À l’ère des neurosciences, l’éthique ne peut-elle être que naturaliste ?
p. 77-88
Texte intégral
1 Pour rendre compte des avancées récentes de la biologie humaine, le prix Nobel Ilya Prigogine utilise l’expression « grande bifurcation ». Ces avancées sont telles que les changements qu’elles provoquent se comparent au passage du paléolithique au néolithique qui s’est fait il y a 12 000 ans1. Autant les chantres des progrès des sciences de la vie que leurs critiques reconnaissent l’importance de la bifurcation. Les premiers vont jusqu’à y voir la naissance du posthumain alors que les seconds parlent de la fin de l’homme. Deux grandes disciplines biologiques font principalement l’objet de ces discours, la génomique et les neurosciences, certains auteurs insinuant même que les neurosciences soulèvent de plus grands enjeux anthropologiques et éthiques que la génomique. Mes propos porteront sur les neurosciences. À l’âge des neurosciences, y a-t-il encore une place pour les éthiques de la transcendance ou l’éthique doit-elle être naturaliste ?
Neurosciences et optimisme
2Dominique Lecourt a utilisé l’expression « techno-prophétisme glorieux » pour rendre compte d’une des causes de la grande bifurcation, la biotechnologie2. Quand on parle des neurosciences, il n’y a pas que la technique qui est glorieuse, le savoir lui-même, en dehors de son pouvoir de transformation des conditions de vie, l’est aussi. En neurosciences, que l’on soit du côté des technologies ou de celui du savoir lui-même, l’un des discours est extraordinairement optimiste.
3Le courant optimiste trouve son origine chez Francis Bacon. Dans le Nouvel Organum, Francis Bacon (1561-1626) soutient que la médecine n’a pas encore agi conformément à sa tâche d’alléger le poids de la condition humaine3. Charles Taylor résume ainsi sa perspective : « Francis Bacon ne cesse de s’en prendre aux sciences traditionnelles qui aspiraient à découvrir un ordre général et satisfaisant dans les choses au lieu de se préoccuper de leur fonctionnement4. » La connaissance scientifique a ainsi commis une « erreur infinie » que la médecine moderne, grâce aux nouveaux instruments de connaissance qui visent des résultats pratiques et non des connaissances théoriques, va réparer, permettant ainsi de faire vivre hommes et femmes en bonne santé jusqu’à un âge avancé. On comprend pourquoi, chez Bacon, la machine dont on découvre alors la puissance constitue le modèle idéal de compréhension du corps humain. Pour la médecine nouvelle, penser le corps, c’est le penser comme une machine qui fonctionne bien.
Le posthumain
4Le mouvement du posthumain ou du transhumain s’inscrit dans le mouvement de pensée inauguré par Bacon. De quoi s’agit-il précisément ? Parler de posthumain, c’est parler « d’êtres futurs dont les capacités premières dépasseraient tellement celles des humains d’aujourd’hui que nos standards actuels ne seraient plus en mesure de les considérer comme des humains5 ». Le transhumain réfère à la forme intermédiaire entre l’humain et le posthumain. Les transformations annoncées se manifestent de diverses façons. L’une d’elles met l’accent sur le corps dénié et reconstruit. Ainsi en est-il de l’Australien Stelios Arcadiou, dit Stelarc, pour qui « le corps est une sorte de carapace anachronique dont il est urgent de se débarrasser6 ». Le corps traditionnel, en effet, fait de chair et de sang, n’est plus capable de s’adapter aux bouleversements technologiques. Il est comme pris de vitesse, et doit donc être reconstruit.
5Dans cette perspective, l’accent porte sur ce que l’on nomme en anglais enhancement ou, en français, amélioration du fonctionnement du corps humain que rendent possible les neurotechnologies et l’intelligence artificielle. La connaissance des neurotransmetteurs entraîne non seulement « une vaste augmentation de la connaissance scientifique concernant la nature biochimique du cerveau et ses processus mentaux » mais aussi le développement de merveilleux médicaments comme les psychotropes.
