Chapitre 11. Les échanges culturels entre Français, Québécois et Canadiens français depuis 1960 : vers de nouveaux rapports ?
p. 263-282
Texte intégral
1Parler des échanges culturels entre la France et le Canada francophone, c’est évoquer, en dehors des actions politiques et diplomatiques, ce solide maillage qu’ont tissé, depuis des décennies, les relations personnelles et de groupes, c’est-à-dire les réseaux formés par les associations, les institutions et les jumelages entre Français, Québécois et Canadiens français. C’est évoquer aussi, à travers l’historique de ces échanges, les moyens mis en œuvre pour partager savoirs, expertises et créations. C’est évoquer enfin, au sein de ce trésor commun qu’est la langue française, la lente et réciproque reconnaissance des cultures acceptées dans leurs différences.
2Les années 1960 offrent à cet égard un tournant décisif pour les échanges culturels qui s’inscrivent dans un cadre plus politique avec l’arrivée au pouvoir en France du général de Gaulle, sa visite au Québec en 1961, son voyage en 1967, et au Québec, celle de Jean Lesage et les réformes qu’il initiera et qui seront à l’origine de la Révolution tranquille. Il n’est pas anodin, en effet, que le premier grand accord franco-québécois de 1964 ait été consacré à l’éducation et que l’entente culturelle de 1965 se soit insérée dans le cadre plus large d’un accord franco-canadien1. Le propos de cette communication sera d’explorer les différentes facettes de ces échanges, d’examiner comment ils ont évolué et de souligner ce qui en résulte dans l’équilibre de ces relations.
Le coup d’envoi des années 1960
3Rappelons tout d’abord que les échanges culturels, s’ils traduisent en cette décennie une étape nouvelle par leur ampleur, existaient déjà, mais de façon limitée, dans le milieu intellectuel et artistique. Ainsi, dès les années 1930, comme le montre l’ouvrage de Stéphanie Angers et Gérard Fabre2, de part et d’autre de l’Atlantique se constituent des échanges épistolaires et des rencontres entre les membres des revues Esprit et La Relève. Jacques Maritain, directeur de la revue Esprit, sera invité à l’Université Laval. Avec la Deuxième Guerre mondiale, de nombreux auteurs français cherchent des éditeurs étrangers pour leurs textes et sont publiés aux Éditions de l’Arbre, nées en 1940. Parallèlement, l’éditeur français Pierre Tisseyre, arrivé à Montréal en 1945, crée le prix du Cercle du livre de France en 1949, prix littéraire qui favorise la connaissance des romanciers canadiens. En France, la romancière d’origine franco-manitobaine Gabrielle Roy reçoit en 1947 le prix Femina pour Bonheur d’occasion, paru à Montréal en 1945. Dans les années 1950, les échanges se poursuivent. C’est la fondation, en 1950, de l’Association France-Canada, dont le but est de promouvoir le développement des relations culturelles avec la France et qui attribuera le prix littéraire France-Canada. Anne Hébert en sera la lauréate en 1957 pour Les chambres de bois. C’est aussi, en 1951, la fondation de la Fédération des alliances françaises du Canada. C’est enfin la venue au Québec d’Albert Béguin, de Jean-Marie Domenach, à Paris, de Jean-Marc Léger à l’Institut d’études politiques, de Fernand Dumont, à la Sorbonne, tous deux collaborateurs de Cité libre. Les échanges intellectuels débordent le cadre des revues et ont des retombées dans le milieu littéraire. C’est grâce à Albert Béguin et au poète Pierre Emmanuel qu’Anne Hébert est connue de la critique française. Dès leur retour en France, ils font connaître son recueil Le tombeau des rois, publié aux Éditions du Seuil en 1960, avec son troisième recueil Mystère de la parole, sous le titre de Poèmes. En 1959, le poète Gaston Miron, boursier du Conseil des Arts du Canada, étudiant à Paris les techniques de l’édition, noue des liens avec de nombreux poètes, parmi lesquels Robert Marteau, qui l’introduit aux réunions littéraires de la revue Esprit.
4Sur le plan universitaire, la France est dans les années 1950 un passage obligé pour les jeunes Québécois qui étudient les lettres, comme le souligne Pierre Savard :
À peu près tous les spécialistes des lettres québécoises formés dans les années 1950 et 1960 ont d’abord fait une thèse de doctorat en littérature française. La conversion ou le retour au Québec français s’est opéré sans douleur, face à la demande massive d’enseignement et de recherche en lettres d’ici. Avec la sacralisation des lettres québécoises à partir du milieu des années 1960, exégètes et thuriféraires de Claudel ou de Giraudoux se métamorphosent en illustrateurs de Michel Tremblay ou d’Octave Crémazie3.
5Dans le domaine artistique, plusieurs peintres québécois s’étaient déjà installés à Paris. Une première exposition collective des peintres automatistes avait eu lieu en 1947, à la galerie du Luxembourg à Paris, avec des toiles de Borduas, Leduc, Mousseau, Riopelle, et quelques autres. La critique ne semble pas avoir pris la véritable mesure de ce mouvement pictural, à lire les lignes que Fernand Leduc, qui vit à Paris avec son épouse Thérèse Renaud, écrit aux Borduas : « Pour la critique nous pouvons dire que c’est nul et là encore nous ne pouvions pas attendre davantage que ce à quoi on nous a habitués : un ignare compte rendu dans Combat, quelques mots sympathiques mais guère plus lucides dans le dernier numéro de juin des Arts4. »
6En revanche, la chanson est mieux accueillie. C’est Charles Trenet qui rend hommage à La Bolduc en 1950, avec sa chanson Dans les rues de Québec, c’est Félix Leclerc découvert par le producteur et directeur artistique Jacques Canetti, qui reçoit le grand prix du disque de l’Académie Charles Cros en 1951 ; Georges Brassens et Jacques Brel diront à quel point ils leur sont redevables5. C’est Claude Léveillée qui, après avoir rencontré Édith Piaf au Québec, est invité par elle en France en 1959. En 1954, Raymond Lévesque s’embarque pour la France et devient un habitué des boîtes de Montmartre et des cabarets de la rive gauche. Il écrit pour Jean Sablon ou Eddie Constantine, qui reprend une de ses chansons, Les trottoirs, qui devient un succès chez les disquaires. Puis c’est au tour de Dominique Michel, elle aussi de passage en France, de graver Une petite canadienne.
