Introduction
p. 9-20
Texte intégral
1Depuis les années 1980, la citoyenneté est un concept qui ne cesse d’être mobilisé dans le discours politique, médiatique, sociologique, politologique, philosophique et juridique. Les discours publics et les débats intellectuels expriment à quel point la citoyenneté ne se laisse plus enfermer dans les cadres des traditions républicaine et libérale. Les mutations contemporaines, qu elles soient économiques, sociales, culturelles ou politiques, mettent en cause l’unicité et l’indivisibilité d’une citoyenneté fondée sur une logique statonationale. À telle enseigne que se sont multipliés les adjectifs précisant la portée de la citoyenneté : pluraliste, multiculturelle, paritaire, postnationale, européenne, mondiale, transnationale sont autant de qualificatifs, parmi bien d’autres, qui manifestent les interrogations dont la citoyenneté fait l’objet. Ces questionnements émergent à la faveur de la recomposition des multiples rapports de force à l’oeuvre, notamment dans les reconfigurations de l’État social en Europe occidentale et dans les Amériques depuis la montée du néo-libéralisme, dans les transitions à l’économie de marché en Europe de l’Est et centrale depuis la chute du mur de Berlin, dans les passages à la démocratie libérale en Amérique latine depuis le début de la décennie 1980. Les migrations du Sud et de l’Est vers le Nord et l’Ouest, portent avec elles une diversité culturelle croissante. Autant de transitions qui s’insèrent dans une dynamique de globalisation face à laquelle l’État n’a plus de prédominance absolue et évidente, sur le territoire national et en matière de relations internationales, sur ses pouvoirs régaliens et sociaux.
La citoyenneté à l’épreuve des recompositions statonationales
2De telles périodes de restructuration, voire de rupture, ont le plus souvent comporté des remises en cause profondes de ce que Jane Jenson appelle le « régime de citoyenneté ». Les Révolutions américaine et française tout comme les lendemains des deux guerres mondiales ont chaque fois mené à des interrogations majeures pour la cohésion sociale et le « vouloir-vivreensemble ». Qui peut être citoyen ? Quels sont les droits et devoirs des citoyens ? Quelles sont les frontières et les lisières de la citoyenneté, pour reprendre les termes de Jane Jenson ? Aujourd’hui, ces questions se posent, à nouveau, face à un défi crucial : jusqu’où va se différencier la citoyenneté ? L’État est-il encore une institution capable de garantir une citoyenneté qui semble de plus en plus éclatée ?
3Né de l’État territorial, administratif et fiscal propre au XVIIe siècle, en particulier en Europe, l’État-nation du XVIIIe siècle devient État de droit, développant au cours du XIXe siècle ses formes démocratiques de légitimation, pour devenir au XXe siècle, et dans certaines régions dont l’Europe, État social. Cependant, en ce début du XXIe siècle, les États-nations doivent affronter la perte d’une partie importante de leur souveraineté. Leurs pouvoirs régaliens – monnaie, impôts, police, tribunaux, sécurité, affaires étrangères – sont l’objet de contestations menées à l’aune d’une interdépendance croissante. Même si l’intérêt général qu’il incarne n’a jamais été en partie qu’une fiction, fiction utile à son rôle de réglementation et de régulation face à divers aléas comme les grèves, les mouvements populaires, les mouvements sociaux, l’État semble aujourd’hui perdre son rôle de garant de la cohésion sociale et politique face à l’incertitude. En effet, les enjeux qui échappent à la volonté majoritaire dans un cadre national et territorial se multiplient, alors que le local et le global redessinent un espace qui ne se réduit plus à sa dimension nationale et étatique. L’espace se recompose à partir d’une série de flux : échanges économiques, financiers, communicationnels, migratoires, culturels. Ces flux vont de pair avec des activités en réseaux qui, sans éradiquer les structures pyramidales de l’autorité, réévaluent les acteurs transnationaux parallèlement aux États, voire indépendamment d’eux. Ainsi, les acteurs subétatiques, villes ou régions, s’associent et acquièrent un rôle international ; issues des sociétés civiles ou de la scène internationale, les ONG sont devenues, pour les États, des protagonistes, de même que les opérateurs du marché, les opérateurs identitaires ou les Églises. Tout comme les organisations internationales, ces acteurs viennent concurrencer les États qui perdent ainsi le monopole de la conduite des affaires publiques et n’assurent plus, à eux seuls, la cohésion de l’espace politique.
