Chapitre 9. Les Canadiens français, la France et les deux guerres mondiales
p. 209-235
Texte intégral
1Mon intérêt pour les rapports entre les Canadiens français et la France pendant les deux guerres mondiales est né en quelque sorte par accident, pendant que ma femme, Monique Nemni1, et moi travaillions au premier tome de la biographie intellectuelle de Pierre Elliott Trudeau2. À notre grand étonnement, nous avons découvert un jeune homme totalement différent de l’homme d’État que l’on connaît. Au début des années 1940, cet étudiant d’une vingtaine d’années faisait partie d’un mouvement clandestin visant la création d’une future Laurentie, c’est-à-dire un Québec indépendant, catholique et corporatiste. Et pour que ce futur pays voie le jour, il fallait, selon eux, déclencher une « Révolution nationale ». L’expression ne doit rien au hasard : leur modèle s’inspirait bel et bien de la Révolution nationale du maréchal Pétain. Pour nous, aujourd’hui, Pétain et son régime de Vichy représentent la France de la collaboration et de la participation volontaire au génocide des Juifs. Or, ce modèle a longtemps exercé un très grand attrait, non seulement sur ces « révolutionnaires », mais sur une partie importante de l’intelligentsia canadienne-française. Comment l’expliquer ? Cette question nous a longtemps hantés.
2Plus nous étudiions les rapports entre la France et les Canadiens français pendant la Deuxième Guerre mondiale, plus nous nous rendions compte que ces rapports ne peuvent se comprendre que dans le prolongement de celle que l’on appelle la Grande Guerre. Dans un cas comme dans l’autre, il en a résulté une situation de crise politique importante au Québec et au Canada, crise qui est elle-même nourrie par les sentiments d’allégeance complexes des Canadiens français.
Les trois patries des Canadiens français
3Nombreux sont les Canadiens français qui perçoivent leurs origines françaises comme une source importante de leur identité. Il y en a beaucoup qui, jusqu’à aujourd’hui, parcourent les routes de Bretagne, de Normandie ou d’ailleurs en France, à la recherche de traces de leurs ancêtres. Mais ces sentiments affectueux se dédoublent d’une certaine rancœur. Rappelons que par le traité de Paris de 1763, la France cédait à l’Angleterre ses « trente arpents de neige » pour conserver d’autres colonies, considérées plus rentables. D’où le ressentiment envers cette mère indigne qui a abandonné ses enfants, les livrant aux « Anglais ». Les fonctionnaires royaux et tous les Français non liés à la terre étant rentrés chez eux, les colons n’ont pour les protéger que les gens d’Église restés sur place. Survient la Révolution française, républicaine, antireligieuse. À partir de cette date, le Québec devient une terre d’asile pour de nombreux religieux, pour la plupart des contre-révolutionnaires, qui ne supportent pas cette France devenue, à leurs yeux, immorale. Mentionnons, par exemple, l’immigration massive de prêtres ultramontains, à la fin du XIXe siècle, suivie, au début du XXe, d’une nouvelle vague, opposée à la loi de 1905. Par la séparation de l’Église et de l’État, cette loi consacre la victoire de la France républicaine et laïque sur la France royaliste et catholique. Pour l’élite cléricale du Québec, il s’agit plutôt d’une défaite. Par cette loi, la France « se déshonore aux yeux du monde civilisé3 ». Il est donc possible de soutenir qu’à la Première Guerre mondiale, et jusqu’à l’instauration du régime de Vichy, les valeurs de la grande majorité des membres de l’élite québécoise francophone étaient, à de nombreux égards, aux antipodes des valeurs politiques, religieuses, sociales, et même morales, prépondérantes en France.
4Depuis le traité de Paris, l’Angleterre gère ses nouveaux sujets. En mettant fin aux discriminations envers les catholiques, par l’Acte de Québec de 1774, elle se rallie la fidélité de l’Église qui, à son tour, prêche l’obéissance à l’autorité établie, c’est-à-dire au roi d’Angleterre et à son gouvernement au Canada. Les Canadiens français savent qu’ils sont des sujets britanniques, et qu’ils doivent se comporter comme tels. Ils n’oublient pas leurs origines françaises pour autant. Les voilà ainsi liés à deux patries. Henri Bourassa, intellectuel engagé, orateur, grand homme de lettres, ardent défenseur du nationalisme canadien-français et fondateur du Devoir en 1910, va même plus loin. Dans son discours prononcé le 27 avril 1902 au Monument-National, à Montréal, il explique qu’en fait, les allégeances potentielles des Canadiens français ne sont pas doubles, mais triples4. Ils ont des devoirs distincts envers l’Angleterre, le Canada, et leur pays d’origine, la France. En ce qui concerne l’Angleterre, il sait bien, dit-il, que « nous sommes les sujets d’une puissance qui fut l’ennemie séculaire de notre patrie d’origine ». Il s’empresse d’ajouter, cependant, « qu’en nous donnant la liberté politique, la Grande-Bretagne a généreusement racheté ses torts envers nous ». Il n’a donc aucune hésitation à déclarer : « Cette Angleterre, je l’aime et je l’admire ; et tant que nous serons sujets britanniques, c’est vers elle que nous devons porter les yeux5. » Mais craignant l’assimilation, il fait une importante mise en garde : « Notre fidélité à l’Angleterre ne peut et ne doit être qu’une affaire de raison6. » Autrement dit, l’Angleterre est bien notre patrie, mais seule la France est notre « mère patrie ». De retour d’une visite au Canada après la guerre, Monseigneur Landrieux, évêque de Dijon, est ému par « la fusion des cœurs » qu’il y a ressentie, malgré le « loyalisme parfait » des Canadiens français vis-à-vis de l’Angleterre. Ils disent, ils chantent, écrit-il : « Un peuple peut changer de nom et d’allégeance,/mais de mère, jamais… si sa mère est la France7 ! »
5Les droits et les devoirs des Canadiens français envers le Canada sont également affaire de raison ; ils sont énoncés dans l’acte de Confédération. Bourassa définit ce qu’il appelle « nos devoirs individuels et sociaux envers nos voisins ». Notons le terme utilisé. Pour lui, les Canadiens anglophones sont des « voisins ». On ne doit donc entretenir avec eux que des rapports de bon voisinage, sans liens affectifs particuliers. Nous devons, affirme-t-il, résister « aux empiétements d’un fédéralisme trop absorbant ; [mais nous devons] également travailler au bon fonctionnement du régime fédéral ». Nous sommes solidaires des autres Canadiens, soit, mais nous n’accepterons pas d’aller aussi loin que le voudraient certains nouveaux arrivants, fraîchement débarqués d’Angleterre : « Nous avons promis de défendre le drapeau britannique au Canada, à condition qu’on ne nous appelle pas à contribuer à sa défense en dehors de notre territoire8. »
6Reste la troisième allégeance : envers la France. « Devons-nous, demande Bourassa, être plus Français que Canadiens ou plus Canadiens que Français ? » À sa question, il réplique sans ambiguïté : « Je ne conçois pas qu’on puisse hésiter un instant à répondre que nous devons rester essentiellement Canadiens. » Pour lui, tout rapprochement politique avec la France constituerait un manque de respect à « la foi que nous avons jurée à l’Angleterre et à la majorité anglo-canadienne ». De toute manière, rappelle-t-il, reprenant un point de vue largement partagé, la France d’aujourd’hui n’est ni celle qui nous plaît, ni celle qui nous convient : « Nous haïssons d’instinct la centralisation, l’organisation administrative, le militarisme légal […] que la troisième république a maintenu dans toute son intégrité9. » Par nécessité donc, l’amour des Canadiens français pour la France « peut et doit être réel, profond et durable ; mais il doit rester platonique ; et surtout il ne doit jamais nous faire oublier […] les circonstances de notre histoire10 ». Autrement dit, la France étant notre seule et unique « mère patrie », il est parfaitement naturel de l’aimer. Mais comme elle n’est plus notre « patrie », nous n’avons aucun devoir envers elle.
7Déjà, en 1887, dans La légende d’un peuple, le poète Louis Fréchette décrivait à sa façon les liens complexes, qu’analyse si bien Bourassa, entre les Canadiens français, la Grande-Bretagne et la France :
Regarde, me disait mon père,
Ce drapeau vaillamment porté ;
Il a fait ton pays prospère,
Et respecte ta liberté.
C’est le drapeau de l’Angleterre ; […]
Et, mon enfant puisque aujourd’hui
Ce drapeau flotte sur nos têtes,
Il faut s’incliner devant lui.
Mais, père, pardonnez si j’ose…
N’en est-il pas un autre, à nous ?
— Ah ! Celui-là c’est autre chose :
Il faut le baiser à genoux11 !