7Si ces échanges commencent à se structurer, l’image du Canada français, au début des années 1960, reste cependant folklorique en France. Pour la chanson, l’initiative de Bruno Cocatrix qui présente dans Pleins feux sur le Canada un récital de Monique Leyrac interprétant des chansons de Gilles Vigneault, attire la remarque suivante de Paris-Jour (27 août 1966), « Cocatrix, donc, est pour le Canada 100 %. Le Canada français, bien sûr ! Il n’a pas eu le temps de se mettre au sirop d’érable ni d’aller dans le Grand Nord, mais il s’est découvert une ambition qui contraste avec ses anciennes ambitions yé-yé ; il veut devenir le Jacques Cartier de la Chanson canadienne6. »
8Et dans un registre plus sérieux, le constat que fait Jean-Marie Domenach, le directeur de la revue Esprit, n’est guère plus heureux :
Les Français ont de la peine à s’intéresser sérieusement au Canada, épave de leur histoire abandonnée au nord d’un continent qui se confond de loin avec les États-Unis […]. Quant aux Français de gauche, c’était pour eux, jusqu’à présent, l’image folklorique de la France réactionnaire : curés et bergeries […]7.
9Aussi devons-nous garder en mémoire les principaux évènements des années 1960 qui vont, autour du voyage du général de Gaulle, consolider, formaliser et faire évoluer ces échanges jusque-là informels :
Fondation en 1961 de la Maison du Québec à Paris, qui acquiert le statut en 1964 de Délégation générale du Québec.
Tenue de l’Exposition française au Palais du commerce à Montréal, en 1963, avec la présence du ministre de la Culture André Malraux. À la suite de ce voyage, la Radio-Télévision française établit un correspondant permanent à Montréal.
Signature en 1965 de l’entente de coopération France-Québec qui prévoit notamment la création de la Commission permanente de coopération franco-québécoise, principal instrument de coordination des activités de coopération entre les deux gouvernements.
Création en 1968 de l’Office franco-québécois pour la jeunesse à Paris, qui va devenir, comme le souligne Frédéric Bastien8, « le fleuron de la coopération franco-québécoise », avec un volume d’échange qui passe de 2 000 à 3 600 jeunes de 1968 à 1969.
10Un an auparavant, l’exposition universelle suscite l’admiration des Québécois devant les prouesses des architectes, dont Jean Faugeron, à qui la France a confié son pavillon. Il en est de même du métro de Montréal, réalisé à partir de la technologie française et inauguré en 1966, qui est très favorablement commenté dans l’opinion publique. Ces actions vont favoriser le désir du côté français, de partir à la découverte des « cousins d’Amérique » parlant français.
Les effets
11Un des premiers effets est l’évolution du flux migratoire des Français qui passe, en 1961, de 1 787 personnes au chiffre record de 7 987 en 1967, pour diminuer sensiblement au cours de cinq années suivantes (2 826 en 1970). Un autre effet sera la coopération volontaire des jeunes Français faisant leur service militaire au titre du Service national actif. Si certains vont dans différentes provinces du Canada, c’est au Québec que se trouve la majorité d’entre eux. Le succès de ce programme est énorme. Selon l’historien Jacques Portes : « Entre 1964 et 1974, 1 418 coopérants volontaires du Service national actif français ont été affectés dans les universités québécoises et près de 500 dans les ministères9. » La sélection est d’autant plus délicate qu’en cette année 1969, 3 500 dossiers de candidature ont été soumis aux autorités québécoises. La visite du général de Gaulle explique en partie ce succès qui suscite néanmoins du côté québécois quelques pertinentes réflexions :
Les pays où les coopérants sont les plus nombreux sont des pays très sous-développés, donc où les coopérants sont tous bienvenus. Ils sont de toute façon placés par les services français qui dirigent presque seuls l’opération […]. Les services de coopération au titre de service national ont été étendus au Québec il y a maintenant quatre ans. D’un premier groupe de trente coopérants, nous sommes rendus à un groupe de plus de 400 cette année […]. Nous ne sommes pas si sous-développés que tout coopérant qui s’offre ou qui est offert soit accepté d’emblée. (Ministère des Relations internationales, 1969)
12Mais la réciproque est là. Une grande vague d’étudiants québécois déferle en France, de 4 000 à 5 000 vers 1968, qui ira déclinant, puisqu’ils seront 10 fois moins nombreux en 1992. Selon Claude Galarneau, une raison en serait que « les cadres une fois remplis vers 1975, il n’était plus possible de continuer au même rythme10 ». Dans cette reconnaissance initiale, des auteurs sont publiés dans des maisons d’édition française — chez Gallimard, au Seuil —, qui voient deux d’entre eux primés. Jacques Godbout reçoit le prix France-Canada pour L’Aquarium (1962) et la toute jeune Marie-Claire Blais obtient le prix Médicis en 1965 pour Une saison dans la vie d’Emmanuel. Le poète Alain Bosquet fait paraître son Anthologie de la poésie canadienne-française, aux éditions Seghers, en 1962.
13Au cinéma, les noms de Michel Brault et de Pierre Perrault apparaissent à l’avant-plan, grâce surtout à Pour la suite du monde (1963), où ils font tandem. Le film est présenté à Cannes et séduit ceux qui sont à la recherche d’un documentaire renouvelé. Dès lors, Perrault se construit un groupe d’admirateurs, au nombre desquels se trouvent d’importants critiques de cinéma, comme Louis Marcorelles et Guy Gauthier. D’autres cinéastes liés à l’Office national du film du Canada auront des prix au Festival de Cannes, et ce, jusqu’à tout récemment, avec Les invasions barbares de Denys Arcand en 2003.