4La communauté politique est-elle encore possible, dès lors que la citoyenneté statonationale paraît se fragmenter ? Les représentations symboliques ayant trait au contenu de la citoyenneté ne sont plus aussi consensuelles et ne se laissent plus absorber dans l’universalité abstraite de l’individu-citoyen détaché de ses déterminations concrètes. Cela signifie-t-il que les identités privées priment sur l’identité civique ? Cela signifie-t-il qu’il n’y a plus de grammaire commune de la citoyenneté ? Va-t-on vers une citoyenneté à géométrie variable dès lors que l’individuation ne semble plus agir comme marqueur de la séparation entre l’identité civique et les identités liées aux groupes d’appartenance ? Les contributions respectives de Thomas Berns sur les spécificités et les appartenances, de Paul Magnette sur la diversité culturelle, et de Justine Lacroix sur la construction d’un espace civique européen, soulèvent, chacune à sa manière, ces questions.
5Va-t-on vers une citoyenneté à plusieurs vitesses dès lors que le social porte de plus en plus l’empreinte de la contractualisation ? Va-t-on vers une citoyenneté différenciée dès lors que le social allie reconnaissance et redistribution ? Les réponses respectives de Matéo Alaluf et de Johanne Poirier à ces deux questions nous fournissent quelques jalons essentiels pour saisir cette mutation.
6Voilà ainsi posées quelques-unes des questions que le concept de régime de citoyenneté permet de cerner dans leurs aspects dynamiques, contradictoires et paradoxaux.
Le « régime de citoyenneté »
7On peut distinguer quatre dimensions dans le régime de citoyenneté. La première dimension concerne les interrogations sur le caractère statocentré de la citoyenneté sociale, elle renvoie aux incertitudes qui pèsent sur un tel cadre et à ce défi majeur, aujourd’hui, que soulève la question de savoir qui est responsable de la construction du bien-être social : quelle est la part de responsabilité respective des acteurs liés à l’État, au privé, au troisième secteur et aux familles ? La dimension statutaire de la citoyenneté pose un deuxième défi qui a trait aux droits et aux responsabilités de la citoyenneté : dans quelle mesure les droits et surtout les devoirs sont-ils l’objet d’un débat public et politique qui débouche sur une redéfinition de la citoyenneté sociale, civile et politique ? Le troisième défi concerne les voies d’accès à la décision publique et à la représentation : les nouveaux modes de gouvernance tendent à privilégier le tissu associatif de la société civile, la recherche de partenariats entre les agences étatiques et les institutions privées, à pallier une crise de représentation qui participe de la délégitimation des groupes d’intérêts traditionnels tels que les syndicats, ou des instances représentatives telles que les assemblées élues. Ce défi renvoie à la citoyenneté en tant que pratique. Enfin, la dimension identitaire soulève un quatrième défi en posant le problème du sentiment d’appartenance à la communauté politique au regard de la montée en puissance des différences, au regard de la reconnaissance de la diversité et des pratiques culturelles, linguistiques, ethniques, de genre, de classe et autres, au regard de l’altérité.
8Le concept de régime de citoyenneté permet d’articuler la reconnaissance de la diversité, des luttes contre les inégalités et des identités, en un ensemble de droits et libertés (que l’individu possède face à la puissance étatique) et de droits et créances (dont l’individu peut se prévaloir sur l’État comme allocataire de ressources) allant au-delà du seul cadre universaliste abstrait. En effet, le concept de régime de citoyenneté entend rendre compte des liens existant entre la composition du corps politique (voix/reconnaissance) et le rôle de celui-ci. Ces liens se jouent, non seulement par rapport à une solidarité collective qui définit la citoyenneté comme médiation horizontale entre les individus (outre la médiation verticale qu’elle constitue entre ceux-ci et l’État), mais également par rapport à une citoyenneté sociale qui, offrant un support à la lutte contre les inégalités, lie la représentation des identités à celle des intérêts. Principe à la fois d’inclusion et d’exclusion, la citoyenneté l’est en ce qui concerne cette frontière externe que constitue la nationalité. Elle l’est aussi en ce qui concerne cette lisière interne qui définit à la fois la figure type du citoyen et le citoyen de seconde zone.
