Citoyennetés, spécificités et appartenances
p. 45-55
Texte intégral
1Le libéralisme est en tant que tel une réponse au fait de la diversité des appartenances. Cette réponse consiste dans l’affirmation de la neutralité de l’État ou des institutions, une neutralité qui devrait assurer la coexistence de communautés diverses tout en respectant l’autonomie des individus. Parallèlement, l’individu a des droits indépendamment de la communauté à laquelle il appartient. Il ne s’agit pas de la sorte de refuser la croyance ou l’appartenance à quelque communauté spécifique (culturelle, religieuse, ou de style de vie, esthétique...) : mais les citoyens doivent replier leur croyance ou leur conception de la bonne vie dans l’espace privé, et accepter corrélativement que d’autres citoyens, dans leur propre espace privé, puissent développer d’autres modes de vie, d’autres références, d’autres croyances. C’est à ce titre qu’ils sont citoyens. Ceci permettrait à la fois la coexistence, la paix publique ainsi que la protection des libertés individuelles, de l’individu « privé » auquel l’État ne peut pas imposer une conception non neutre, une conception particulière. Ces deux finalités devraient se renforcer mutuellement et miraculeusement, pourrait-on dire ; tout le monde s’y retrouve, même ce qui relève de la croyance, même la religion : ainsi, la liberté de conscience permet une foi sincère selon John Locke, le premier grand théoricien du libéralisme et des libertés individuelles. La liberté devient ainsi la garantie de la réalité des appartenances.
2Mais cette répartition limpide suppose, à la base de ses principes moteurs, une dynamique bien plus antagonique. On sait que Thomas Hobbes tente d’exposer de manière théorique le passage de l’état de nature à la société civile (au sens de Hobbes, c’est-à-dire lorsque la multitude se soumet à la volonté de la puissance souveraine) et qu’il imagine ce passage par un contrat de tous avec tous, c’est-à-dire un contrat de tous les individus entre eux par lequel ils s’engagent à se soumettre au souverain. Il offre ainsi le point de départ pour penser la citoyenneté politique comme liée à l’individu, et l’individu comme sujet politique ; le politique lui-même trouve son origine dans les individus. C’est cette partie-là qu’on retient de Hobbes. Or, cela suppose des analyses, bien moins prises en considération, sur ce qu’il appelle les personnes civiles qui ne méritent pas « le nom d’État1 » :
Ce ne seront pourtant pas de nouvelles républiques qui se formeront dans le corps de l’État, à cause que ces compagnies-là ne sont pas soumises absolument et en toutes choses à la volonté de leur assemblée, mais en quelques-unes seulement que la ville a déterminées ; en sorte que chaque particulier s’est réservé la liberté de tirer sa compagnie en justice devant d’autres juges ; ce qui ne serait pas permis à un sujet de faire contre l’Etat, ni à un citoyen de pratiquer contre toute sa ville2.