14Bien entendu, les acteurs à l’origine de ces relations culturelles ne se réduisent pas aux seuls organismes officiels, comme le constate Louis Dollot au début des années 1960 dans un ouvrage portant sur les relations culturelles internationales :
Il s’en faut que les rapports culturels passent uniquement par des organismes officiels. D’université à université, de musée à musée, de bibliothèque à bibliothèque, d’association privée à association privée […] entre personnalités du monde des lettres, des arts et des sciences relevant d’une même discipline, constants sont les échanges qui s’inscrivent en marge d’accords gouvernementaux11.
15Ainsi, des réseaux, des institutions se mettent en place à la fin de cette décennie et au cours de la décennie suivante qui vont favoriser les rencontres entre Français et Québécois.
Les années 1970 : la constitution des réseaux
16On pourra citer un réseau particulièrement important dans le domaine associatif et intellectuel : celui des associations. C’est en effet avec les associations que la dimension humaine des échanges prend tout son sens, puisqu’elles constituent, grâce à un immense réseau de bénévoles, un maillon essentiel dans le développement des relations et de la coopération. C’est le cas en particulier de l’Association France-Québec, créée en 1968, suivie du côté québécois de l’Association Québec-France en 1971. L’Association France-Québec est particulièrement représentative de ce que peut être la francophonie vécue, et ce, par la diversité et la durée de son implication dans les échanges culturels. Elle fête cette année ses 40 ans d’existence. Créée par Xavier Deniau, président de la Commission des affaires étrangères à l’Assemblé et des personnalités prestigieuses, tels Jean-Marie Domenach, directeur de la revue Esprit, Philippe Rossillon, rapporteur général du Haut comité de la langue française, et les deux universitaires Michel Bruguière et Auguste Viatte, membre correspondant de l’Institut, l’Association a été portée par une génération d’hommes et de femmes qui étaient des bénévoles profondément engagés dans la défense de la francophonie et adhérant pleinement à l’image que le Québec entendait projeter d’une société francophone moderne en Amérique du Nord. Une autre génération a suivi qui, comme la précédente, a milité fortement pour mettre en place ce réseau « tricoté serré » d’associations régionales. Au nombre de 10 en 1972, ces associations régionales passent à 41 en 1982, puis à 65 en 2002. L’Association Québec-France, quant à elle, regroupe au Québec plus de 10 000 membres répartis dans 25 comités régionaux. Ils vont, à l’échelle d’une agglomération, d’un département ou d’une région, multiplier les activités pour faire connaître les deux sociétés, allant de jumelages entre un lycée et un cégep, à des échanges de maisons entre particuliers, en passant par l’organisation de semaines culturelles, d’accueil d’artistes, d’expositions ou de lauréats du prix France-Québec. Les deux associations coordonnent des programmes d’échanges pour les étudiants qui comprennent des emplois dans les municipalités ou les bibliothèques, et des stages agricoles ou professionnels. Depuis leur création, les deux associations ont permis à près de 20 000 jeunes Québécois et Français de bénéficier de leur programme d’échange.
17L’Association France-Québec édite par ailleurs une revue trimestrielle, France-Québec magazine, dont le développement témoigne de la vitalité des échanges. À l’origine un petit bulletin d’information de deux pages ronéotypées, il s’est transformé en revue, puis devient, en 1996, un magazine qui, pour son trentième anniversaire, a offert un numéro de 100 pages. Sous la direction du journaliste Georges Poirier et d’une importante équipe de bénévoles, le magazine offre un large panorama de l’actualité québécoise culturelle et politique, mais fait aussi le point sur les nombreuses manifestations et rencontres franco-québécoises organisées par les volets régionaux des associations. Ce réseautage est tout à fait significatif du dynamisme de la francophonie vécue à travers l’engagement et l’expérience d’une personne. Le directeur de la revue, Georges Poirier, qui a été aussi président de l’Association France-Québec de 1992 à 1999, fait partie de ceux qui ont été coopérants au Québec en 1973-1974.
18L’Association France-Quebec décerne depuis 1998 un prix littéraire : le prix Philippe-Rossillon, nommé en mémoire du célèbre diplomate et militant de la Francophonie. Ce prix a été jumelé au prix Jean-Hamelin le 14 décembre 2005. De même, l’Association Québec-France a son prix : le prix Marie-Claire Blais. L’historique de la revue montre qu’au fil des ans, les échanges se sont multipliés. Ils traduisent cependant une évolution. Ils se sont développés à partir d’initiatives individuelles, ils se sont répandus, mais sont souvent porteurs de projets liés à un événement ponctuel dont on n’entendra plus parler par la suite en raison de la difficulté de trouver des remplaçants qui s’engageront à long terme. Tout se passe comme si les adhérents, comme cela arrive dans beaucoup d’associations, attendaient des services et « consomment » du Québec plus qu’ils ne cherchaient vraiment à l’approfondir.
19Citons une autre association, Les Amitiés acadiennes, créées en 1976, correspondant privilégié en France des associations de défense de la langue, de la culture et de l’identité acadiennes (notamment la Société nationale de l’Acadie) dans les quatre provinces maritimes du Canada. Elle diffuse des informations sur l’histoire et l’évolution du peuple acadien, sous la forme de publications, livres, centre de documentation, etc. Elle organise des échanges de jeunes entre établissements d’enseignement français et acadiens. Elle décerne chaque année le prix France-Acadie à deux écrivains acadiens, en littérature et en sciences humaines. La littérature acadienne se fera surtout connaître avec le prix Goncourt décerné en 1979 à Antonine Maillet pour son roman Pélagie-la-Charrette, qui rappelle l’épopée acadienne.