9Les dimensions et les liens qui définissent le « régime de citoyenneté » inscrivent ce concept dans une perspective dichotomique, dynamique et dialectique. Le caractère dichotomique du concept réside dans la mise en perspective de plusieurs pôles : privé et public, inclusion et exclusion, nationaux et non-nationaux, droits et devoirs, inclusion « par le haut » (la représentation dans les instances exécutives et électives) et inclusion « par le bas » (la participation sise dans la société civile). Le caractère dynamique du concept concerne la nécessaire contextualisation historique et spatiale des configurations institutionnelles venant cristalliser les recompositions de rapports de forces entre acteurs économiques, sociaux, politiques et culturels, et les réaménagements que connaissent les rapports sociaux de classe, de genre, ethniques et autres. Ces recompositions et ces réaménagements conditionnent le caractère mouvant de la séparation et de l’imbrication entre le privé et le public. Aussi, la prise en considération de la genèse de l’État est-elle essentielle pour cerner la nature statocentrée de la citoyenneté et les manières d’envisager la souveraineté nationale. Le citoyen est censé être titulaire d’une parcelle de cette souveraineté nationale. Mais ce titre se décline différemment selon que l’individu s’incarne dans la figure paradigmatique du citoyen ou dans celle du citoyen de seconde zone. Le caractère dialectique du concept a trait justement aux liens de complémentarité et d’opposition entre ces deux figures.
Lisières et frontières de la citoyenneté
10Revenons aux lisières et aux frontières de la citoyenneté. Quelle est donc désormais la figure type du citoyen et de la citoyenne ?
11Au XIXe siècle, le suffrage censitaire consacrait le citoyen-propriétaire, tout en excluant ces êtres dépendants du pater familias qu’étaient, notamment, les femmes. L’extension du suffrage à tous les hommes majeurs a légitimé la figure du citoyen-soldat, mettant en lumière le caractère sexiste de l’exclusion politique des femmes. Au XXe siècle, l’extension du suffrage aux femmes n’a pas modifié fondamentalement ce modèle, leurs droits politiques n’étant acquis que comme une récompense de leur patriotisme. Comme le met en lumière Claudie Baudino, il faudra attendre la revendication paritaire pour voir s’enrichir la traditionnelle opposition entre les figures de femmes - l’égale ou la différente – d’une troisième figure – l’autre moitié du monde.
12Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la généralisation et l’homogénéisation de la protection sociale ont donné, du moins dans certains pays d’Europe et d’Amérique, une assise à la figure du citoyen-salarié. Les inégalités dans l’exercice des droits sociaux et dans la titularisation de ceuxci, malgré une insertion de plus en plus massive des femmes et des immigrés sur le marché du travail, ont configuré leur citoyenneté sociale en fonction des rapports de genre et des rapports ethniques, et non pas des seuls rapports de classe.
13Aujourd’hui, les inégalités de classe s’approfondissent, rendant d’autant plus crucial le parachèvement social d’une citoyenneté européenne. George Ross souligne l’importance des réformes des modèles sociaux européens pour faire obstacle au poids du néo-libéralisme et de la dynamique de globalisation. Vaia Demertzis, elle, met en avant le manque de dimension collective existant dans la solidarité sociale entre citoyens européens.