3L’enjeu et la justification de la référence à l’individu, qui s’affirme ici pleinement comme sujet de droit, sont donc l’unicité de la puissance souveraine. Si individu et souveraineté naissent ensemble et vont ensemble, c’est parce que l’individu comme sujet de droit est ce qui permet de départager les communautés, de placer la communauté souveraine hors de toute concurrence de la part des autres communautés qui deviennent ainsi intermédiaires parce que l’individu dispose de certains droits par rapport à ces dernières et non par rapport à la communauté souveraine. Entre l’État, qui reste ainsi l’unique coeur normatif, et les individus titulaires de droits, il ne peut y avoir que des groupes d’intérêts particuliers, éventuellement protégés, mais secondaires parce que les individus sont toujours d’abord les mesures vivantes de la souveraineté. Aveuglé par l’évidence et la force du contrat des individus entre eux, on ne pense peut-être pas assez à la possibilité qu’il y en ait tout simplement plusieurs ! Et que c’est cette possibilité que devait d’abord exclure Hobbes. Il s’agissait avant tout pour lui de distinguer définitivement les corps collectifs de la cité elle-même, telle est la première condition du contrat social, une condition si proche et si nécessaire quelle se confond avec lui jusqu’à ne plus pouvoir se dire ; elle est en quelque sorte le versant réellement « guerrier » du contrat social : celui d’une possible guerre des communautés, et non pas celui, avouable et fictif, de la guerre de tous contre tous. Un tel partage entre des communautés sinon concurrentes pourra désormais se mesurer aux droits qu’ont ou n’ont pas les individus envers la communauté. Loin d’être une légitimation toujours déjà supposée de la souveraineté par le biais d’une convention entre tous les hommes, le sujet de droit individuel se présente ici comme ce qui est véritablement produit par la possible guerre des communautés entre lesquelles aucune convention ne serait envisageable. Si la guerre théorique de tous contre tous permet de poser de manière théorique l’égalité entre les hommes au fondement même de la pensée hobbesienne et donc de la modernité (par le fait que n’importe qui peut tuer n’importe qui), la guerre possible entre les communautés indique au contraire la nécessité d’une asymétrie fondamentale dans les relations bien plus concrètes des hommes avec les collectivités. Le propre des communautés n’est ainsi pas de mettre en danger la liberté ou la sécurité individuelle, mais l’unicité de la souveraineté, et c’est ce qui justifie l’émergence d’une référence à l’individu et le fait que des droits lui sont reconnus.
4Je ne propose pas ce retour vers une lecture très littérale des textes qui ont inauguré la pensée politique moderne avec l’espoir d’une réhabilitation des communautés « intermédiaires » au détriment des libertés individuelles garanties par l’État souverain3 : l’histoire est là pour montrer combien le processus qui a résulté de ces dernières était efficace et souvent émancipateur. Mais nous devons être attentifs à la vie propre des concepts, et donc à leur genèse, par-delà nos bonnes volontés. Ce que je veux indiquer, ce n’est donc pas simplement le constat, habituel, que l’individu est né contre les communautés médiévales (avec les privilèges qui en découlaient), mais le fait que, dès lors, certains concepts et certains cadres peuvent ne plus se prêter à certains usages. Je pense en particulier que nous nous leurrons radicalement quand nous pensons depuis le coeur de la pensée libérale pouvoir composer avec des formes de reconnaissance politique infraétatique sans tenir compte de la connivence de l’argument de la souveraineté et de celui de l’individu sujet de droit, c’est-à-dire quand nous pensons pouvoir concilier intérêt individuel et reconnaissance spécifique sans tenir compte du lien direct qui lie déjà l’affirmation de l’intérêt individuel (relayé par le sujet de droit) au souci d’affirmer la souveraineté contre tout autre registre collectif.
5Ceci transparaît tout particulièrement dans les « stratégies », désormais banales dans le discours libéral lorsqu’il essaie d’intégrer certaines critiques issues du « camp » communautarien pour d’autant mieux résister au renversement que ce dernier pourrait induire. Cette stratégie consiste à ne considérer les droits réclamant d’être exprimés dans un registre collectif (toute référence de type collectif) comme acceptables que dans la mesure où leur action et leur portée sont dûment cernées et limitées. Et avant tout dans le temps : ainsi, il s’agirait de développer une critique empirique de la prétention à la neutralité du libéralisme en ne considérant donc l’intégration juridique et politique de données culturelles et collectives4 que comme compensatoire ou corrective par rapport aux principes de liberté individuelle et de neutralité et de limitation de l’État, qui forment le coeur du libéralisme politique et qui justifient donc en tant que tel ces compensations ou corrections. Les mots