Protection sociale et citoyenneté dans les fédérations multinationales
p. 195-214
Texte intégral
1Fondamentalement, le concept de citoyenneté renvoie à un phénomène d’inclusion. Est citoyen celui qui est inclus dans la cité. Qui a les moyens matériels de participer à la vie de la cité. Qui est autorisé à y participer. L’inclusion présuppose des frontières (et des « lisières » selon l’expression retenue par Jane Jenson)1, plus ou moins fluides, qui permettent de délimiter qui fait partie du groupe. L’inclusion présuppose donc certaines formes d’exclusion.
2Dans un système fédéral ou quasi fédéral2, « l’État » – au sens de pouvoir politique dépositaire de la souveraineté — est décuplé3. Plusieurs « États » (au sens d’autorité publique) dans l’État (au sens international du terme) ont vocation à co-exister, au sein d’un territoire à la fois commun et divisé. Ces multiplications, juxtapositions et superpositions d’États entraînent forcément des multiplications, juxtapositions et superpositions de régimes de citoyenneté. Par conséquent, dans un contexte fédéral, chacune des dimensions de la citoyenneté telles quelles sont identifiées par Jane Jenson requiert que l’on spécifie la « cité » à laquelle la citoyenneté dont il est question correspond.
3Parler de « l’État » de manière abstraite dans ce contexte masque une composante incontournable de la citoyenneté complexe qui est le lot des ressortissants de tout régime fédéral. La multiplicité de la citoyenneté est réelle dans un État fédéral et, a fortiori, lorsque celui-ci est multinational4. En d’autres termes, de quelle cité parle-t-on lorsque la structure étatique implique des superpositions de « cités » ? Et, par conséquent, au sein de quelle communauté, société, nation, entité, ou de quel « État » s’organise (ou peut/doit s’organiser) la solidarité ?
4La présente contribution porte sur l’articulation entre la citoyenneté culturelle et la citoyenneté sociale telles quelles se manifestent dans les fédérations multinationales. De manière générale, la question est de déterminer quelles sont – et possiblement, quelles devraient être – les frontières et les lisières de la solidarité, au sein de tels régimes.
5À ce stade, une clarification lexicologique s’impose. Dans sa contribution au présent ouvrage, Jane Jenson établit une dichotomie entre les «frontièresres externes » ou « nationales » et les « lisières » de la citoyenneté. La première acception (borders, en anglais) correspond essentiellement aux frontières des États au sens du droit international, lequel s’accroche contre vents et marées à la conception westphalienne de la souveraineté. La seconde acception (boundaries, en anglais) traite davantage des divisions, des fragmentations, des regroupements, au sein de ces frontières externes. Si l’élimination des frontières internationales – ou du moins la réduction de leur pertinence – peut s’avérer souhaitable dans une perspective de répartition des ressources, cet aspect de la citoyenneté sociale « mondiale » n’en reste pas moins largement utopique. Les débats académiques ou politiques relatifs à la citoyenneté sociale portent davantage sur les lisières ayant pour effet de priver certaines catégories de citoyens de l’égalité matérielle ou formelle5. On pense ici notamment à la lutte des femmes, des homosexuels, des immigrés ou des personnes handicapées pour une reconnaissance de leur statut de citoyen à part entière. Sans que cela ne soit dit explicitement, il semble évident que les lisières sont largement perçues comme des obstacles à une « vraie » citoyenneté et, de là, quelles sont dépourvues de légitimité.
6Par contre, la quête de reconnaissance des différences culturelles au sein d’un espace politique donné suppose la légitimité des différences, et donc de certains « contours » entre personnes partageant un territoire. De telles lisières ne constituent pas des obstacles à l’égalité entre citoyens, mais un outil visant à garantir cette égalité. Si l’on souhaite retenir le terme lisière dans ce contexte, il importe d’être attentif à la connotation péjorative dont il semble porteur, et qui n’est peut-être pas justifié dans le contexte de l’accommodement de la diversité culturelle6.
7Par ailleurs, les contours de la citoyenneté tracés par le fédéralisme ne correspondent ni tout à fait à des lisières (internes), ni tout à fait à des frontières (externes). La distinction n’est pas uniquement sémantique. Sauf à remettre en cause la légitimité d’un système fédéral, l’on ne peut déplorer l’existence de limites juridiques et constitutionnelles distinguant les citoyens de diverses entités fédérées, pas plus (ou pas moins, c’est selon) que l’on ne peut déplorer les frontières internationales qui ont un effet similaire. Comme le rappellent Papillon et Turgeon7, dans un régime fédéral, la citoyenneté est, par définition, « fragmentée ».
8En effet, le fédéralisme implique à la fois un partage de la souveraineté de l’État (au sens du droit international) et des contraintes aux types de relations que l’État (au sens d’autorité publique) peut entretenir avec ses « commettants » ou « citoyens ». Les limites qui séparent les citoyens des diverses entités fédérées ne sont pas que des « lisières » au sein de l’État (au sens du droit international), ce sont les divisions institutionnelles intrinsèques à cet État. Pour ces raisons, dans les pages qui suivent, je retiendrai les expressions « frontières de la citoyenneté » et « frontières de la solidarité » lorsqu’il s’agira des séparations institutionnelles inhérentes au régime fédéral ou quasi fédéral. Cela dit, il importe de reconnaître qu’il existe des lisières de la citoyenneté dans tout régime fédéral, tant à l’échelle des autorités centrales, qu’au sein des entités fédérées.
9La présente réflexion s’articule en trois temps. La première partie questionne l’association qui est fréquemment établie – souvent de manière implicite – entre Etat-providence et Etat-nation. Si la protection sociale s’est largement développée dans le cadre des (souvent mal nommés) « Étatsnations », force est de constater que cette association n’est pas incontournable, que ce soit sur le plan historique ou éthique. La deuxième partie explore la tension qui existe entre l’extension de la dimension sociale de la citoyenneté (qui repose traditionnellement sur une vision homogénéisante des citoyens) et la dimension culturelle de la citoyenneté (qui est construite sur les différences). En troisième lieu, il s’agira d’explorer la fonction de consolidation identitaire remplie par la protection sociale dans les Etats modernes. Dans les structures politiques multinationales, cette fonction peut engendrer des concurrences entre divers ordres de gouvernement, tentant de construire des identités distinctes, multiples, superposées. En conclusion, nous avancerons l’hypothèse que dans les régimes politiques multinationaux – et particulièrement les fédérations multinationales–, les frontières de la solidarité forment des cercles concentriques, traduisant notamment différentes formes et différentes intensités d’allégeance aux multiples cités qui constituent l’espace politique complexe.
