Les modèles sociaux dans le maëlstrom : l’avenir de la citoyenneté sociale dans l’Union européenne
p. 355-376
Texte intégral
1Le terme « modèle social » renvoie à l’architecture qu’utilise une société moderne pour construire les interdépendances sociales – ce que se doivent mutuellement les citoyens et la manière dont sont organisées lesdites obligations. Au cours du XXe siècle et surtout après 1945, chaque société riche s’est dotée d’un nouveau modèle pour faire face aux périls de la société industrielle créés par les incertitudes de l’emploi dans les marchés capitalistes, par les accidents, ainsi que par le vieillissement et la maladie, inévitables. Chaque État-providence avait une assurance contre le chômage et les accidents du travail, une assurance-maladie, un régime de retraite ; chacun offrait des programmes d’éducation et de formation ainsi qu’une forme ou une autre de services aux enfants. Les systèmes de relations du travail ont donné lieu à des lois pour protéger les salariés contre les marchés du travail sans régulation, et ils ont jeté les fondements juridiques de la négociation collective entre les « partenaires sociaux ».
2Aujourd’hui, les modèles sociaux, et les concepts de la citoyenneté sociale qu’ils incarnent, sont dans un maëlstrom. À l’interne, ils doivent s’adapter aux virages qui se produisent sur les plans économique, professionnel et démographique et sur le plan des attitudes. À l’externe, ils se heurtent aux multiples processus de la mondialisation. Ils sont par conséquent tous appelés à changer. Or, quand il y a changement, le principal enjeu consiste à savoir si les principes sous-jacents et les incarnations programmatiques des concepts actuels de la citoyenneté sociale peuvent perdurer dans un contexte en plein bouleversement, ou si les défis de l’heure nous renvoient à des concepts nouveaux et différents. Dans le présent chapitre, l’auteur amorce d’abord une discussion sur les défis lancés aux modèles sociaux en général, et aux « modèles sociaux européens » en particulier. Il soutient ensuite que l’avenir des modèles sociaux de l’Europe pourrait bien dépendre de la capacité de certains membres de l’Union européenne (UE) – la France et l’Allemagne – à régulariser les relations entre leur modèle social et leur performance économique. Quand on passe en revue l’histoire des modèles français et allemands du dernier quart de siècle, on voit que l’évolution desdits modèles, issus à la fois des décisions de haute politique internationale qui se répercutent sur la capacité de changer et de la politique sociale et des relations de travail, concerne en propre ces deux pays. À cause de cela, comme l’auteur l’explique en détail dans la conclusion, il devient beaucoup plus difficile de prévoir quels futurs scénarios possibles inspireront les modèles sociaux et les concepts de citoyenneté sociale européens.
Les variétés de modèles sociaux et leur performance
3Tous les modèles sociaux créés après 1945, peu importe le type, sont maintenant assiégés, minés de l’intérieur par le vieillissement des populations, par la baisse des taux de natalité et la hausse des coûts qui en découlent. Les régimes de retraite sont un fardeau, et les coûts des soins de santé grimpent plus rapidement que les PIB. La transition vers la société postindustrielle, par laquelle les emplois industriels cèdent la place au travail dans les services, remet en question les modèles conçus pour les travailleurs industriels. Parmi les menaces extérieurs, la mondialisation tient la première place, et de loin. Les nouveaux venus tels que la Chine et l’Inde – désormais en mode de développement soutenu – ont, au chapitre des modèles sociaux et des frais de main-d’œuvre, des avantages auxquels doivent réagir les sociétés plus riches. La mondialisation impose aussi des limites nouvelles à la définition des politiques macroéconomiques et monétaires, poussées en Europe par l’Union économique et monétaire (UEM). Maintenir la stabilité des prix et l’équilibre dans les états financiers publics est désormais de rigueur partout ; cela permet à la fois de limiter les dépenses et les dévaluations contracycliques comme moyens d’atteindre la compétitivité et de conserver la cohésion sociale.
4Tracer la carte de l’avenir des modèles sociaux européens ne vise pas uniquement à réagir aux périls ; toute décision sur le mode d’action s’empêtre dans les disputes idéologiques. Parmi les idéologies en présence, le néolibéralisme est peut-être la plus claire (c’est-à-dire la plus simple) et la plus puissante politiquement. Sa prémisse : les marchés sont plus aptes que les Etats à prendre les décisions concernant les problèmes sociaux. Les néolibéraux purs et durs, tels les dirigeants du thatchérisme britannique et des États-Unis d’aujourd’hui, refusent toute reconnaissance aux collectivités sociales. Après tout, Mme Thatcher n’a-t-elle pas fièrement déclaré n’avoir jamais rencontré « une société » ? Dans l’Ownership Society (une société où chacun est partie prenante) du président Bush, les seuls acteurs sociaux sont les consommateurs et les investisseurs individuels. Pour ces tenants de la ligne dure, les systèmes de solidarité sociale sont des conspirations visant à conforter des rentes de situation ; et en fait, c’est en grande partie ce que fait un gouvernement. Pour les néolibéraux moins radicaux, tels les néotravaillistes de Tony Blair, la réforme des modèles sociaux, surtout des modèles européens, passe d’abord et avant tout par la libéralisation de l’économie et des politiques économiques, de façon à éliminer les imperfections du marché créées par les modèles sociaux ; seulement alors les fruits de la réussite des marchés pourront-ils être redistribués. Le projet néolibéral implique de placer les modèles sociaux dans le cadre de la concurrence économique mondiale.
5Une autre idéologie, celle du réformisme européen, cherche le changement afin de reconfigurer les modèles sociaux existants sur des bases plus solides. Elle se traduit dans les deux principaux courants politiques en Europe continentale, la social-démocratie et la démocratie chrétienne. Les deux courants tentent de préserver la générosité relative des modèles sociaux européens : les sociaux-démocrates veulent préserver leurs engagements en matière d’égalité ; les démocrates-chrétiens veulent maintenir les différences corporatistes. Dans la pratique, chacun préconise des méthodes similaires. Par exemple, si le système de pension semble mener vers un cul-de-sac, la solution consiste à combiner « capitalisation », hausse de l’âge de la retraite, augmentation du taux et du nombre d’années de contribution, et réduction progressive du niveau des prestations. Pour que les coûts des soins de santé soient abordables, les réformistes tentent de rendre le consommateur plus responsable en imposant un ticket modérateur et des franchises. Ils contrôlent les dépenses d’hospitalisation, favorisent la rationalisation du système, et réduisent les prestations plus extravagantes. L’arrivée des familles à deux revenus du travail exige que soient mis en place de nouveaux programmes pouvant offrir des services de haute qualité pour les enfants. Le niveau plus élevé du chômage induit une plus grande pauvreté et il requiert de nouvelles politiques de filet de sécurité selon les ressources disponibles. Dans les relations de travail, on veut plus de souplesse, que parfois l’on obtient en modifiant le programme d’allocation de chômage pour réduire le chômage de longue durée et renvoyer le plus rapidement possible les chômeurs sur le marché du travail, en leur offrant une nouvelle formation. La modification des relations de travail peut aussi impliquer de modifier les contrats de travail dont les modèles datent de l’époque industrielle, le but étant d’offrir aux employeurs plus de souplesse pour l’embauche et le renvoi. Finalement, les réformistes encouragent les syndicats à faire preuve de plus de souplesse et à contenir les salaires.