Les échanges intellectuels : le rôle des centres d’études canadiennes
20Avant d’aborder le rôle capital des centres d’études canadiennes en France, mentionnons que de nombreux échanges dans le domaine scientifique s’étaient déjà développés depuis la fondation à Paris de l’Institut scientifique France-Canada en 1955, qui sera marqué par l’octroi en 1989 du grand prix de la Francophonie de l’Académie française à l’astrophysicien Hubert Reeves, dont les analyses sur le monde actuel sont bien connues de part et d’autre de l’Atlantique.
21Le Centre culturel canadien à Paris va être, parallèlement à la bibliothèque de la Délégation du Québec, un centre documentaire important pour les étudiants et enseignants, mais aussi un lieu présentant des expositions, des concerts, favorisant ainsi la rencontre avec le public français, d’auteurs et de conférenciers canadiens, et ce, dès son ouverture en 1970. C’est également au cours des années 1970 que l’on voit se développer dans les universités françaises des cours portant sur le Québec et le Canada. À l’Université Villetaneuse, l’enseignement de la littérature québécoise est donné par le professeur Auguste Viatte, qui avait enseigné à l’Université Laval de 1933 à 1949 ; à Rennes, c’est le professeur Jean Marmier, alors qu’à l’Université de Vincennes, future Paris-VIII, où la présence d’étudiants québécois inscrits au doctorat favorise la venue au Québec de professeurs français, l’échange se fera entre Jacques Allard, de l’UQAM, et son directeur de thèse, le professeur Henri Mitterand, spécialiste de Zola. Puis, lorsque Jacques Allard deviendra directeur de son département en 1978, il s’associera au professeur Claude Duchet pour monter un séminaire franco-québécois de troisième cycle. De 1980 à 1985, plus d’une dizaine de professeurs de ces deux universités traverseront l’Atlantique et constitueront le noyau initial du Centre de coopération interuniversitaire franco-québécoise. À l’Université d’Aix-Marseille I, Yannick Resch, après une période d’enseignement à l’Université de Toronto, introduit un cours sur le roman canadien-français. À Bordeaux, c’est Marie-Lyne Piccione qui va mettre en place l’enseignement de la littérature québécoise au premier, puis aux deuxième et troisième cycles. Les échanges à Bordeaux vont par ailleurs bénéficier de la création en 1975 de la revue Études canadiennes, puis l’année suivante de l’Association française des études canadiennes (AFEC), fondée et présidée pendant 10 ans par le géographe Pierre Georges, qui va favoriser de riches contacts en partie grâce aux historiens Pierre et Sylvie Guillaume, Claude Fohlen, Yves-Henri Nouailhat et l’angliciste Jean-Michel Lacroix, qui créera le premier Centre d’études canadiennes à Bordeaux en 1976.
22Les Centres d’études canadiennes, répartis aujourd’hui dans les différentes régions de France, sont un moyen dynamique de connaître et de faire connaître le Canada et la francophonie canadienne. Après les premiers centres créés à Bordeaux (1976), Grenoble (1979), neuf sont créés dans les années 1980, six dans les années 1990, le dernier en 2000 à Nice. Le Québec et le Canada français y constituent une part importante, sinon la part dominante de la recherche, avec trois centres qui leur sont consacrés : le Centre Saint-Laurent à Aix-en-Provence, dirigé par Yannick Resch, qui présente une spécialisation en littérature, le Centre d’études canadiennes, dirigé par le linguiste Patrice Brasseur à Avignon, et le Centre d’études acadiennes, devenu en 1992 l’Institut d’études acadiennes et québécoises, dirigé par André Magord, à Poitiers. Mais de façon plus générale, historiens et géographes remarquent que le Québec et l’Acadie sont les territoires qui occupent le plus de place dans les échanges et les publications12. Pour le géographe André-Louis Sanguin, une raison explique la multiplication des échanges entre les instituts de France et ceux du Québec : si la recherche se fait en géographie essentiellement sur le Québec, c’est que les géographes français se sentent plus à l’aise dans l’espace québécois, territoire à échelle relativement européenne comparé à l’immensité canadienne. C’est aussi que le Québec apparaît plus « sécurisant » : dans un premier temps, comme société rurale ancrée dans son terroir puis communauté culturelle linguistique et religieuse homogène, et dans un deuxième temps, parce que les réseaux historiques et professionnels, tant à cause du facteur linguistique que du facteur institutionnel, ont renforcé les échanges. Enfin, un constat non négligeable expliquerait cette focalisation francophone : la France et la géographie française n’occupent pratiquement aucune place dans la géographie anglo-canadienne13.
23L’intérêt pour le Québec a aussi été généré par le fait qu’un certain nombre d’enseignants ont eu à l’origine une expérience de séjour, d’études ou d’enseignement au Québec. Ce qui est vrai pour les historiens l’est aussi pour les littéraires. Cela peut expliquer aussi en partie la puissance de cet intérêt, intérêt partagé par des étudiants qui découvraient quelque chose de nouveau avec cette littérature ouverte sur une société qui revendiquait la volonté de vivre en français. Et pourtant, la mise en place de ces enseignements n’allait pas sans difficulté en raison de l’absence des œuvres québécoises en librairie et de la difficulté de leur diffusion.
24Il faut donc souligner l’apport inestimable de la bibliothèque de la Délégation générale du Québec et de sa bibliothécaire dévouée, Ursula Matlag. Ouvert en 1964, ce centre de documentation va devenir dans les années 1970-1980, lorsque les services culturels de la Délégation générale du Québec s’installent rue du Bac, un outil indispensable pour les chercheurs et universitaires, un relais formidable pour les centres d’études canadiennes et les universités de province et un lieu animé de rencontres des auteurs québécois vivant à Paris ou de passage, tels Anne Hébert, Alice Parizeau, Gaston Miron, Claude Beausoleil, Jacques Poulin, etc. Déménagée rue Pergolèse en 1992, elle s’est modernisée avec un catalogue informatisé mis en service sur Internet et elle a rendu hommage à celui qui fut à plus d’un titre le grand animateur et le grand mécène de la bibliothèque, Gaston Miron, en prenant son nom.