L’Etat-providence n’est pas nécessairement un Etat-nation
10Le lien entre l’État-nation et l’émergence de la protection sociale relève davantage de l’accident historique que d’une interdépendance incontournable8. Jusqu’au début du XXe siècle, l’« État-nation » ne représentait qu’un cadre de référence possible, parmi d’autres, pour l’organisation de la solidarité sociale9. Aujourd’hui pourtant, l’association entre État-nation et protection sociale bénéficie d’un préjugé favorable. Ainsi, les études comparatives en matière de protection sociale utilisent généralement « l’État » (au sens du droit international) comme « référent territorial10 ». Cette approche est peutêtre inévitable afin d’obtenir des données suffisamment comparables. Cela dit, en raison du rôle joué par les entités fédérées dans l’organisation de la protection sociale dans plusieurs fédérations, de tels raccourcis engendrent des distorsions de la réalité. En consolidant le paradigme « État-nation », on sous-estime les dimensions « territoriales » ou fédérales de la protection sociale.
11En effet, des recherches empiriques démontrent que la solidarité peut être construite à une autre échelle que celle de l’État-nation ou de la fédération11. Cela est d’autant plus vrai lorsqu’un groupe partageant une identité historique ou culturelle forte dispose d’organes démocratiques et administratifs12. En fait, comme le soulignent Keating et McEwen, il peut y avoir davantage de solidarité au sein des petites communautés qui partagent une identité commune qu’au sein d’un ensemble plus vaste13. De manière générale, on ne peut affirmer que la protection sociale – et la promotion de la citoyenneté sociale qui en découle – soit automatiquement mieux assumée sur le plan de l’État dans son ensemble (au sens du droit international) qu’au sein d’une entité plus restreinte.
12Par ailleurs, si la philosophie politique contemporaine s’est amplement penchée d’une part sur le phénomène identitaire14 et, d’autre part, sur le concept de justice redistributive15, l’articulation entre ces deux préoccupations reste relativement peu explorée16. Une exception notable est offerte par Nancy Fraser, qui propose une conception de la justice intégrant à la fois reconnaissance et impératif de redistribution. La philosophe américaine énonce, de manière éloquente, que la reconnaissance implique la solidarité, et que la solidarité à son tour, implique la reconnaissance (« no récognition without redistribution, and no redistribution without recognition17 »). La reconnaissance officielle d’un groupe dépourvu de ressources, ou le partage de ressources avec un groupe opprimé sur le plan culturel, linguistique ou religieux sont également parcellaires, voire factices. Sur le plan normatif, le lien entre reconnaissance et redistribution nous semble imparable.
13Ce double impératif ne résout cependant pas le problème du tracé, de l’échelle et de l’intensité de la redistribution que la reconnaissance implique. Lorsque plusieurs communautés se chevauchent et s’entrecroisent, la délimitation des frontières de la solidarité pose un réel défi. Cela est d’autant plus vrai des communautés dotées d’institutions politiques et d’un appareil administratif « étatique », qu’il s’agisse d’un « Etat-nation », d’une autorité fédérale, ou d’une autorité fédérée. À quelle échelle la solidarité sociale doitelle être organisée et financée dans ces divers contextes ? Avec qui doit-on partager et selon quels critères ? Comme le démontre la prochaine section, cette question se pose avec d’autant plus d’acuité que les dimensions sociale et culturelle de la citoyenneté peuvent entrer en contradiction.
La tension entre la citoyenneté culturelle et la citoyenneté sociale
14Dans son analyse devenue classique, T. Marshall décrivait l’élargissement graduel de la citoyenneté dans le contexte anglais18. La citoyenneté compor tait, selon lui, trois phases, introduites successivement aux XVIIIe (droits civiques), XIXe (droits politiques) et XXe siècles (droits sociaux). Selon Marshall, les dimensions civique et politique de la citoyenneté étaient condamnées à rester inachevées, voire illusoires, sans une redistribution de ressources. L’élargissement de la citoyenneté exigeait donc un assouplissement des divergences entre classes sociales.
15L’approche chronologique proposée par Marshall ne s’avère pas historiquement correcte, ou du moins, pas « universalisable19 ». Cependant, si l’on fait abstraction de la séquence dans laquelle ces dimensions apparaissent dans un contexte particulier, il importe de souligner que le discours démocratique reconnaît la légitimité de ces trois dimensions. Une citoyenne d’un Etat démocratique (du moins d’une démocratie occidentale) jouit — ou a le droit de jouir – de droits civiques, politiques et sociaux.
16Si l’analyse de Marshall ainsi adaptée conserve sa pertinence, il importe de reconnaître que la citoyenneté contemporaine comprend — au minimum — une quatrième dimension ignorée par le sociologue anglais : une dimension20 ». Il est dorénavant admis que l’appel à l’égalité formelle entre citoyens, gommée de toute spécificité culturelle, a pour effet de conforter l’hégémonie des groupes majoritaires21. La négation de la dimension culturelle de la citoyenneté constitue ainsi une forme d’oppression. Or, une personne opprimée est privée de son statut de citoyen, de son « droit de cité ». Les frontières de la citoyenneté ne l’engloberont pas, tant que cette personne sera perçue comme « Autre22 ».
17La panoplie d’instruments internationaux visant à protéger les minorités, de même que les nombreux aménagements institutionnels conduisant au partage de la souveraineté au sein des États, illustrent l’emprise et la légitimité de cette quatrième dimension de la citoyenneté. Toutefois, la fragmentation qui résulte de la reconnaissance de la dimension culturelle de la citoyenneté crée des tensions avec les autres dimensions de la citoyenneté, et ce, à deux égards.
18D une part, la promotion des dimensions civique, politique et sociale de la citoyenneté sont compatibles avec — voire impliquent traditionnellement — une vision homogénéisante de la société. Ces trois dimensions visent sinon à gommer, du moins à minimiser les différences entre gens d’origines diverses, entre les sexes, entre les classes. Ce n’est évidemment pas le cas de la dimension culturelle de la citoyenneté qui repose, quant à elle, sur la reconnaissance de l’Autre non seulement en dépit de sa différence, mais avec ses différences. Autrement dit, les trois dimensions de la citoyenneté identifiées par Marshall visent à créer une citoyenneté partagée, et donc une appartenance commune. En revanche, la dimension culturelle de la citoyenneté porte en elle le germe de la fragmentation de cette citoyenneté. Elle appelle à l’émergence d’une citoyenneté différenciée, multiple, superposée23. Il y a donc une tension entre la citoyenneté uniforme, qui exige que l’on accorde à tous les mêmes droits, la même manière de participer à la cité, et la citoyenneté différenciée, qui requiert une adaptation des modes de participation à la cité.
19D’autre part, la culture « au sens large » englobe l’approche prédominante visant à garantir le bien-être matériel essentiel à la citoyenneté24. En d’autres termes, dimensions sociale et culturelle ne sont pas simplement des facettes distinctes et juxtaposées de la citoyenneté. Culture et mode de protection sociale se définissent mutuellement. Dans un État culturellement homogène (et il y en a peu !), citoyennetés culturelle et sociale ne seront pas réellement en confrontation. La dimension culturelle des droits sociaux peut être admise puisqu’elle n’entraîne pas de fragmentation, de différentiation, qui contredirait l’objectif de l’élargissement de la citoyenneté poursuivi par la protection sociale (on pense au modèle « Scandinave », par exemple).