6On peut qualifier la dernière idéologie d’idéologie de « la résistance ». Les résistants, souvent militants, s’opposent à tout changement significatif dans les modèles sociaux, d’ordinaire au nom de la défense des acquis passés. Parce que les programmes consacrés et familiers sont en péril, il sera difficile de procéder à une réforme majeure en Europe sans composer avec les résistants. Pour y parvenir, il arrive qu’on réduise et même qu’on détruise les ressources où les résistants puisent leur énergie, ou encore qu’on neutralise leurs demandes en modifiant de façon majeure les équilibres des forces préexistants. On peut aussi s’employer à apaiser les craintes des opposants : cette méthode se révèle la plus fructueuse quand une tradition nationale permet d’y « intégrer » la capacité des groupes à faire des compromis en misant sur un haut degré de confiance sociale.
7Considérant les types de modèle social, les différentes pressions visant à les reconfigurer, et les différents acteurs et idéologies en place, pouvons-nous déceler les grandes dynamiques de changement à l’œuvre ? Le Tableau I présente des données sur la récente performance économique générale dans huit pays dotés de modèles sociaux différents.
8Ces chiffres montrent que quelques modèles sociaux européens et étasuniens ont connu un certain succès économique, en dépit des nouvelles circonstances. Le premier ensemble de cas, celui du Royaume-Uni et des États-Unis, conforte le néolibéralisme. Chacun d’eux a fait croisade afin de briser les systèmes antérieurs et de prendre une direction néolibérale. Ils ont reconfiguré de fond en comble les programmes sociaux, souvent pour réduire les coûts, mais plus souvent au nom du combat à mener contre la « dépendance » et pour la responsabilité individuelle à bâtir. Les syndicats ont été écrasés, et le droit du travail réorienté avec des objectifs similaires. Le marché de l’emploi y a gagné en souplesse, et les inégalités entre les revenus ont considérablement augmenté. Au chapitre des finances publiques, il y a eu des réductions et des réformes de l’impôt, favorisant d’ordinaire les plus fortunés. Les deux pays diffèrent néanmoins radicalement sur le plan de la rectitude budgétaire. S’ils ont tous deux réussi à stabiliser les prix à moyen terme (le Royaume-Uni en observant un resserrement strict de sa dette publique), les États-Unis, eux, ont plutôt mené un keynésianisme international en exploitant leur domination économique mondiale ; cela a impliqué d’utiliser l’argent des autres pays pour consommer plus qu’ils ne gagnaient.
TABLEAU 1. Croissance, chômage et dépenses sociales, dans différents modèles sociaux

*Public et privé
Source : Tableaux 2, 3 et 5 dans Karl Aiginger et Alois Guger, « The European Socio-Economic Model : Differences to the USA and Changes over Time », document non publié préparatoire à la conférence sur le « projet de modèle social européen » du Policy Network, Londres, 25-26 novembre 2005. Les chiffres des États-Unis sont tirés de Eurostat Year Book 2004. Les chiffres des dépenses sociales des États-Unis sont non disponibles parce que les systèmes sont non comparables.
9Toutefois, un examen plus serré jette un doute sur les arguments voulant que les modèles sociaux anglo-américains soient plus performants. Un élément de preuve ? Certains pays de l’UE situés hors de la zone euro ont connu une performance économique légèrement supérieure à celle des membres de la zone euro, et parfois presque aussi bonne que celle des États-Unis. C’est le cas du Royaume-Uni, du Danemark et de l’Irlande. De tels résultats pourraient signifier que, peu importe le genre de modèle social européen, l’UEM elle-même cause peut-être des problèmes1. En outre, quelques pays plus petits, parmi les 15 membres de l’UE, ont mieux fait dernièrement que les plus gros, mis à part le Royaume-Uni. Cela est vrai en particulier pour les « petits » qui ont des modèles sociaux comparativement généreux (Autriche, Suède, Danemark, Finlande et Pays-Bas). Nombre de ces « petits pays à succès » ont aussi réformé leur modèle social d’une façon qui a permis de maintenir les engagements préalables en matière d’équité et même d’égalité2. En Suède, maître incontesté des mesures actives visant le marché du travail, et où le taux de syndicalisation est l’un des plus élevés du monde, on a récemment « capitalisé » en partie les programmes de retraite, en prévision du déséquilibre démographique ; et les moyens utilisés semblent fort compatibles avec le modèle suédois classique. Au Danemark, le système de « flexicurité » du marché du travail mis en place accorde aux employeurs plus de liberté pour embaucher et mettre à pied ; en échange, il garantit aux salariés un recyclage professionnel, le maintien du niveau de vie, la création dynamique de nouveaux emplois, et un nouvel emploi raisonnablement bon, le tout étayé par des budgets publics et beaucoup d’ingéniosité3. La Finlande, forcée de remanier son modèle social au lendemain de la guerre froide, et utilisant d’une façon créative les surplus publics accumulés au fil des cycles de hausse en prévision des cycles de baisse, a conçu une approche bien à elle menant à plus de souplesse et à une nouvelle prospérité. Le « miracle hollandais » n’a pas plu à tout le monde, en particulier sa façon d’aborder le problème des emplois, qui a renvoyé une grande partie de la main-d’œuvre féminine au travail à temps partiel4 ; mais ses réussites jusqu’à tout récemment ont été impressionnantes.
10L’examen de ces schémas autorise à énoncer une conclusion provisoire : les chemins vers la réussite économique sont nombreux, et certains sont bordés de généreux modèles sociaux européens institutionnels. Mais les chiffres disent plus que cela. La corrélation entre les modèles sociaux et la performance économique, pour d’autres pays européens non pris en compte dans le paragraphe précédent, est lamentable ; d’abord et avant tout pour la France et l’Allemagne dont les économies sont les plus importantes de l’UE. L’économie allemande, troisième au monde en importance et la plus grosse de l’UE, comptait pour 22 % du PIB de l’UE en 2003. Selon les années, l’économie française est au 2e ou au 3e rang (en alternance avec le Royaume-Uni) avec 16 % du PIB de l’UE. L’Allemagne et la France ont toutes deux crû lentement durant les années 1990, et encore plus lentement en ce siècle nouveau. Chez l’une et l’autre, le chômage est demeuré élevé, atteignant 10 % ces dernières années. Chacune a connu des problèmes chroniques de finances publiques, peinant à atteindre les objectifs de l’Union monétaire européenne (UME) et du Pacte de stabilité et de croissance (PSC), surtout l’objectif de 3 % visé pour le déficit budgétaire annuel. Au chapitre de la performance économique générale, la France et l’Allemagne sont donc les « cas lourds » les plus lourds de l’UE. De plus, à l’instar de l’Italie, aucune n’a « néolibéralisé » son économie ni réussi à reconfigurer son modèle social existant.
