8. L’enseignement des métiers de l’imprimerie à Montréal (1925-1971)
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Texte intégral
La première école d’imprimerie
1Le 21 décembre 1925, on assiste à l’ouverture de la section d’imprimerie de typographie de l’École technique de Montréal, située rue Sherbrooke. Selon Augustin Frigon, son directeur, le gouvernement libéral aurait cédé aux demandes répétées des patrons imprimeurs de la région de Montréal, ainsi que des ouvriers qui, au nombre de 1 000, ont signé une pétition en faveur d’un enseignement technique dans leur domaine1. Si les employeurs étaient pour un tel projet, les syndicats ouvriers de l’époque étaient moins enthousiastes. Ils craignaient en effet que l’ouverture d’une telle école provoque un encombrement du marché du travail en permettant la formation d’un nombre trop élevé d’apprentis et, conséquemment, que ce trop-plein crée une pression à la baisse sur les salaires des ouvriers compagnons. Pour la bonne marche de la section de typographie, on mit donc sur pied un comité consultatif regroupant des représentants de l’École, de la partie patronale et des organisations syndicales. Ce comité fut consulté pour la création des programmes et des différentes politiques touchant la section de typographie.
2Sauf exception, la nouvelle section ne reçoit que des élèves qui sont déjà en apprentissage régulier dans les ateliers. Le mode de fonctionnement est simple : l’élève passe une première semaine à l’école et une deuxième en apprentissage en atelier, comme le stipule d’ailleurs le prospectus publicitaire de 1930 : « L’élève doit être inscrit comme apprenti régulier dans une industrie. Le temps qu’il passe à l’École est reconnu comme temps d’apprentissage par les organisations ouvrières. [...] [Les élèves] reçoivent un salaire qui en principe doit être le même, qu’ils soient à l’École ou à l’atelier2. » L’école décide d’admettre des apprentis francophones et anglophones.
3Le programme d’une durée de trois ans met l’accent sur la composition manuelle, les apprentis étant appelés à réaliser des travaux pratiques selon un programme d’enseignement précis : « Leurs travaux sont ensuite imprimés de façon à ce qu’ils puissent se rendre compte du résultat qu’ils auraient obtenu dans la pratique courante3. » Outre les cours de composition typographique, le programme comprend aussi un volet de cours théoriques portant sur le français, l’anglais, l’arithmétique, le dessin et l’histoire de la typographie. Le typographe doit posséder une excellente connaissance de la langue française (grammaire et syntaxe) pour exercer son métier, comme le précise à ce sujet le directeur de l’École technique : « En effet, tout imprimeur, quelle que soit sa spécialité, doit bien connaître sa langue et l’art de la composition4 ». Pour être admis au cours d’imprimerie, les élèves francophones doivent avoir terminé avec succès leur huitième année d’études ou leur deuxième année de High School, s’ils sont anglophones, et ils doivent être âgés de 16 ans au minimum5. Après leurs trois années, les diplômés doivent faire deux autres années d’apprentissage en industrie avant de pouvoir devenir compagnons6. Au nombre de 26 la première année, les élèves se divisent comme suit : 15 dans la section française dirigée par Fernand Caillet et 11 dans la section anglaise dirigée par Frank Rhodes. Sur ces 26 élèves, plus des trois quarts avaient déjà de six mois à trois ans d’expérience. Les inscriptions atteindront rapidement le nombre maximum de 487.
4Dès février 1926, des cours du soir en composition sont ajoutés à la formation de jour. On compte 41 élèves ; 24 dans la section anglaise et 17 dans la section française. En 1930, il en coûte 5 $ pour assister à 23 leçons de deux heures chacune. Trois niveaux de cours sont offerts selon l’expérience de l’apprenti qui désire suivre ces cours. Si, au départ, l’école ne comptait donner que des cours de typographie, il semble que, dès l’année suivante (1926), on décide aussi d’offrir des cours d’impression, mais seulement en cours du soir8. Ainsi, à Caillet et Rhodes s’ajoutent Adrien Charbonneau et Victor Sauvé, qui donneront ces cours9.