8Ainsi, en poète, Fréchette annonce la perspective que reprendront Bourassa, Laurier, l’Église et, plus généralement, l’élite canadienne-française. Fréchette est heureux et reconnaissant d’avoir pu, sous le drapeau britannique, conserver sa langue, sa religion et son style de vie.
9Récapitulons : deux « patries » résultant d’un mariage de raison, une « mère patrie » à laquelle on ne voue qu’un amour platonique ou qu’on n’aime qu’à genoux… On comprend Bourassa jugeant que « cette situation complexe rend très difficile l’action de notre patriotisme12 ». Nous pourrions ajouter : notamment en temps de guerre, et surtout si les trois patries ne partagent pas les mêmes intérêts. Examinons donc l’effet de ces diverses attaches sur l’attitude des Canadiens français pendant les deux guerres mondiales. Le tableau suivant de la contribution canadienne aux deux guerres peut servir de référence.
Contribution militaire du Canada
Population du Canada : 1916 : | 8 000 000 ± | 1941 : 11 506 655 |
Population du Québec : 1916 : | 2 200 000 ± | 1941 : 3 331 882 |
1914-1918 | 1939-1945 | |
Engagements | 611 711 | 730 635 |
Militaires envoyés outre-mer | 418 052 | 411 052 |
Blessés ou disparus | 141 418 | 57 847 |
Pertes de vies humaines | 58 638 | 22 910* |
Pertes de vies mondiales | 8 500 000 | 56 000 000 |
La Première Guerre mondiale
10En 1910, Wilfrid Laurier, premier Canadien français à devenir premier ministre du Canada, déclare : « Lorsque la Grande-Bretagne est en guerre, le Canada l’est également. Il n’y a pas de différence14. » Le 18 août 1914, lors d’une séance spéciale de la Chambre des communes tenue deux semaines après la déclaration de guerre, Laurier, qui est devenu entre-temps chef de l’opposition, déclare : « Lorsque l’appel se fait entendre, notre réponse jaillit aussitôt, et c’est la réponse britannique traditionnelle à l’appel du devoir : “Prêts, oui, prêts”15. » Ce même jour, toutes les propositions gouvernementales portant sur les préparatifs à la guerre sont adoptées à l’unanimité. Et, lorsque Sam Hughes, ministre de la Milice, demande qu’on recrute 25 000 volontaires pour le nouveau camp de Valcartier, il s’en présente plus de 30 00016.
11À ce moment-là, le sentiment du devoir envers la patrie anglaise imprègne toute la société canadienne, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur du Québec. Dans son ouvrage devenu classique, sur la position du Québec lors de la Première Guerre, Elizabeth Armstrong décrit l’appui enthousiaste de la population et des journaux : « The leading French Canadian newspapers carried the intertwined flags of Britain and France at the head of their columns, and one of them La Patrie, bore the huge headline, Vivent la France et l’Angleterre et Dieu sauve le Roi17. » L’Église ajoute sa voix puissante à cet appui massif à la position du gouvernement canadien. Une lettre pastorale de septembre 1914 reconnaît à la Grande-Bretagne le droit indiscutable de faire appel au Canada, et souligne même combien l’Église est heureuse de constater que les Canadiens français y ont répondu avec grande générosité18. Le fait que la France et l’Angleterre se trouvent dans le même camp rend l’expression de leur patriotisme encore plus facile. Laurier enjoignait directement à ses concitoyens francophones de s’enrôler dans l’armée, car « lutter pour l’Angleterre et la France était une cause doublement sacrée19 ». Comment, dès lors, expliquer que la lutte contre la conscription ait été presque exclusivement francophone ? Et comment expliquer que Laurier, comme nous le verrons, ait changé d’opinion, au point de diriger le mouvement contestataire ?
12C’est que, comme l’a bien vu Henri Bourassa, les sentiments des Canadiens français tant envers la France que l’Angleterre ne sont pas de même nature que ceux des Canadiens anglophones envers la Grande-Bretagne. Pour les anglophones, la mère patrie se définit alors sans aucune ambiguïté. En fait, entre le tiers et la moitié des Canadiens anglais qui se portent volontaires sont nés en Grande-Bretagne20. La très grande majorité des Canadiens anglais sont fiers d’appartenir à l’Empire britannique. En se portant à la défense de la Grande-Bretagne, ils ont la conviction profonde de se battre pour leur pays et pour eux-mêmes. Pour les Canadiens français, ni l’amour de raison pour l’Angleterre et le Canada, ni celui − ambigu et contradictoire − pour la France ne suscitent un patriotisme inconditionnel. Quand les difficultés émergent, ces allégeances peuvent aisément être remises en question.
13Notons que la situation sur le front explique, en partie, le retournement de la situation. Alors qu’en 1914, la guerre semblait pouvoir se terminer rapidement, plus les années avancent, plus elle coûte cher, plus on devient conscient de ses effets délétères et, dès 1915, on commence à enregistrer des pertes importantes en vies humaines. Les nouvelles armes chimiques des Allemands font des ravages. Lors des batailles d’Ypres, Festubert, Givenchy, en 1915, de la tristement célèbre bataille de la Somme, en juillet 1916, puis à Vimy et à Passchendaele, en 1917, les troupes alliées subissent des pertes considérables, plus de 600 000 morts et blessés. Les soldats canadiens, y compris le 22e régiment francophone, se couvrent de gloire aux yeux de tous les alliés. Mais le bilan de ces batailles est lourd pour le Canada : plus de 43 000 morts et blessés21.
14Rappelons qu’au début de la guerre, les troupes canadiennes se composent exclusivement de volontaires, mais les nouvelles recrues n’arrivent plus à compenser les pertes. À mesure que la situation empire au front, deux perspectives distinctes émergent. Au Canada anglais, on brûle d’aller aider la mère patrie. Au Canada français, par contre, les élans envers les deux patries d’amour et de raison se refroidissent. Dès l’été 1915, des rumeurs circulent au Québec sur la possibilité de conscription. En juillet, au parc Lafontaine, plusieurs milliers de personnes crient « Non à la conscription ! » Les manifestations se multiplient, s’amplifient et tournent parfois à la violence.
15En visite en Angleterre, Robert Borden se rend compte de la précarité des conditions du front, malgré les efforts considérables fournis par tous les alliés. De retour au Canada, il annonce, dans son message du nouvel an de 1917, l’intention de son gouvernement de porter à 500 000 soldats l’effectif du Corps expéditionnaire canadien (CEC). Ce chiffre est d’autant plus astronomique que la population masculine de 18 à 45 ans visée par le recrutement se chiffre à 1 600 00022. Borden ne parle pas encore de conscription mais de répertoire des Canadiens aptes à servir dans le CEC. Ce répertoire, effectivement constitué en janvier 1917, alimente la crainte de voir imposer le service militaire obligatoire. Dans l’espoir de contrecarrer la contestation très probable dans les milieux canadiens-français, Borden offre à Laurier de participer à un gouvernement d’unité nationale. Après une semaine de réflexion, ce dernier refuse, décision très difficile pour celui qui disait, dans un discours de 1905 : « Je rêve d’un pays où les deux races fondatrices seraient égales l’une l’autre, un pays où les frontières linguistiques et confessionnelles seraient abolies, une nation grande, digne et responsable, où francophones et anglophones y cohabiteraient en paix23 ». Ce revirement semble d’autant plus bizarre que la France se trouve dans le même camp allié. Il ne fait aucun doute que les pertes considérables sur les champs de bataille ont de quoi refroidir les élans, surtout quand les attaches à ces deux patries sont plutôt élastiques. Mais une source importante de ce changement d’attitude vient de ce que les Canadiens français ont maille à partir avec leur troisième patrie : le Canada.
16Déjà, en 1912, le gouvernement de l’Ontario fait adopter le Règlement 17, qu’il met en vigueur en 1913, avec quelques petites modifications. Sans entrer dans les détails, retenons que ce règlement a pour effet de restreindre l’enseignement dispensé en français dans les écoles élémentaires catholiques fréquentées par les élèves franco-ontariens. La riposte ne se fait pas attendre. De nombreux journaux, diocèses et associations catholiques, ainsi que le gouvernement du Québec, soutiennent la cause des Franco-Ontariens. Le plus chaud de la crise est atteint en 1915 et 1916, en plein cœur de la guerre. Le Manitoba vient jeter de l’huile sur le feu. Avec la vague d’immigration de certains pays d’Europe, il se voit obligé d’offrir l’enseignement également en allemand, en ukrainien et en polonais. En 1915, on compte 126 écoles françaises bilingues séparées, mais également des écoles allemandes et 111 écoles polonaises et ukrainiennes. Les critiques jugent que ces écoles empêchent les élèves de s’assimiler à la vie canadienne, qui est incontestablement, pour eux, de culture britannique. En 1916, le Manitoba abolit les écoles bilingues. C’en est trop. Cette atteinte au français, vue comme une trahison, constitue sans aucun doute un des motifs importants du changement des sentiments patriotiques des Canadiens français vis-à-vis du Canada.