11Ces cas lourds, il convient de l’ajouter, se retrouvent dans cette situation en dépit d’appels incessants en faveur de changements, appels lancés à l’UE directement et indirectement, et à la mondialisation. L’UME force les pays à un contrôle strict de leurs finances publiques, les oblige souvent à réduire leurs dépenses sociales, et les incite parfois à reconfigurer leurs modèles sociaux. La Stratégie européenne de l’emploi pousse les États membres de l’UE à activer leur marché national de l’emploi grâce à l’émulation des meilleures pratiques européennes et à des changements dans la politique sociale5. Par d’autres mécanismes impliquant la Méthode ouverte de coordination (MOC), l’UE favorise la réforme des pensions, et des politiques contre l’exclusion sociale. La Stratégie de Lisbonne promeut le changement et y incite les pays, en vue de favoriser la compétitivité de l’UE6. Le marché unique de l’UE, l’UME, la libéralisation du commerce mondial, les marchés financiers et le fonctionnement des sociétés transnationales placent de plus en plus les modèles sociaux nationaux en situation de concurrence internationale, offrant aux entreprises mobiles plus de possibilités de sortie et renforçant dans chaque pays le pouvoir des groupes d’affaires bien organisés.
La France, l’Allemagne et les modèles sociaux européens
12Avant d’examiner ce qu’impliquent ces cas lourds pour l’avenir des modèles sociaux européens en général, nous devons considérer de plus près l’histoire des modèles sociaux français et allemands : nous devons tout d’abord découvrir quels événements ont pu mener à la situation présente, et ensuite, ce qui est plus important encore, savoir pourquoi ces événements se sont produits.
La réforme frénétique du modèle social en France
13Dans la France d’avant les années 1970, l’État-providence, fondé sur une traduction gauloise de l’assurance sociale de Bismarck, était marqué par le corporatisme et il était fort7. Il était aussi doté d’un solide système de relations de travail, lequel, par la force de son ordre légal, maintenait l’équilibre avec deux groupes réfractaires aux négociations : les syndicats faibles, politisés et concurrents, et les employeurs antisyndicaux8. Ces deux dimensions du modèle social français ont profité de la forte croissance économique de l’après-guerre ; or, la fin du système de Bretton Woods et le choc pétrolier de 1970 ont modifié cette bonne fortune. Les fluctuations internationales des taux de change ayant mis en péril la Communauté européenne, en particulier la Politique agricole commune (PAC), les dirigeants de l’UE ont vite cherché d’autres façons d’aménager leurs politiques monétaires ; le tout a débouché sur le nouveau Système monétaire européen (SME), une institution qui constitue un fil majeur pour le reste de l’histoire.
14En juin 1981, la victoire du socialiste François Mitterrand à la présidence met à rude épreuve l’économie française, le modèle social français et le compromis monétaire européen. Mitterrand et son gouvernement de gauche proposent de vastes et coûteuses nationalisations, une politique industrielle et une politique de planification nouvelles, des réformes visant à donner plus de pouvoir aux syndicats et aux travailleurs, un virage de redistribution dans les programmes de protection sociale, et une stimulation keynésienne prévoyant entre autres la création de nombreux emplois dans le secteur public. L’expérience Mitterrand entraîne presque immédiatement des difficultés au chapitre de l’inflation, de la balance des paiements et de la compétitivité. Entre mai 1981 et mars 1983 surviennent trois dévaluations, chacune forçant à de laborieuses négociations avec les partenaires du SME, en particulier avec les Allemands.
15Avant l’hiver 1982-1983, la France doit choisir : quitter le SME et laisser flotter le franc – une menace énorme pour l’intégration européenne – ou demeurer dans le SME et modifier le tracé de sa politique économique. Mitterrand choisit de rester, et il amorce un virage politique à 180° qu’il tente ensuite de lier à une nouvelle mission pour renouveler l’intégration européenne. En 1984, la présidence de la CE échoit à la France, ce qui résout rapidement les principaux problèmes qui sous-tendent l’europessimisme de cette période et qui fait choisir Jacques Delors comme président de la Commission européenne. La Commission Delors, appuyée par Mitterrand et par le chancelier allemand Helmut Kohl, entreprend alors un programme pour compléter le marché unique, elle promeut l’Acte unique européen (AUE), réforme la budgétisation de la CE, et initie un mouvement dans le sens de l’UME.
16En tournant le dos à la social-démocratie nationaliste et en choisissant l’Europe, la France devait consentir à l’austérité, limiter ses budgets, libéraliser ses marchés, ne plus se servir du secteur public pour maintenir l’emploi, et restructurer à la dure son industrie. Cela était accompagné d’une nouvelle politique monétaire axée sur une déflation concurrentielle rapide, de façon que le franc soit une devise aussi solide que le mark allemand. Tout de suite les résultats ont été spectaculaires : chute précipitée de la croissance, et inflation à deux chiffres ramenée à 3 % avant 1990. Le partage des salaires et du capital s’est fait au détriment des salaires, et les inégalités se sont accrues. Et le plus important : tous ces changements ont alimenté un chômage massif.
17Dans cette nouvelle situation, c’est la survie électorale qui dicte aux autorités bon nombre des changements qu’ils apportent au modèle social français. L’option politique privilégiée est le travail partagé, obtenu en réduisant le taux de participation du marché du travail. En 1982, on abaisse l’âge de la retraite à 60 ans et l’on offre aux travailleurs plus âgés de nouveaux incitatifs pour qu’ils prennent leur retraite plus tôt, ou qu’ils passent (souvent sous la contrainte) à mi-temps à partir de 55 ans, et dans certains cas à 50 ans. La gauche abaisse la semaine de travail à 39 heures et, la même année, ajoute une cinquième semaine de vacances payée. Par la suite, les gouvernements ont favorisé divers modèles de retraite anticipée pour des centaines de milliers de travailleurs des secteurs les plus durement éprouvés par la restructuration de l’industrie. En parallèle, on a déployé des efforts pour aider les plus jeunes. On en a dirigé un nombre beaucoup plus élevé vers les universités et la formation technique, tandis que l’on offrait aux autres d’innombrables formations d’apprentis, stages et autres projets. Au fil des divers gouvernements et des changements, et tout le long des années 1990, la même politique générale du travail partagé est maintenue, puis portée à son point culminant et symbolisée par la semaine de travail de 35 heures, adoptée au cours du mandat 1997/2002 du gouvernement de gauche de Lionel Jospin. On en voit aujourd’hui les résultats. L’âge de la retraite en France est le plus bas de l’Europe des 15 ; l’âge moyen de sortie de la main-d’œuvre est presque le plus bas (juste avant la Belgique) ; le taux d’emploi total des travailleurs plus âgés figure parmi les plus bas ; et en 2002, le nombre d’heures travaillées par semaine en France était le plus bas de toute l’Europe des 159.