sont importants : l’ensemble de la problématique des droits collectifs s’envisage donc non pas comme l’octroi de privilèges en vertu de données communautaires substantielles, mais comme un système de « compensation5 » provoqué par les iniquités ou la non-neutralité effectives de la construction nationale dans laquelle le libéralisme prend nécessairement place. Il s’agit seulement de « corriger6 » de manière interne certaines dérives justifiées par un cadre historique national spécifique. Des formes de citoyenneté différenciée ou préférentielle ne sont dès lors tolérées qu’en fonction de leur caractère cerné et limité, non seulement territorial et communautaire, ce qui semble presque aller de soi, mais aussi temporel : le temps d’une correction7. Ensuite, ce système de compensation sera limité dans les potentialités de son action : le problème majeur réside dans la convenance de la pression que la culture ou le groupe ainsi protégés pourront exercer sur les individus aux droits fondamentaux dont l’instance souveraine reste la garante. Il s’agit, en d’autres mots, de définir des limites claires aux cultures reconnues par des droits culturels ou collectifs de manière à la fois à ce quelles rectifient certaines situations spécifiques vis-à-vis desquelles les droits individuels traditionnels sont impuissants et à ce quelles ne puissent agir sur les individus à contresens des droits inaliénables dont ils disposent. Tout en veillant au maintien de la spécificité d’un groupe, elle-même sujette à évaluation8, il faudra donc, vers l’intérieur, limiter les droits d’une culture (ou à une culture) allant à l’encontre des libertés fondamentales de ses membres, et, vers l’extérieur, arbitrer d’éventuels litiges entre différentes sphères culturelles reconnues9.
6La sphère culturelle minoritaire consentie se définira par ces limites activement gérées. Pensée essentiellement à la mesure de ces diverses limitations, la communauté se déploiera effectivement à l’aide d’une gestion « au cas par cas » : on peut désormais répondre à la question de la justice dans une optique libérale par des traitements tantôt universels, tantôt préférentiels, qui seront choisis au « cas par cas », « sans a priori », et en fonction des « contextes particuliers ». L’impact de ce traitement particulariste, impact positif ou négatif, pour la communauté ou pour l’individu, et l’éventuel danger que cet impact représente pour l’unité sociale, doivent aussi être jugés « selon les cas » et requièrent des « études empiriques minutieuses10 », bref une évaluation et une surveillance constantes des communautés.
7Je ne remets pas en question la validité logique d’une telle tentative, pas plus que le souci réel qui l’anime de répondre adéquatement à des aspirations communautaires ou spécifiques considérées comme légitimes. Mais il en résulte que le registre des appartenances spécifiques ou culturelles ne peut être traité que sur le mode de sa neutralisation. Et quant à cette neutralisation, je tiens par exemple à mentionner l’« immunisation » vis-à-vis des collectifs explicitement réclamée par Sylvie Mesure et Alain Renaut au sein même de leur prise en considération de la question des droits culturels, dont la vérité serait définitivement donnée par la perspective d’un individu libre qui peut « confronter, du point de vue de sa connaissance des droits de l’homme, les différentes “offres culturelles”11 ». Face à la logique homogénéisante d’un libéralisme « pur » (soutenue bien sûr par celle d’une économie de marché mondialisée), on conçoit certes la nécessité de veiller à la survie de la diversité culturelle, mais cette dernière ne semble pouvoir se développer elle-même que comme la préservation d’un environnement de consommation intégrable (ou assimilable) au sein duquel les communautés elles-mêmes pourront devenir attractives par une sorte de pression douce (qui est précisément remise en question par une partie des communautés !).
8Le registre de l’appartenance serait coincé dans l’alternative suivante, dont les deux faces (majoritaire versus minoritaire) se complètent et se renrenforcent : soit le spécifique est considéré comme du « particulier », c’est-à-dire comme déjà contenu dans un universel qu’il respecte (ou du moins supposé tel), et donc jugé acceptable et accepté ; soit il est considéré comme réellement spécifique, il échappe et résiste à l’universel, avec lequel il entretient une relation purement accidentelle, et il réclame dès lors un traitement exceptionnel, une gestion et donc une surveillance au cas par cas qui lui permettra d’être (ré)intégré dans l’universel. Cette (ré)intégration du spécifique dans l’universel est considérée, et c’est là le problème, comme se jouant d’un seul et même mouvement sur le plan des principes (du point de vue du maintien des principes universels, qui ne subissent que des accidents dont le traitement se limite à des cas d’espèce) et du point de vue historique de la finalité visée (la réintégration à l’universel et la résorption de l’accident).