20Par contre, dans un Etat multiculturel – et surtout multinational–, la tension qui existe entre les dimensions sociale et culturelle de la citoyenneté peut être très marquée. La reconnaissance de la dimension culturelle de la citoyenneté peut avoir pour conséquences de remettre en cause le caractère uniformisant de la citoyenneté sociale et de justifier l’attribution de compétences distinctes en la matière à divers groupes nationaux au sein d’une même structure politique. La reconnaissance d’une dimension culturelle à la citoyenneté sociale implique qu’il puisse y avoir des différences de valeurs, de priorités, de stratégies en matière de protection sociale entre différents groupes au sein d’un même Etat. Différentes visions de la citoyenneté – et des conséquences de la citoyenneté, notamment en ce qui concerne la solidarité – peuvent alors s’affronter.
21Cette tension est évidemment exacerbée dans les régimes fédéraux au sein desquels la reconnaissance des différences culturelles se traduit — du moins partiellement – en institutions démocratiques autonomes. La reconnaissance, les ressources, les compétences et la légitimité démocratique dont jouissent les groupes « nationaux », « culturels », « ethnolinguistiques » dans plusieurs structures étatiques fédérales ou quasi fédérales consolident la citoyenneté différenciée. Les organes démocratiques, dotés de compétences législatives, permettent à certains groupes minoritaires – ou numériquement majoritaires, mais se réclamant d’une culture distincte25 – d’adopter des politiques sociales en congruence avec leurs préférences culturelles26.
22Si la répartition des compétences ou des ressources est interprétée comme un frein à cette quête de congruence, elle pourra engendrer des revendications constitutionnelles (transferts de compétences ou de pouvoir fiscal). Le fédéralisme peut ainsi renforcer le mouvement centrifuge en donnant une voix structurée et légitime (parce que démocratique) à certains groupes culturels qui souhaitent aligner citoyenneté culturelle et sociale, en raison de l’interdépendance entre les deux. Le Québec, la Catalogne, la Flandre ou l’Ecosse nous en fournissent des exemples révélateurs.
23En principe, donc, la dimension sociale de la citoyenneté vise à élargir les lisières de la citoyenneté et de la solidarité par le biais de mesures de protection sociale. La citoyenneté culturelle peut, quant à elle, modifier les contours de la citoyenneté sociale, en raison de l’impact de la culture sur les modes de protection sociale. Si la dimension sociale de la citoyenneté décrite par Marshall permet d’atténuer les lisières afin d’y inclure des gens qui en étaient traditionnellement exclus, la dimension culturelle de la citoyenneté peut impliquer une redéfinition de ces lisières, voire leur transformation en « frontières » institutionnelles porteuses d’autonomie au sein d’un espace politique complexe.
24La troisième partie de la présente contribution examine la fonction de consolidation identitaire remplie par la protection sociale dans les fédérations multinationales. Cette analyse permettra de souligner les enjeux, pour les pouvoirs publics, de maîtriser ce domaine, à la fois dans une optique d’élargissement de la citoyenneté sociale et de prise en compte de la diversité culturelle.
La fonction de construction identitaire de la protection sociale
25La protection sociale offre un terrain fertile aux autorités publiques pour démontrer leur pertinence, leur efficience, leur raison d’être27. L’Etat (occidental) moderne ne se construit plus beaucoup par l’érection de grandes infrastructures et plus du tout par l’édification d’empires coloniaux (du moins officiellement !). Dans ce contexte, la protection sociale constitue – avec la sécurité28 — l’un des derniers domaines visibles et politiquement rentables de l’action publique. De ce fait, la protection sociale représente une source de légitimité très prisée à la fois pour les responsables politiques et pour les fonctionnaires29. Dans un état fédéral, ce terrain peut voir s’affronter différents ordres de gouvernement, chacun en quête d’appui auprès de la population et de l’électorat. Occuper le champ de la protection sociale est plus fructueux que d’occuper celui de l’agriculture ou de l’entretien des routes parce qu’il affecte la classe moyenne dans des moments de vulnérabilité (maladie, vieillesse) ou de besoins de soutien (soutien familial, éducation).
26La protection sociale offre également un terreau fertile à la construction identitaire. Nous avons relevé que la citoyenneté sociale comporte une dimension culturelle. Le modèle de protection sociale privilégié par une collectivité constitue indéniablement un marqueur identitaire. Dans une entité politique multinationale, cette fonction peut évidemment être génératrice de tensions puisque les ressortissants cumulent différentes identités, appartenances, allégeances. La superposition de ces allégeances est inévitable. Dans les cas de fédérations multinationales, la concurrence entre les ordres de gouvernement visant à consolider cette allégeance est alors fréquente.
27Les mouvements nationalistes qui ont émergé dans les pays occidentaux depuis la Seconde Guerre mondiale ont instrumentalisé la protection sociale pour des fins de construction identitaire (et de quête de légitimité). Ainsi, le modèle social est considéré comme faisant partie intégrante des nationalismes québécois, écossais, basque ou catalan (et de plus en plus, flamand). En contrepartie, les pays au sein desquels ces mouvements se développent répondent également par des stratégies de nation-building concurrente, ou du moins de nation-preserving. Le maintien ou le renforcement du centre dans la sphère de la protection sociale fait ainsi partie de l’arsenal des nationalismes pancanadien, espagnol, britannique (ou belge ?30). Pour illustrer ce propos, examinons brièvement les cas du Royaume-Uni et du Canada.
28Bien que le premier ne soit pas une fédération mais une union au sein de laquelle une large dévolution législative a été reconnue, il fournit un exemple contemporain de la fonction de construction identitaire dans un état multinational en processus de dissociation constitutionnelle31. Le Royaume-Uni n’a jamais été un Etat unitaire classique. Depuis l’Union des couronnes en 1707, l’Ecosse a notamment maintenu des systèmes juridique, judiciaire et d’éducation distincts, une Église d’Etat distincte, de nombreux symboles nationaux distincts (drapeau, équipe de football !), de même qu’une administration spécifique. Toutefois, en matière de protection sociale, le Royaume-Uni était particulièrement centralisé, quoique des différences sur le plan de la gestion aient été tolérées, notamment pour l’Ecosse32.