6Suffit-il de modifier notre conception de l’être humain ou de réaliser des modifications de nature psychologique pour devenir posthumain ? Non. Les auteurs qui feraient une telle interprétation se tromperaient. Les changements requis pour devenir posthumains sont d’un autre ordre : notre cerveau et notre corps doivent passer par de radicales modifications technologiques7. La reconstruction de l’organisme humain exige de faire appel à un ensemble de technologies modernes telles que l’ingénierie génétique, la technologie de l’information, la médecine pharmaceutique ainsi que l’anticipation des capacités futures, dont la nanotechnologie, l’intelligence artificielle, le téléchargement des données du cerveau dans un ordinateur ou uploading8.
7Pour terminer ces remarques sur le posthumain, voici la définition que donne Nick Bostrom du transhumanisme :
Un mouvement intellectuel et culturel qui affirme la possibilité et la désirabilité d’améliorer de manière fondamentale la condition humaine en faisant appel à la raison appliquée, spécialement en développant et rendant largement accessibles les technologies qui éliminent le vieillissement et améliorent grandement l’intelligence humaine de même que les capacités physiques et psychologiques9.
Le cerveau et la conquête de l’esprit
8Le mouvement du posthumain est inséparable des biotechnologies et vise une transformation de l’humain. Il est la manifestation la plus puissante du « techno-prophétisme glorieux » dont parle Dominique Lecourt. Il n’est cependant pas la seule expression de l’optimisme qui habite le champ des neurosciences. Le développement du savoir neurobiologique suscite chez certains un enthousiasme débordant puisqu’il remet en cause notre vision classique de l’être humain et ouvre des horizons hier encore insoupçonnés. Pour le montrer, je voudrais utiliser l’exemple du neurobiologiste Jean-Pierre Changeux dans sa volonté de construire un nouvel humanisme et une nouvelle éthique universelle.
9Jean-Pierre Changeux, professeur au Collège de France et ancien président du Comité national d’éthique pour les sciences de la vie, est un neuroscientifique de haute réputation. À travers ses travaux scientifiques, il s’est intéressé à des questions de nature philosophique. Il a publié, entre autres, L’Homme neuronal et plus récemment L’Homme de vérité. En 1998, paraissait La nature et la règle, fruit d’un dialogue avec Paul Ricœur, dialogue que tous deux avaient entrepris quelques années plus tôt et qui s’est avéré parfois difficile. Changeux conclut L’Homme de vérité de la manière suivante :
Après le déchiffrement du génome humain, la recherche scientifique nous permet aujourd’hui d’espérer mieux comprendre le cerveau et ses fonctions, aussi bien au niveau de l’individu qu’à celui de la société. Tout ce qui appartenait traditionnellement au domaine du spirituel, du transcendant et de l’immatériel est en voie d’être matérialisé, naturalisé, et, disons-le, tout simplement humanisé. Est-ce là la mort de l’Homme ? Bien au contraire. J’y vois plutôt comme un prodigieux ferment de vitalité10.
10Le projet de Jean-Pierre Changeux est vaste, il le qualifie lui-même d’« immense », puisqu’il vise à renouer avec ces moments de l’histoire où le clivage entre scientifiques et philosophes n’existait pas11. Le projet scientifique de Changeux se présente comme un projet philosophique. Son auteur se propose de mettre en avant une démarche qui déduit « ce qui doit être, de ce qui est », démarche, reconnaît-il, contraire à ce qui est généralement admis depuis Hume. Il s’inscrit, affirme-t-il, « dans une longue tradition philosophique qui inclut Hume lui-même, Saint-Simon et Auguste Comte, Darwin et l’éthologie contemporaine12 ». Le savoir scientifique qui perce le fonctionnement du cerveau indique aux philosophes la réalité de l’être humain.
11L’approche du neurobiologiste ne le ramène cependant pas à la vision ancienne de la loi naturelle fondée sur la finalité de la nature. Tout au contraire. Dans son débat avec Paul Ricœur, il s’exclame à propos de Spinoza : « Y a-t-il projet plus enthousiasmant que d’entreprendre une reconstruction de la vie humaine en se débarrassant de toute conception finaliste du monde et de tout anthropocentrisme […]13 ? » En effet, selon Changeux :
La naturalisation des modèles éthiques – au lieu de se présenter comme déshumanisante parce que détachée de systèmes symboliques propres à des cultures particulières – ouvrira, selon moi, la voie à la compréhension de ce qu’il y a de plus authentiquement universel et librement ouvert dans le projet éthique14.