Le réseau des auteures féministes
25Si les œuvres des écrivains québécois ont du mal à trouver leur place dans le circuit de la diffusion française, une voie s’ouvre cependant pour les écrivaines, en raison particulièrement des courants féministes qui se développent en France et au Québec tout au long de cette décennie. Ainsi, Madeleine Gagnon, qui a complété son doctorat en lettres à Aix-en-Provence, est en relation avec des auteures françaises telle Hélène Cixous, dont elle enregistre un entretien dans un des premiers numéros de la revue Chroniques14. Elle publiera d’ailleurs avec Hélène Cixous et Annie Leclerc un essai : La venue à l’écriture15. C’est aussi à l’occasion du scandale provoqué par la pièce de théâtre Les fées ont soif de Denise Boucher, et face aux interdictions de publication et de représentation à Montréal, qu’un appui vient de France sous forme de pétitions signées par des intellectuelles et des artistes françaises, dont Simone de Beauvoir, Julia Kristeva, Ariane Mnouchkine, etc. Ce sont enfin les rencontres québécoises internationales des écrivains, dont celle qui a pour thème « La femme et l’écriture », qui permet à de nombreuses Françaises, parmi elles Dominique Desanti, Annie Leclerc, Claire Lejeune et Christiane Rochefort, de participer au colloque.
26En matière artistique, un autre vecteur est celui des circuits musicaux avec les festivals qui se sont multipliés dans les années 1970 : les festivals de Bourges et de Saint-Malo, le Festival Chorus des Hauts-de-Seine, le Festival de Marne, le Tremplin okawaien de la chanson francophone (coorganisé par la France et le Québec), et plus récemment, le Concours de la chanson francophone organisé par l’Association Charles Trenet, tenu pour la première fois en mars 2003 au Casino de Paris. L’impact des festivals se ressent dans l’ensemble de l’activité de la chanson. Au Québec, le Festival d’été de Québec reçoit, depuis sa création en 1973, des artistes français en grand nombre. Jean Dufour, ancien gérant de Leclerc en Europe, mentionne que, sous l’effet du succès québécois du spectacle de la Superfrancofête (1974), deux stations françaises veulent rééditer l’exploit, ce à quoi Félix s’opposera. De plus, l’année de la Chant’août (1975), le palais de Chaillot présente Le Kébec à Paris, un énorme concert présentant des artistes comme André Gagnon, Jean Carignan, Louise Forestier et Diane Dufresne.
L’épanouissement des années 1980
27La mise en place des cours et enseignements, qui s’épanouissent dans les années 1980, s’accompagne de la création du Centre de coopération interuniversitaire franco-québécoise (CCIFQ), en 1984, par les gouvernements de France et du Québec, qui sera un vecteur dans la formation des réseaux universitaires, la promotion des programmes d’enseignement et de recherche conjoints, et dans l’appui à la mobilité étudiante. Ceci aboutira à la mise en place des échanges de la Conférence de recteurs et principaux des universités du Québec (CREPUQ). En 1986, un colloque suscité par le CCIFQ fait le point sur la coopération universitaire entre la France et le Québec, et les actes sont publiés l’année suivante, sous la direction de Jacques Portes et Sylvain Simard.
28Autre exemple de partenariat réussi entre le Québec et la France, plus exactement la région Rhône-Alpes, le Centre Jacques-Cartier, créé en 1984 par Charles Mérieux, président de la Fondation Marc et Alain Bideau, directeur de recherche au CNRS. Le Centre Jacques-Cartier a su développer une structure particulièrement originale en regroupant un ensemble de quelque 70 établissements qui organisent, dans le cadre des « Entretiens », des colloques et journées scientifiques.
29En littérature, le prix Femina est accordé en 1982 à Anne Hébert pour son roman Les Fous de Bassan, publié au Seuil. L’année suivante, le prix France-Québec est accordé à Pierre Vadeboncoeur pour ses Trois essais sur l’insignifiance qui célèbrent la culture de France et du Québec français.
30Mais les années 1980 sont aussi, sur le plan artistique, les années du grand déferlement de la chanson québécoise en France16. La présence de Luc Plamondon marque une étape dans la participation du Québec à l’activité chansonnière française. C’est en effet par la participation aux comédies musicales cocomposées par Plamondon que se tissent des liens entre chanteurs, chanteuses, vedettes françaises et québécoises, que des artistes de ces deux pays sont lancés, qu’une continuité est assurée (plusieurs troupes de comédiens-chanteurs sont créées). Dès 1975, il commence à écrire avec le défunt Michel Berger l’opéra rock Starmania, qui est joué au Palais des Congrès à Paris, le 10 avril 1979, et qui y connaît alors un succès immédiat. Plamondon poursuivra sa collaboration avec Berger en écrivant La légende de Jimmy (1990), inspiré de la vie de James Dean. Plamondon récidive en janvier 1998 avec une nouvelle comédie musicale, Notre-Dame de Paris, écrite en collaboration avec Richard Cocciante. De nouveaux artistes se font connaître en France : Michel Pagliaro réalise quelques disques de Jacques Higelin et de Bernard Lavilliers, de 1982 à 1986 ; Carole Laure, Daniel Lavoie, Robert Paquette, Ginette Reno (après une vingtaine d’années d’absence des scènes françaises avec J’ai besoin de parler, en 1983) se produisent à partir de cette période. Il convient d’ajouter le nom d’autres vedettes comme les Acadiennes Édith Butler et Marie-Jo Thériault, sans oublier les grands succès commerciaux qui ont pour nom Roch Voisine et Céline Dion.
31D’autres événements viennent aussi consacrer la chanson québécoise. En 1979, le Québec commence à participer au Marché international du disque et de l’édition musicale (MIDEM) tenu annuellement à Cannes. Cet événement professionnel permet à des artistes de s’y produire et constitue ainsi pour eux une rampe de lancement : Fabienne Thibault en 1981, Diane Tell en 1982, Céline Dion en 1983, qui devient la première Canadienne à mériter un disque d’or en France avec sa chanson D’amour et d’amitié.