29Alors que les programmes sociaux avaient participé à la construction nationale de l’Allemagne ou de la France, l’appartenance au Royaume-Uni était largement conditionnée par la grandeur de l’Empire britannique. Le démantèlement de celui-ci dans la période d’après-guerre a correspondu à l’émergence des principaux mécanismes de protection sociale, structurés autour d’institutions « nationales » (au sens de « britannique »), tel le National Health Service. McEwen et Parry suggèrent que ce système a non seulement renforcé la solidarité entre les classes sociales, mais a également eu pour effet de fomenter la loyauté des différentes nations composant le Royaume-Uni envers l’Etat central. Dans ce sens, la protection sociale devenait un instrument de construction « nationale33 ». Il n’est pas clair qu’il s’agissait là d’une manoeuvre délibérée de la part des autorités de Londres. Mais l’exemple illustre bien la fonction de consolidation de la citoyenneté partagée jouée par la protection sociale.
30Par ailleurs, si la protection sociale peut générer un sentiment d’allégeance envers le « centre », il appert que le recul ou le repli en matière de protection sociale peut avoir pour conséquence d’affaiblir cette allégeance. Ainsi, les réformes ultraconservatrices imposées par les gouvernements Thatcher et Major ont affecté l’Ecosse, non seulement par leur sévérité, mais également par leur manque de légitimité. Les Ecossais se perçoivent comme étant plus sociaux-démocrates et égalitaires que leurs concitoyens anglais34. Pendant tout le règne conservateur, ils ont continué à voter massivement pour le parti travailliste, relégué dans l’opposition. Ceci a contribué au sentiment des Écossais d’être gouvernés au Sud par des autorités ne les représentant pas, et mettant en oeuvre des politiques contraires à leurs intérêts et orientations idéologiques. Les politiques de « retranchement » de la droite ont donc eu pour effet de consolider l’identité distincte des Ecossais, de raviver leur flamme autonomiste et de justifier la « dévolution » intervenue au Royaume-Uni à la fin des années 1990.
31Dans ce sens, le repli des politiques sociales aurait intensifié les revendications visant à rétablir le Parlement écossais et à lui transférer des compétences significatives en matière de protection sociale. Une quête de congruence entre préférences en matière sociale et compétences permettant d’y répondre a incontestablement contribué à la réforme institutionnelle du Royaume-Uni. Dorénavant, les compétences législatives en matière sociale sont largement décentralisées (lutte contre l’exclusion, logement social, formation professionnelle, santé)35.
32En assez peu de temps, ces compétences législatives écossaises ont été mobilisées afin de mettre sur pied des mesures de protection sociale distinctes. Ainsi, bien que le système de financement soit le même que dans le reste du Royaume-Uni (il est toujours assuré par le « National Health Service »), les priorités et stratégies en matière de santé commencent à diverger36. Par exemple, l’Ecosse a notamment choisi de rembourser les victimes d’hépatite C transfusionnelle37. Le Royaume-Uni a initialement contesté la compétence de l’Ecosse de mettre sur pied un tel programme, avant de lui emboîter le pas. Par contre, Londres n’a pas suivi l’Ecosse dans la mise sur pied d’un programme d’appui à l’autonomie des personnes âgées. Ce programme non contributif reflète l’image solidaire, voire socialiste de l’Ecosse. Il contribue de ce fait à renforcer l’identité écossaise38.
33En somme, le désir de défendre un état social distinct en Écosse a contribué à la restructuration du Royaume-Uni. Dans un mouvement dialectique, l’avènement de la dévolution a ensuite démontré l’impact de la décentralisation normative sur la protection sociale. Les divergences sur le plan des politiques publiques ont alors pour effet de conforter l’idée que les Écossais partagent une identité propre, une vision solidaire, qui les distinguent du reste du Royaume-Uni.
34L’instrumentalisation de la protection sociale par des acteurs politiques en concurrence est plus marquée dans la fédération canadienne. Au Canada, l’essentiel des compétences en matière de protection sociale relève des provinces. L’autorité centrale jouit de compétences étendues en matière d’assurance-emploi, de compétences concurrentes en matière de pensions, et de compétences limitées en matière de santé publique39. Elle intervient cependant de manière importante dans le domaine social, notamment par le biais de son « pouvoir de dépenser » et de ses vastes pouvoirs fiscaux40. Il ne s’agit pas ici d’évaluer l’impact de la répartition des compétences, du pouvoir de dépenser et des déséquilibres fiscaux, mais de réfléchir à la concurrence qui se manifeste sur le terrain de la protection sociale entre l’autorité fédérale et certaines provinces, et surtout le Québec.
35La dilution et la quasi-disparition du caractère britannique du Canada anglais, une immigration massive provenant de pays non européens, la montée du nationalisme et la consolidation de l’État québécois à la suite de la Révolution tranquille, et la reconnaissance tardive de la réalité autochtone ont provoqué une forte crise d’identité au « Canada hors Québec ». La protection sociale joue un rôle de premier plan dans cette quête d’identité. La société canadienne, guidée en cela par les autorités fédérales, est décrite comme étant une société « solidaire » et généreuse sur le plan social. La comparaison s’effectue évidemment par rapport aux États-Unis, qui constitue « l’Autre » par excellence dans ce contexte41. Les « programmes sociaux » sont perçus et présentés comme un lien concret unissant les Canadiens, si dispersés géographiquement, et si diversifiés dans leurs origines, et par ailleurs, pas toujours très différents de leurs voisins du Sud42. Dans sa contribution au présent ouvrage, G. Boismenu souligne comment la nouvelle gestion publique (new public management) est également instrumentalisée pour justifier des incursions fédérales dans les sphères de compétences provinciales. Cette utilisation de la protection sociale pour des fins de construction nationale (dans le sens « pancanadien ») se heurte – notamment – à la résistance du Québec43.
36Pour les autorités québécoises, la protection sociale représente une matière relevant largement des compétences constitutionnelles du Québec (que fédéralistes et a fortiori souverainistes québécois défendent jalousement). Mais surtout, le « modèle social » québécois est véhiculé comme porteur des valeurs, des priorités et des stratégies québécoises, qui peuvent, mais ne correspondent pas nécessairement à celles du reste du Canada44. Non seulement le modèle est-il un reflet de cette « culture sociale » distincte, mais, à l’instar du phénomène écossais évoqué plus haut, il sert à son tour à consolider l’identité distincte du Québec. La concurrence sur le plan identitaire s’effectue en opposition à un Autre. Mais l’Autre n’est pas le même. Le Canada se définit comme « solidaire », par rapport aux États-Unis45. Le Québec, lui, se définit comme plus solidaire et social-démocrate que le reste du Canada. La protection sociale joue alors un rôle symbolique – voire quasi mythique dans la construction identitaire.