17Dans les pages du Devoir, Henri Bourassa juge intolérable que le gouvernement canadien leur demande d’aller combattre pour la liberté et la démocratie en Europe alors que « les Boches » de l’Ontario s’attaquent aux droits des Canadiens français en Ontario. Le Canada vit une crise majeure. Au Québec, cette crise se répercute d’autant plus aisément, et directement, sur l’effort de guerre que le recrutement des forces armées se fait en anglais. Aux yeux de la grande majorité des Québécois francophones, leur langue est malmenée, leurs droits constitutionnels non respectés. Se sentant profondément humiliés, ils remettent en question leurs devoirs envers leurs diverses patries, surtout quand on leur demande de risquer leur vie. La situation devient tellement critique que l’Église, la presse, et même la presse nationaliste, tentent de calmer la population, de crainte qu’on les accuse de trahison. Mais que doit-on au juste à l’Angleterre ?
18En octobre 1915, Henri Bourassa donne sa réponse dans un document de 411 pages intitulé : Que devons-nous à l’Angleterre ? La défense nationale… La révolution impérialiste… Le tribut à l’Empire24. Son argumentation repose sur des débats et des déclarations d’ordre constitutionnel ainsi que des textes juridiques remontant loin dans l’histoire du Canada. Citant, par exemple, des articles de l’ordonnance émise le 23 avril 1787 par le gouverneur Guy Carleton à propos des obligations militaires des Canadiens, il affirme que ces derniers sont obligés de servir « dans la milice de la paroisse, village ou seigneurie, dans lesquels ils sont domiciliés. […] Ils ne peuvent être appelés sous les armes que pour “la sûreté des frontières”, c’est-à-dire la défense du territoire25. » En multipliant ce type de « preuves », il est clair que Bourassa veut démontrer que les Canadiens n’ont jamais eu d’autre obligation militaire que la défense de leur propre territoire. Cette obligation, dit-il, a été détournée par certains politiciens britanniques, qu’il appelle « les impérialistes anglais ». Ceux-ci ont systématiquement essayé de « substituer à l’ordre des choses établi le principe nouveau et révolutionnaire de la participation des colonies à toutes les guerres de l’Angleterre et à la défense générale de l’Empire ». De plus, de nombreux gouvernements des colonies, « ceux du Canada surtout, ont lâché pied et livré toutes leurs positions aux impérialistes anglais26 ». Il se dit convaincu que les Canadiens français auraient certainement répondu à l’appel, à condition que « le mode et le degré de participation du Canada [soient déterminés] selon les exigences de sa situation économique et de sa défense territoriale27 ». C’est ainsi qu’il se convainc, et convainc bon nombre de Canadiens français, qu’ils peuvent en bonne conscience s’opposer à leur participation à la guerre en Europe, tout en se déclarant des sujets loyaux de la couronne.
19Dès la décision de Borden de 1917 d’accroître considérablement le recrutement, Wilfrid Laurier s’allie à Henri Bourassa, un peu à contrecœur, pour lutter contre la conscription, qui devient loi le 24 juillet 1917. L’opposition féroce des Canadiens français à cette mesure menace l’unité du pays, comme en témoigne l’élection fédérale du 17 décembre 1917. Borden crée le Parti unioniste, intégrant des dissidents du Parti libéral de Laurier qui appuient la conscription, tous anglo-canadiens. Dans l’ensemble du Canada, les unionistes remportent 153 sièges. Des 82 sièges gagnés par les libéraux de Laurier, 62 proviennent du Québec. Le Canada, politiquement scindé en deux, risque la brisure. Les tensions sont grandes. En 1918, des émeutes violentes, qui prennent parfois une tournure raciale, agitent la ville de Québec. Laurier tente de ramener le calme. Il attribue ces émeutes à des instigateurs, ennemis des Canadiens français, qui veulent minimiser leur contribution à l’effort de guerre. Il rappelle, avec raison, que les Québécois ne sont pas seuls au pays à s’opposer à la conscription, puisque celle-ci trouve des opposants parmi les Canadiens anglais28.
20Malgré tout, les tensions finissent par s’apaiser au cours de l’année 1918, et ce, pour deux raisons. D’abord, cette loi laisse tellement de possibilités d’exemption que, sur les quelque 400 000 conscrits, plus de 280 000 font appel, et de plus, « un bon nombre de ceux qui n’avaient pas réussi à obtenir une exemption disparurent tout simplement29 », écrit Desmond Morton, spécialiste de l’histoire militaire du Canada. Il précise que, selon plusieurs historiens, « 24 100 conscrits seulement avaient réellement combattu ». Enfin, la situation au front prend une tournure très grave après l’effondrement de la Russie, en 1917. En effet, les armées allemandes, se déplaçant du front oriental au front occidental, défoncent les lignes des Britanniques et anéantissent la 5e armée30. L’Allemagne pourrait gagner la guerre. Or, malgré les tensions politiques, personne au Canada ne souhaite une victoire allemande. Sur le champ de bataille, le 8 août 1918, les Canadiens déclenchent avec les Australiens une attaque près d’Amiens. Malgré les lourdes pertes, ils font des avancées remarquables là où d’autres, plus puissants et mieux armés, n’ont pas réussi, et contribuent largement à la victoire des Alliés. Une fois de plus, cet exploit est accueilli avec beaucoup de fierté au Canada. Le 11 novembre 1918 à 11 h, date mémorable, les combats cessent. La guerre prend fin officiellement le 28 juin 1919, avec la signature du traité de Versailles.
21J’ai constamment fait référence à la participation des Canadiens à la guerre. Mais quelle est la part des Canadiens français ? Si je n’ai donné jusqu’ici aucun chiffre à ce sujet, c’est que, malgré tous mes efforts, je n’ai pu obtenir de données non controversées ni chez les historiens, ni à Statistique Canada, ni chez l’historien officiel de l’armée canadienne31. Pour la Deuxième Guerre, un groupe d’historiens, de politologues et de journalistes canadiens-français ont fait un effort méritoire pour combler cette lacune. Dans la présentation de ces travaux, publiés en 1995 dans le Bulletin d’histoire politique, l’historien Robert Comeau écrit : « Des milliers de Canadiens français ont participé à ce qu’il est convenu d’appeler une des plus grandes guerres de libération de tous les temps. Pourtant, nos livres d’histoire en parlent très peu et rares sont les études francophones sérieuses sur le sujet32. » On déplore une lacune similaire, sans tentative majeure de correction, pour la Première Guerre. Même lorsque ces chiffres existent, avec parfois beaucoup de précision, ils ne font pas l’unanimité. J’en donnerai pour preuve deux exemples. Morton écrit : « La guerre avait coûté cher aux Canadiens : 60 661 hommes et femmes tombés au champ d’honneur ou morts à la suite de blessures graves33. » L’Annuaire du Canada34, évalue ces pertes à 58 638. À propos du nombre de conscrits en vertu de la Loi du service militaire, Armstrong et Labayle l’évaluent à 83 355. Morton, lui, écrit qu’à « la fin de la guerre, 99 561 hommes, conscrits en vertu de [la Loi du service militaire] portaient l’uniforme du Corps expéditionnaire canadien35 ». Seuls Elizabeth Armstrong et Éric Labayle ont tenté de quantifier la participation des Canadiens français. Celle-ci s’élèverait à 5 % selon Armstrong36, et à 4,46 % selon Labayle37. Notons que, faute de données, ces auteurs ne poussent pas cette analyse bien loin ; ils ne donnent, par exemple, aucun chiffre relatif à la proportion de morts et de blessés francophones. En partant d’une évaluation de l’engagement de quelque 600 000 hommes par le Corps expéditionnaire canadien, Armstrong arrive, par déduction, aux chiffres suivants38. Les Canadiens français constituent, selon elle, 5 % du total, ce qui donne environ 30 000 hommes. Moins de la moitié auraient servi outre-mer, et la moitié de ceux-là n'étaient pas du Québec. Elle écrit: « Of the total of 14,100 French Canadians serving on April 30, 1917 almost 50 percent were from provinces other than Quebec. » On peut donc déduire de ses chiffres qu’environ 7 500 Québécois francophones auraient pris part aux batailles d’Europe. On peut évaluer, très approximativement, le nombre de Québécois francophones morts au front, de la manière suivante : on estime le nombre total de Canadiens morts au combat à 58 638, soit 14 % des militaires envoyés au front ; en appliquant ce pourcentage au nombre de Québécois francophones envoyés outre-mer, on obtient 1 050 pertes de vie humaine. Proportion relativement faible, par rapport au total de 8 500 000 morts pour l’ensemble des pays, et chiffre également bien bas par rapport à la gravité de la crise qui a menacé l’unité canadienne.