32Le Québec a trouvé des débouchés plus vastes avec des festivals comme les Francofolies. La création de celles-ci remonte à 1985, grâce au travail conjoint d’Alain Simard, Guy Latraverse et Jean-Louis Foulquier, auteur, chanteur et animateur de radio sur France-Inter, radio nationale en France. La Rochelle reçoit depuis 1985, chaque année en juillet, des chanteurs de la francophonie. Nombreux sont les chanteurs du Québec qui s’y sont produit depuis : Plume Latraverse en 1985, Richard Séguin en 1986, Claude Dubois en 1987, Louise Forestier en 1988, Laurence Jalbert et Jean Leloup en 1990, Gaston Mandeville en 1991 et Daniel Bélanger en 1993. En juillet 1988, Claude Dubois et Paul Piché participent à La Fête à Ferré, concert hommage à Léo Ferré (décédé en 1993) qui regroupe plusieurs artistes de la chanson française, dont Ferré lui-même. Cette même année (en 1988), Ferré se rend au Québec pour la dernière fois et présente notamment son spectacle au Grand Théâtre de Québec (Trenet s’y produit aussi pour la dernière fois en septembre 1988).
33Enfin, le théâtre connaît un certain succès, et les années 1980 ont vu se développer un réseau serré d’échanges faisant connaître Robert Lepage, Carole Fréchette et Wajdi Mouawad. Après le succès des Belles-sœurs de Michel Tremblay à l’espace Cardin en 1973, le Théâtre international de langue française, créé en 1986 à Paris par le metteur en scène Gabriel Garran, a accueilli des créations québécoises telles que L’homme gris ou Le faucon de Marie Laberge. Sont également jouées en France les pièces de Michel Marc Bouchard, dont les œuvres sont publiées aux Éditions Théâtrales, à Paris. La décennie suivante voit la présentation de la pièce Les reines de Normand Chaurette à la Comédie-Française (1996). La danse et la musique « voyagent » aussi au cours de ces décennies avec, pour la danse moderne, la troupe du chorégraphe Édouard Lock, et pour la musique, les tournées de l’Orchestre symphonique de Montréal sous la direction du chef d’orchestre Charles Dutoit et, plus récemment, de Kent Nagano.
Des atouts supplémentaires : les années 1990
34Commençons par souligner le bon fonctionnement des accords mis en place dans les décennies précédentes. Ainsi, la CREPUQ qui, au moment de sa création en 1984, comptait une douzaine d’établissements, va regrouper dans les années 1999-2000 182 universités (9 universités québécoises et 173 universités françaises). Même constat pour les étudiants : au nombre de 4 en 1984-1985, ils sont plus de 1 400 en 1999-2000. En 1996 a été signé un accord-cadre sur la reconnaissance réciproque des diplômes, et la validation des études ; cette reconnaissance contribue de façon déterminante à l’augmentation du flux des échanges. À cet accord s’est ajoutée une convention-cadre sur les cotutelles de thèse qui permet à un doctorant d’être supervisé par deux directeurs de thèse, au Québec et en France, et de recevoir un double diplôme de doctorat de chacun des deux pays. Dans la foulée de cette coopération institutionnelle, de nombreux réseaux ont été créés entre professeurs et chercheurs, des conventions bilatérales ont été signées entre collèges et universités, des milliers d’étudiants québécois et français ont traversé l’Atlantique, reprenant ainsi l’initiative des échanges qui dépassent largement le cadre institutionnel de la Commission permanente de coopération franco-québécoise.
35On a souligné à maintes reprises le renversement des tendances dans ces échanges d’étudiants. Au début, c’étaient surtout les étudiants québécois qui s’inscrivaient par milliers dans les universités françaises, principalement en lettres et en sciences humaines ; mais dans les années 1980 et 1990, ce sont surtout les Français qui traversent en masse l’Atlantique pour poursuivre leurs études. De 912 étudiants français au Québec en 1988, ils passent à 4 130 en 2000. Leur nombre a quadruplé, et l’engouement ne faiblit pas. En 2008, près de 6 400 étudiants français se répartissent dans les universités québécoises, alors qu’environ un millier de Québécois part étudier en France. Sur ces 6 400, près de 85 % fréquentent les universités de langue française (dans l’ordre : l’Université de Montréal, l’UQAM, l’Université Laval et HEC). L’explication ? Les étudiants français apprécient la qualité de l’encadrement, les moyens mis à leur disposition pour travailler, la richesse des bibliothèques, l’accessibilité des livres sur les rayons, sans compter l’expérience quotidienne, pour ceux qui vont à McGill, du bilinguisme ambiant, alors que la perception du système universitaire français par les étudiants québécois est plus globalement négative : réputation d’inaccessibilité des professeurs et des chercheurs, vétusté des locaux, non-convivialité des ressources de travail, et aussi coût de la vie en France. Des nuances sont probablement à rechercher en fonction des disciplines, des grandes écoles et des universités.
36La recherche qui s’est développée au niveau doctoral conduit à la fondation en France, en 1993, de l’Association des jeunes chercheurs européens en littérature québécoise. Pour soutenir cette recherche et favoriser les échanges sur le plan international, est fondée à Québec l’Association internationale des études québécoises (AIEQ) en 1997.