37Ainsi, le Québec a pu convaincre Ottawa de lui transférer des fonds relatifs aux congés parentaux, traditionnellement intégrés au système d’assurance-emploi et donc de compétence fédérale46. En vertu de ses compétences en matière de politique familiale, le Québec souhaitait mettre sur pied un programme de congés parentaux distinct et accessible à la fois aux travailleurs (et surtout aux travailleuses) autonomes, ou ayant des carrières atypiques, et qui sont presque systématiquement exclus du régime d’assuranceemploi (et donc privés de congés parentaux). Le programme québécois s’inscrit clairement dans une vision « solidaire », « sociale-démocrate » et « fémiféministe» de la protection sociale, vision véhiculée par les autorités publiques québécoises (surtout, mais pas uniquement lorsque le Parti québécois est au pouvoir). Cette vision tranche avec l’approche dominante dans le reste de l’Amérique du Nord. Le programme reflète ainsi la dimension culturelle de la protection sociale.
38Le droit de retrait, accompagné ou non de financement distinct, illustre clairement l’affirmation identitaire de certaines composantes d’une fédération. Dans certains cas, une entité refusera de participer à un programme élaboré ou promu par l’autorité fédérale au motif qu’il fait double emploi avec un programme déjà en place au palier fédéral47. Mais le refus de participer constitue incontestablement une manière de signaler son statut distinct, au sein d’un ensemble qui peut tenter de diluer cette différence, au nom de « l’unité nationale » par exemple.
39Dans ce contexte, les trois fonctions de la protection sociale se renforcent : la dimension redistributive (un programme qui se veut plus progressiste), la fonction de construction identitaire (le programme consolide la conception qu’ont les Québécois de leur différence en matière de protection sociale et de citoyenneté sociale), et toujours en arrière-plan, la fonction de légitimation des autorités publiques (politiques et fonctionnaires québécois démontrant leur pertinence aux électeurs et administrés).
40Dans la mesure où la protection sociale participe à la construction identitaire « pancanadienne » et « québécoise », on peut s’interroger sur les motifs qui conduisent l’autorité fédérale à accepter ce type d’aménagements asymétriques. Ces derniers ne risquent-ils pas de renforcer la fragmentation identitaire ? Les raisons de cette acceptation sont à la fois constitutionnelles, politiques et stratégiques. Dans une majorité des cas, les ententes de cette nature portent sur des matières qui relèvent de la compétence provinciale. Constitutionnellement, l’autorité fédérale ne peut « que » financer le programme (et exercer une influence indirecte sur les provinces par le biais de ce financement)48. Les titulaires de la compétence matérielle (les provinces) jouissent donc d’un certain rapport de force dans ce contexte. Une province souhaitant un arrangement distinct, peut jouer, en partie, la carte constitutionnelle.
41De plus, sur les plans politique et stratégique, la quête d’uniformisation à outrance ne fait plus partie du discours des autorités fédérales (même si la pratique peut fréquemment contredire ce discours). La reconnaissance officielle et constitutionnelle de l’asymétrie reste difficile. Mais sa mise en oeuvre pragmatique, au cas par cas, se révèle relativement fréquente. Lorsqu’une matière relève des provinces, une présence fédérale — même non uniforme, même asymétrique — a néanmoins pour effet de consolider la légitimité des autorités fédérales et de contribuer à la consolidation d’une forme d’identité canadienne.
42L’identité canadienne se définit par une protection sociale plus généreuse, mais — graduellement et parfois à contre-coeur — par la reconnaissance de l’hétérogénéité de la population et des provinces. Cette reconnaissance de la dimension culturelle de la protection sociale, et donc de la légitimité de l’asymétrie dans ce contexte, ne va pas sans difficulté. Elle est toujours durement négociée, Ottawa maintenant une forme de contrôle (financier) indéniable. Ici, il existe clairement une tension entre des visions potentiellement contradictoires des fonctions redistributives et de construction identitaire de la protection sociale, et peut-être surtout de la fonction de légitimation. Politiques et fonctionnaires fédéraux souhaitent également rester pertinents dans le domaine des programmes sociaux. L’asymétrie représente une stratégie pour y parvenir.
43En somme, des groupes culturels ou nationaux concentrés territorialement à l’intérieur d’Etats complexes peuvent revendiquer des compétences en matière sociale (voire fiscales) afin de consolider, d’une part, leur légitimité politique et la pertinence de leurs institutions et, d’autre part, l’appartenance des membres du groupe. Selon les rapports de force, ces groupes/nations/entités fédérées peuvent négocier des arrangements asymétriques ou davantage de compétences afin d’augmenter la maîtrise entière sur un domaine d’intervention publique crucial pour la population. Lorsque ces groupes disposent d’un appareil étatique structuré (une entité fédérée), la concurrence avec le centre devient d’autant plus vigoureuse, puisque les trois fonctions de la protection sociale (redistribution, construction identitaire et légitimation des institutions) peuvent alors se renforcer, et ce, pour chaque partenaire de l’entité politique49.
44Dans un État unitaire et (relativement) culturellement homogène, l’approfondissement de la citoyenneté sociale ne s’effectuera pas au détriment de la citoyenneté culturelle, et vice versa, et les trois fonctions de la protection sociale ne se feront en principe pas concurrence. Dans un système fédéral (relativement) culturellement homogène, la quête de légitimité des autorités publiques des divers ordres de gouvernement peut générer une certaine tension, mais les fonctions redistributives et identitaires seront peu contradictoires. Par contre, l’impact des trois fonctions de la protection sociale dans les Etats multinationaux et, a fortiori, dans les fédérations multinationales confirme l’existence d’une tension entre les dimensions sociales et culturelles de la citoyenneté, lorsque cette dernière se conjugue au pluriel. Dans un État où se chevauchent les appartenances, les identités et les gouvernements, les frontières et les lisières de la solidarité peuvent être fluides et bousculées. En conclusion, nous réfléchirons au défi que représente la (re) définition de ces frontières.
Des cercles concentriques de la solidarité et de la citoyenneté ?
45Dans sa contribution, Jane Jenson nous rappelle que la citoyenneté comporte deux types de relations : la relation entre les membres d’une communauté et l’État (au sens d’autorité publique) et la solidarité entre les membres de cette communauté. Toutefois, dans une fédération, quel « état » (dans l’État) aura vocation à organiser la solidarité sociale ? Dans le cadre d’une fédération multinationale, la question de la solidarité se pose avec encore plus d’acuité. Lorsque plusieurs conceptions du « nous » se chevauchent, à laquelle de ces conceptions la solidarité sociale doit-elle correspondre ?
46Il apparaît que la solidarité sociale au sein de fédérations multinationales peut se construire sur deux bases distinctes : celle de l'intérêt et celle du sentiment d’appartenance commune, l’un et l’autre pouvant se renforcer au fil du temps, et l’un n’excluant pas entièrement l’autre. Les allégeances multiples au sein des États complexes et multinationaux jouent constamment sur ces deux tableaux. Dans le contexte qui nous préoccupe, la solidarité peut émaner de la communauté (la nation sociologique, qui semble naturelle aux Québécois ou aux Catalans) et elle peut également représenter un mécanisme de cohésion au sein d’une nation politique (une société dans le sens entendu par Max Weber)50. Dans ce cas, elle sera davantage fondée sur des facteurs d’intérêts communs que sur un sentiment d’appartenance51.