La crise provoque un changement de cap
5En 1935, après 10 ans de fonctionnement, on en profite pour faire un bilan et apporter certaines modifications. Ainsi, de 1925 à 1935, 195 élèves se sont inscrits à la section de typographie de l’École technique de Montréal. Sur ce nombre, 93 (47,7 %) ont obtenu le « certificat d’études typographiques » décerné par l’école depuis la première promotion en 192810. Fernand Caillet en conclut que, sur une période de huit ans, l’école a fourni à l’industrie de l’imprimerie 12 apprentis par année en moyenne.
6En septembre 1935, on modifie le système en vigueur puisqu’il semble défaillant. En effet, à cause de la crise économique des années 1930, une trentaine d’élèves de l’École se retrouvent au chômage. En conséquence, ces derniers suivent les cours une semaine sur deux, mais ils ne peuvent travailler en atelier et mettre en pratique ce qu’ils ont appris. On décide donc de réduire le nombre d’inscriptions de 48 à 36 et d’offrir un programme à temps plein d’une durée de deux ans au lieu de trois11. Deux ans plus tard, la direction de l’École revoit les exigences d’admission des apprentis en ajoutant un examen portant sur la grammaire, l’arithmétique et la rédaction12.
7En 1935, le cours de typographie de Fernand Caillet consiste en 28 leçons théoriques et 70 leçons pratiques13. Les examens de fin d’études comportent deux parties, l’une théorique et l’autre pratique. Le virage effectué en septembre 1935 semble porter fruits puisque deux ans plus tard on apprend que les cours de jour de typographie affichent complet avec 48 apprentis inscrits et que la direction a même dû refuser une douzaine de candidatures, faute de place. De plus, cette année-là, tous les finissants du cours d’imprimerie trouvent un emploi. Les cours du soir de typographie et de procédés d’impression reprennent aussi un certain élan après le ralentissement causé par la crise économique.
8En ce qui concerne les établissements et la machinerie disponible, il faudra attendre l’année 1938 pour voir l’École technique acquérir une intertype et une monotype permettant ainsi l’enseignement de la composition mécanique14. Après des années de réclamations, Fernand Caillet avait enfin réussi à convaincre le gouvernement d’octroyer à l’École technique les fonds nécessaires pour moderniser l’outillage de la section de typographie et acheter ces machines. L’arrivée de la composition mécanique permet dorénavant à un linotypiste de composer plus de 5 000 caractères à l’heure (l’équivalent de cinq typographes manuels), rendant ainsi possibles le développement de grandes imprimeries et la production de journaux quotidiens à grand tirage. À Montréal, le Witness acquiert ses premiers modèles de linotypes en 1892, La Presse en 1894 et le Montreal Daily Star l’année sui vante, avec l’achat de 14 machines15. On peut expliquer le retard de l’École technique à se doter de telles machines principalement par le fait que les contrats de travail signés entre les syndicats de typographes et les associations patronales exigent que les apprentis possèdent d’abord les compétences traditionnelles, soit la composition manuelle, avant de pouvoir s’exercer à la composition mécanique sur les linotypes ou les monotypes. En 1944, par exemple, un apprenti doit avoir fait 9 900 heures de composition à la main avant de pouvoir travailler sur les machines à composer. Après 12 000 heures d’apprentissage (l’équivalent de 6 ans de travail), l’apprenti devient compagnon16.
L’École de reliure
9En 1937, une nouvelle section s’ajoute à l’École technique de Montréal : celle de reliure. C’est le relieur d’art bien connu à l’époque Louis-Philippe Beaudoin qui devient directeur de cette nouvelle section. À ce moment, le cours de reliure s’étend sur une période de cinq ans et comprend des cours de culture générale (dont un cours d’histoire du livre), des cours techniques, des cours pratiques en atelier et des visites industrielles. Le programme est divisé en quatre : la reliure proprement dite ou de bibliothèque ; la reliure commerciale ; la dorure sur cuir et la dorure sur tranche ; et la maroquinerie17. Les élèves, au nombre de sept seulement la première année, commencent leur apprentissage en septembre 1938, sous la supervision des professeurs Edward Sullivan et M. Daignault18.