9Je répète que mon analyse porte exclusivement sur la logique des discours pouvant être développés dans le cadre de la pensée libérale, pour voir dans quelle mesure ils peuvent être effectivement, ou pas, porteurs d’un projet positif de politique citoyenne spécifique. Or, il faut bien reconnaître que nous nous trouvons face à un phénomène extrêmement proche de celui qui consiste, dans la vie réelle, à ne prendre en considération toute référence communautaire que depuis le danger quelle représente, avec pour corrélât que les reconnaissances qui peuvent en découler ne sont que sous condition, limitées, surveillées. En disant cela, je ne plaide pas nécessairement pour un développement accru des politiques spécifiques de citoyenneté, mais je mentionne simplement le fait que menées de la sorte, et pour les motifs conceptuels et historiques évoqués (le processus historique qui lie l’émergence de l’individu à la souveraineté), de telles politiques spécifiques me semblent être ouvertes dans un registre opposé à celui de l’émancipation, dans un registre qui ne permet pas de peser les différentes teneurs en possibilité ou en liberté des dispositifs en jeu.
10Comment penser autrement, sans bien sûr se contenter de plaider simplement pour la nécessité d’une souveraineté pleine de toutes les communautés, scénario qu’on retient comme intenable pour le seul motif des limitations fortes et arbitraires qu’il suppose des communautés effectivement prises en considération ? Je me contenterai de quelques suggestions, articulées au panorama théorique dessiné ci-dessus, et dont la principale qualité sera de dessiner un pas de côté par rapport à la logique interne de ce panorama théorique. Ces suggestions très générales (qui ne sont pas avancées comme des solutions, mais comme des manières d’ouvrir autrement la question des citoyennetés spécifiques) auront dès lors pour caractère commun de biaiser par rapport à la question de l’appartenance, voire de l’éviter, et de refuser que le choix premier soit défini par la dichotomie individu-communauté.
11Tout d’abord, il s’agit de maintenir une approche résolument critique et politique de la séparation entre les sphères privée et publique. Cette séparation continue de servir de clef de voûte à tout projet politique, la sphère publique se définissant activement par la mise à l’écart (qui se décline de manière multiple) de ce qui est rabattu dans la sphère privée, et cette dernière devant être protégée des incursions de la première. Cette séparation n’est bien sûr pas considérée de manière figée ou comme pouvant être déterminée a priori, mais il est en tout cas acquis que le privé et le public ne sont intrinsèquement pas la même chose (même si cette caractérisation intrinsèque est reconnue comme historique), et doivent être conçus comme autonomes l’un par rapport à l’autre. Or, comme l’ont amplement indiqué les réflexions et les luttes féministes en ne cessant de répéter que « le personnel est politique », non seulement le politique descend dans les maisons et doit donc aussi bien en remonter, mais la distinction elle-même pose une question essentiellement politique : le politique est avant tout politique, il est véritablement souverain quand il détermine ce qui est privé et ce qui est public, quand il les sépare (ce qui est donc en tant que tel une détermination non neutre). Or, tous les enjeux culturels et communautaires se jouent sur cette frontière et leurs résolutions passent par l’affirmation de cette frontière. Ce sont donc les conditions de détermination de celle-ci qui doivent être remises sans cesse au coeur du débat politique, non pas, cela va sans dire, pour viser à sa suppression, mais en ce quelles sont les termes d’une question politique et non pas ceux d’une réponse. Cette frontière par excellence ne doit pas être considérée comme une donnée neutre ; elle est en tant que tel un acte politique qui détermine ce que nous sommes, qui agit sur nos identités, bref un partage qui est peut-être le propre de l’acte souverain. Nous avons ici au moins l’obligation de compliquer les réponses libérales autant que républicaines, en reconnaissant la multiplicité des frontières qui nous modèlent (et qui distinguent ou séparent les communautés), entre autres par des moyens extrêmement contournés et avec des impacts indirects, comme le montre la séparation privé-public.