47L’intérêt pour l’Écosse ou le Québec de faire partie d’une entité politique plus vaste serait foncièrement remis en cause si le projet de construction de l’identité britannique ou pancanadienne avait pour effet de nier les spécificités écossaises et québécoises52. La cohésion ne peut se construire sans un sentiment de sécurité pour les groupes nationaux, sans respect pour leur spécificité culturelle, ce qui inclut, si ces groupes le désirent, des outils pour organiser une forme de solidarité. Cette reconnaissance doit s’accompagner de capacités financières suffisantes pour leur permettre d’y arriver. En d’autres mots, la promotion de valeurs communes — et la tentation de l’uniformisation au nom de l’identité ou de l’égalité des citoyens fragiles des groupes nationaux au sein des fédérations multinationales — risque de conduire au rejet de la structure étatique par un groupe se sentant menacé/opprimé/désavantagé par cette homogénéisation.
48L’intensité de la solidarité peut-elle être plus forte lorsqu’elle découle de la première de ces sources ? Une telle conception justifierait alors une citoyenneté sociale superposée, plus large, et essentiellement fondée sur une communauté d’intérêts. Les citoyennetés complexes et superposées entraînent-elles (question empirique) — et surtout justifient-elles (question éthique) — la coexistence de différents types et degrés (ou intensités) de solidarité ?
49Nous ne prétendons pas fournir de réponse à ces questions, mais souhaitons suggérer que le cadre d’analyse de la citoyenneté nécessiterait peutêtre que l’on ajoute à la dimension des frontières et des lisières, qui impliquent des inclusions et des exclusions, une dimension de « profondeur » ou « d’ind’intensité». Il ne s’agirait ainsi plus uniquement de considérer l’élargissement de la citoyenneté, mais également son approfondissement. Si la première vise la réduction des lisières, la seconde peut justifier l’établissement ou le maintien de certaines frontières ou lisières, au sein desquelles la solidarité est plus intense. Dans une fédération multinationale, la solidarité pourrait alors se concevoir comme autant de cercles concentriques et entrecroisés. Dans la mesure où un groupe/nation/entité fédéré choisit de demeurer dans un tel espace politique – notamment parce qu’il y voit un intérêt–, il doit concéder l’existence de citoyennetés multiples et superposées, de même que les conséquences, sur le plan de la solidarité, de ces citoyennetés décuplées.
50À peine évoqué, ce modèle soulève déjà un certain nombre d’interrogations. En appel à la poursuite du débat, nous en retiendrons une. On a vu que l’éthique ne peut dicter les frontières précises de la solidarité. Pourrait-on néanmoins soutenir qu’il existe un obstacle moral ou politique à la réduction de la solidarité, pour des motifs de construction identitaire ? Une telle « règle » empêcherait une diminution de la solidarité existante – son degré ou son intensité — avec le reste de l’Espagne pour la Catalogne ou le Pays basque, avec le sud de l’Italie pour la Padanie, avec la Wallonie et Bruxelles pour la Flandre, voire de l’Alberta avec le reste du Canada. La justice redistributive agirait dans ce contexte comme un cliquet : elle aurait un effet de stand still53.
51L’on admettrait ainsi que la reconnaissance de la dimension culturelle de la citoyenneté peut justifier l’autonomie, et dès lors des différences sur le plan des politiques publiques au sein d’une fédération multinationale. Toutefois, cette reconnaissance ne pourrait entraîner une diminution d’un degré de partage antérieur. Concrètement, il ne s’agit pas d’instaurer ou de maintenir à tout prix des programmes homogènes (qui pourraient contrecarrer les préférences culturelles), mais de restreindre l’impact de l’hétérogénéité sur la citoyenneté commune, en assurant, par exemple, des transferts financiers54.
52Cette solution conceptuelle ne résout pas – tant s’en faut – tous les défis entourant l’articulation entre la reconnaissance et la redistribution. En effet, qu’en est-il lorsque la richesse d’un groupe/nation/entité fédérée lui permet de renforcer l’intensité de la solidarité dans son sein — et pour l’avenir ? Y a-t-il un obstacle moral à ne pas augmenter le niveau de solidarité avec le reste de l’entité politique dont cette entité « privilégiée » fait partie ? En d’autres termes, même si l’on pouvait défendre l’idée que l’on ne peut pas reculer, a-t-on l’obligation d’accroître la solidarité avec les membres d’autres groupes/nations/entités fédérées pour éviter des augmentations d’écarts ? La question se pose avec encore plus d’urgence lorsqu’un groupe favorisé partage de moins en moins une identité commune avec le centre ou le reste de la fédération ou quasi-fédération multinationale et qu’il trouve de moins en moins d’intérêts (stratégiques, géopolitiques, voire sentimentaux) à faire partie de l’ensemble plus vaste55. Lorsque les liens de la citoyenneté commune se distendent, sur quelle base peut-on défendre non seulement un maintien, mais un accroissement de la solidarité ?
Notes de bas de page
1 Nous revenons plus loin dans cette introduction sur la distinction entre « frontières » et « lisières ».
2 Par « quasi fédéral », on entend un régime politique au sein duquel les pouvoirs législatifs et exécutifs sont répartis entre différents ordres, sans que les entités composant ce régime ne disposent de pouvoirs équipollents à ceux des autorités centrales. Le terme recoupe, par exemple, l’Italie, l’Espagne ou le Royaume-Uni.
3 Ainsi, nous ne partageons pas la conception d’Olivier Beaud, qui soutient que la souveraineté est indivisible et qu’une fédération ne saurait dès lors être un État : Olivier Beaud, « Fédéralisme et souveraineté : notes pour une théorie constitutionnelle de la Fédération », Revue de droit public, n° 1,1998, p. 83-106.
4 Pour les fins de la présente contribution, nous adopterons la définition de « multinational » fournie par Will Kymlicka, soit un regroupement (sous forme de fédération ou autre) de nations, lesquelles constituent des communautés historiques, institutionnalisées occupant un territoire donné et partageant une langue et une histoire distinctes : Will Kymlicka, « Citizenship, Communities, and Identity in Canada », dans James Bickerton, Stephen Brooks et Alain-G. Gagnon (dir.), Canadian Politics, Peterborough, Broadview Press, 2004, p. 35-36.
5 Voir aussi Jane Jenson, « Introduction: Thinking about Citizenship and Law in a Era of Change », dans Law Commission of Canada, Law and Citizenship, Vancouver, University of British Columbia Press, 2006, p. 3 et suivantes.
6 Dans l’ouvrage collectif Law and Citizenship publié par la Commission du droit du Canada, un chapitre consacré à la citoyenneté multinationale est placé dans la section traitant des « frontières/borders » : Siobhan Harty et Michael Murphy, « Multinational Citizenship: Practical Implications of a Theoretical Model », dans Law Commission of Canada, Law and Citizenship, Vancouver, University of British Columbia Press, 2006, p. 91-118.