La Deuxième Guerre mondiale
22On pourrait être tenté de déceler un patron commun dans l’attitude des Canadiens français du Québec vis-à-vis des deux guerres : dans l’une, comme dans l’autre, on assiste à un élan patriotique, suivi d’une opposition véhémente à la conscription qui laisse craindre l’éclatement du pays. Dans l’une comme dans l’autre, avec la fin de la guerre, les tensions s’apaisent ; le Canada reste uni, et la vie reprend son cours. Ce patron occulte cependant la complexité des sentiments patriotiques des Canadiens français.
23Il faut noter, au préalable, un changement politique radical dans les rapports entre le Canada et la Grande-Bretagne. En 1910, Laurier, déclarant solennellement « Lorsque la Grande-Bretagne est en guerre, le Canada l’est également. Il n’y a pas de différence », ne faisait qu’exprimer un état de fait. Le Canada faisait bel et bien partie de l’Empire britannique, avec les devoirs qui en découlaient. Mais depuis 1931, en vertu du Statut de Westminster, le Canada a tous les pouvoirs d’un pays indépendant, sauf celui d’amender sa Constitution. (Ce sont les hommes politiques canadiens qui ont demandé à la Couronne de conserver ce pouvoir, parce qu’ils n’arrivaient pas à s’entendre sur une formule d’amendement.) Il s’ensuit que le Canada n’est pas tenu de se battre si la Grande-Bretagne entre en guerre, et l’élite québécoise francophone le sait.
24Le 2 septembre 1939, avant même l’entrée en guerre du Canada, la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal affirme « avec énergie son opposition à l’envoi outre-mer de contingents militaires39 ». Le 4 septembre, au marché Maisonneuve, à Montréal, à l’une des nombreuses manifestations organisées à travers le Québec, la foule crie à tue-tête : « On n’en veut pas de la guerre ! C’est une guerre provoquée par les Juifs et la haute finance ! À bas l’empire, à bas la guerre40 ! » Considérée répréhensible aujourd’hui, cette attitude n’accuse qu’un léger retard par rapport à une position bien répandue. Pensons à la politique dite d’apaisement adoptée longtemps aussi bien par la Grande-Bretagne que par la France. On connaît moins, cependant, l’admiration que Mackenzie King vouait à Hitler. De retour d’Allemagne, en 1937, il lui écrivait: « I was deeply impressed with the great constructive work you have achieved in Germany41. » En février 1939, après le réarmement de l’Allemagne, la remilitarisation de la Rhénanie (1936), l’annexion de l’Autriche (mars 1938), la mainmise sur la région des Sudètes (septembre 1938), et un mois avant le démembrement de la Tchécoslovaquie, King exprimait encore à Hitler sa confiance en son bon jugement et le remerciait de « the friendship with yourself which you have been so kind as to permit me to share42 ».
25Ce n’est qu’avec l’invasion de la Pologne que la Grande-Bretagne et la France, tenues de respecter leur pacte avec ce pays, déclarent la guerre à l’Allemagne, le 3 septembre 1939. Le 11 septembre, c’est au tour du Canada de lui déclarer la guerre. Mackenzie King fait alors face à une situation pour le moins délicate. Nul n’a besoin de lui rappeler que la crise de la conscription de la Première Guerre a mis l’unité nationale en danger, et a grandement contribué à la débâcle des conservateurs au Québec. Il sait très bien également que c’est grâce à l’appui massif des Canadiens français qu’il est au pouvoir depuis 1921. Mais il sait aussi que les Canadiens anglais ont hâte de se lancer à la défense de leur mère patrie. Pris entre ces deux récifs, il va utiliser tous ses talents politiques pour ne pas faire naufrage.
26Au Québec, les élections provinciales du 25 octobre 1939 se jouent, en bonne partie, sur la question de la conscription, et la victoire des libéraux repose sur la confiance dans le gouvernement King. Le 9 octobre, Ernest Lapointe, lieutenant politique québécois, ministre de la Justice, et un des membres les plus influents du cabinet King, rassure la population : « Nous avons dit à nos compatriotes de tout le pays que nous accepterions avec eux les mesures prises en vue d’aider la Grande-Bretagne et la France dans ce conflit, mais que jamais nous ne consentirions à la conscription, et que nous refuserions d’appuyer un gouvernement qui essayerait de la mettre en force. » Adélard Godbout, chef du Parti libéral du Québec, réitère ces engagements. Il déclare à la radio : « Je m’engage sur l’honneur à quitter mon parti et même à le combattre, si un seul Canadien français, d’ici à la fin des hostilités en Europe, est mobilisé contre son gré43. » Les promesses produisent leur effet. Les libéraux obtiennent 70 sièges contre 16 pour l’Union nationale de Maurice Duplessis. Pendant quelque temps, aucune confrontation n’ayant lieu en Europe pendant la drôle de guerre, les manifestants se calment, et la promesse ne semble pas difficile à respecter.
27Mais tout change avec la Bataille de France, en mai-juin 1940. Prises en étau par le Blitzkrieg des troupes allemandes, les armées britannique et française doivent battre en retraite. La Grande-Bretagne réussit alors, à Dunkerque, une opération d’évacuation d’une envergure remarquable : 340 000 combattants, dont 140 000 Français et Belges44, peuvent gagner les côtes britanniques. Malgré les lourdes pertes, 11 000 morts, 34 000 prisonniers et 177 avions abattus, le très important sauvetage des soldats alliés renforce la Grande-Bretagne, lui permettant ainsi de poursuivre la bataille, d’éviter l’invasion déjà planifiée par Hitler et, finalement, de gagner la guerre.
28Le 14 juin, les troupes allemandes défilent victorieusement à Paris. Les Canadiens français sont catastrophés par la chute de la France, comme en témoigne André Laurendeau : « Ce qui m’a le plus étonné alors, c’est la douleur morne des foules montréalaises. Je ne croyais pas que, pour elles, la France eût cette réalité. Or, durant quelques jours, quelques semaines, elles eurent l’air de porter le deuil45. » Dans Bonheur d’occasion, la romancière Gabrielle Roy dépeint les sentiments des gens du peuple. La scène se passe dans un café. Au jeune homme venu lui dire qu’il connaît sa fille, Azarius Lacasse a pour toute réponse :
— Ça va bien mal, hein ! […] Pauvre France, pauvre France ! reprit-il.
Il paraissait profondément touché. Cet homme étonnant, qui avait assisté au désastre de sa famille sans se déclarer vaincu, ce paresseux comme on disait dans le faubourg, cet instable, ce rêveur, semblait près du désespoir parce que dans un lointain pays qu’il ne connaissait que par ouï-dire le sort des armées se jouait dans une sanglante épreuve. […]
— Un si beau pays, c’te France-là […]
— Si la France périssait […] ça serait comme qui dirait aussi pire pour tout le monde que si le soleil tombait.
On fit silence. Tous ces hommes, même les plus durs, les plus taciturnes, aimaient la France. Il leur était resté à travers les siècles un mystérieux et tendre attachement pour leur pays d’origine46.
29Mais la France, cette mère patrie bien-aimée, a une alliée fidèle, la Grande-Bretagne, qui a fait montre d’un courage éclatant lors du sauvetage presque miraculeux de Dunkerque. Les deux patries mènent une lutte commune. L’une est gravement menacée, l’autre est déjà défaite. Quelques jours à peine après la capitulation de la France, c’est la Saint-Jean-Baptiste. Le premier ministre du Québec, Adélard Godbout, profite de cette occasion pour mettre en relief la convergence des sentiments patriotiques de tous les Canadiens français :
Cette année, le 24 juin est un jour de réflexion particulièrement grave au Canada français. Nous avons le cœur lourd d’angoisse lorsque nous songeons aux douleurs de la France maternelle et aux périls qui menacent la communauté des nations britanniques dont nous constitutions une partie intégrante. […] Nos cœurs battent à l’unisson. […] Nos luttes pour la sauvegarde de notre âme, de nos institutions, de nos coutumes et de nos lois, de notre langue et de nos libertés, sont parallèles à celles que livrent les Canadiens anglais47.
30Bien sûr, la patrie du cœur fait vibrer davantage les cordes affectives. Mais quand le cœur et la raison sont au même diapason, les Canadiens français n’éprouvent aucun tiraillement ; ils peuvent donner libre cours à leur patriotisme.