10En 1940, la section de typographie de l’École technique est dirigée par Léon Pillière. Il est assisté dans sa tâche par les professeurs James A. Gahan et Roch Lefebvre. Les matières enseignées sont l’arithmétique appliquée, le dessin appliqué à la typographie, la grammaire française et anglaise, la composition élémentaire, la composition du livre, les principes généraux de disposition (harmonie des formes, harmonie des couleurs, etc.), les croquis et leurs applications, l’imposition (presses à platine et cylindriques, etc.) et la théorie des couleurs. La section de reliure pour sa part compte trois formateurs : Roland Daignault, Édouard Sullivan et Louis-Philippe Beaudoin, qui est responsable de la section. On y enseigne l’histoire du livre, la grammaire française et anglaise, le dessin, la législation ouvrière, la chimie, la comptabilité industrielle, les mathématiques appliquées, la sociologie, la reliure de bibliothèque, la maroquinerie, la dorure sur cuir et la reliure commerciale19.
L’École des arts graphiques de Montréal
11En 1942, on fusionne les sections imprimerie et reliure de l’École technique pour former une école à part entière, l’École des arts graphiques de Montréal. Louis-Philippe Beaudoin est nommé directeur de la nouvelle école qui occupe les anciens locaux de l’École du meuble à l’intérieur de l’École technique, rue Kimberley20.
12Avant 1942, seuls la composition typographique manuelle (1925), le fonctionnement des presses (1926), la reliure (1937) et la composition mécanique (1938) étaient enseignés à l’École technique. Avec la création de l’École des arts graphiques, plusieurs nouveaux domaines de spécialisation font leur apparition : la clicherie, la gravure en relief, la galvanoplastie, la photomécanique, la gravure en taille-douce et l’impression de la taille-douce, la lithographie, la chromolithographie et l’impression lithographique. On modifie également le mode d’apprentissage. Ainsi, durant la première année, tous les élèves doivent obligatoirement suivre un stage dans chacun des trois ateliers de base que sont la typographie manuelle, la reliure manuelle et les presses à platine. À partir de la deuxième année, l’élève commence à se spécialiser, spécialisation qu’il poursuivra au cours des deux années suivantes. Après ce cours de trois ans, l’élève peut travailler dans une imprimerie, mais il lui restera trois autres années à faire à titre d’apprenti avant de devenir compagnon21.
13Le personnel de l’École compte alors 24 personnes, dont deux professeurs de typographie (Lefebvre et Pillière), trois pour l’enseignement des presses (Gahan, Bastien et Cusson), un monotypiste (Beauchamp), un linotypiste (Chartrand), quatre professeurs pour la reliure (Sullivan, Goudreau, Daignault et Lusignan), un doreur (Gingras), un professeur de droit (Dansereau), un professeur de caméra offset et de photographie (Arthur Gladu) et un professeur d’arts plastiques (Albert Dumouchel). Aucune femme ne fait partie du corps enseignant. D’une durée de quatre ans, le programme comprend trois années de cours théoriques et pratiques, la quatrième année étant réservée uniquement à la pratique du métier22.
14Un volet plus artistique fait son apparition avec de nouveaux cours de dessin et de maquette et avec l’arrivée de nouveaux professeurs comme Arthur Gladu en 1946 et surtout Albert Dumouchel, artiste graveur renommé, considéré comme un incontournable dans le domaine. Dumouchel fait son entrée à l’École des arts graphiques en 1942, d’abord à temps partiel : « Son métier de dessinateur de tissu à la Montreal Cotton de Valleyfield, l’influence de James Lowe, graveur, patron à la Cotton, qui a éveillé chez lui le goût de la gravure, ont fait de lui le meilleur candidat pour le poste de professeur d’art plastique23. » En 1944, Dumouchel devient professeur à temps plein. Il enseigne le dessin, la composition décorative et la gravure. Seules l’École des arts graphiques et l’École des beaux-arts de Montréal enseignent la gravure à cette époque. Rappelons également qu’il est le gendre de Louis-Philippe Beaudoin, le directeur de l’École. Avec Arthur Gladu, Albert Dumouchel vise surtout à développer chez ces jeunes, venus à l’École avant tout pour apprendre un métier technique, une certaine approche artistique qu’ils pourront peut-être exploiter dans leur travail24.