7 Martin Papillon et Luc Turgeon, « Nationalism’s Third Way? Comparing the Emergence of Citizenship Régimes in Quebec and Scotland », dans Alain-G. Gagnon, Montserrat Guibernau et François Rocher (dir.), The Conditions of Diversity in Multinational Democracies, Montréal, Institut de recherches en politiques publiques, 2003, p. 326.
8 Peter Wagner et Bénédicte Zimmermann, « Citizenship and Collective Responsibility: On the Political Philosophy of the Nation-Based Welfare State and Beyond », dans Lars Magnusson et Bo Strath (dir.), A European Social Citizenship? Preconditions for Future Policies from a Historical Perspective, Bruxelles, P.I.E./Peter Lang, 2004, p. 31-53.
9 D’autres possibilités étaient les municipalités, ou les organisations transnationales de travailleurs, etc. Voir P. Wagner et B. Zimmermann, p. 42-43.
10 Francis Kessler, Le droit de la protection sociale, 2e édition, Paris, Dalloz, 2005, p. 3. Par exemple, les comparaisons des mécanismes de protection sociale dans les Etats membres de l'Union suivent clairement le paradigme de « l’État-nation ». Les tensions entre le centre et les unités décentralisées – y compris les entités fédérées – sont soulignées, parfois de façon très discrète, dans les contributions, mais l’analyse globale porte toujours sur des données agrégées des États-nations et sur les tendances générales au sein des États membres. Voir Commission européenne, D. G. Emploi et Affaires sociales, Missoc (Mutual Information System on Social Security), La protection sociale dans les Etats membres de l’Union européenne, de l’Espace économique européen et en Suisse, Situation au Ier mai 2004, Bruxelles, 2005. n. Nicola McEwen et Luis Moreno (dir.), The Territorial Politics of Welfare, New York, Routledge, 2005. Voir aussi le numéro spécial de Régional and Federal Studies, vol. 15, n° 4, 2005, de même que le vol. 51, 2003, de Sociétés contemporaines, intitulé « Politiques sociales et constructions fédérales des territoires politiques : quatre études de cas ».
11 Nicola McEwen et Luis Moreno (dir.), The Territorial Politics of Welfare, New York, Routledge, 2005. Voir aussi le numéro spécial de Régional and Federal Studies, vol. 15, n° 4, 2005, de même que le vol. 51, 2003, de Sociétés contemporaines, intitulé « Politiques sociales et constructions fédérales des territoires politiques : quatre études de cas ».
12 Michael Keating et Nicola McEwen, « Introduction: Dévolution and Public Policy in Comparative Perspective », Régional and Fédéral Studies, vol. 15, n° 4, 2005, p. 415.
13 Ibid, p. 416. À cet égard, nous verrons dans la troisième partie, les exemples de l’assurance autonomie en Écosse ou des congés parentaux au Québec.
14 Voir, entre autres, Bhikhu Parekh, Rethinking Multiculturalism: Cultural Diversity and Political Theory, Cambridge, MA, Harvard University Press, 2000; Will Kymlicka, Citizenship in Diverse Societies, New York, Oxford University Press, 2000; Charles Taylor, « The Politics of Recognition », dans Amy Gutman (dir.), Multicultumlism: Examining the Politics of Recognition, Princeton, NJ, Princeton University Press, 1994, p. 25-74.
15 Voir John Rawls, A Theory of Justice, Oxford, Oxford University Press, 1973.
16 Voir cependant Phillipe Van Parijs (dir.), Cultural Diversity versus Economic Solidarity. Proceedings of the Seventh Francqui Colloquium, Bruxelles, de Boeck, 2004, p. 227-284.
17 Nancy Fraser, « Social Justice in the Age of Identity Politics: Redistribution, Récognition and Participation », dans Nancy Fraser et Axel Honneth (dir.), Redistribution or Récognition? A Political-Philosophical Exchange, Londres/New York, Verso, 2003, p. 7-107.
18 T. H. Marshall, « Citizenship and Social Class » [1949], repris dans Gershon Shafir, The Citizenship Debates: A Reader, Minneapolis, MN, University of Minnesota Press, 1998, p. 93-111.
19 On pense aux femmes qui ont obtenu certains droits sociaux avant d’obtenir leur pleine citoyenneté politique.
20 Rainer Bauböck, « Cultural Citizenship, Minority Rights and Self-Government », dans Alex Aleinikoff et Doug Klusmeyer (dir.), Citizenship Today: Global Perspectives and Practices, Washington, DC, Carnegie Endowment for International Peace, 2001, p. 319-348.
21 José Woerhling, « Les droits et libertés dans la construction de la citoyenneté », dans Michel Coutu et al. (dir.), Droits fondamentaux et citoyenneté, une citoyenneté fragmentée, limitée, illusoire ?, Montréal, Thémis, 2000, p. 291.
22 Margarita Sanchez-mazas et al., « La citoyenneté européenne et l’Autre du dedans », dans Margarita Sanchez-mazas et Laurent Licata (dir.), L’Autre : regards psychosociaux, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 2004, p. 305-332.
23 Joseph Yvon Thériault, « La citoyenneté fragmentée est-elle incontournable ? », dans M. Coutu et al, (dir.), 2000, p. 165-184.
24 De manière imagée, le fédéraliste Robert Bourassa affirmait que la protection sociale constitue « la fibre de la culture ». Cité dans Keith Banting, The Welfare State and Canadian Federalism, 2e ed., Kingston et Montréal, McGill-Queen’s University Press, 1987, p. 142.
25 Les Flamands sont numériquement supérieurs, mais s’identifient moins à la Belgique que la minorité francophone, au contraire de la situation au Québec, en Écosse ou en Catalogne, par exemple.
26 Jan Erk, « ‘Wat We Zelf Doen, Doen We Beter’: Belgian Substate Nationalisms, Congruence and Public Policy », Journal of Public Policy, vol. 23, n° 2, 2003, p. 201-224 ; Daniel Béland et André Lecours, « Sub-state Nationalism and the Welfare State : Québec and Canadian Federalism », Nations and Nationalism, vol. 12, n° I, 2006, p. 77-96 ; Daniel Béland et André Lecours, « Nationalism, Public Policy and Institutional Developments : Social Security in Belgium », Journal of Public Policy, vol. 25, n° 2, 2005, p. 265-285 ; Daniel Béland et André Lecours, « Nationalisme et protection sociale : une approche comparative », Canadian Public Policy/Analyse de Politiques, vol. 30, n° 3, 2004, p. 319-331.
27 Johanne Poirier, « Pouvoir normatif et protection sociale dans les fédérations multinationales », Revue Canadienne Droit et Société/Canadian Journal of Law and Society, vol. 16, n° 2, 2001, p. 137-171.