18Au chapitre des relations de travail, la libéralisation économique et le chômage plus élevé ont affaibli les syndicats – taux d’adhésion devenu le plus faible de l’UE, et dégringolade du nombre de grèves – et créé automatiquement une plus grande souplesse. En outre, les lois Auroux de 1982, instaurant une nouvelle représentation des travailleurs et obligeant à négocier les salaires chaque année, ont rapidement servi de véhicule pour assouplir les horaires, réduire les salaires et instiller l’antisyndicalisme. Toutefois, les gouvernements répugnaient à modifier le contrat de travail standard appelé « contrat à durée indéterminée » (CDI) qui protégeait ses titulaires contre le renvoi. À cause de cela et de l’hésitation des employeurs à embaucher en mode CDI, ces derniers ont contribué à la hausse constante du nombre des emplois à temps partiel et précaires et des horaires de travail irréguliers – fins de semaine, quarts de nuit, horaires étalés. La tendance générale était à une insécurité d’emploi plus grande et à des écarts grandissants entre travailleurs français et étrangers.
19Les virages abrupts de la politique économique, au début des années 1980, ont mis à rude épreuve les programmes sociaux, car leur financement au fur et à mesure reliait étroitement les revenus à un cycle économique en pleine détérioration. Au chapitre des soins de santé, les coûts avaient déjà commencé à grimper plus rapidement que le PIB dans les années 1970, avant même que les effets du vieillissement de la population se fassent sentir. Le flux irrégulier des revenus a obligé les gouvernements à réajuster fréquemment les frais des usagers, et les franchises, et à contrôler les coûts dans les hôpitaux. Des raisons similaires ont rendu plus difficile le financement des retraites, sans compter les coûts accrus des politiques gouvernementales de travail partagé. Le nouveau chômage de masse a remis en cause les politiques de lutte à la pauvreté, menant à l’instauration en 1988 du Revenu minimum d’insertion (RMI), un « revenu de citoyen » minimal lié aux ressources ainsi qu’à l’engagement à chercher une insertion – ordinairement une formation ou du travail. Puis, dans la foulée immédiate, a été instaurée en 1990 la Contribution sociale généralisée (CSG), un impôt uniforme visant à élargir l’assiette fiscale destinée aux programmes sociaux.
20En général, les dépenses sociales françaises ont augmenté rapidement jusqu’au début des années 1990, puis elles se sont stabilisées légèrement sous les 30 % du PIB, juste en dessous des gros dépensiers, telles la Suède et la Norvège. Si l’augmentation résultait des changements apportés à la politique sociale après le virage de 1983, la stabilisation, elle, était attribuable à l’arrivée de l’UME. Tout de suite après avoir négocié le Traité sur l’Union européenne en 1992, la France s’est attelée à la tâche de respecter les critères de convergence de l’UME. Cependant, après que l’unification de l’Allemagne eut nourri coup sur coup l’inflation en Europe, l’instabilité du SME, puis une brutale récession européenne, un dur ralentissement en France a rendu les réformes inévitables en 1993. On a fait de l’assurance-chômage un système rationalisé, avec réduction progressive des prestations10 ; quant aux pensions, les montants en ont été réduits de facto, le temps des contributions a été allongé, et l’augmentation des avantages a été indexée aux prix plutôt qu’aux salaires.
21La réforme des pensions de 1993 a placé les fonctionnaires et les travailleurs du secteur public dans une position relative encore plus privilégiée qu’avant, poussant Alain Juppé, le premier premier ministre de Jacques Chirac après les présidentielles de 1995, à proposer un nouvel ensemble de réformes, entre autres l’extension de la réforme des pensions de 1993 aux autres travailleurs. Ces changements relevaient tous d’une stratégie de thérapie-choc visant à réduire l’écart entre le déficit budgétaire français de 5 %, et le seuil de 3 % fixé par l’UME en cette matière. Les cinq semaines de grève qui ont suivi ont amené le gouvernement à retirer le volet pensions, mais la plupart des autres mesures annoncées ont été promulguées. Le gouvernement a ainsi assumé d’autres pouvoirs dans la gestion des soins de santé, aux dépens du « paritarisme » corporatiste ; en même temps, la plus grande partie du financement de ces soins commençait à provenir non plus des charges sociales, mais de la CSG. Finalement, un impôt spécial sur le revenu (la Contribution pour le remboursement de la dette sociale, la CRDS) de 5 % sur 13 ans a été ajouté, en vue de couvrir le déficit accumulé du système de santé. En 1997, Chirac, imprudent, dissout le Parlement. Sa coalition perd les élections qui s’ensuivent, et le gouvernement socialiste de Lionel Jospin est porté au pouvoir. Jospin se heurte aux mêmes contraintes que ses prédécesseurs. Le chômage étant l’enjeu clé des élections, Jospin promet de créer 500 000 nouveaux emplois en cinq ans. Il met ainsi en œuvre un autre nouveau programme d’emploi jeunesse visant les « emplois de troisième type » (c’est-à-dire du secteur tertiaire, mal rémunérés sur le marché), une autre variation du partage du travail. Au chapitre du travail, toutefois, la principale innovation de la gauche a été la semaine de travail de 33 heures, censée en théorie favoriser la création de nouveaux emplois. En matière de politique sociale, Jospin poursuit les approches précédentes. Déjà, le Plan Juppé avait amorcé d’ambitieux changements dans le financement des soins de santé. En 1998, la Couverture maladie universelle (CMU) promulgue une proposition faite antérieurement par la droite. Enfin, le gouvernement Jospin, que les difficultés politiques de Juppé ont sensibilisé, traite les problèmes de la réforme des pensions comme politiquement risqués et, voyant approcher les élections présidentielles de 2002, il commande des rapports au lieu d’agir de manière sérieuse. La réforme qui émerge finalement en 2003, avec la droite de retour au pouvoir, unifie les conditions d’admissibilité des secteurs public et privé, hausse les contributions, et réduit les prestations. Le système public demeure intact, toutefois, de même que les programmes complémentaires de retraite de seconde importance. Les nouveaux et très secondaires petits fonds individuels de retraite avaient alors un avenir incertain.