14La figure paradigmatique serait-elle devenue aujourd’hui celle du citoyen-privé ? Cet oxymore renvoie ici au citoyen qui, doté d’un capital social si minime soit-il, manifeste ses capacités à se rendre maître de sa vie, à entreprendre, à valoriser ses actifs, notamment éducationnels, à affirmer ses multiples identités. La notion d’empowerment des individus, mobilisée par diverses organisations internationales, traduit la prégnance actuelle de mécanismes d’individualisation. Ceux-ci comportent toujours le risque d’approfondir le processus de désaffiliation, pour reprendre le concept de Robert Castel, et de faire obstacle à l’individuation des non-propriétaires. Car c’est l’État social, à travers l’organisation d’une solidarité collective par les droits sociaux, qui a permis aux non-propriétaires d’exister socialement comme individus. En même temps, l’aspiration des individus à devenir souverains de leur vie que traduit la notion d’empowerment renvoie aussi à la participation citoyenne, à l’exercice de la responsabilité publique par des individus qui entendent participer à l’élaboration de la normativité sociale, par des individus qui développent leurs capacités réflexives sur les formes prises par l’exclusion et les limites que manifeste l’inclusion, par des individus qui déploient leur vigilance à l’égard des institutions et des appareils.
15Sans doute est-il prématuré de répondre à la question de savoir quelle est la figure du citoyen qui est en train de s’imposer. Car il importe de remarquer que c’est dans la plasticité de ses formes que l’État moderne a pu se développer jusqu’à ce jour et que, loin de présager la fin de cet État, les défis actuels pourraient annoncer sa pérennité à travers même de ses mutations. Nombre de phénomènes soulignent la persistance de l’État dans la restructuration des rapports de force. Ainsi, la multiplicité des identités privées s’exprimant dans les espaces publics et cherchant une reconnaissance politique n’a pas fait disparaître le lien civique fondé sur l’appartenance à l’État-nation, qui demeure le garant de l’effectivité des droits de citoyenneté. L’application de décisions ou de processus nés hors des frontières doit toujours faire l’objet de réglementations nationales, y compris pour des matières définies dans les conférences internationales comme des biens communs de l’humanité. De manière plus générale, c’est le modèle de l’État de droit et du pluralisme démocratique qui se mondialise, imposant comme caution légitime de tout pouvoir les formes démocratiques de l’égalité et de la liberté, même si celles-ci ne cessent d’être bafouées. Il est vrai aussi que les rôles de réglementation et de régulation de l’État se modifient à l’aune de nouveaux modes de gouvernance. Dans cette perspective, on lira avec intérêt la contribution de Gérard Boismenu sur la nouvelle gestion publique en matière sociale dans le cadre fédéral canadien, ainsi que les réflexions de Martin Papillon sur les reconfigurations de la citoyenneté que suscite la nouvelle gouvernance des Autochtones au Québec.
16On peut aussi évoquer, comme le font Jane Jenson et Bérengère MarquesPereira, l’idée d’un passage à un « Etat réflexif » stimulateur d’une éventuelle nouvelle génération de droits – les droits d’autonomie (permettant l’empowerment des individus) – se développant à côté des droits et libertés et des droits et créances, voire en contradiction avec ces derniers, ou à un « État partenaire » d’initiatives d’origine privée (marché, famille, tiers secteur) auxquelles il procure les moyens matériels et organisationnels pour leur concrétisation, à travers le financement et l’administration ainsi que les moyens politicosymboliques à travers la légalisation, tout en étant garant de leur conformité à la figure de l’intérêt général.
17À d’autres égards, la médiation de l’État reste requise dans l’ordre international, supranational, régional et local. Elle peut même s’accroître dans l’ordre national, notamment sur le plan de la sécurité intérieure et de la gestion des flux migratoires. La réglementation et la régulation de l’accès aux frontières et du séjour dans un pays posent bien la question de savoir qui peut être citoyen et renouvelle les interrogations sur la frontière externe de la citoyenneté. L’hégémonie de l’État-nation est contestée dès qu’est mise en cause la localisation exclusive de la citoyenneté à l’intérieur des frontières géographiques et culturelles de l’État-nation. L’enjeu se rapporte à l’accession de nouvelles catégories de personnes à la citoyenneté, tels les migrants. Il renvoie aussi à la redéfinition du contenu de la citoyenneté. Car la nationalité n’est plus le critère incontesté de l’acquisition de la citoyenneté. De plus en plus, le critère de la résidence lui fait concurrence. Dans ce registre, la contribution d’Andrea Rea met en relief les paradoxes que recouvre l’accès à la citoyenneté des immigrés en même temps que le déni de leur reconnaissance.