28 Caria Nagels, « La création d’Everberg : le prix à payer pour une coalition arc-en-ciel », L’Année sociale 2002, Bruxelles, Institut de Sociologie, ULB, 2003, p. 4.
29 Numia Murard, La protection sociale, La Découverte, Paris, 2004, p. 31 et suivantes.
30 Le cas belge est très particulier, puisque la composition bipolaire de plusieurs organes fédéraux empêche pratiquement l’autorité centrale d’élaborer de telles stratégies. Voit, entre autres, Johanne Poirier, « Protection constitutionnelle des minorités linguistiques : un exercice-fiction de transposition du modèle fédéral belge au Canada », dans André Braën, Pierre Foucher et Yves Le Bouthillier (dir.), Languages, Constitutionalism and Minorities/Langues, constitutionnalisme et minorités, Toronto, Butterworths, 2006, p. 162-200.
31 Bien que le Scotland Act (qui confère des compétences législatives au Parlement écossais ré-établi en 1999) soit, sur le plan formel, une loi « ordinaire » du Parlement de Westminster, sa révocation unilatérale est hautement invraisemblable.
32 Howard Glennerster, « The State of Welfare in the UK in 2005: in Better Shape », dans Third European Conference on the State of Welfare Anno 1992 in the EU: Ten Years Later and with Ten New Members States, Documents de travail de la Conférence, KUL, Louvain, 17-18 octobre 2005.
33 Nicola McEwen et Richard Parry, « Devolution and the Preservation of the United Kingdom Welfare State », dans L. Moreno et N. McEwen, 2005, p. 41-62.
34 M. Papillon et L. Turgeon, 2003, p. 327.
35 Cela dit, il faut souligner que le Parlement de Westminster conserve de larges plages de compétences, notamment en ce qui a trait aux programmes de remplacement de revenus (financement des soins de santé, assurance-chômage, pensions).
36 Scott L. Greer, « The Territorial Bases of Health Policy Making in the UK after Devolution », Regional and Federal Studies, vol. 15, n° 4, 2005, p. 501-518.
37 N. McEwen, 2006, p. 177.
38 Dans un registre connexe, on pourrait soulever la stratégie écossaise de promotion des études supérieures, qui repose dorénavant sur une quasi-gratuité, une stratégie qui contraste radicalement avec l’approche retenue en Angleterre par le gouvernement Blair : Michael Keating, « Higher Education in Scotland and England after Dévolution », Regional and Federal Studies, vol. 15, n° 4, 2005, p. 423-436.
39 Johanne Poirier, « Fedetalism, Social Policy and Competing Visions of the Canadian Social Union », Revue nationale de droit constitutionnel, vol. 13, 2002, p. 360-393.
40 Sur le pouvoir de dépenser, voir, entre autres, David W. S. Yudin, « The Fédéral Spending Power in Canada, Australia and the United States », Revue nationale de droit constitutionnel, vol. 13, 2002, p. 437-484. Sur le déficit fiscal : Commission sur le déséquilibre fiscal, Gouvernement du Québec, en ligne : <http://www.desequilibrefiscal.gouv.qc.ca/fr/document/historique.html> (page consultée le 20 mars 2006) ; Conseil de la Fédération, Comité consultatif du Conseil de la Fédération sur le déséquilibre fiscal, 27 mai 2005, en ligne : <http://www.conseildelafederation.ca/pdfsfrancais/MediaBckgr-May27-fr.pdf> (page consultée le 5 octobre 2006).
41 La protection sociale nest généralement pas plus élevée au Canada que dans les États européens, à l’exception de la Suisse (et peut-être du Royaume-Uni).
42 Surtout sur le plan linguistique et culturel. De manière générale, le Canada des dernières années, avec l’opposition à la guerre en Irak, un engagement renouvelé envers le multilatéralisme, la reconnaissance du mariage entre personnes de même sexe, se distingue de son voisin du Sud. Toutes ces dimensions s’ajoutent – mais à notre avis n’enlèvent rien – au phénomène de construction identitaire par le biais de la protection sociale.
43 D’autres provinces, et notamment l’Alberta, s’objectent aux visées fédérales, mais pour des raisons d’orientations politiques et de choix de politiques publiques (en matière de santé partiellement privatisée, par exemple) et non pas vraiment sur le plan identitaire.
44 Dans les faits, il n’est pas évident que ces valeurs diffèrent de manière significative : les sondages à cet égard ne sont pas univoques : D. Béland et A. Lecours, 2006, p. 84.
45 Comme le souligne Nicola McEwen, 2006, p. 186, ce discours et cette stratégie de construction identitaire sont plus fréquents chez les partis politiques de centre ou centregauche, qui défendent un modèle social, que pour la droite, qui défend une vision minimaliste de l’État social.
46 Renvoi relatif à la Loi sur l’assurance-emploi (Can.), art. 22 et 23, (2005) CSC 56.
47 C’est le cas des programmes de garderies, par exemple.
48 L’entente Ottawa-Québec sur les congés parentaux, conclue avant que la Cour suprême ne reconnaissance la compétence fédérale en la matière, statue que l’autorité fédérale est compétente en la matière, constitue ici une exception : Renvoi relatif à la Loi sur l’assurance emploi (Can.), art. 22 et 23, (2005) CSC 56.
49 M. Papillon et L. Turgeon, 2003, observent que la concurrence est moins prononcée au Royaume-Uni, en raison, notamment, des partis en présence au Nord et au Sud (pour le moment, du moins), et également d’une plus grande tolérance historique pour la construction identitaire écossaise, les frontières de l’identité britannique étant particulièrement floues.
50 Elke Winter, « Nation et citoyenneté : une perspective wébérienne », dans M. Coutu et al, (dir.), 2000, p. 104-105.
51 Cet intérêt n’est pas uniquement matériel. On peut concevoir un intérêt à ne pas faire sécession pour des motifs historiques, géostratégiques, économiques ou simplement afin de ne pas devoir renoncer à une appartenance complexe...
52 Ian Angus, « Post-Colonial Federalism: Social Citizenship and New Identifies », Review of Constitutional Studies/Revue d’études constitutionnelles, vol. VII, n° I et 2, 2002, p. 1-17.
53 Sur la notion de stand-still, voir Isabelle Hachez, « L’effet de standstill : le pari des droits économiques, sociaux et culturels », Administration publique, Le trimestriel, 2000, p. 30-57.
54 Bien que cette règle du cliquet nous semble instinctivement convaincante, nous ne parvenons pas à en articuler clairement le fondement.
55 On pense au cas de l’Alberta ou de la Flandre, par exemple.
Auteur
Johanne POIRIER enseigne à la Faculté de droit et est membre de l’équipe de chercheurs au Centre du droit public de l’Université libre de Bruxelles. Ses champs de recherche sont, entre autres, le fédéralisme au Canada et en Belgique, ainsi que le droit constitutionnel comparé.
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