22C’est un stéréotype que d’accuser la France d’avoir raté la réforme de son modèle social et d’avoir ainsi engendré ses problèmes d’aujourd’hui. Ce n’est pourtant pas faute d’avoir fait des réformes, comme le montre le présent résumé. En fait, la France a presque constamment fait des réformes. Cette hyperactivité dans la réforme a toutefois accouché de paradoxes. Les réformes économiques – et en France, la libéralisation a fait des pas de géant en très peu de temps – ont accru le chômage massif. Les réformes du modèle social français ont consisté surtout à s’efforcer de protéger les gens victimes ou menacés à cet égard. Un poids démesuré a été accordé aux politiques de partage du travail, afin de réduire la population active sur le marché du travail, et à la défense de contrats de travail datant de l’ère industrielle. Puis on a combiné ces réformes avec les efforts pour faire face aux conséquences financières d’une croissance lente et d’un chômage élevé, dans un contexte – nouveau – où ce sont la mondialisation et l’UME qui limitent strictement les dépenses de l’État. S’il fallait spéculer sur les raisons pour lesquelles le réformisme français a pris ces directions, on accorderait une place de choix à la peur de perdre les élections et à la vision, projetée par les élites, qu’une relance suivra les temps difficiles, ce qui s’est toujours révélé erroné. Avant le référendum de 2005 sur la Constitution européenne, le chômage atteignait 10 %, les jeunes restaient chroniquement sous-employés, et une large proportion de citoyens français, inquiets, se demandaient s’ils seraient capables de trouver ou de garder un emploi.
Le modèle allemand en voie d’épuisement ?
23On a qualifié l’État allemand de « semi-souverain » – rendu comparativement faible par son fédéralisme et ses lois électorales complexes, et par son système centripète de partis dont les deux principaux soutiennent le modèle social allemand11. La semi-souveraineté, conçue au terme de longues réflexions consacrées au Troisième Reich, accorde beaucoup d’importance à la recherche de consensus, et moins au pouvoir du gouvernement et à l’efficacité. Son fonctionnement repose sur une coordination décentralisée entre acteurs non étatiques. Les salaires se déterminent par une négociation collective entre les puissants syndicats industriels et les associations patronales, et elle englobe assez de monde pour favoriser la responsabilité sociale – avec conseils du travail, codétermination, droits des employés et systèmes de formation renforçant les incitatifs à la coopération. Les partenaires sociaux gèrent de généreux programmes sociaux à la Bismarck. Les secteurs financiers et industriels pratiquent la propriété croisée, laquelle permet une capitalisation patiente étalée sur de longs horizons d’investissements. Finalement, la Banque centrale d’Allemagne (Bundesbank), statutairement indépendante de la politique, favorise la stabilité des prix au moyen d’une politique monétaire qui discipline les acteurs – gouvernements, syndicats, employeurs – tentés de produire de l’inflation. Au mieux, la semi-souveraineté génère croissance, prospérité, protection sociale généreuse et exportation massive de biens mondialement réputés pour la qualité de leur conception et de leur fabrication.
24Dans les années 1980, l’Allemagne évite la turbulence qui ébranle alors presque tout le monde ; le modèle allemand fait alors figure de solide solution de rechange au libéralisme sauvage. Cela s’explique en grande partie par sa devise forte et son engagement institutionnalisé envers la stabilité des prix, qui confèrent à l’Allemagne une longueur d’avance à une époque où la gestion de la demande cédait le pas à la stabilisation des prix. Cette « consolidation en douceur » des années 198012 n’empêche toutefois pas divers acteurs principalement non étatiques de mettre en place sans tambour ni trompette diverses mesures de partage du travail. Ainsi, en 1985, alors qu’un gouvernement de centre droit est au pouvoir et que la croissance est ralentie, le gros syndicat des métallurgistes IGMetall demande et obtient la semaine de 35 heures tandis que d’autres syndicats, sous la direction du IGChimie, le syndicat des travailleurs du secteur chimique, tentent d’obtenir une réduction exceptionnelle des heures de travail. En outre, désireuses de maintenir leur compétitivité internationale, les sociétés allemandes, principalement les grosses qui sont tournées vers l’exportation, se débarrassent de leur main-d’œuvre surtout en poussant les travailleurs plus âgés vers la retraite anticipée, et elles les remplacent non par des gens, mais par de nouvelles technologies. Le chômage augmente alors légèrement et passe de 3,5 % en 1975 à 4,8 % en 1990. Mais partager le travail signifie hausser les charges sociales, et cela rend peu à peu la main-d’œuvre allemande relativement plus coûteuse, et accélère par le fait même les mises à pied13 En toile de fond, le vieillissement de la population présage alors un péril à moyen terme.
25À part les petits changements dans les pensions, amorcés en 1989, on note peu de réformes en Allemagne, jusqu’à l’unification de 1990, laquelle, en revanche, provoque des ondes de choc qui changent presque tout. Après la chute du mur de Berlin, le chancelier Kohl obtient une unification rapide, en échange d’une conversion hautement favorable du mark est-allemand et de l’exportation à l’Est des institutions du modèle social ouest-allemand. Mais l’économie se venge : l’ex-Allemagne de l’Est s’écroule sous le poids du changement de devise, de l’importation du modèle occidental des relations de travail, des salaires élevés, et du reste. Dix ans après l’unification, le tiers des marks dépensés à l’Est provenaient toujours de l’Ouest qui continuait à transférer 4,5 % de son PIB à l’Est. Les coûts pour amortir cette débâcle économique poussent alors à la hausse les dépenses sociales, les charges sociales et la dette générale, et favorisent la décentralisation du système des relations de travail et le déclin du nombre des syndiqués14.
26La pression de l’UME aggrave le choc de l’unification. La première fois que l’UME a figuré à l’ordre du jour de l’UE, les politiciens, en particulier M. Kohl, étaient disposés à en poursuivre l’idée, mais la Bundesbank résistait. L’unification a permis aux politiciens de passer outre à la banque ; mais la Bundesbank, qui œuvrait en priorité pour une Banque centrale européenne totalement indépendante et vouée à la stabilité des prix ainsi qu’à de rigoureux critères de convergence, a finalement triomphé. Puis sont apparus les problèmes. L’UME n’aurait pas causé de difficulté à l’Allemagne de l’Ouest... avant l’unification. Mais après celle-ci, tout avait changé. Lorsque déborde la Bundesbank en 1992, en réaction à l’inflation liée à l’unification, une crise et une récession grave fermentent dans le SME et forcent les gouvernements de l’UE, dont le gouvernement allemand, à compenser le manque de revenus par le recours à des emprunts majeurs. Plus tard, l’Allemagne a dû composer avec un fardeau plus lourd face à l’UME ; cela s’est produit à un moment où augmentaient les dépenses sociales, la dette ainsi que les problèmes dans les relations de travail, qui eux-mêmes débordaient sur les coûts de la sécurité sociale et sur le niveau des impôts. Dans ce contexte, le vieillissement de la population allemande représentait une grave menace. Que l’Allemagne arrive à peine à répondre aux critères de l’UME en 1998, c’était plus qu’un symbole. Complètement débordé par « l’État-providence le plus dispendieux au monde »15, le pays éprouve encore plus de difficulté à maintenir ses programmes et engagements existants, sans compter les besoins nouveaux (les services à la petite enfance, par exemple) auxquels il doit répondre.