12La thèse de Changeux se résume ainsi : « [L]e cerveau de l’homme élabore le jugement moral et […] il en possède les capacités. » L’auteur soutient, d’une part, que les êtres humains ont des prédispositions naturelles au jugement moral et, d’autre part, que la normativité éthique résulte de la dynamique évolutive. En effet, les prédispositions naturelles au jugement moral se fondent sur l’extrême complexité du cerveau humain, complexité qui est caractérisée par les niveaux d’organisation qui se sont construits tout au long de l’évolution. L’auteur conclut ainsi L’Homme de vérité :
[Ce savoir] montrera qu’à l’intérieur des limites du patrimoine génétique humain le cerveau possède des qualités exceptionnelles à la fois d’évaluation consciente et de créativité, qu’il peut ainsi permettre à l’humanité d’inventer un futur où l’on pourra atteindre « la vie bonne, avec et pour les autres, au sein d’institutions justes ». Il donnera, espérons-le, accès à plus de bonheur15.
13Voilà grossièrement présentée la position de Jean-Pierre Changeux pour qui la tâche de la neuroscience est d’entreprendre « la conquête de l’esprit16 ».
14Dans son débat avec Paul Ricœur, Jean-Pierre Changeux est pleinement conscient que la thèse qu’il promeut n’est pas vraiment bien reçue. Il reconnaît qu’une pareille conception va à l’encontre d’une position majoritaire qui voit plutôt « que la morale sert à nous protéger contre la science17 ». De fait, à côté d’un premier courant franchement optimiste, existe un second courant nettement pessimiste et que Dominique Lecourt qualifie de catastrophisme.
Neurosciences et catastrophisme
15Je veux ici explorer l’interprétation apocalyptique pour qui les neurosciences annoncent la fin de l’être humain et de la transcendance privilégiant la substance du titre plutôt que sa lettre. En second lieu, je ferai voir que la conquête de l’esprit que poursuit Jean-Pierre Changeux équivaut, dans l’interprétation catastrophique, à la négation de la nature humaine, à l’évacuation de l’homme.
La menace de la neuropharmacologie
16Francis Fukuyama, dans son bouquin Our Posthuman Future (la traduction française a retenu le titre de La fin de l’homme), consacre de longues pages à la question du médicament dans le contexte du développement des neurosciences. L’auteur utilise principalement les exemples du Prozac et du Ritalin pour étudier la révolution qu’apporte la connaissance des neurotransmetteurs ; celle-ci représente « une vaste augmentation de la connaissance scientifique concernant la nature biochimique du cerveau et ses processus mentaux18 ». Pour Fukuyama, il n’est pas surprenant que Prozac et les autres médicaments semblables aient émergé comme un phénomène culturel central de la fin du XXe siècle. Prozac constitue un médicament merveilleux qui permet de réaliser de miraculeux changements de personnalité en favorisant une meilleure estime de soi, ce qui est le cœur même de la culture américaine19.
17Quelle est, dans ce contexte, la critique fondamentale que Fukuyama adresse à la neuropharmacologie ? Elle tient dans le fait que le médicament est détourné de sa fonction thérapeutique pour se centrer sur le bien-être et la performance (enhancement). C’est ainsi que nous entrons dans la logique du Meilleur des mondes d’Aldous Huxley. Notre manière de penser l’être humain s’appauvrit considérablement, ce dernier étant alors réduit à sa seule biologie. Les autres dimensions qui nous permettaient de penser le caractère et le comportement sont évacuées. Les conséquences sont énormes : la personne perd la responsabilité de ses propres actions, les pouvoirs économiques trouvent là un extraordinaire marché et un énorme pouvoir, et enfin la médecine étend son empire sur toute la vie humaine20. Posthumain et fin de l’humain sont ici identiques.