31Pendant un certain temps, dans son émission très populaire, La situation ce soir, à Radio-Canada, le journaliste Louis Francœur fait justement l’éloge de l’Angleterre, et met en garde contre l’Allemagne nazie. Grâce à lui, écrit André Laurendeau, peu à peu, la résistance anglaise a suscité l’admiration des Canadiens français : « Francœur nous entraînait à sa suite dans les rues bombardées de Londres, il nous faisait partager l’angoisse nocturne des Londoniens, admirer l’obstination de Churchill. Et il nous ramenait en France, dans Paris occupé48. » Malheureusement, Francœur meurt en 1941, victime d’un accident de voiture. Plus de 50 000 personnes défilent devant sa dépouille. Les sentiments des Canadiens français vis-à-vis de la guerre auraient-ils évolué autrement si Louis Francœur n’était pas mort prématurément ?
32L’élan de compassion des Canadiens français vis-à-vis de la France a un effet immédiat sur la politique du gouvernement King. D’une part, avec la chute de la France, le Canada devient l’allié le plus important de la Grande-Bretagne. D’autre part, King pense qu’advenant la chute de l’Angleterre, le Canada pourrait devenir une proie attrayante et vulnérable. C’est pourquoi, le jour même de la capitulation de la France, le 16 juin 1940, il déclare : « We have, therefore, changed now to the stage where defence of this land becomes our most important duty49. » Adoptée le 21 juin 1940, la Loi sur la mobilisation des ressources nationales confère au gouvernement des pouvoirs spéciaux pour mobiliser toutes les ressources humaines et matérielles du Canada pour la défense du pays. King ne manque pas de réitérer en chambre sa promesse: « Let me emphasize the fact that this registration will have nothing whatsoever to do with the recruitment of men for overseas service50. » Et il note dans son journal, avec satisfaction, que cette garantie, appuyée par Lapointe, lui a permis de maintenir l’unité au sein de son parti51.
33King s’étonne de l’aisance avec laquelle il a obtenu cette victoire, parce qu’il sait que, depuis la Première Guerre mondiale, toute forme de conscription est honnie au Canada français. Or, en juin 1940, sa loi sur la mobilisation de toutes les ressources humaines et matérielles est acceptée, presque sans opposition, partout au Canada, y compris au Canada français. Cette étonnante convergence du patriotisme des Canadiens français et anglais s’explique, au moins en partie, par l’élan d’amour des Canadiens français envers les deux patries : amour douloureux envers la France vaincue, et amour reconnaissant et admiratif envers la Grande-Bretagne. Deux patries étant en danger, la troisième, le Canada, se doit de leur venir en aide. À ce moment précis de l’histoire, les Canadiens français du Québec éprouvent des liens affectifs et convergents envers leurs trois patries.
34À cette étape, l’intervention du général de Gaulle apporte une nouvelle dimension à la participation des Canadiens français à la guerre. Le général, veut, lui aussi, sauver la France. Ceux-ci répondent-ils en masse à l’appel du 18 juin 1940 du général de Gaulle ? Pas du tout. En fait : « C’est dans l’indifférence presque complète qu’on accueille, au Canada français, l’appel du général de Gaulle52. » Éric Amyot a très bien décrit les grandes difficultés, voire l’animosité, que rencontrent pendant longtemps les représentants de la France libre au Canada français. Comment expliquer le rejet de ce héros, œuvrant de Londres pour libérer cette France occupée, qui suscite au Québec tant de compassion douloureuse ? C’est que le régime mis en place après la capitulation de la France vient brouiller les cartes. Il s’agit, évidemment, de la « Révolution nationale » que veut instaurer le gouvernement du maréchal Pétain. Ce régime est similaire à celui que les élites canadiennes-françaises, en prenant leur inspiration de Rome, ont appris à aimer, et qu’elles auraient voulu instaurer au Québec. Les encycliques Rerum Novarum (1891) et Quadragesimo Anno (1931) dénoncent les effets pervers de l’industrialisation : exploitation des ouvriers, luttes de classes, attrait du socialisme. Depuis la crise économique des années 1930, comme de nombreux intellectuels français, ces élites sont à la recherche d’un « ordre nouveau » qui viendrait à bout du mal qui mine la société, un mal fruit de l’individualisme et du matérialisme anglo-protestants, fruit des excès du capitalisme et de l’esprit libéral et démocratique issus de la Réforme. Ce système idéal, elles croient le trouver dans le « corporatisme ». Ainsi, le 17 avril 1937, le cardinal Villeneuve, archevêque de Québec, se faisant l’écho du pape, lance le mot d’ordre : « Nous avons ici et là quelques bribes de justice sociale, mais ces semblants de correctifs ne suffisent pas. C’est plus que ça qu’il nous faut, c’est du corporatisme à plein53. »
35Et quelles sont les composantes essentielles du corporatisme ? Il s’agit, avant tout, d’une société vraiment chrétienne, c’est-à-dire catholique. Ce serait également une société autoritaire et hiérarchique, dirigée par un chef, véritablement chrétien, intelligent, bienveillant et patriotique. Fondée sur l’harmonie et la collaboration, elle serait débarrassée de toute forme de luttes de classes. Ce serait enfin, une société non libérale, non démocratique et non capitaliste. Dans le Québec d’alors, la dictature n’était pas mal vue. Par exemple, dans le journal des étudiants du Collège Jean-de-Brébeuf, Robert Labelle soutient, le 16 avril 1938, que « le meilleur de tous les gouvernements est celui qui ne dépend que d’un seul ». Et, pour renforcer le message, un grand croquis de Mussolini illustre son article. En 1939, Lionel Groulx, maître à penser de toute une génération, dépeint le chef qu’il appelle de ses prières pour sauver les Canadiens français : « Faites que nous arrive ce qui est arrivé au Portugal, à l’Espagne, à l’Irlande, à la Pologne, à l’Italie, même à la Turquie : un chef, un entraîneur, un excitateur d’enthousiasmes et de volonté, qui soit aussi un calme ordonnateur d’énergies, un homme qui sache par quelle politique organique, persévérante, l’on sauve un pays54. » Un chef fasciste, quoi !
36Or, voici qu’avec la défaite, émerge en France un chef valeureux, profondément chrétien, qui n’a d’autre ambition que de réaliser sa révolution nationale afin de faire régner l’ordre, restaurer la dignité humaine et faire revivre les valeurs chrétiennes. Le régime de Vichy, dirigé par le maréchal Pétain, signale le retour de la France aux vraies valeurs chrétiennes. Très vite, Vichy, à l’instar de l’Espagne de Franco, du Portugal de Salazar et de l’Italie de Mussolini, proclame le caractère chrétien de la France. Pétain sera d’ailleurs félicité par le Pape Pie XII pour « l’heureuse renaissance de la vie religieuse en France55 ». Vichy introduit une politique familiale conservatrice fondée sur des principes catholiques. On exalte la femme, épouse et mère de famille ; on loue l’enracinement au terroir. Ce discours social et politique, ainsi que le slogan « Travail, famille, patrie » ont tout pour susciter l’admiration de l’Église, de l’élite, et même du peuple canadien-français. Témoin l’éditorial du 29 juin 1940, dithyrambique à l’égard de Pétain, sous la plume de Georges Pelletier, directeur du Devoir56.
37La politique raciale et antisémite de Pétain ne refroidit nullement l’enthousiasme de nombreux Canadiens français du Québec à son égard. André Laurendeau écrit, en 1962, que cet appui venait du fait qu’ils ignoraient « quel était le sort des Français et des Juifs57 ». Pourtant, et pour ne donner qu’un exemple, lorsque le 3 octobre 1940, Vichy promulgue sa première loi antisémite, « Pelletier rendra immédiatement compte du premier statut des juifs, les excluant des principales fonctions publiques. Ainsi, quelques heures seulement après sa promulgation, le Québec saura tout de cette législation58 », écrit Yves Lavertu, dans son analyse fine du pétainisme québécois. Rappelons, à la défense des Canadiens français, que l’antisémitisme était alors monnaie courante, et certainement pas au Québec seulement. Éric Amyot écrit, à juste titre : « Ce n’est pas la politique antisémite du gouvernement Pétain qui explique sa popularité au Canada français. Mais, inversement, les mesures vexatoires envers les Juifs adoptées par Vichy n’éloignent pas les amitiés canadiennes-françaises59. »
38De fait, rien n’éloigne ces amitiés, même pas la collaboration de plus en plus manifeste avec l’Allemagne. Henri Bourassa va jusqu’à trouver « Pétain, plus grand à Vichy qu’à Verdun ». Un tel énoncé paraît aujourd’hui inouï. Vingt ans plus tard, voulant justifier cette bévue, Laurendeau réitère l’ignorance des Canadiens français de la vraie situation en France, tout en niant toute influence de la propagande de Vichy. Il écrit : « Parmi mes amis et collaborateurs de l’époque, j’en connus deux qui écoutaient la radio de Vichy ou de Paris : les autres s’en moquaient bien. […] Croyez-vous que Bourassa ait cherché cette source d’information60 ? » Le moins qu’on puisse dire, c’est que Laurendeau ne dit pas toute la vérité… à moins qu’un de ses deux amis ne soit Georges Pelletier, directeur du Devoir. En effet, Yves Lavertu établit que ce dernier « écoute assidûment sur récepteur à ondes courtes la propagande en provenance de Radio-Paris et de Radio-Vichy. Cette information, il la commente ensuite largement dans les pages du journal. Le Devoir voit ainsi en Pétain la figure la plus noble qui soit61. » Est-ce possible que Laurendeau ne sache pas où Pelletier puise ses informations ? Comment Bourassa peut-il ne pas lire quotidiennement le journal qu’il a fondé ? Pour mettre un terme à tout doute, rappelons, avec Amyot, une autre déclaration de ce même Bourassa, le 28 octobre 1941, devant une foule réunie à Montréal : « Je crois que la France […] sortira plus grande moralement et politiquement, pourvu qu’il ne se trouve pas trop de traîtres dans son sein, trop des siens à la solde de l’étranger, pour aller décrier le noble vieillard62. » Ces traîtres français, ce sont, évidemment, de Gaulle et les combattants de la France libre, et « l’étranger », forcément ennemi, c’est l’Angleterre, et peut-être aussi son allié, le Canada.