27L’Allemagne a ainsi perdu, avec l’unification et l’UME, une bonne partie de ses avantages comparatifs antérieurs. Les résultats : croissance en baisse, chômage à un niveau jamais vu depuis la fin de la guerre, dette en hausse et détérioration des finances publiques. Le coûteux régime d’assurance des soins à long terme, que le gouvernement Kohl met en place en 1995, représente le dernier sursaut d’optimisme à l’égard du modèle social allemand. En 1996, le gouvernement convoque une alliance de haut niveau pour le travail (Bündnis für Arbeit) rassemblant employeurs, syndicats et politiciens autour d’un but : trouver des solutions aux nouveaux problèmes et contraintes. L’échec de l’affaire souligne les limites des réformes par consensus. Le gouvernement légifère ensuite au chapitre des réductions dans les soins de santé et les prestations de chômage, allège les lois encadrant l’embauche et les mises à pied, et adopte une loi de réforme des pensions (qui entre en vigueur juste avant les élections de 1998) modifiant la formule de calcul des pensions. Ce train de réformes pourtant modestes est néanmoins condamné par le SPD, qui promet d’en révoquer la plupart durant la campagne électorale de 1998.
28La nouvelle coalition Rouges et Verts qui prend le pouvoir au sortir des élections de 1998 révoque les réformes de Kohl et convoque sa propre alliance pour le travail. Celle-ci, reproduisant l’expérience de Kohl, suscite bientôt des interactions acrimonieuses et improductives entre « partenaires sociaux » pour se terminer dans un cul-de-sac16. La reprise économique entre 1998 et 2001 atténue brièvement la pression exercée pour obtenir des réformes ; durant ces années, le gouvernement modifie les pensions en abaissant le taux de remplacement et en instaurant une pension supplémentaire privée réglementée (appelée Rente Riester, du nom du ministre responsable) visant à couvrir la différence. En grande partie à cause de ce réformisme, toutefois, le gouvernement rouge et vert perd rapidement sa popularité et, ce qui est plus important encore, sa majorité au Bundesrat. En 2002, il évite une défaite au palier fédéral seulement parce que G. Schröder réagit avec intelligence aux dangereuses inondations de cet été-là, et parce qu’il s’oppose à la guerre menée par les États-Unis en Irak.
29Une fois réélue, la coalition Rouges et Verts affronte la récession d’après 2001, la réponse procyclique qu’y apporte la Banque centrale européenne, la hausse rapide du taux de change euro/dollar qui freine les exportations, et les défis que l’Europe centrale et l’Extrême-Orient lancent à sa compétitivité. La morosité économique persiste, nourrie par une croissance lente et un chômage élevé ainsi que par les difficultés budgétaires qui ont rendu l’Allemagne incapable de respecter l’objectif de 3 %, fixé par le PSC pour ce qui est du déficit. Dos au mur, le gouvernement doit alors entreprendre la plus vaste réforme de son modèle social depuis des décennies. Ses nouvelles mesures de contrôle des coûts des soins de santé et des pensions ont été suivies en 2002 par les recommandations de la Commission Hartz puis en 2003 par les propositions de l’Agenda 2010. Hartz suggérait de modifier les lois restrictives sur les emplois spécialisés, de faciliter les mises à pied pour les petits employeurs, d’encourager le démarrage des petites entreprises et d’épauler les agences d’emploi gouvernementales chargées du travail à temps partiel au moyen de bureaux de recrutement semi-privés. L’idée directrice, cependant, impliquait de modifier l’assurance-emploi17. Les agences d’emploi fédérales serviraient de guichets uniques pour la recherche des emplois et des prestations, et l’on combinerait l’assurance-emploi avec les appuis offerts par le filet général de sécurité du bien-être. La proposition était donc de réformer rien de moins que les prestations du chômage et du filet de sécurité. Si un chômeur pouvait jusque-là obtenir 12 à 32 mois de prestations à 60 à 67 % du salaire, abaissées ensuite à 53 à 57 % du salaire, la réforme a réduit à 12 mois (18 mois pour les 55 ans et plus) le total des prestations, après quoi le bénéficiaire reçoit des prestations « d’allocation sociale » beaucoup moins importantes. Les chômeurs ont aussi perdu le droit de refuser les offres n’équivalant pas à l’emploi précédemment perdu.
30En théorie, cette réforme devrait dissuader les gens de quitter le marché du travail, réduire les dépenses sociales et stimuler la création d’emplois. Aidera-t-elle l’Allemagne à émerger de son enlisement dans le chômage massif – en 2005 le nombre des chômeurs a dépassé les 5 millions, une première depuis Hitler – et la lente croissance ? C’est la principale inconnue. « Ont-ils de bons incitatifs, demanderaient les économistes ? » Non, ont déjà répondu certains18. Sans compter que la réforme de l’assurance emploi n’est qu’un des problèmes de l’Allemagne. Le modèle allemand des relations de travail se dégrade, mais dans quelle direction évolue-t-il, au-delà de l’affaiblissement des syndicats ? Cela aussi reste obscur. La dynamique nationaux/étrangers a rapidement empiré, alors que les étrangers (surtout ceux venus de l’Europe de l’Est) continuent de faire pression sur les fonds de l’assurance sociale, le niveau des charges sociales, et les finances publiques. Les conséquences politiques des réformes de la coalition Rouges et Verts sont plus faciles à évaluer. Les critiques néolibéraux ont jugé les réformes insuffisantes ; mais pour un grand nombre d’Allemands, surtout ceux et celles pour qui l’insécurité a augmenté, ces réformes ont dépassé les bornes. Il y a eu des manifestations dans les rues, notamment à l’Est. Les syndicats et la gauche du SPD se sont opposés verbalement aux changements (contribuant à la formation du nouveau Parti de gauche pour les élections fédérales de 2005). Mais le plus important de tout, c’est que la coalition Rouges et Verts et aussi le SPD, défaits à répétition aux élections des Länder, ont perdu les élections générales de 2005 et que par la suite, le SPD a accepté de se joindre au nouveau grand gouvernement de coalition formé par la CDU-CSU.
Les cas d’exception, les modèles sociaux et l’avenir de la citoyenneté sociale européenne
31En France et en Allemagne, l’histoire du modèle social est similaire. Les problèmes économiques sous-jacents apparus dans les années 1980 et 1990 ont appelé des réponses qui protégeaient à l’interne le marché du travail et qui ont contribué à pousser les programmes de protection sociale et les budgets publics à la limite de leur capacité financière. Aussi les deux modèles sociaux, qui ont été une réussite durant le boom de l’après-guerre, fonctionnaient-ils beaucoup moins bien depuis le début des années 1980. De cela ont résulté, dans chaque pays, un marché du travail relativement inflexible et un État-providence très coûteux qui, possiblement, ont contribué à la faiblesse de la croissance, au chômage élevé, au faible taux de participation de la main-d’œuvre, aux problèmes des finances publiques et à la perte de compétitivité.