15À son arrivée à l’École, Dumouchel éprouve des difficultés d’intégration, comme le souligne son frère Jacques, qui lui a consacré un très beau livre :
On semble aimer sa personnalité, mais sa production fait sourire. Elle est incomprise dans ce milieu de professeurs qui viennent, pour la plupart, du secteur industriel et qui ne partagent pas ses intérêts artistiques. Le problème ne réside pas vraiment dans la production de Dumouchel, mais dans l’écart entre des techniciens de l’imprimerie qui sont des gens du métier et Dumouchel qui fait passer la créativité avant la technique. Son cours de dessin doit apprendre aux étudiants des techniques picturales applicables aux métiers de l’imprimerie. Or, Dumouchel mettra un accent considérable sur l’essor des talents souvent cachés chez ses étudiants. Cette démarche ne semble pas avoir été appréciée par ses collègues25.
16L’imprimeur Gérard Thérien, qui a étudié à l’École des arts graphiques à cette époque et qui était un ami d’Arthur Gladu, confirme qu’il y avait mésentente entre Dumouchel et les professeurs qui venaient du « côté technique »26. C’est l’arrivée d’Arthur Gladu, en septembre 1946, à titre de nouveau professeur de typographie, qui permet à Dumouchel de sortir de son isolement27. Diplômé avec grande distinction de la section d’imprimerie de l’École technique de Montréal en 1935, Gladu possède également une formation en dessin et design de l’École des Beaux-Arts de Montréal, ainsi que des connaissances en photographie et photogravure acquises lors de son passage de près de cinq ans dans l’armée canadienne au sein de la Film and Photo Unit28. Comme il le rappelle dans ses mémoires qu’il faisait paraître en 1988, il possède un intérêt marqué pour l’art et le dessin — tout jeune, Gladu suivait les cours de Paul-Émile Borduas à l’école Plessis —, ce qui l’amène à se rapprocher rapidement de Dumouchel29.
17En 1947, Albert Dumouchel lance les Ateliers d’arts graphiques, une des premières revues d’art à voir le jour au Québec. Dumouchel en est le directeur artistique, et Arthur Gladu le directeur technique. Une revue « luxueuse » selon Roland Giguère, « utilisant tout l’arsenal des compétences et des techniques disponibles de l’École30 ». Patronnée par l’École des arts graphiques et par son directeur, Louis-Philippe Beaudoin, la revue présente des poèmes, des essais, des caricatures, des reproductions de gravures et des œuvres des automatistes de l’époque comme Paul-Émile Borduas, Pierre Gauvreau, Jean-Paul Mousseau et Thérèse Renaud, mais également des reproductions des membres du futur groupe Prisme d’yeux, tels Alfred Pelland, Léon Bellefleur, Mimi Parent, Roland Truchon, Albert Dumouchel et Arthur Gladu31. Quatre étudiants de l’École, dont Jean-Louis Roy et le relieur Pierre Ouvrard, participent au numéro de 194732. Tiré à 1 500 exemplaires et imprimé par les élèves de l’École, le deuxième numéro des Ateliers d’arts graphiques sort des presses en cette année-là, le premier numéro étant resté à l’état de maquette. Malgré l’accueil chaleureux reçu de la part des journaux, un seul autre numéro, le numéro 3, sera publié en 1949.
18Le volet artistique de l’École a retenu l’attention des spécialistes de l’histoire de l’art, en grande partie en raison du passage d’Albert Dumouchel à l’École, des publications artistiques de Dumouchel et Gladu (comme les Ateliers d’arts graphiques parus en 1947 et 1949) et de leur participation au manifeste Prisme d’yeux inspiré par Alfred Pellan en 1948. Guy Robert, qui accorde une place centrale aux Ateliers d’arts graphiques dans l’histoire des arts graphiques au Québec, souligne que « l’on retrouve dans ces cahiers les noms les plus significatifs du grand tournant dans l’histoire de l’art au Québec, dont ceux de Borduas et Pellan, Bellefleur et Giguère, Gauvreau et Mousseau, pour n’en citer que quelques-uns33 ».