Les neurosciences et la négation de la nature humaine
18Les techniques d’imagerie fonctionnelle ou de tomographie (positron emission tomography – PET) ne nous livrent pas seulement des informations sur l’état de malades atteints de maladies neurologiques mais aussi sur la physiologie de base des phénomènes cognitifs. Ces connaissances de base nous renvoient aux mêmes défis que ceux que pose la génomique. Au moment où nous discutions du séquençage du génome humain, il était clair, à lire certains auteurs, que l’être humain était son gène : gène de l’obésité, de l’homosexualité, de la violence, etc. Dans un article de la revue Science, Alex Mauron avait posé la question : « Is the Genome the Secular Equivalent of the Soul21 ? » La même question se pose à la lecture de nombreux articles sur les neurosciences. En perçant les secrets du cerveau, la science pénètre le mystère de la subjectivité et de l’identité personnelle. Dans un article du 6 février 2005 publié dans Nature Neuroscience, les auteurs qui font une analyse du contenu de presse sur les neurosciences soutiennent que, dans toute une série de textes, le concept de cerveau sert de raccourci pour exprimer ce que nous appelons la personne, l’individu ou le soi. Les auteurs utilisent le terme de « neuro-essentialisme » pour rendre compte de cette interprétation du cerveau et citent le texte suivant : « Plus les systèmes d’imagerie fonctionnelle deviennent efficaces et plus les scientifiques deviennent compétents pour extraire l’information, plus ils seront capables de mettre ensemble les circuits neuronaux qui font ce que nous sommes22. »
19Le « neuro-essentialisme » dont nous parlent ces auteurs correspond, me semble-t-il, au « naturalisme biologique » de certains neurobiologistes et philosophes : « [L] es phénomènes mentaux sont causés par des processus neurophysiologiques cérébraux et sont eux-mêmes des caractéristiques du cerveau23. » Cette conception du cerveau que nous livrent les neurosciences soulève l’inquiétude de plusieurs. Elle s’inscrit dans le courant positiviste et matérialiste pour qui la seule vérité se tire de la méthode expérimentale. La connaissance qui s’en dégage s’impose comme un absolu réduisant à sa seule mesure toute connaissance de l’être humain. Ainsi sont exclues de cette connaissance toutes les autres formes de savoir qui nous permettent de rendre compte de la réalité vivante de la personne. L’homme ne serait plus que son cerveau tel qu’il est compris par les neuroscientifiques. Et qu’en est-il alors de l’âme, de l’esprit, de la conscience ? Francis Crick ne faisait-il pas en 1995 l’« hypothèse stupéfiante » que l’esprit est le cerveau24 ? Comme le note Emmanuel Fournier : « Au fil des découvertes, on attribue au cerveau des capacités qui ne cessent de croître, en même temps que le champ de la conscience semble se réduire pour l’homme25. » Que reste-t-il de toutes les autres dimensions de son existence ? L’homme est privé de son humanité.
20En réduisant la réalité humaine à la seule dimension scientifique et l’esprit au cerveau, nous passons à côté d’un certain nombre de réalités fondamentales d’ordre personnel, social et culturel. Sur le plan des services de santé, cela se manifeste bien dans le fait que nous donnons priorité aux symptômes plutôt qu’aux causes ; plutôt que d’écouter la personne malade, il est plus simple de lui prescrire le psychotrope qui endormira sa souffrance. En pénétrant les secrets du cerveau, les neurosciences font « du corps lui-même l’écran le plus opaque à un dévoilement de sa réalité proprement humaine26 ».
Entre prophétisme glorieux et catastrophisme
21Au siècle des neurosciences, sommes-nous condamnés à devoir choisir entre le prophétisme glorieux ou le catastrophisme ? Je ne crois pas. S’il est vrai, comme je l’ai indiqué, qu’existent des positions extrêmes, il est aussi vrai que de nombreux penseurs ont des positions plus nuancées et sont à la recherche d’une compréhension plus globale et plus complexe de la réalité humaine.