39Visiblement, depuis que Pétain gouverne la France, la situation des Canadiens français se complexifie de plus en plus. Alors qu’au début de la guerre, ils pouvaient vibrer au même diapason que leurs trois patries, une seule maintenant mérite leur affection et leur allégeance : la France de Pétain, qui a renoué avec les vraies valeurs chrétiennes de la France « éternelle ». Par malheur, elle est devenue l’ennemie jurée des deux autres patries. Déchirés entre leur admiration pour Pétain et leurs devoirs envers le Canada et la Grande-Bretagne, on comprend que les Canadiens français, ne sachant plus pour qui verser leur sang, ne soient pas prêts à se battre en Europe. La population canadienne-anglaise, elle, a hâte d’aller renflouer le camp des alliés. Mackenzie King maintient cependant des liens diplomatiques avec Vichy, pendant quelque temps, par égard pour les sentiments des Québécois francophones.
40Un autre facteur s’ajoute à la complexité des allégeances canadiennes-françaises : le haut clergé prêche l’obéissance à l’autorité canadienne et appuie les alliés. Le cardinal Villeneuve, par exemple, défend avec conviction la position du gouvernement fédéral et critique la collaboration avec l’Allemagne nazie. On se souvient qu’il était, pourtant, un ardent promoteur du corporatisme. Mais, pour lui, l’obéissance à l’autorité établie est une valeur primordiale, d’autant plus qu’il a le nazisme en horreur : « Collaborez à l’ordre nouveau, dit-on. À l’ordre public chrétien que préconise Pie XII, fort bien. Mais encore, avec qui ? Avec Nabuchodonosor changé en bête, avec le mensonge, le banditisme, la tyrannie63 ? » Au début, le point de vue du cardinal Villeneuve fait réfléchir plusieurs, dont Laurendeau, mais il ne suffit pas à les gagner à sa cause : « Le cardinal Villeneuve prêcha l’obéissance à la loi, qu’il fit expliquer du haut de la chaire. C’était, disait-il, un devoir strict que de se soumettre aux autorités civiles. Cette opinion pesa sur mon jugement, mais n’aurait pas suffi à l’emporter : car il y a des lois injustes auxquelles c’est un devoir de désobéir64. »
41Pendant ce temps, avec l’entrée en guerre des États-Unis et du Japon, avec l’ampleur des combats qui se déroulent aux quatre coins du monde, il n’est plus possible de considérer cette guerre comme purement européenne. Plus les armées hitlériennes écrasent les populations sous leur botte, plus les médias rendent compte des atrocités nazies, et plus les Canadiens anglais pressent le gouvernement d’imposer la conscription pour envoyer des renforts outre-mer. Cédant aux pressions, King annonce la tenue d’un plébiscite, le 27 avril 1942, pour le délier de sa promesse solennelle de ne pas imposer la conscription pour ce type de service. Les Canadiens français ne tardent pas à réagir énergiquement, provoquant la fameuse « crise de la conscription ». La Ligue pour la défense du Canada voit le jour avec, comme secrétaire, André Laurendeau. Elle a pour seul objectif de lutter contre la conscription. Elle obtient l’appui enthousiaste de dizaines, voire de centaines de milliers de Canadiens français, comprenant aussi bien de vieux routiers tels Lionel Groulx et Henri Bourassa, que de jeunes loups, tels Jean Drapeau, futur maire de Montréal, Pierre Elliott Trudeau, futur premier ministre du Canada, et tant d’autres qui joueront un rôle important dans l’histoire du Québec. Elle organise d’énormes manifestations qui tournent souvent à l’émeute. À celle du 24 mars 1942, par exemple, des étudiants de l’Université de Montréal, criant « À bas, les Juifs ! », saccagent des boutiques tenues par des Juifs de la rue Saint-Laurent. Les résultats du plébiscite révèlent que le Canada est scindé en deux. Alors que toutes les provinces, à part le Québec, votent à 80 % pour la conscription, au Québec, c’est à 71,6 % que l’on refuse cette conscription, et ce chiffre s’élève à 85 % lorsque l’on ne compte que le vote des Canadiens français65. Une fois de plus, Mackenzie King fait montre de son talent politique en lançant le célèbre slogan, ambigu à souhait : « La conscription si nécessaire, mais pas nécessairement la conscription. » Cette formule semble satisfaire les Canadiens français qui continuent à faire confiance à King. En effet, dans un sondage effectué en août 1942, 50 % d’entre eux voient en lui le plus grand homme politique canadien contemporain66.
42Petit à petit, les esprits se calment, en partie grâce au talent politique de King, mais surtout en raison de changements majeurs dans la situation en France et au front. Manifestement de plus en plus vassal de l’Allemagne, le gouvernement de Vichy perd ses appuis dans la population française. La Loi du service du travail obligatoire (STO) a pour conséquence de renflouer le maquis. Les charges de plus en plus lourdes exigées par l’Allemagne accablent les Français, et les gens supportent de moins en moins la complicité du gouvernement dans ces mesures impopulaires. La haine de l’envahisseur gagne du terrain. L’Église, qui appuyait fortement Pétain, commence à prendre ses distances. Dès l’été 1942, de nombreux évêques et archevêques expriment leur opposition au traitement inhumain des Juifs. Dans sa lettre pastorale du 21 août, Mgr Salièges, archevêque de Toulouse, écrit que les Juifs sont des hommes, et les Juives des femmes et qu’un chrétien doit les traiter en frères et sœurs67. L’Église québécoise défendra progressivement, elle aussi, des positions similaires.
43Sur le front, l’Allemagne, jusque-là invincible, commence à essuyer des revers. En novembre 1942, la victoire d’El-Alamein, près d’Alexandrie, marque un tournant majeur dans la guerre. Pour la première fois, les troupes allemandes sont défaites. Avec la bataille féroce et sanglante de Stalingrad, du 17 juillet 1942 au 2 février 1943, où de 1 à 2 millions de personnes ont perdu la vie, il devient évident qu’Hitler sera vaincu. Les Canadiens français commencent à se percevoir du mauvais côté de l’histoire. Un autre événement viendra les désorienter totalement. Le 8 novembre 1942, le président Roosevelt écrit à Pétain pour l’informer que les États-Unis organiseront avec la Grande-Bretagne un débarquement en Afrique du Nord. La réponse du maréchal montre, sans aucune ambiguïté, ses allégeances : « C’est avec stupeur et chagrin que j’ai appris cette nuit l’agression de vos troupes […]. Nous sommes attaqués. Nous nous défendrons. » C’en est trop pour le gouvernement King. Malgré son désir de ménager les sentiments de la population canadienne-française, il rompt les relations diplomatiques avec Vichy. Dans la nuit du 10 au 11 novembre, les troupes allemandes occupent la région de la France dite « libre ». Dans les faits, le soi-disant régime autonome de Vichy est mort ; il a cédé la place à un gouvernement fantoche et collaborateur. Cette France chrétienne, en laquelle les Canadiens français avaient mis tant d’espoir, a révélé au grand jour sa face hideuse. En septembre 1943, l’Italie capitule, entraînant l’effondrement d’un autre régime admiré par l’intelligentsia québécoise. Les pays qui les faisaient rêver leur donnent maintenant des cauchemars.