Dilemmes de la citoyenneté
18Les transformations profondes que connaît l’État aujourd’hui ne vont pas sans poser des dilemmes majeurs à l’exercice de la citoyenneté, et entraînent un déficit démocratique.
19Alors qu’émerge et se développe la notion d’empowerment des individus, l’idée du citoyen titulaire d’une parcelle de la souveraineté nationale devient de plus en plus une fiction. Une multiplicité de sujets échappe désormais à la capacité des citoyens à émettre un jugement critique sur les choix de société et l’action politique des gouvernants. Tel est le cas de la sécurité, de la monnaie, du terrorisme, de la protection de l’environnement et d’autres thèmes encore dont le traitement cesse d’être circonscrit à l’étatique et au national et qui requiert toujours plus une gouvernance mondiale ou locale. N’est-ce pas là l’expression d’une tendance gouvernementale à agir et à décider de sujets de plus en vastes, sur le plan régional, international, supranational, alors que l’emprise des citoyens sur les facteurs externes est fortement restreinte, sauf peut-être à travers leur organisation en réseaux transnationaux, en grandes ONG internationales. Il n’en demeure pas moins que l’intégration des États dans des instances plus larges que le seul territoire national, réduit les possibilités de participation des citoyens aux processus d’élaboration, de délibération et de prise de décision sur des thèmes qui les concernent directement. N’est-ce pas à ce phénomène que fait écho l’idée d’une citoyenneté mondiale, même si elle relève plus du leurre que de la réalité, comme le souligne Barbara Delcourt ?
20La réduction de la capacité des citoyens à peser sur l’espace public à mesure que s’élargit le champ de l’action politique n’est d’ailleurs pas nouvelle, si on a à l’esprit l’historicité des formes de l’autorité politique. Ayons en mémoire les démocraties associées à des cités-États, c’est-à-dire des unités politiques de petite taille dominées par une institution centrale, l’Assemblée, à laquelle participaient l’ensemble des citoyens masculins. Pensons ensuite à l’émergence des États territoriaux et au nouveau cycle qu’inaugurent les États-nations, qui vont de pair avec le passage d’une démocratie de participation à une démocratie de représentation. Que dire enfin de la réduction de l’autonomie de l’État-nation au profit d’instances régionales, internationales et supranationales. Le développement des activités et des pouvoirs globalisés réduit la capacité des citoyens à exercer leur contrôle sur des enjeux nationaux décisifs. Le pouvoir se déplace des représentants élus vers des délégués désignés et cooptés pour leur expertise dans ces instances plus larges. Si l’extension du champ de l’action politique va de pair avec l’exclusion politique des citoyens, ceux-ci peuvent faire face à cette perte de pouvoir dans l’exercice de la responsabilité publique, par exemple en s’organisant collectivement dans les ONG internationales ou dans des réseaux associatifs transnationaux. En attestent l’importance prise par des grandes ONG de développement telles que OXFAM, ou des grandes ONG d’aide humanitaire telles que MSF, ou encore l’organisation des forums alternatifs assurant la présence des ONG et des mouvements sociaux lors des grandes conférences internationales. Dominique Caouette s’attache au militantisme transnational dans l’Asie du Sud-Est, comme l’une des réponses possibles au processus socioéconomique et politique de la mondialisation.
21Le champ de l’action publique s’élargit ainsi à ce que les organisations internationales nomment les « biens communs de l’humanité », tels l’eau, l’environnement, la démographie, les droits des femmes et des peuples autochtones. Mais si la présence des citoyens dans les mécanismes et les espaces de gouvernance mondiale, internationale, transnationale, supranationale, régionale ou locale est concevable, on peut se demander quand même, dans un scénario pessimiste, si la gouvernance ne signe pas la fin de l’action politique au profit de l’expertise. Les réflexions d’Isabelle Giraud à propos du régime libéral de représentation en matière de féminisation du politique, tendent à soulever cette question.