37La librairie du Québec à Paris offre depuis 1995 un grand choix d’ouvrages non seulement littéraires, mais aussi dans des domaines aussi variés que la pédagogie, l’écologie, le tourisme et la littérature jeunesse, de façon à promouvoir l’édition québécoise en France. Tous les mois, la librairie organise des lectures dans ses locaux avec des auteurs québécois. Elle participe régulièrement à des manifestations en province, que ce soit dans le cadre de tournées d’auteurs, de salons ou de foires du livre. Les associations régionales et l’université jouent là un rôle essentiel pour la promotion des livres. En effet, que ce soit dans le cadre des bibliothèques, des universités ou d’associations de lecteurs, les rencontres avec un auteur bénéficient toujours du réseau professionnel de l’enseignant ou du réseau associatif d’une régionale, ce qui permet dans bien des cas une vente plus significative d’ouvrages. Il faut citer dans l’appui à la recherche sur les relations franco-québécoises, le projet avait pour objectif de faire l’inventaire bibliographique des relations franco-québécoises depuis 1760 à nos jours. Il a vu le jour en 1993, sous l’égide de la Commission mixte de coopération franco-québécoise. Ce projet est le fruit de deux équipes d’universitaires, l’une française, avec à sa tête, Jean-Pierre Bardet de l’Université de Paris-IV, l’autre québécoise, avec, à l’origine, Claude Galarneau de l’Université Laval, puis Pierre Savard, en 1996, et René Durocher en 1998. Ils ont été rejoints, en 1995, par la Bibliothèque nationale de France et la Bibliothèque nationale du Québec, qui ont mis à leur disposition la richesse de leurs fonds documentaires.
38Fleuron de cette décennie, l’année 1999 est une année particulièrement féconde pour les relations franco-québécoises. Elle est marquée par la grande manifestation de la saison du Québec en France, Le printemps du Québec… Le feu sous la glace, qui donne l’occasion à des centaines d’écrivains et d’artistes de diffuser dans leurs discours, un peu partout en France, l’image d’un Québec français et nord-américain qui sera bien relayé par une large critique tant dans la presse écrite qu’à la radio et à la télévision. Dans le cadre de cet événement, le Musée national des arts et traditions populaires, à Paris, et le Musée de l’Amérique française, à Québec, ont préparé ensemble une importante exposition tenue à Paris de juin 1999 à janvier 2000, et à Québec de mars 2000 à janvier 2001, ainsi qu’une publication : France-Québec : images et mirages, à laquelle ont collaboré des Français et des Québécois. Ces regards croisés ont permis de mesurer tant sur le plan de l’imaginaire que de la langue ce qui unit, mais aussi et surtout ce qui sépare nos deux cultures17.
39Cela n’empêche pas que d’autres organismes ou institutions œuvrent à faire un travail de mémoire, à rappeler les liens qu’a engendrés le partage d’une histoire et d’un patrimoine entre la France et le Québec, comme le fait la Commission franco-québécoise des lieux de mémoire communs, créée en 1998 avec Henri Rethoré, ambassadeur et ancien consul de France au Québec, et Marcel Masse, ancien délégué général du Québec en France, et à laquelle les sections régionales de l’Association France-Québec apportent leur concours depuis 2001 avec la réalisation de cartes régionales des lieux de mémoire communs.
Aujourd’hui, quel bilan ?
40Il suffit de lire les statistiques de Tourisme Canada pour mesurer, du côté français, l’engouement pour le Québec. De 1965 à 1975, le nombre de touristes passe de 27 000 à 72 000. Au cours de la décennie suivante, le nombre passe de 72 000 à 107 000, et de 1985 à 1996, de 107 000 à 460 000. Et c’est toujours plus de 400 000 Français qui traversent l’Atlantique en 2000. L’attrait du Québec dans cette destination touristique mérite au terme de ce parcours un double commentaire. D’une part, il semble bien que l’on ne sorte guère des images traditionnelles qui prévalaient dans les années 1960 : la grande nature, les chiens de traîneaux, les caribous, les baleines de Tadoussac et les Indiens imaginés encore avec leurs arcs et leurs plumes18. Dans un dossier « Voyages » du Monde du 15 juin 1995 consacré au Canada, le directeur de la division du tourisme résume ainsi les « atouts » de son pays : « d’abord la nature, au sens large », ensuite « le tourisme culturel [qui] inclut aussi les festivals, les spectacles, les musées et un héritage d’une exceptionnelle richesse, celui de nos populations autochtones19 ». Le mythe exotique de l’Amérindien a la vie dure. La chanteuse Linda Lemay, qui a pourtant des échanges privilégiés avec la France, s’est laissée à écrire en 2000 Les maudits Français, chanson qui permettait, dans une certaine mesure, de remettre les pendules françaises, empreintes de clichés toujours tenaces, à l’heure de la réalité québécoise : « Quand ils parlent de venir chez nous, c’est pour l’hiver ou les Indiens, les longues promenades en skidoo ou encore en traîneau à chien […]. Quand leur séjour touche à sa fin, ils ont compris qu’ils ont plus le droit de nous appeler les Canadiens, alors que l’on est Québécois. »
41Une certaine littérature abonde dans ce sens, qui exploite avec une candeur remarquable les clichés de la langue et de la grande nature québécoises. L’essayiste Lise Gauvin le remarquait en 2005, à propos de deux publications récentes qui cumulaient les éternels clichés. Il s’agissait de la bande dessinée de Lucky Luke La Belle Province, où, entre le sirop d’érable et les plumes, la chanson de Charlebois J’reviendrai à Montréal constituait la seule référence à un monde autre que rural, et le roman policier de Fred Vargas, Sous les vents de Neptune, où les expressions québécoises les plus connues se confondaient à d’autres fort peu usitées dans le seul but de créer un effet couleur locale20. Lucide, un brin désabusé, l’écrivain Jacques Godbout, qui « pratique » le milieu parisien depuis un demi-siècle, pense que dans le domaine culturel, la France et le Québec vivent en parallèle et non en situation d’échange, tout en reconnaissant l’existence de certaines passerelles : « On commence, à la télévision, à vendre aux Français des sitcoms, ils nous refilent des concepts de plateaux comme Tout le monde en parle de Thierry Ardison. Ce sont des contributions de type populaire21 ». Jacques Godbout n’est pas le seul à poser un regard critique sur nos relations culturelles. En 1991, l’essayiste montréalais Jean Larose ironisait sur l’adulation d’une France sublimée par les intellectuels franco-québécois dans son essai L’amour du pauvre. En 1993, l’auteur Paul-Marcel Lemaire, dans Nous Québécois, dénonce « la quête intempestive de l’approbation française », qu’il appelle le syndrome parisien chez ses compatriotes. La reconnaissance institutionnelle parisienne, et plus largement le concept de francophonie, ont fait l’objet d’un débat en mars 2007, à la suite de la publication dans le journal Le Monde du manifeste « Pour une littérature monde », signé entre autres par Jacques Godbout, Dany Laferrière et Wajdi Mouawad.