32Dans la documentation sur l’État-providence, France et Allemagne sont classées dans les modèles sociaux « conservateurs » ; cela amène de nombreux analystes à imputer leurs échecs à l’attitude défensive corporatiste – ou « résistance », selon notre expression. Cela constitue juste une partie de la réalité, et peut-être pas la plus importante, comme l’illustrent les différences entre les deux pays. Il y a certainement eu « résistance » en France, mais elle n’a pas empêché les réformes. À l’évidence, les Français ont réformé souvent, et avec énergie. C’est la logique cumulative de ces réformes, et non la réticence face au changement, qui a accentué les problèmes nationaux/étrangers de la France. En effet, comme l’ont montré les événements entourant les efforts – maladroits – de Dominique de Villepin pour modifier les modalités de base des contrats de travail afin d’accorder aux employeurs une plus grande souplesse pour le renvoi des jeunes embauchés (le CPE, ou contrat de première embauche), en France, la résistance s’embrase de façon sélective. En comparaison, les Allemands ont fait peu de réformes jusqu’à tout dernièrement, et seulement après que les menaces économiques l’ont emporté sur la résistance au changement. Mais cette résistance illustrait moins une attitude défensive corporatiste, qui assurément s’est manifestée, que l’effet de freinage qui fait partie intégrante du système institutionnel allemand. Le modèle social en place ne suffit pas en soi pour expliquer ce qui s’est passé ; il est donc judicieux, dans les deux cas, de chercher des causes plus profondes.
33Pourquoi les Français ont-ils choisi une stratégie à moyen terme d’« anesthésie sociale », c’est-à-dire une libéralisation rapide de l’économie accompagnée de multiples projets de politique sociale visant à en protéger les victimes potentielles19 ? On en trouvera les causes dans les concepts institutionnels de la Cinquième République française, qui permettent de réaliser facilement des réformes rapides et à court terme. Mais la cause plus profonde réside à l’échelon supérieur de la politique étrangère. Déjà avant 1983, la présidence de Mitterrand savait qu’elle devait prendre une voie totalement différente de celle que la gauche avait déterminée en 1981. Elle savait en outre que, quoi qu’elle fît, cela s’avérerait douloureux et risqué sur le plan électoral. Au début, la nouvelle approche a impliqué une grande austérité, la libéralisation de l’économie, une déflation concurrentielle, et des sparadraps d’anesthésie sociale. Peut-être cela rend-il compte des mesures à court terme, mais cela n’explique pas leur longévité sur des décennies. En fait, ces politiques ont coïncidé avec les efforts de la France pour renouveler l’Europe et promouvoir l’intégration monétaire européenne. L’austérité visait ainsi le but plus vaste de préparer la France en vue du nouveau marché unique, et de râler contre le franc pour combattre le mark allemand ; l’exercice s’est rapidement transformé en un mouvement vers l’Union économique et monétaire.
34Ces initiatives de haute politique étrangère étaient tirées du répertoire gaulliste classique, élaboré avec deux buts simultanés : ancrer plus profondément l’Europe, et renforcer le pouvoir de la France au sein de cette Europe plus profonde. Vus sous cet angle, les choix du modèle social français résultaient du souci de gérer les répercussions nationales des initiatives de haute politique étrangère. Il se pourrait que ces politiciens et décideurs aient calculé que le cycle économique allégerait les choses avec le temps, ce qui s’est avéré, mais uniquement pour de courtes périodes, à la fin des années 1980, et entre 1997 et 2000. Pour quelle raison ? Parce que l’un des principaux produits de cette poussée de la politique étrangère française – la venue de l’UME, avec le Pacte de stabilité et de croissance – a refroidi une croissance déjà faible et posé de nouvelles contraintes à ce que les gouvernements pouvaient faire à moyen terme. L’UME, en effet, issue des erratiques négociations multilatérales à Maastricht, a instauré un environnement macroéconomique favorisant la stabilité des prix au détriment de la croissance. Les politiques de réforme du modèle social, conçues pour protéger les groupes vulnérables durant une difficile période de transition, sont devenues quasi permanentes et, au fil du temps, elles sont devenues des problèmes plutôt que des solutions.
35En Allemagne, cet argument relatif au caractère central de la politique étrangère dans les choix du modèle social national vaut pour l’unification et l’UME. L’unification a constitué un événement crucial pour la fin de la guerre froide, une fin que personne n’avait prévue et qui ne concordait pas avec l’évolution du modèle social allemand. Devant le risque réel que l’occasion ne s’évanouisse, le gouvernement Kohl s’est jeté sur l’unification et a préparé sa réponse à la fois pour réduire au minimum l’opposition de l’Allemagne de l’Est à cette nouvelle unité, et pour assurer des votes à la CDU dans les nouveaux Länder. Les possibilités nobles et inattendues de la politique étrangère favorisaient l’exportation du système des relations de travail et de l’État-providence comme un tout sans exception. Aussi louables qu’aient été les choix de Kohl, ils ont été faits sans réel souci pour l’avenir du modèle allemand. Compte tenu de la réalité sur le terrain dans l’ex-Allemagne de l’Est, l’unification a ainsi accru la lente détérioration dans les relations industrielles allemandes et, par le biais des vastes transferts Ouest/Est, elle a créé de nouvelles pressions sur l’État-providence allemand et sur les finances publiques. Affaibli par l’unification, le modèle allemand a dû ensuite affronter l’UME, ce quiproquo politique de l’UE pour l’unification. Par la suite, la venue de l’UME a eu en Allemagne un effet similaire à celui qu’elle a eu en France, créant un environnement macroéconomique qui a découragé la croissance. Les énigmes actuelles émanent donc en grande partie de la confluence de l’unification et de l’UME.
36Pourquoi cette importance de la France et de l’Allemagne ? Les modèles sociaux souples de plus petits États membres de l’UE ont démontré une remarquable adaptabilité, mais ils sont trop petits pour que leurs succès lancent l’économie européenne dans son ensemble vers une nouvelle prospérité. Les fardeaux incombent davantage à l’économie des plus gros pays, dont les positions en matière de modèle social déterminent deux camps. Le premier camp, néolibéral, est dirigé par le Royaume-Uni, qui a relativement bien réussi sur le plan économique, avec son modèle social transformé dans les années 1980 par le thatchérisme, puis humanisé peut-être, mais non désavoué, par le New Labour. En Europe, la voix néolibérale du Royaume-Uni obtient l’appui de quelques nouveaux États d’Europe centrale et d’Europe de l’Est membres de l’UE, ainsi que des chœurs de louanges transatlantiques. Le second camp, sous la gouverne de la France et de l’Allemagne, a l’appui, modeste, des pays nordiques. Le déclin de la performance économique, déjà évident dans les deux cas, pourrait être le prix de l’échec de la réforme des modèles sociaux. Ce déclin en France et en Allemagne signifie par ailleurs, inévitablement, une piètre performance économique pour l’UE. Il pourrait même jeter un discrédit croissant sur les généreux modèles sociaux européens en général20. Les cas de la France et de l’Allemagne constituent donc un enjeu de taille pour l’Europe.