22Certes, la valorisation de la participation des citoyens semble bien organiser une redistribution du pouvoir entre acteurs en ce qui concerne l’élaboration et la délibération en matière de politiques publiques. Mais le caractère pyramidal de l’autorité politique n’a pas disparu, dès lors que la décision, elle, n’est pas redistribuée entre les acteurs. Certes, la valorisation de la participation des citoyens semble approfondir la légitimité des politiques publiques. Mais celle-ci réside peut-être moins dans les mécanismes du consentement populaire qu’offre le suffrage universel, pour se centrer plutôt sur la satisfaction des usagers, transformant ainsi les citoyens en clients. Ce faisant, la légitimité tend à reposer sur l’output des politiques publiques, comme le montre Gérard Boismenu. C’est là aussi toute l’ambiguïté du thème de la participation que Bérengère Marques-Pereira met en évidence en explorant les relations entre la gauche et les femmes chiliennes.
23La participation renvoie-t-elle encore à l’actualisation d’une demande de citoyenneté, demande qui situe individus et acteurs sociaux en tant que protagonistes de la société civile et de l’État, comme porte-parole privilégiés de leurs besoins et au titre d’interlocuteurs effectifs dans l’élaboration et la délibération de décisions publiques et politiques ? En outre, l’inclusion pose le problème de la construction d’une société civile qui ouvre un espace de mobilisation et d’institutionnalisation des demandes face à l’État. À cet égard, les contributions respectives de Pascale Dufour et Sophie Stoffel éclairent l’importance des alliances intersectorielles.
24Participation et représentation sont les facettes de l’action collective des individus, et donc de leur organisation, qui ont chacune leur importance comme dimension centrale du statut de citoyen, c’est-à-dire le processus d’individuation. Celui-ci passe par l’émancipation des différentes formes de tutelle ; une émancipation qui laisse chaque individu libre de s’investir dans des groupes et des institutions sociales et politiques pour connaître certes de nouveaux rapports de pouvoir, mais en acquérant en même temps une identité à la fois individuelle et collective qui donne tout son sens à l’idée de responsabilité publique. Celle-ci se fonde sur la capacité de la personne à agir en tant que sujet autonome qui n’a plus à se référer aux seules identités prescrites pour exister socialement et politiquement, mais devient capable de se revendiquer aussi d’identités souscrites. La responsabilité publique va dès lors de pair avec la capacité des individus à reconnaître leurs problèmes à la fois comme singuliers et collectifs au regard des processus de construction de leur autonomie privée et publique. Cela suppose l’accès à des ressources permettant aux individus de rechercher des solutions à leurs problèmes à travers une participation sociale et politique, qu’elle soit d’ordre contestataire ou institutionnel, local ou international, associatif ou partisan. La citoyenneté renvoie alors à la capacité des individus et des acteurs collectifs à peser sur l’espace public autrement qu’en émettant une opinion sur les ressources qu’ils peuvent obtenir du pouvoir politique, c’est-à-dire en posant un jugement politique critique sur des choix de société. La citoyenneté repose ainsi sur une pratique qui légitime le droit à revendiquer des droits et à les exercer, autrement dit le « droit à avoir des droits », pour reprendre l’expression d’Hannah Arendt.
Présentation de l’ouvrage
25Notre ouvrage, L’état des citoyennetés en Europe et dans les Amériques, comporte trois parties : la première concerne les « Réflexions sur les citoyennetés multiples », la deuxième a trait aux « Représentations et revendications », et la troisième porte sur « Les pratiques et les politiques de citoyennetés en mutation ». La première partie propose des réflexions générales sur l’histoire de la citoyenneté et les défis actuels. La deuxième partie s’attache aux formes prises par les revendications des citoyennes et des citoyens dans leurs pays ainsi que dans les réseaux transnationaux, pour cerner les rapports de solidarité entre les membres d’un corps politique. La troisième partie examine les mutations de statut des membres d’une communauté politique face à l’autorité politique.