19Dans cette même veine, le passage de Roland Giguère à l’École à titre d’étudiant de 1948 à 1952 nous éclaire à la fois sur l’essor du volet artistique de l’institution, sur les aspects plus techniques du travail d’imprimeur et sur l’esprit de camaraderie qui y régnait. Ainsi, lorsqu’il fonde les Éditions Erta en 1949, Giguère utilise les équipements de l’École pour imprimer ses premiers recueils de poésie, comme il le rappelle lui-même :
Avec l’accord tacite du chef d’atelier Roch Lefebvre et celui d’Arthur Gladu, nous pouvions ainsi disposer de quelques heures par semaine pour travailler exclusivement à notre livre. Conrad Tremblay préparait les maquettes et, tous les trois, nous composions les poèmes soit à la main, soit en Ludlow. Ce fut un véritable délire typographique. De page en page défilaient presque tous les caractères de l’École : des Garamond, Baskerville, Caslon jusqu’aux Kabe, Tempo et Old English. […] En tout cas, c’est un vif plaisir que nous donnait, ces soirs, l’art de la typographie34.
20Cet extrait montre bien comment les aspects plus techniques du métier peuvent s’inscrire dans une dynamique artistique.
21Selon Silvie Bernier, spécialiste du livre illustré au Québec, l’École des arts graphiques et le travail d’Albert Dumouchel autour des Ateliers d’arts graphiques sont directement à l’origine de l’éclosion des Éditions Erta, mais aussi des Éditions Goglin qui regroupent une seconde génération de graveurs que l’on retrouve, entre autres, dans la publication Sept Eaux-fortes en 195735. Par son travail innovateur, tant en ce qui touche le texte que la présentation matérielle du livre, Roland Giguère impose « une facture contemporaine au livre québécois », comme le précise si judicieusement François Côté36.
22Outre Roland Giguère, plusieurs autres élèves de Dumouchel ont connu de belles carrières dans le domaine de la gravure, comme le typographe Pierre Guillaume, qui créera les Éditions Goglin en 1957, Richard Lacroix, qui fondera les Éditions de la guilde graphique et l’Atelier libre au milieu des années 1960, Marie-Anastasie, Françoise Bujold, Richard Lacroix, Gilbert Marion et Robert Savoie37. Yolande Racine résume ainsi l’influence de Dumouchel sur cette génération d’élèves :
En mettant l’accent dans sa pédagogie sur l’expérimentation et la création, il sut motiver des élèves qui venaient apprendre un métier de l’imprimerie à s’orienter vers la création par le moyen de la gravure. Il forma ainsi, par détournement en quelque sorte, la « première génération » d’artistes graveurs du Québec38.
23Finalement, Albert Dumouchel et Arhur Gladu démissionneront en 1960 à la suite de la nomination de Lucien Normandeau comme nouveau directeur de l’École. Contrairement à Louis-Philippe Beaudoin, Normandeau attache peu d’importance à la formation artistique des élèves. Il abolit certains cours de dessin, ainsi que les cours de gravure ouverts aux jeunes artistes qui ne sont pas des élèves de l’École39. Dans ces conditions, Dumouchel et Gladu quittent l’École pour celle des beaux-arts de Montréal.
L’Institut des arts graphiques
24Au lendemain de la guerre, l’École prend de l’expansion grâce aux anciens combattants qui désirent suivre des cours d’imprimerie pour se recycler et et retourner sur le marché du travail qui connaît un boom sans précédent. À cette époque, l’École reçoit de 30 à 40 demandes d’admission par jour de la part d’anciens combattants40. Signalant que l’industrie manque cruellement de main-d’œuvre, l’Association des maîtres imprimeurs de Montréal, une association patronale regroupant sur une base volontaire des imprimeurs, demande au gouvernement d’agrandir l’École des arts graphiques afin d’y accueillir un plus grand nombre d’étudiants41.
25Puis, en 1948, la Commission d’apprentissage des métiers de l’imprimerie de Montréal décide d’offrir des cours de perfectionnement gratuits le soir pour les ouvriers qui désirent se mettre à jour et améliorer leurs compétences professionnelles. La formule trouvée est intéressante puisque, chaque mardi, près de 275 ouvriers de l’imprimerie de la métropole viennent passer une journée de perfectionnement à l’École des arts graphiques pendant que les étudiants de l’École prennent leur place dans l’atelier. La formule connaît un véritable succès puisqu’on compte 357 inscriptions aux cours du soir dès la première année, en 1948-1949, le plus fort contingent d’élèves désirant suivre des cours de reliure et d’impression typographique42.