22Comme neurobiologiste devenu philosophe, Jean-Pierre Changeux s’en prend à la religion et à toute pensée anthropocentrique. À quelques reprises, dans son débat avec Paul Ricœur, il a célébré la contribution des sciences du cerveau pour avoir évacué toute conception finaliste du monde. La lecture des textes d’Antonio Damasio ne comporte pas ce ton triomphaliste. Au contraire, les passages de son livre Le sentiment même de soi, dans lequel il aborde, d’un point de vue neurobiologique, la question du corps, des émotions et de la conscience, sont empreints d’une grande humilité :
Je ne prétends pas avoir résolu le problème de la conscience, et au stade où l’on se trouve dans l’histoire des sciences cognitives et des neurosciences, en dépit de plusieurs contributions nouvelles et substantielles, je considère avec quelque scepticisme la pensée qui voudrait que l’on puisse résoudre le problème de la conscience27.
23Damasio rend possible une ouverture sur l’indéfini, laissant ainsi une place aux traditions religieuses. John Eccles va même plus loin en affirmant que l’incapacité de la position matérialiste de rendre compte de notre expérience d’unicité le contraint à « attribuer l’unicité du moi (ou de l’âme) à une création spirituelle d’ordre surnaturel28 ».
24À cette première remarque, je voudrais en ajouter une deuxième. Les neurosciences apportent une contribution positive à la compréhension de l’éthique, principalement de la bioéthique. Une des critiques majeures que l’on peut adresser à certains courants de la bioéthique tient à leur incapacité d’intégrer les différentes composantes de l’être humain. Le respect absolu de la personne que la bioéthique proclame oblige ces courants à exclure certains êtres humains, en raison du faible développement de leur cerveau29. De façon paradoxale, les sciences du cerveau peuvent jouer un rôle positif dans ce débat en favorisant une vision incarnée de l’éthique, dans laquelle le corps reprend sa place. En acceptant de reconnaître son inscription dans le biologique, la morale renoue avec le corporel et l’universel.
25Par leurs travaux sur les bases biologiques de la conscience, les neurosciences réintègrent le corps dans la morale ; le corps a quelque chose à apprendre aux moralistes. Entre autres, comme le montrent les travaux de Damasio, les émotions ne peuvent plus être évacuées de la morale puisque la raison leur est intimement liée. Les débats suscités par les neurosciences pourraient apporter beaucoup à la bioéthique dans sa réflexion sur le corps et la personne humaine.
26Les neurosciences permettent aussi à l’éthique de renouer avec l’universel. Le relativisme éthique prôné par la seule approche culturelle referme chaque communauté sur elle-même. Chacune a sa propre histoire et ses propres valeurs : au nom de quoi les mettre en cause ? En redonnant au corps et à l’espèce une place qui avait été évacuée, les approches biologiques ouvrent à la réflexion éthique, particulièrement bioéthique, des avenues souvent abandonnées.
27Ma troisième remarque porte sur la naturalisation de l’éthique que favorisent les neurosciences. De nombreux neurobiologistes affirment que leurs travaux permettent d’établir les « fondements naturels » ou « fondements scientifiques » de l’éthique. Le débat sur les fondements naturels de l’éthique s’est imposé avec le darwinisme social. Les opposants à cette interprétation soutiennent que le darwinisme social ne démontre pas un fondement naturel de l’éthique, mais représente plutôt un sophisme naturaliste. Le philosophe britannique George Edward Moore a été le premier à poser un tel diagnostic dans ses Principia Ethica, publiés en 190330. La critique de Moore me semble toujours valable en ce qui concerne l’éthique évolutionniste. Celle-ci, en effet, « passe d’affirmations sur la manière dont l’évolution fonctionne (par la sélection naturelle ou tout autre processus) à des thèses sur le caractère bon de ce fonctionnement et de ses résultats31 ».
28Ce type de critique a été repris par Ricœur dans son débat avec Changeux qui, pour fonder scientifiquement l’éthique, cherche l’origine d’un sens moral chez l’animal. À la position de Changeux qui affirme notre devoir « de remplacer un monde statique, créé par Dieu, par un monde en évolution, sans téléologie cosmique ni finalité32 », Ricœur lui répond que prendre au sérieux le darwinisme « amènerait plutôt à dire qu’il n’y a rien à attendre du spectacle dispersé de la vie pour comprendre la moralité, non pas dans son apparence de fait, mais dans sa signification normative33 ». Nous ne trouvons un sens moral chez les animaux, continue Ricœur, que parce que nous avons isolé, parmi leurs traits de comportement, « ceux qui fonctionnent comme des conditions d’existence du sens moral34 ». Ce sont les sujets humains qui montent en épingle les traits de comportement qui anticipent la moralité : « séparée de notre questionnement moral, la nature ne va dans aucun sens35 ».