44Graduellement, les Canadiens français remettent en question leurs allégeances. De Gaulle commence à attirer plus de sympathisants à sa cause. Ses maigres appuis se trouvaient jusque-là chez les dominicains − le père Georges-Henri Lévesque de l’Université Laval soutient avec ferveur la France libre − et parmi le courant catholique libéral. En juillet 1944, quand De Gaulle visitera Ottawa, Montréal et Québec, il sera accueilli, tout au long de son parcours, par une foule enthousiaste. Malgré tout, bien rares sont ceux qui osent critiquer Pétain et son régime. Comme l’écrit Amyot : « Il est remarquable de constater que, malgré […] la collaboration de plus en plus manifeste du gouvernement de Vichy avec les autorités du Reich, Pétain reste à ce point populaire au Canada français68. » Le Devoir restera fidèle au maréchal, même après l’entrée triomphale de De Gaulle à Paris. Jusqu’au 11 septembre 1944, il défendra la légalité du régime de Vichy. Il fera appel à la clémence lors du procès du maréchal. Certains membres du haut clergé témoigneront, jusqu’au bout, leurs réticences vis-à-vis de De Gaulle. Quelques jours avant la visite de ce dernier au Canada, le cardinal Villeneuve « aurait reçu plus d’une centaine de lettres de membres du clergé québécois pour le prévenir d’éviter toute rencontre avec le général69 ». Malgré son appui bien connu aux alliés, le cardinal semble se soumettre à leurs recommandations et « s’absente » de Québec pour quelques jours. Lorsque, un peu plus tard, il se rend en Europe voir le pape, il ne passe pas par Paris. Coïncidence ? Sentiment qu’en rencontrant de Gaulle il déplairait à certaines autorités ?
45De fait, le pétainisme ne meurt pas avec la chute du régime de Vichy. Maurice Duplessis remporte les élections de 1944. Or, selon son biographe, Robert Rumilly, ouvertement d’extrême droite et antisémite convaincu, Duplessis « partage les sentiments de la masse des Canadiens français en faveur de Pétain ». Il est fort probable que Rumilly attribue à tort ses propres sentiments à « la masse ». Mais il ne faudrait pas pour autant minimiser l’attrait profond qu’a longtemps exercé le régime de Vichy, même après sa chute, sur une partie importante de l’intelligentsia canadienne-française. À ce sujet, l’ouvrage très bien documenté d’Yves Lavertu sur « l’affaire Bernonville »70 mérite mention.
46Jacques Dugé, comte de Bernonville, ancien militant de l’Action française de Charles Maurras, se met avec enthousiasme au service de Vichy, dès 1940. En automne 1943, il va bien plus loin : il prête serment à Hitler et « figure, à partir de cette date, sur le régime de paie du 9e Brandebourg, unité des Waffen SS71 ». Bernonville trouve sa vocation dans la milice, faisant la chasse aux résistants, les torturant au besoin, avec un zèle remarquable72. Après la Libération, il doit s’enfuir, passe par l’Espagne, puis par New York, pour entrer clandestinement au Canada, en novembre 1946, déguisé en curé. Un réseau d’amis lui permet de s’installer au Québec avec sa famille. Le 8 octobre 1947, alors qu’il mène sa petite vie tranquille, il est condamné à mort par contumace pour crimes de guerre par un tribunal de Toulouse. Mais voilà qu’en décembre 1947, un ancien voisin de France, d’origine juive, le rencontre par hasard, et le reconnaît. Bernonville décide de prendre le taureau par les cornes en faisant une demande officielle d’immigration au Canada. Vu le passé lourd du personnage, la demande est rejetée. C’est là qu’éclate « l’affaire » : un nombre impressionnant de notables, comprenant des membres du haut clergé, des politiciens, des journalistes, des professeurs d’université, se portent à sa défense − et à la défense d’autres anciens collaborateurs menacés d’expulsion − avec, à leur tête, Robert Rumilly, appuyé par Camillien Houde, maire de Montréal d’obédience d’extrême droite73. Leur argument de départ est que Bernonville était un simple fonctionnaire dans un régime parfaitement légal et légitime ; il est traqué par ceux qui détiennent aujourd’hui le pouvoir. Le thème de la gauche fustigeant la droite par simple désaccord idéologique est aussi largement exploité. Mais celui de la francophobie du gouvernement fédéral devient l’arme massue utilisée efficacement par plusieurs — Le Devoir, entre autres. Ces démarches semblent porter fruit lorsque, le 21 février 1949, la Cour supérieure du Québec juge l’ordre de déportation illégal. Le ministre de l’Immigration annonce la constitution d’un comité chargé de reconsidérer le cas de Bernonville. Presque un an plus tard, soit le 16 février 1950, celui-ci reçoit son ordre de déportation. Son dossier est trop lourd et trop compromettant pour qu’il en soit autrement. Rumilly et sa bande crient au scandale, clamant que Bernonville est « victime des communistes et de la judéo-maçonnerie74 ». Se mobilisant une fois de plus, ils envoient à Ottawa, le 17 avril 1950, une pétition signée par 143 personnalités éminentes, dont le recteur, le secrétaire général et le doyen de la Faculté des lettres de l’Université de Montréal. En vain. Bernonville se réfugie au Brésil à la mi-août 1951, où il meurt assassiné, le 5 mai 1972.
47Que ce collaborateur nazi notoire ait pu trouver refuge et tant d’appuis importants au Québec en dit long sur les penchants pétainistes d’une bonne partie de l’élite québécoise. Combien d’autres collaborateurs fascisants, travaillant main dans la main avec les nazis, le Québec a-t-il abrités ? On ne le sait pas. Le travail de dépistage de Lavertu n’a été poursuivi par aucun autre chercheur. Lacune regrettable75. Comme écrit Lavertu, « il faut maintenant souhaiter voir l’historiographie québécoise s’intéresser de plus près à la question des rapports entre Pétain et le Québec. Tout reste à accomplir dans ce domaine76. »
48Bizarrement, King, qui avait déclaré « la conscription si nécessaire », ne la juge finalement nécessaire que lorsque la guerre est presque finie, que nul ne doute de la victoire totale des alliés, que Paris est libérée, que de Gaulle, vainqueur, a déjà effectué sa visite triomphale au Canada… Il n’est donc pas surprenant que lorsque la loi sur la conscription pour service outre-mer est finalement entérinée, le 7 décembre 1944, elle provoque peu de remous au Canada français. D’après Granatstein, 2 463 soldats seulement sont conscrits en vertu de cette loi et de ceux-là, 69 meurent au combat, 132 sont blessés et 13 faits prisonniers77.
49Pour conclure sur la participation des Canadiens français à la Deuxième Guerre mondiale, il convient de donner quelques chiffres. Malheureusement, la parcimonie notable de statistiques sur le sujet se vérifie ici, une fois de plus. Les travaux de Serge Bernier représentent une des rares tentatives de quantification de cette participation. Déplorant lui aussi le manque de statistiques officielles, il ne peut que « soulever une série d’hypothèses et de questions visant à quantifier, autant que faire se peut, la présence des francophones parmi les volontaires canadiens78 ». Notons qu’il ne parvient pas à suggérer, même approximativement, les deux données les plus importantes de cette problématique : d’abord, le nombre ayant servi outre-mer et, surtout, le nombre de morts, de blessés et de prisonniers.
50Bernier évalue à 161 603 le nombre de volontaires canadiens-français. De ceux-là, 84 225 sont québécois francophones, et 77 378 canadiens-français hors Québec. Comparant les 161 603 Canadiens français aux 797 784 volontaires représentant l’ensemble des engagements canadiens, il conclut qu’ils auraient « formé plus de 20 % des effectifs volontaires du pays, [ce qui] mérite d’être salué79 ». Ce nombre est certainement méritoire. Notons cependant, comme le font Linteau et ses collaborateurs, que « le désir d’échapper au chômage et le goût de l’aventure sont certainement des facteurs incitatifs, comme le sont également la propagande officielle et les chansons du “soldat Lebrun”80 ». Mais ces chiffres permettent de dégager un autre phénomène, selon nous fort intéressant. Les chiffres de Bernier montrent que les volontaires québécois francophones représentent 3,1 % de la population francophone du Québec, qui était alors de 2 717 287 habitants. Par contre, les volontaires Canadiens français hors Québec représentent 10,1 % de la population francophone hors Québec. Ces derniers témoignent ainsi d’un sentiment patriotique considérablement plus fort que celui des Québécois francophones. En fait, il est similaire, sinon supérieur, à celui de leurs concitoyens anglophones.
51L’hypothèse du tiraillement entre trois patries chez les Québécois francophones pourrait contribuer à l’explication de ces chiffres. Par contre, les Canadiens français hors Québec ne semblent avoir qu’une patrie, le Canada, même s’ils témoignent un attachement diffus pour la France. Leur patriotisme en est bien simplifié. Dans ces conditions, s’il faut, incontestablement, rendre hommage à tous les volontaires canadiens-français, il faut particulièrement saluer les Québécois francophones qui, malgré leur situation difficile, et malgré les exhortations contradictoires de leurs élites, ont combattu avec les alliés pour libérer la France en même temps que pour débarrasser la planète du régime monstrueux qu’était le nazisme.