42Ce débat est loin d’être clos et il faudrait peut-être retenir l’idée que si l’on doit ici rendre justice à une politique et une coopération qui ont porté leurs fruits parce qu’elles ont réuni volontarisme, affinité et recherche d’excellence. Il faudra pour que cette francophonie reste vivante qu’elle soit aussi, comme le souhaitent les auteurs du manifeste, davantage une « francophonie polycentrée ».
Notes de bas de page
1 Jacques Portes, « Vingt ans après… ou les métamorphoses du triangle Paris-Québec-Ottawa », Revue française d’histoire d’outre-mer, vol. 77, no 288, 1990, p. 93-109.
2 Angers Stéphanie et Gérard Fabre, Échanges intellectuels entre la France et le Québec (1930-2000). Les réseaux de la revue Esprit avec La Relève, Cité libre, Parti Pris et Possibles, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2004.
3 Les Cahiers d’histoire du Québec au XXe siècle, no 7, printemps 1997, Québec, p. 141.
4 Yannick Resch, « La réception française des expositions automatistes », Les automatistes à Paris, Saint-Laurent, Les 400 coups, 2000.
5 « Mon succès, je le dois en quelque sorte à Félix Leclerc. En effet c’est un des premiers à avoir chanté à Paris, avec sa guitare sans aucune mise en scène. Son immense succès a convaincu les producteurs de music-hall et les propriétaires de grands cabarets de tenter l’aventure avec d’autres compositeurs dont moi » (dans Jean-Nicolas de Surmont, « L’apport des phénomènes chansonniers dans la construction de la référence collective : le cas du Québec et de la France », Action nationale, vol. 94, no 3, mars 2004, p. 83).
6 Philippe Luez, « Chansons et chanteurs québécois à Paris de 1950 à 2000 », dans Serge Bouchard (dir.), France-Québec. Images et mirages, Montréal, Fides, 1999, p. 193.
7 Jean-Marie Domenach, « Controverse sur un nationalisme », Esprit, février 1965, p. 290.
8 Frédéric Bastien, Le poids de la coopération : le rapport France-Québec, Montréal, Québec Amérique 2006.
9 Jacques Portes, « Les coopérants militaires français », dans Stéphane Paquin (dir.), Histoire des relations internationales du Québec, avec la collaboration de Louise Beaudoin, Montréal, vlb éditeur, 2006, p. 75.
10 Claude Galarneau, « Les étudiants québécois en France », Les Cahiers d’histoire du Québec au XXe siècle, no 7, 1997, p. 130-132.
11 Louis Dollot, Les relations culturelles internationales, Paris, PUF, 1968, p. 13.
12 Claude Fohlen : « Une seule constante, le Québec, le Québec et le Canada, le Québec et la francophonie, et encore le Québec », dans Jean-Michel Lacroix (dir.), État des lieux de la recherche sur le Canada en France (1976-2001), Bordeaux, Association française d’études canadiennes, 2001, p. 41.
13 Ibid., p. 56.
14 Chroniques, vol. 1, no 2, février 1975, p. 16-18.
15 Hélène Cixous et al., La venue à l’écriture, Paris, Union générale d’éditions, 1977.
16 Jean-Nicolas de Surmont, La Bonne chanson : le commerce de la tradition en France et au Québec dans la première moitié du XXe siècle, Montréal, Triptyque, 2005.
17 France-Québec : images et mirages, Montréal, Fides, 1999.
18 Arnaud Rousseau, « Le tourisme estival français au Québec : les voyages en groupe », dans Louis Dupont et Nathalie Lemarchand, Une multitude de Canadas, Valenciennes, Presses universitaires de Valenciennes, coll. « Recherches valenciennoises », no 4, 2000, p. 228.
19 Cité par Marie-Pierre Bousquet, « le Québec pour les Français », dans France-Québec. Images et mirages, op. cit., p. 61.
20 Lise Gauvin, « Montréal, vous connaissez ? », Liberté, numéro thématique Paris se montréalise-t-il ?, vol. 47, no 4, novembre 2005, p. 22.
21 Jacques Godbout, « Plus grande est la distance », ibid., p. 15.
Auteur
Professeure à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence et chargée de cours à Paris IV-Sorbonne. Elle est présidente de l’Association internationale d’études québécoises et vice-présidente de l’Association des amis de Gaston Miron. Spécialiste de littérature française et québécoise, elle a dirigé et publié, entre autres, Gaston Miron, le forcené magnifique (2003) ; Écrivains francophones du XXe siècle (2000) ; et Littérature du Québec (1994). Elle est aussi coéditrice des œuvres de Colette à la Pléiade.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L’Inde et ses avatars
Pluralité d’une puissance
Serge Granger, Christophe Jaffrelot, Karine Bates et al. (dir.)
2013
La malréglementation
Une éthique de la recherche est-elle possible et à quelles conditions ?
Michèle S. Jean et Pierre Trudel (dir.)
2010
Les scientifiques et la paix
La communauté scientifique internationale au cours des années 20
Brigitte Schroeder-Gudehus
2014
La bataille de l'imprimé
À l'ère du papier électronique
Éric Le Ray et Jean-Paul Lafrance (dir.)
2008
Marie-Victorin à Cuba
Correspondance avec le frère Léon
Marie-Victorin et frère Léon André Bouchard (éd.)
2007