29Le sophisme naturaliste tient au fait que les neuroscientifiques qui cherchent à fonder « une neurobiologie du sens36 » travaillent avec « un psychisme de laboratoire de psychologie », et non sans doute avec le « psychique riche de l’expérience intégrale ». Pour réussir à « fédérer toutes les disciplines annexes sous la bannière de la neurobiologie », les neuroscientifiques doivent refuser l’esprit comme fonction inspirante37 et mutiler l’expérience humaine de manière à la réduire à une donnée scientifique38. Ils ne cherchent pas à comprendre ce qu’est l’expérience intérieure d’un être humain.
30À côté de ce matérialisme défendu comme incontournable par de nombreux scientifiques, on voit poindre aujourd’hui un immense renouveau d’intérêt pour le spirituel et la vie intérieure. Quelle que soit l’interprétation qu’on en fasse, ce renouveau d’intérêt s’impose comme un fait de civilisation à l’aube du XXIe siècle. Si les uns y voient un combat d’arrière-garde, d’autres le perçoivent comme le désir de reprendre contact avec l’expérience de soi. Les grandes religions veulent retrouver l’essentiel, c’est-à-dire le transcendant qui passe par un approfondissement de soi sortant de soi pour aller à la rencontre de la diversité de l’autre. Dans la même veine, les choix éthiques de plus en plus exigeants ne peuvent découler naturellement de l’affirmation scientifique, mais d’une évaluation qui se fonde sur l’expérience de soi. C’est l’intégration de l’esprit et de la matière qui rend possible cette dynamique spirituelle qui cherche à prendre forme.
31Il me semble que, dans le contexte actuel, l’explication qu’il faut craindre le plus soit celle qui se fait impérialiste en ne cherchant pas à comprendre l’expérience intégrale. Vers la fin de La nature et la règle, Paul Ricœur explique à Jean-Pierre Changeux le sens de son appartenance à sa tradition religieuse. À son interlocuteur qui lui signale qu’il pourrait faire le même chemin sans la religion, Ricœur lui répond : « Faites-le, je n’ai rien contre. J’essaie de vous expliquer ce qu’un homme religieux peut dire et faire, face à votre discours39. » Ce que craint Ricœur, c’est l’absence de reconnaissance des autres langues, reconnaissance qui est la voie de la rencontre des autres.
32Ces dernières remarques me conduisent à la question du dialogue qui est au cœur de ces conférences publiques Templeton. Sur toutes les grandes questions qui concernent notre vie commune, nous sommes divisés. L’exemple des neurosciences n’en constitue qu’une manifestation supplémentaire. Malgré les travaux dits interdisciplinaires, commissions d’études et comités d’éthique, nous arrivons mal à dialoguer sur le fond de la question. Peut-être ne voulons-nous pas entreprendre ce dialogue, sachant que nous ne pourrions pas faire consensus. Mon expérience m’apprend que la difficulté des dialogues tient d’abord aux attitudes qui nous animent dans de telles démarches. Nous voudrions convaincre l’autre de notre point de vue. Dans les sociétés culturellement et moralement fragmentées, ce n’est peut-être pas la voie à prendre. Il ne faut pas viser le consensus, mais la reconnaissance que la recherche de l’autre représente une dimension de l’expérience humaine à prendre au sérieux puisqu’elle ouvre sur d’autres réalités que nous-mêmes.
Notes de bas de page
1 I. Prigogine, interview publiée dans La Libre Belgique, 22 novembre 2002, cité par Jean-Claude Guillebaud, Le goût de l’avenir, Paris, Seuil, 2003, p. 13.
2 D. Lecourt, Humain, Posthumain, Paris, PUF, 2003.
3 F. Bacon, Novum Organum, Paris, Presses universitaires de France, 1986, p. 73.
4 C. Taylor, Les sources du moi, Montréal, Boréal, 1998, p. 275-276.
5 N. Bostrom, « The Transhumanist FAQ. A General Introduction », version 2.2 (2003), <http://www.transhumanism.org> (page 5 consultée le 20 février 2007).