12Ensuite, plutôt que de commencer par questionner les minorités, au nom du souci de les représenter de manière nécessairement conditionnée, ne convient-il pas de questionner l’idée de « majorité », comme étant essentiellement et non pas factuellement non neutre, non innocente, comme ne se réduisant à aucun constat mathématique. La majorité relève de la qualité plutôt que de la simple quantité arithmétique : le majoritaire, c’est ce qui se stabilise, c’est l’étalon, l’homme moyen que personne n’est réellement. Ceci signifie dès lors qu’il y a domination non pas parce qu’il y a majorité (un constat mathématique qui serait sinon juste, du moins efficace ou fondé), mais qu’il y a majorité parce qu’il y a domination, qu’il y a déjà eu des « partages », des répartitions et que ces partages construisent les majorités qui permettent de soutenir ces rapports de domination.
13Ma troisième suggestion paraîtra plus péremptoire, et peut-être plus marquée par des arguments de type relativiste ou communautarien, sinon que je la mets en avant au nom d’une approche pragmatique selon laquelle il faut faire attention à bien construire un problème, à bien construire un débat. Si donc relativisme et division du réel il y a de ma part, ils portent avant tout sur les différences de registres de langage et de problèmes. Et de ce point de vue, il me semble nécessaire de mettre de côté l’argument du choix, du libre choix, comme permettant à un moment ou à un autre d’offrir la solution à un problème politique de citoyenneté spécifique ; et ce, non pas par refus des prérogatives de la liberté individuelle, mais seulement parce que c’est un argument non adéquat pour une politique des cultures. Un des réflexes propres à notre tradition libérale est en effet de concevoir la tension entre État neutre (comme dépassement des particularités reléguées dans la sphère privée) et prise en compte de la diversité culturelle, à la lueur d’une liberté de choix : la clé idéale de cette relation entre État libéral et culture serait offerte par la perspective d’un individu libre, capable de considérer objectivement différentes possibilités culturelles et communautaires et de faire son choix librement parmi cette offre diversifiée ; cette liberté de choix garantirait à la fois les libertés de l’individu, le caractère libéral des communautés intermédiaires concernées et le maintien du caractère ultime de la communauté souveraine. La métaphore du marché indique efficacement une tentative d’évacuation aussi bien de la domination que de la sensibilité. La culture et les relations collectives s’affirment ainsi paradoxalement comme ce dont la question ne peut être ouverte que si on est immunisé contre tout risque d’appartenance. La preuve de la non-pertinence d’un tel critère est justement qu’il est sans cesse repris, dans un dialogue de sourds12, par les différentes parties qui réclament ou craignent une attention portée aux spécificités communautaires : le libre choix permet aux uns de réclamer certaines libertés, et aux autres d’affirmer que ces mêmes offres culturelles ne respectent pas le libre choix. La référence à l’argument du libre choix ne peut que définir une non-rencontre dans le registre culturel et une évacuation de la question de la citoyenneté. On ne peut envisager d’entrer dans ce registre (si on veut franchir ce pas) qu’en acceptant de s’exprimer, de se présenter et de « se » négocier dans des modes qui dénotent bien plus de la passivité (ou de la passion), de l’obligation (de faire quelque chose ou envers quelqu’un) ou de la sensibilité. Entre le registre du libre choix et celui de l’appartenance à une communauté dont les valeurs et les critères seraient déjà trop substantiellement déterminés, une modulation des relations au collectif doit être construite, qui peut aller de la communauté de destin à la communauté d’usage : chaque fois, un refus est ainsi affirmé vis-à-vis de toute position de surplomb par rapport à ce avec quoi (la collectivité) des relations sont nouées et doivent être entretenues, position de surplomb ou objectivation que se partagent, à un moment ou à un autre, les approches communautariennes et libérales. Quand on tente d’éviter ce moment objectif, une négociation devient possible, une négociation ontologique qui nous met en jeu dans notre relation à ces collectivités vis-à-vis desquelles on s’est dit redevable ; de même, nos relations à ces choses qui témoignent de nos obligations (par exemple des signes religieux), et surtout la part de ces relations qui échappe à toute classification ou se situe à la frontière entre différentes tentatives de classification, peuvent être prises en considération dans leur diversité.