26Tous ces changements provoquent un manque d’espace et mènent, le 20 octobre 1956, à l’inauguration de nouveaux bâtiments pour l’École des arts graphiques située rue Saint-Hubert, à l’emplacement actuel du Collège Ahuntsic. Deux ans plus tard, on décide de moderniser le nom de l’École, qui devient l’Institut des arts graphiques. Le nouvel institut, qui peut mainte - nant accueillir 400 élèves aux cours du jour et 1 500 aux cours du soir, a coûté près de 4 000 000 $, dont 1 000 000 $ uniquement en équipement et en outillage. Selon les sources officielles, il serait, à ce moment, le plus vaste, le plus moderne et le mieux équipé du genre au Canada43.
27Les cours de dessin, d’arts plastiques et de maquettes mènent aussi à la formation des premiers graphistes québécois dans les années 1950, ceux que l’on nomme les layout man à l’époque, comme le rappelle Claude Cossette :
La formation du graphiste pouvait donc se faire, à partir des années 50, par deux voies académiques : soit en s’inscrivant à une école de beaux-arts où la formation était davantage celle d’un artiste, habile en dessin et connaisseur de la couleur, soit en s’inscrivant à l’Institut où la formation dispensée était davantage celle d’un maquettiste d’édition rodé aux techniques d’imprimerie. À l’École des beaux-arts, on conçoit des affiches à l’imitation de ce qui se fait en Europe et même si c’est un support très marginal en Amérique — alors qu’à l’Institut des arts graphiques, on s’attaque à de la mise en page, ce qui est mieux adapté au milieu44.
28De 1942 à 1965, 682 élèves obtiennent leur diplôme de l’École des arts graphiques. Les diplômés de la section typographie arrivent au premier rang (223), suivis des pressiers typographiques (185), des relieurs (80), des pressiers offset (55), des maquettistes (46), des monteurs offset (34), des diplômés en photo et caméra (26), des linotypistes (22) et des monotypistes (4)45. Ces statistiques n’incluent pas les milliers d’apprentis et de compagnons qui ont suivi des cours de perfectionnement le soir, que ce soit par l’entremise de la Commission de l’apprentissage ou non.
29Malgré la présence substantielle des femmes dans certains métiers de l’imprimerie comme celui de relieur, on trouve bien peu de femmes parmi les diplômés de l’École durant cette période. Selon les fiches des diplômés de l’institution, la première diplômée serait Thérèse Plouffe en art publicitaire en 1947. Il y eut seulement une autre femme diplômée, celle-là de la section de reliure en 194946. Nous savons par ailleurs que certaines femmes, comme Jeannine Leroux-Guillaume, Marie-Anastasie et Françoise Bujold, suivaient les cours de gravure sur métal d’Albert Dumouchel dans les années 1950, mais elles y participaient en dehors du programme régulier de l’École47. Malgré ces exceptions, l’École demeure un milieu d’hommes, très peu fréquenté par les femmes, que ce soit aux cours réguliers du jour, aux cours du soir ou même au sein du corps professoral. Encore en 1970, on ne trouve aucune femme parmi les 39 professeurs48. Enfin, en février 1971, l’Institut des arts graphiques relève du ministère de l’Éducation et dès l’année suivante, l’enseignement des métiers de l’imprimerie et des arts graphiques se fera au Collège Ahuntsic, l’Institut des arts graphiques devenant le Département de communication visuelle du Collège49.
30En définitive, l’École des arts graphiques aura été durant plus de 40 ans un lieu privilégié de formation professionnelle permettant à des centaines de jeunes ouvriers d’apprendre un métier valorisant tant du point de vue socioprofessionnel que culturel. Il y a plusieurs années maintenant, Roland Giguère affirmait à juste titre que « le typographe est au cœur du texte : c’est lui qui fait le passage entre le manuscrit et le livre ; il est le maître des lettres50 ». Les typographes, les relieurs, les pressiers, en fait tous ceux qui pratiquent les métiers du livre et de l’imprimé, participent à la vie culturelle d’une société. Ils prennent pleinement part à une histoire du livre et de l’imprimé qui s’étend de la production et de l’édition jusqu’à sa diffusion et à sa consommation.