6 C. Guillebaud, Le goût de l’avenir, Paris, Seuil, 2003, p. 226.
7 N. Bostrom, « The Transhumanist FAQ. A General Introduction », version 2.2 (2003), <http://www.transhumanism.org> (page 6 consultée le 20 février 2007).
8 World Transhumanist Association, Transhumanisme, <http://transhumanism.org/index.php/WTA/languages/C46> (page 1 consultée le 17 décembre 2004).
9 N. Bostrom, « The Transhumanist FAQ. A General Introduction », version 2.2 (2003), <http://www.transhumanism.org> (page 4 consultée le 20 février 2007).
10 J.-P. Changeux, L’Homme de vérité, Paris, Odile Jacob, 2002, p. 411.
11 J.-P. Changeux et P. Ricœur, La nature et la règle. Ce qui nous fait penser, Paris, Odile Jacob, 1998, p. 17.
12 J.-P. Changeux, « Quelques remarques sur neuroscience et normativité éthique », Annales d’histoire et de philosophie du vivant, vol. 2, 1999, p. 147.
13 J.-P. Changeux et P. Ricœur, La nature et la règle. Ce qui nous fait penser, 1998, p. 16.
14 J.-P. Changeux, « Quelques remarques sur neuroscience et normativité éthique », 1999, p. 148-155.
15 J.-P. Changeux, L’Homme de vérité, 2002, p. 412.
16 J.-P. Changeux et P. Ricœur, La nature et la règle. Ce qui nous fait penser, 1998, p. 11.
17 Ibid., p. 22-23.
18 F. Fukuyama, Our posthuman future. Consequences of the biotechnology revolution, New York, Farrar, Straus and Giroux, 2002, p. 42.
19 Ibid., p. 43-44.
20 Ibid., p. 53.
21 A. Mauron, « Is the Genome the Secular Equivalent of the Soul? », Science, no 291, 2 février 2001, p. 831-832.
22 E. Racine, O. Bar-Ilan et J. Illes, « fMRI in the public eye », Nature Neuroscience, vol. 1, 6 février 2005, p. 160.
23 J. Searle, La redécouverte de l’esprit, Paris, Gallimard, 1995, p. 19.
24 F. Crick, The Astonishing Hypothesis: The Scientific Search for the Soul, Londres, Simon & Schuster, 1995.
25 E. Fournier, « Conscience », dans Dictionnaire de la pensée médicale, Paris, Quadrige/PUF, 2004, p. 277.
26 P. Haegel, Le corps, quel défi pour la personne ?, Paris, Fayard, 1999, p. 148.
27 A. Damasio, Le sentiment même de soi, Paris, Odile Jacob, 1999, p. 21.
28 J. Eccles, Évolution du cerveau et création de la conscience, Paris, Fayard, 1992, p. 317.
29 H. Doucet, « Les impasses du concept de personne en bioéthique », Colloque sur la personne, Laboratoire d’éthique biomédicale de la Faculté de médecine Necker, Paris, 1998.
30 G. E. Moore, Principia Ethica, Cambridge, Cambridge University Press, 1903, p. 29-34.
31 M. Ruse, « Évolution », dans Monique Canto-Sperber (dir.), Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Paris, Presses universitaires de France, p. 548.
32 J.-P. Changeux et P. Ricœur, La nature et la règle. Ce qui nous fait penser, 1998, p. 202.
33 Ibid., p. 203.
34 Ibid., p. 204.
35 Ibid., p. 216.
36 Ibid., p. 88.
37 Ibid., p. 194.
38 Ibid., p. 197.
39 Ibid., p. 302.
Auteur
Professeur à la Faculté de théologie et des sciences des religions à l’Université de Montréal. Il enseigne aux Programmes de bioéthique et est directeur du Groupe de recherche en bioéthique (GREB). Il préside le comité d’éthique clinique du CHU Sainte-Justine et est responsable de l’unité d’éthique clinique de cet établissement. Au printemps 2008, il publie chez Fides Éthique du soin et personnes âgées malades. Repères pour les CHSLD.
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