14En aval, il est tout aussi impératif d’être attentif à ce qui se présente comme un écueil inévitable de notre contexte politique libéral : une politique des groupes est toujours aussi une politique de pacification de la société ; le projet d’aménagement spécifique en vue d’une meilleure coexistence de la diversité doit s’interpréter aussi comme un projet de pacification et de surveillance, et ce, d’autant plus s’il s’inscrit au coeur d’une tradition libérale dont l’objet premier n’est pas de développer un projet commun, mais d’assurer la coexistence par-delà les appartenances. Une politique des groupes signifie aussi créer des zones de visibilité et de contrôle, lancer un processus statistique, répertorier, identifier, créer des instances locales et intégrées de contrôle, etc., à partir du moment où, comme je l’ai montré, tout droit à caractère collectif et spécifique est conditionné et suppose l’idée d’une culture qui serait seulement disponible et qui est appréhendée comme mettant potentiellement en danger la liberté individuelle et la souveraineté. Il ne s’agit là nullement d’un argument pour refuser toute prise en considération politique positive des groupes, mais seulement d’une exigence de lucidité : la suspicion quant au fait qu’une préoccupation politique positive des groupes puisse toujours être réduite à une politique de surveillance est l’envers exact de son caractère conditionné et limité sur lequel nous avons précédemment insisté. On peut ainsi parvenir au minimum à une définition négative des citoyennetés spécifiques comme consistant en ce qui résiste ou est au-delà de leur réduction à une politique globale de contrôle.
15Enfin, ce qui s’affirme d’une manière bien plus générale, c’est la nécessité de biaiser dès qu’il est question d’une politique des cultures ou de la reconnaissance : la culture, c’est ce qui doit s’aborder de biais, de manière transitive. En particulier dans le domaine juridique, on doit à ce titre éviter que toute réflexion sur les citoyennetés spécifiques s’entame par l’opposition et le choix entre droit individuel et droit collectif. Le droit offre lui-même la possibilité d’inscrire une dimension collective en son sein par de multiples références dont on s’empare pour des motifs plus pragmatiques que substantiels, sans ouvrir la question du sujet de droit, mais de manière à situer celui-ci (un sujet situé est un sujet collectif). Les dimensions collectives qui habitent le droit ne transitent que rarement par un choix quant au sujet de droit : je pense par exemple aux références hybrides comme le patrimoine commun de l’humanité, les possibilités d’agir en justice au nom d’un intérêt collectif, le fait que le discours juridique lui-même peut s’interpréter non seulement sur le plan des droits (libertés-franchises et droits-créances), mais aussi sur le plan des responsabilités (droits-fonctions), le fait que des pans entiers du droit (par exemple, le droit social) ont pu se constituer par l’établissement de lieux de négociation, etc. De même, on assiste au développement autour du droit de toute une série de médiations (association), de traductions (l’anthropologue qui aide à définir en quoi consiste le rapport au territoire de tel ou tel peuple autochtone) et de savoirs13 qui permettent le rapport au registre collectif, voire qui le font exister14.