26Le point de départ de ce livre, le lecteur l’aura compris, est cette idée de mutation des régimes de citoyenneté. Ces restructurations sont examinées en détail, à partir de perspectives multiples et variées, qui, non seulement croisent les optiques européennes et canadiennes, mais mobilisent plusieurs disciplines, que ce soit la science politique, la sociologie, le droit ou la philosophie. Ce faisant, la notion de régime de citoyenneté est approfondie dans ses quatre dimensions.
27La première dimension concerne la responsabilité en matière de production du bien-être social. Elle est explorée sous l’angle du devenir de la solidarité collective dans le cadre du réaménagement de la gouvernance. Matéo Alaluf met en lumière les processus de remarchandisation et de contractualisation des droits sociaux. George Ross s’attache aux nouveaux modèles de citoyenneté sociale en Europe, tandis que Vaia Demertzis porte son attention sur la solidarité entre citoyens européens. Gérard Boismenu étudie l’importance de la nouvelle gestion publique dans le fédéralisme, alors que Johanne Poirier analyse la protection sociale dans le cadre du fédéralisme. L’ensemble de ces contributions pose d’une manière ou d’une autre les liens entre l’ordre étatique et l’ordre salarial.
28La dimension statutaire de la citoyenneté est travaillée sous des angles qui interrogent ses lisières et ses frontières. Barbara Delcourt, en abordant la thématique de la citoyenneté mondiale, nous montre qu’il n’y a d’effectivité de la citoyenneté que statocentrée, l’État demeurant le garant de droits de citoyenneté dans ses aspects civils, politiques et sociaux. Claudie Baudino, elle, se penche sur la revendication paritaire pour cerner les représentations symboliques attachées à la féminisation de la politique et à ces citoyennes de seconde classe que furent les femmes. La reconnaissance de l’altérité permet la mise en perspective de la dimension statutaire avec la dimension identitaire de la citoyenneté des femmes. Mais c’est bien sûr de cette même mise en perspective que procède la démarche de Martin Papillon lorsqu’il aborde les droits collectifs des Autochtones au Canada, ou d’André Réa lorsqu’il retrace le processus qui va de l’immigré au citoyen en passant par le denizen pour mettre en relief le déni de reconnaissance à l’oeuvre, ou encore de Vaia Demertzis lorsqu’elle envisage l’incidence de la solidarité collective sur le sentiment d’appartenance européen.
29La dimension identitaire de la citoyenneté est envisagée à l’aune de la réflexivité par Justine Lacroix lorsqu’elle met en avant à quel point être européen se nourrit de la reconnaissance de l’Autre dans la décision, par Thomas Berns et Paul Magnette sous l’angle de la reconnaissance des différences dans l’espace public ou encore par Martin Papillon lorsqu’il traite de la reconnaissance de la diversité à travers la gouvernance à niveaux multiples en passant par l’autodétermination des Autochtones au Canada. Ces auteurs abordent l’altérité, les différences et la diversité, non dans le seul aspect identitaire, mais aussi dans l’exercice pratique de la citoyenneté.
30Cet exercice pratique est appréhendé à l’aune de la division du travail politique et de l’action publique à niveaux multiples, sous l’angle des rapports de genre dans différents pays par Claudie Baudino (France/Belgique), par Pascale Dufour et Isabelle Giraud (Québec) ou encore par Bérengère Marques-Pereira et Sophie Stoffel (Chili). Dominique Caouette, quant à lui, s’attache à l’activisme transnational en Asie du Sud. La mise en perspective de la citoyenneté comme pratique avec la responsabilité en matière de production du bien-être social est mise en relief en particulier par Pascale Dufour lorsqu’elle examine en détail le mouvement d’action communautaire au Québec et par Martin Papillon lorsqu’il étudie le rééchelonnement de la gouvernance en matière de programmes sociaux concernant les Autochtones au Canada.
31Enfin, Bérengère Marques-Pereira cerne les quatre dimensions en tentant d’opérationnaliser, pour le cas chilien, le concept de régime de citoyenneté défini par Jane Jenson.
Auteur
Professeure en science politique et en sciences sociales et directrice du Centre de Sociologie politique à l’Université libre de Bruxelles. Auteure de nombreux ouvrages et articles scientifiques, elle a publié notamment La citoyenneté politique des femmes (Armand Colin, 2003).
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