se perpétuer, par delà les soubresauts de l’Histoire qui ne peut ainsi effacer leur mythe de création, c’est-à-dire leurs plus profondes racines mentales.
Notes de bas de page
1 Voir le Lunyu, VII-21, p. 146. Les gloses expliquent que les « étrangetés » sont des phénomènes extraordinaires, guaiyi ; nous dirions merveilleux, car incompréhensibles (c’est ici la seule occurrence du mot « étrange », guai, dans le Lunyu). Les « esprits » sont ceux des histoires de revenants et d’esprits qui ne sont d’aucun profit pour l’enseignement, explique un commentateur.
2 Le renversement d’un bateau à mains nues est rapporté dans le Chu ci, « Élégies de Chu », au chapitre « Tianwen » (Questions célestes), III, p. 14a (éd. SBBY) (trad. R. Mathieu, 2004, p. 97 et n. 8), en rapport avec un obscur récit mythique. — Il n’est pas de plus grave désordre que de tuer son père ou son prince, rappelle la glose.
3 Voir le Lunyu, VI-22, p. 126. Il s’agit d’une réponse à la question : « Qu’est-ce que la sagesse ? » Le Maître indique : « C’est respecter les mânes et les esprits tout en les tenant à distance ».
4 Voir le Lunyu, III-12, p. 53 : « Sacrifions aux esprits comme s’ils étaient réellement présents. […] Quand nous n’assistons pas au sacrifice, c’est comme si nous ne sacrifiions pas ».
5 Voir le Lunyu, VII-35, p. 152.
6 Voir le Lunyu, VIII-21, p. 169.
7 Voir le Lunyu, XI-12, p. 243. Il n’y a aucun avantage à trop s’occuper de domaines difficiles à connaître, à comprendre, explique la glose. Ce choix sera repris dans l’œuvre majeure de Xun zi.
8 Voir les deux volumes des Écrits apocryphes chrétiens, récemment parus dans la Bibliothèque de la Pléiade, chez Gallimard, Paris, 1997 et 2005, en particulier t. I, p. LV-LVI, de l’Introduction.
9 Voir, entre cent autres exemples, la forme « en carapace de tortue », bie (comme l’est le ciel du monde, soutenu par les quatre pattes de tortue disposées par Nügua) du dais du char funèbre que mentionne le Liji, les « Mémoires sur les rites », XL, p. 1549 A, gl. « Zhengyi » début (trad. S. Couvreur, t. II, p. 116, n. 1) et son commentaire.
10 Sur ce culte, voir le Shiji, XXVIII, p. 1379, et le Han shu, XXV A, p. 1211.
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Mythe et philosophie à l'aube de la Chine impériale
Études sur le Huainan zi
Charles Le Blanc et Rémi Mathieu (dir.)
1992
La Chine imaginaire
Les Chinois vus par les Occidentaux de Marco Polo à nos jours
Jonathan D. Spence
2000