16Ces cinq pistes abordent non pas de front mais de biais la question de l’appartenance, de manière à « bien » construire la question de la citoyenneté. Toutes sont attentives aux possibilités de peser et de négocier les teneurs en possibilités des systèmes de savoir-pouvoir au sein desquels des formes de citoyenneté spécifique pourraient ou non s’installer. Le panorama théorique dressé n’est pas représentatif des pratiques gouvernementales et communautaires, qui sont bien plus pragmatiques, diverses et imaginatives, qu’il s’agisse de répondre aux attentes des communautés ou de les contrôler. A l’opposé, et c’est ce divorce qui pose un problème, les possibilités théoriques ouvertes sur cette même matière restent extrêmement pauvres et figées. En ce sens, on peut dire que l’approche théorique et libérale décrite s’accompagne nécessairement, pour ne pas sombrer dans des tautologies mortifères, d’une pratique gouvernementale qui lui échappe, dans laquelle les enjeux de la diversité des appartenances sont pris en charge de manière statistique. C’est le caractère nécessairement pauvre de la réflexion théorique sur des formes de citoyenneté spécifique que je voulais mettre à nu ici, tout en cernant quelques conditions pour le contourner.
Notes de bas de page
1 Ce qu’il appelle les « systèmes sujets » dans le chapitre 22 du Léviathan, qui correspondent d’une manière générale aux universalités médiévales, Hobbes ramenant l’ensemble de la réalité sociale à une multiplicité de corps collectifs, même la république qu’il s’agit dès lors de distinguer parmi cet ensemble de corps collectifs ; on oublie souvent cette sorte de mise à plat du monde en termes de système chez le penseur de l’individu.
2 Thomas Hobbes, Le citoyen, V, 10, trad. S. Sorbière (1649), Paris, Flammarion, 1982, p. 145.
3 Je développe cette approche historique dans mon livre Souveraineté, droit et gouvernementalité. Lectures du politique à partir de Bodin, Paris, Éditions Léo Scheer, 2005.
4 Je traite ici indistinctement des droits collectifs (droits que les individus exercent en communauté) et des droits de collectifs (droits dont le groupe lui-même serait le porteur).
5 Will Kymlicka, « Le nouveau débat sur les droits des minorités », dans Isabelle SchulteTenckhoff (dir.), Altérité et Droit, Bruxelles, Éditions Bruylant, 2002, p. 111.
6 Sylvie Mesure et Alain Renaut, Alter ego. Les paradoxes de l’identité démocratique, Paris, Aubier, 1999, p. 199.
7 Voir par exemple ibid., p. 228, 234 et 240.
8 Je laisse ici de côté la question statistique et gouvernementale du classement des communautés à prendre en charge : comment elles émergent pour réclamer une politique compensatoire ; quel classement des communautés est supposé ; comment on évalue la nécessité et les besoins d’une politique compensatoire, etc.
9 Voir notamment le Projet relatif à une déclaration des droits culturels du Groupe de Fribourg : Patrice Meyer-bisch (dir.), Les droits culturels. Projet de déclaration, Paris, Éditions Unesco/Fribourg, Éditions Universitaires, 1999, § 22 à 25 du commentaire de la déclaration ; S. Mesure et A. Renaut, 1999, p. 280-281 ; Will Kymlicka, Multicultural Citizenship, Oxford, Clarendon Press, 1995, p. 152. Voir aussi mes contributions dans Thomas BERNS (dir.), Le droit saisi par le collectif, Bruxelles, Bruylant, 2004.
10 W. Kymlicka, 2002, p. 112-114.
11 S. Mesure et A. Renaut, 1999, p. 277-278.
12 Dont les récents débats sur le port des signes religieux dans certains lieux publics est l’exemple dramatique (ou dramatisé).
13 L’effectivité d’un registre collectif se joue plus par son intégration dans le registre statistique (par les capacités de contrôle de ce registre) que par sa conquête de droits propres.
14 Voir T. Berns (dir.), 2004.
Auteur
Membre du Centre de philosophie du droit et de l’Institut d’études européennes de l’Université libre de Bruxelles. Parmi ses nombreux ouvrages, on trouve Souveraineté, droit et gouvernementalité : lectures du politique à partir de Bodin (2005).
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