31L’École des arts graphiques de Montréal a donc influé sur le milieu de l’imprimerie au Québec d’une double façon. Tout d’abord, en permettant à des ouvriers de profiter d’une formation professionnelle qui améliore leurs conditions de vie à une époque où les Canadiens français étaient encore trop souvent limités à des emplois peu qualifiés. Ensuite, l’École s’est révélée être un tremplin pour plusieurs artistes, d’une part, grâce au volet artistique mis de l’avant par son premier directeur, le relieur d’art Louis-Philippe Beaudoin, et d’autre part, grâce à l’enseignement de professeurs comme Albert Dumouchel et Arthur Gladu. La fondation de l’École des arts graphiques en 1942 a également permis le retour de la gravure dans les livres illustrés, phénomène observable à partir des années 195051. De plus, par son volet technique, nous sommes d’avis que l’École a également constitué un terrain fertile à l’essor des arts graphiques et des métiers de maquettiste et de graphiste dans le Québec des années 1950 et 1960. Ce n’est pas un hasard si on assiste à une transformation de l’apparence matérielle de livre au Québec à partir des années 195052. En ce sens, l’École des arts graphiques a joué un rôle non négligeable dans l’épanouissement des arts graphiques au Québec.
Notes de bas de page
1 Auguste Frigon, « Notre nouvelle école d’imprimerie », Technique, février 1926, p. 5.
2 École technique de Montréal. Prospectus, Montréal, 1930, p. 13.
3 Ibid., 1930, p. 14.
4 Auguste Frigon, « Notre nouvelle école d’imprimerie », Technique, février 1926, p. 7. Les mêmes exigences concernant une bonne connaissance de la langue sont aussi demandées aux apprentis anglophones : « they must first have a good knowledge of English, composition and spelling » (« Our Printing School », Technique, octobre 1929, p. 1).
5 Alphonse Bélanger, « La rentrée des classes du jour à l’École technique de Montréal en 1930 », Technique, octobre 1930, p. 1 ; « Montreal Technical School », Technique, octobre 1932 p. 1.
6 « Our Printing School », op. cit., p. 2.
7 Fernand Caillet, « Dix ans après », Technique, septembre 1935, p. 298.
8 « À l’École d’imprimerie », Technique, février 1926, p. 39.
9 École technique de Montréal. op. cit., p. 5.
10 Fernand Caillet, « Dix ans après », Technique, septembre 1935, p. 298.
11 Ibid., p. 299.
12 Fernand Caillet, « La formation des apprentis typographes », Technique, juin 1937, p. 264.
13 Les 28 cours théoriques sont retranscris dans Fernand Caillet, « Dix ans après », op. cit., p. 299-300.
14 « L’École des arts graphiques », Technique pour tous, octobre 1956, p. 46.
15 Jean de Bonville, La presse québécoise de 1884 à 1914. Genèse d’un média de masse, Sainte-Foy, Les Presses de l’Université Laval, 1988, p. 104.
16 Jean Delorme, « L’imprimerie », Technique, janvier 1944, p. 21.
17 Hector-F. Beaupré, « L’École technique de Montréal », Technique, février 1939, p. 104. Le programme d’études détaillé pour les années 1937 à 1942 se retrouve dans Suzanne Beaudoin-Dumouchel, La fondation des arts graphiques/The Foundation of the Graphic Art School in Canada, mémoire de maîtrise en arts, Université Concordia, 1975, p. 18-22 et p. 31-32.
18 « L’École des arts graphiques », op. cit., p. 46.
19 École Technique de Montréal, Prospectus. Cours du jour, Montréal, 1940.
20 Le Maître imprimeur, août 1942, p. 1.
21 Louis-Philippe Beaudoin, « L’École des arts graphiques », Amérique française, novembre 1944, p. 28.
22 École Technique de Montréal, Prospectus, Montréal, 1943, 98 p.
23 Beaudoin Dumouchel, La fondation des arts graphiques…, p. 54.
24 Yolande Racine, Albert Dumouchel à l’École des arts graphiques de 1942 à 1960, mémoire de maîtrise en histoire de l’art, Université de Montréal, 1980, p. 37.
25 Jacques Dumouchel, Albert Dumouchel, maître graveur, LaPrairie, Éditions Marcel Broquet, coll. « Signatures », 1988, p. 110.