37Pour quiconque voudrait défendre le modèle européen, la question centrale consiste à redécouvrir comment croître sur le plan économique et procurer des emplois à ses citoyens. Les raisons pour lesquelles ces tâches sont difficiles à entreprendre ont peu à voir avec les modèles sociaux, en particulier ce qui concerne la difficulté de créer, dans la zone euro, des forces susceptibles de stimuler la croissance à moyen terme. Mais quelles que soient ces raisons, il est douteux que croissance et création d’emplois puissent être atteintes sans une réforme sérieuse du modèle social. Comme nous l’avons expliqué, des événements majeurs ont mené la France et l’Allemagne dans des sillons profonds à partir desquels une telle réforme est plus difficile à réaliser. L’explication courante, teintée d’idéologie néolibérale, attribue ces sillons à l’attitude défensive corporatiste, qui ne manque dans aucun de ces deux pays. Les raisons plus profondes résident dans les politiques nationales héritées des décisions de haute politique étrangère. Cet héritage politique diffère selon le pays : dans le cas de la France, il présente un ensemble important d’éléments de politique caractérisés par le partage du travail concordant avec la protection de la main-d’œuvre nationale ; en Allemagne, il implique les transferts Ouest/Est combinés avec les barrières institutionnelles qui font obstacle à un changement du modèle social.
38Les conséquences sont limpides. Il tombe sous le sens qu’il est plus facile de persuader ses concitoyens de la nécessité d’un changement s’ils savent qu’ils risquent peu d’y perdre quelque chose ; tel était le cas durant les décennies de l’après-guerre. Par contre, si des citoyens ont supporté des pertes importantes pendant toute une génération, le risque est plus grand qu’ils se battent pour conserver les avantages jugés acquis, et tentent ainsi de bloquer le changement, en dépit des nobles raisons qui le motivent telles que l’intégration européenne et l’unification allemande. Il arrive que les citoyens attribuent la responsabilité de leurs problèmes à l’existence de l’Union européenne, comme lors du référendum de 2005 en France. Cela se produit dans les deux pays. Ce phénomène peut-il être surmonté ? Quels genres de réformes sont indiqués, et comment les vendre à des citoyens sceptiques ? Ce sont là de très grosses questions auxquelles seuls les Français et les Allemands peuvent réellement répondre. Ce qui est clair, cependant, c’est qu’ils doivent y répondre, et sans tarder. La résistance, à moyen terme, ne peut qu’accentuer le poids du néolibéralisme, lequel profite du puissant appui de la dynamique de la mondialisation. Mais la résistance semble presque inévitable s’il n’y a ni croissance ni création d’emplois, ce que les modalités macroéconomiques de l’UME rendent presque impossible. À son tour, la résistance confortera l’analyse selon laquelle la mauvaise performance économique de l’Europe est causée principalement par le corporatisme et le modèle social européen, et elle renforcera les convictions néolibérales. L’Europe qui en émergera pourrait être très différente de l’Europe d’aujourd’hui.
Notes de bas de page
1 Andrew Martin et George Ross, Euros and Europeans: EMU and the European Social Model, New York, Cambridge University Press, 2005, chapitre 2.
2 Peter Auer, Employment revival in Europe: Labour market success in Austria, Denmark, Ireland, and the Netherlands, Genève, OIT, 2005.
3 Per Kongshøj Madsen, « The Danish Model of “Flexicurity” – A Paradise with some Snakes », dans Helga Sarfati et Giuliano Bonoli (dir.), Labour Market and Social Protection Reforms in International Perspective: Parallel or Converging Tracks? Burlington, Ashgate, 2002, p. 243-265.
4 Jelle Visser et Anton Hemerijck, A Dutch Miracle, Amsterdam, Amsterdam University Press, 1997.
5 Martin Rhodes, « Employment Policy: Between Efficacy versus Experimentation in New Modes of Governance », dans Helen Wallace, William Wallace et Mark Pollack (dir.), Policy-Making in the European Union, Oxford, Oxford University Press, 2005, p. 279-304.
6 Jonathan Zeitlin et Philippe Pochet avec Lars Magnusson (dir.), The Open Method of Co-ordination in Action: The European Employment And Social Inclusion Strategies, Bruxelles, Peter Lang, 2005.
7 Bruno Palier, Gouverner la sécurité sociale, Paris, PUF, 2002.
8 Dominique Labbé, Syndicats et syndiqués en France depuis 1945, Paris, L’Harmattan, 1996.
9 Eurostat, Eurostat Yearbook 2004, Luxembourg, European Commission, 2004
10 B. Palier, 2002, p. 216-225.
11 Peter J. Katzenstein, Policy and Politics in West Germany: The Growth of a semi-sove Seign state, Philadelphie, PA, Temple University Press, 1987.
12 Claus Offe, « Capitalism by Democratic Design? Democratic Theory Facing the Triple Transition in East Central Europe », Social Research, vol. 58, no 4, 1991, p. 865-892.
13 Philip Manow et Eric Seils, « Adjusting badly: The German welfare state, structural change, and the open economy », dans Fritz W. Scharpf et Vivien A. Schmidt (dir.), Welfare and Work in the Open Economy, vol. II : Diverse Responses to Common Challenges in Twelve Countries, Oxford, Oxford University Press, 2000, p. 264-308 ; Wolfgang Streeck et Anke Hassel, « The Crumbling Pillars of Social Partnership », dans Herbert Kitschelt et Wolfgang Streeck (dir.), Germany: Beyond the Stable State, Londres, Frank Cass, 2004, p. 101-124.
14 Ibid. et Helmut Wiesenthal, « German Unification and Model Germany: An Adventure in Institutional Conservatism », dans H. Kitschelt et W. Streeck (dit.), 2004, p. 49-
15 Stephan Leibfried et Herbert Obinger, « The State of the Welfare State: German Social Policy Between Macroeconomic Retrenchment and Microeconomic Recalibration », West European Politics, vol. 26, no 4, octobre 2003, p. 203.
16 W. Streeck et A. Hassel, 2004.
17 Anne Gray, Unsocial Europe : Social Protection or Flexploitation, Londres, Pluto Press, 2004, chapitres 4 et 6.
18 « Waiting for a Wunder: A Survey of Germany », The Economist, 11 février 2006.
19 Jonah Levy, « Redeploying the State: Liberalization and Social Policy in France », dans Wolfgang Streeck et Kathleen Thelen (dir.), Beyond Continuity: Institutional Change in Advanced Political Economies, Oxford, Oxford University Press, 2005, p. 103-126.
20 Martin Wolf, « There is something rotten in the welfare State of Europe », Financial Times, 1er mars 2006.
Auteur
Titulaire de la Morris Hilquit Chair in Labor and Social Thought et directeur du centre d’études allemandes à Brandeis University (Boston), où il enseigne au Département de science politique et au Département de sociologie. Parmi ses nombreux ouvrages et articles scientifiques, on note Euros and Europeans : Economic and Monetary Union and the European Model of Society (Cambridge University Press, 2004), dirigé avec Andrew Martin.
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