26 Entrevue réalisée avec Gérard Thérien le 11 septembre 2002.
27 Yolande Racine, op. cit., p. 37.
28 Arthur Gladu, curriculum vitæ, 30 juin 1963, Collège Ahuntsic, Fonds de l’Institut des arts graphiques, A1/C31A.
29 Arthur Gladu, Tel que j’étais… : récit autobiographique, Montréal, Hexagone, 1988.
30 Roland Giguère, « Une aventure en typographie : des arts graphiques aux Éditions Erta », Études françaises, vol. 18, no 2, automne 1982, p. 101.
31 François-Marc Gagnon, Paul-Émile Borduas (1905-1960), Biographie critique et analyse de l’œuvre, Ville Saint-Laurent, Fides, 1978, p. 213-214.
32 Les ateliers d’arts graphiques, no 2, 1949, Collège Ahuntsic, Fonds de l’Institut des arts graphiques, A1/G 71D. Il faut mentionner que les étudiants de l’École possèdent déjà leur propre revue, Impressions, entièrement réalisée par eux depuis la fondation de l’École en 1942. Du côté des professeurs, les principaux animateurs de la revue semblent être Dumouchel et Gladu (Yolande Racine, op. cit., p. 85-89).
33 Guy Robert, Albert Dumouchel ou la poétique de la main, Sainte-Foy, Les Presses de l’Université du Québec, 1970, p. 14.
34 Roland Giguère, op. cit., p. 102.
35 Silvie Bernier, Du texte à l’image. Le livre illustré au Québec, Sainte-Foy, Les Presses de l’Université Laval, 1990, p. 90-93.
36 François Côté, « Les premiers pas du livre d’artiste. ERTA (1949-1953) », Arts et Métiers du Livre, 252 (février-mars 2006), p. 45.
37 Albert Dumouchel, op. cit., p. 149.
38 Yolande Racine, op. cit., p. 116.
39 Ibid., p. 107-108.
40 Le Maître imprimeur, décembre 1945, p. 1.
41 Ibid., décembre 1945, p. 1 ; mars 1956, p. 15-20.
42 Voici la répartition des 357 élèves inscrits aux cours du soir en 1948-1949 : 98 en reliure, 94 dans les cours d’impression, 70 en typographie (cours en français), 21 en imposition, 20 en monotypie, 16 en linotypie, 15 en maquette, 15 en estimation et 8 en typographie (cours en anglais) (Analyse des cours du soir 1948-1949, Collège Ahuntsic, Fonds de l’Institut des arts graphiques, A1/F 67B).
43 « L’École des arts graphiques », Technique pour tous, octobre 1956, p. 47 ; « Inauguration de la nouvelle École des arts graphiques », Technique pour tous, novembre 1956, p. 48.
44 Claude Cossette, Petite histoire du nouveau graphisme québécois, édition hors commerce, sur le site Web de l’Université Laval, <www.ulaval.ca/ikon/finaux/1-texque/DOUVEN.HTML#25>.
45 Une section « divers » complète le tableau et compte sept diplômés (Tableau 1. Les diplômés de l’Institut des arts graphiques, Collège Ahuntsic, Fonds de l’Institut des arts graphiques, A1/E, 55K).
46 Fiches-dossiers, récipiendaires de diplômes, 1943-1972, Collège Ahuntsic, Fonds de l’Institut des arts graphiques, A1/E, 55K.
47 Yolande Racine, op. cit., p. 104.
48 Institut des arts graphiques, Collège Ahuntsic, Fonds de l’Institut des arts graphiques, A1F64A.
49 Le Maître imprimeur, février 1971, p. 3 ; Beaudoin Dumouchel, op. cit, p. 83.
50 Roland Giguère, op. cit., p. 98.
51 Silvi Bernier, op. cit., p. 88.
52 Entrevue réalisée avec Jean Arcand, professeur retraité de l’Institut des arts graphiques, le 20 mai 2001.
Auteur
Professeur agrégé à l’École de bibliothéconomie et des sciences de l’information de l’Université de Montréal. Ses recherches portent sur l’histoire du livre et de l’imprimé, principalement sur les aspects sociaux et culturels touchant les ouvriers des métiers du livre au Québec. Une recherche financée par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.
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