52Tirons une dernière conclusion, cette fois sur l’avenir du Canada, basée sur l’expérience des deux guerres. En raison de leurs allégeances multiples et complexes, de très nombreux Québécois francophones n’éprouvent pas un sentiment patriotique assez fort pour les inciter à verser leur sang. De ce fait, ils sont − et ont toujours été − portés vers le pacifisme. En témoigne leur attitude récente vis-à-vis des guerres d’Irak et d’Afghanistan. En témoigne également le fait que tous les premiers ministres francophones du Canada, Wilfrid Laurier, Louis Saint-Laurent, Pierre Elliott Trudeau et Jean Chrétien étaient d’ardents défenseurs de la paix dans le monde. Un très grand nombre de Canadiens anglais, d’abord par amour pour leur mère patrie − comme dans le cas des deux guerres mondiales −, ensuite par patriotisme de type traditionnel, sont plus prompts à répondre à l’appel aux armes. Heureusement pour l’ensemble des Canadiens, le pacifisme québécois francophone vient tempérer ces élans. De cette « tension créatrice » naît une politique militaire canadienne plus prudente, plus raisonnée qui, par voie de conséquence, épargne de nombreuses vies. Tous les Canadiens devraient s’en réjouir.
Notes de bas de page
1 Ce travail doit beaucoup à Monique, ma collaboratrice et compagne de toujours. Je la remercie du fond du cœur.
2 Max et Monique Nemni, Trudeau, fils du Québec, père du Canada, volume I ; Les années de jeunesse, Montréal, Les éditions de l’Homme, 2006.
3 Marcel de la Sablonnière, « Génie français », Le Quartier latin, 19 décembre 1941.
4 H. Bourassa, « Le patriotisme canadien-français. Ce qu’il est, ce qu’il doit être » ; ce discours a été publié à Montréal par La Cie de publication de la revue canadienne, microfiche de 22 images, no CIHM, no 71673, Université de Toronto.
5 Ibid., p. 5.
6 Ibid., p. 7.
7 Le Matin, 22 août 1921, à la une : « Il y avait soixante mille Français au Canada en 1763, il y en a trois millions aujourd’hui ». Je tiens à remercier chaleureusement Fernand Harvey, professeur à l’INRS, pour son aide documentaire précieuse.
8 H. Bourassa, « Le patriotisme canadien-français », op. cit., p. 9.
9 Ibid., p. 12.
10 Ibid., p. 11.
11 Louis Fréchette, « Le drapeau anglais », dans La légende d’un peuple, Ottawa, Les Écrits des Forges, 1989, p. 242. Une version électronique est aussi disponible à La bibliothèque électronique du Québec, vol. 38, version 1.1, mai 2002, p 200/1/2, <www.ibiblio.org/beq/pdf/frechette-p6.pdf>.
12 H. Bourassa, « Le patriotisme canadien-français », op. cit., p. 4.
13 Dans le Bulletin d’histoire politique consacré à la La participation des Canadiens français à la Deuxième Guerre mondiale : mythes et réalités (vol. 3, no 3-4, printemps-été 1995), Serge Bernier, directeur du Service historique de la Défense nationale, signe un article intitulé « Participation des Canadiens français aux combats : évaluation et tentative de quantification ». Il donne deux chiffres différents des pertes de vie humaine. Celui qui paraît à la page 20 est 42 042, mais la somme des éléments présentés aux pages 17 et 18, qui devraient le constituer, est en fait 38 530. Le total que donne Bernier est le même que celui du site Web du Musée de la guerre (42 000). J’ai opté pour le chiffre de Statistique Canada, mis à jour le 1er avril 2008, qui confirme le chiffre officiel du ministère de la Défense nationale.
14 Desmond Morton, Une histoire militaire du Canada. 1608-1991, Sillery, Septentrion, 1991, p. 191.
15 Ibid., p. 192.
16 D. Morton, « La Première Guerre mondiale », L’Encyclopédie canadienne, <http://www.thecanadianencyclopedia.com>.
17 Elizabeth H. Armstrong, The Crisis of Quebec, 1914-18, Toronto, McClelland and Stewart, 1974, p. 55.
18 Lettre pastorale de NN SS les archevêques et évêques des provinces ecclésiastiques de Québec, Montréal et Ottawa, sur les devoirs des Catholiques dans la guerre actuelle, septembre 1914, no 86.
19 Discours du 18 août cité par E. H. Armstrong, op. cit., p. 57.
20 La proportion de natifs britanniques varie de 30 à 60 % selon les historiens. Le chiffre fort est celui de Marcel Bellavance, dans « La guerre dans la définition et le développement du nationalisme canadien-français, 1914-1918 et 1939-1945 », Bulletin d’histoire politique, vol. 3, no 3-4, printemps-été 1995, p. 111.
21 D. Morton, Une histoire militaire du Canada, op. cit., p. 192.
22 Marcel Bellavance, op. cit., p. 115.
23 <http://fr.wikipedia.org/wiki/Wilfrid_Laurier>.
24 Henri Bourassa, Que devons-nous à l’Angleterre ?, 1915, 5 microfiches (230 images), CIHM no 71765, Bibliothèque de l’Université de Toronto.
25 Ibid., p. 3.
26 Ibid., p. 199.
27 Ibid., p. 254.
28 E. H. Armstrong, op. cit., p. 227-236.
29 Pour le nombre d’appels et d’exemptions, voir Desmond Morton, op. cit., p. 226-227.
30 Ibid., p. 227.
31 George F. Stanley, Historial Section, General Staff, Army Headquarters, Canada’s Soldiers. The Military History of an Unmilitary People, Toronto, The MacMillan Company, 1960 [1re édition 1954].
32 Robert Comeau, « Présentation », Bulletin d’histoire politique, numéro spécial : La participation des Canadiens français à la Deuxième Guerre mondiale : mythes et réalités, vol. 3, no 3-4, printemps-été 1995, p. 13.
33 Ibid.
34 Mis à jour le 1er avril 2008 sur le site Web de Statistique Canada.
35 Ibid., p. 228.
36 E. H. Armstrong, op. cit., p. 249.
37 Éric Labayle, Byng Boys ! Les Canadiens dans la Grande Guerre, 1914-1918, Château-Thierry, France, 1999.
38 Notons que le chiffre de 612 000, attesté aujourd’hui, témoigne de la qualité du travail d’Armstrong.
39 Éric Amyot, Le Québec entre Pétain et de Gaulle : Vichy, la France libre et les Canadiens français, 1940-1945, Montréal, Fides, p. 33. Cet ouvrage sur la Deuxième Guerre mondiale est aussi riche et utile que celui d’Elizabeth Armstrong pour la Première Guerre.
40 André Laurendeau, La crise de la conscription, 1942, Montréal, Les Éditions du Jour, 1962, p. 26.
41 Kenneth McNaught, The Penguin History of Canada, Londres, Penguin Books, 1988 [1re édition 1969], p. 263.
42 Ibid.
43 A. Laurendeau, op. cit., p. 44 et 47.
44 Ces chiffres sont tirés de l’Encyclopedia Britannica, édition 2003 ; ils concordent avec ceux de Wikipédia.
45 A. Laurendeau, op. cit., p. 54.
46 Gabrielle Roy, Bonheur d’occasion, Ottawa, Éditions internationales Alain Stanké, coll. « Québec dix sur dix », 1977, p. 295-297.
47 Gilles Gallichan, « Le “bouleversement intime” : le Québec et la France vaincue de juin 1940 », Les cahiers des dix, no 59, 2005, p. 276.
48 A. Laurendeau, op. cit., p. 55.
49 J. L. Granatstein, Canada’s War. The Politics of the Mackenzie King Government, 1939-1945. Toronto, Oxford University Press, 1975, p. 98.
50 Ibid., p. 99.
51 Ibid.
52 É. Amyot, op. cit., p. 103.
53 Le Devoir, 19 avril 1937.
54 Lionel Groulx, « La bourgeoisie et le national », dans Esdras Minville, Victor Barbeau et Lionel Groulx, L’avenir de notre bourgeoisie, Montréal, Éditions Bernard Valiquette, 1939, p. 125.
55 Cité par John Cornwell, Hitler’s Pope: The Secret History of Pius XII, New York, Penguin Books, 1999, p. 288.
56 Le Devoir, éditorial du 29 juin 1940, cité par Amyot, op. cit., p. 69.
57 A. Laurendeau, op. cit., p. 115.
58 Yves Lavertu, « Singularité du pétainisme québécois », Bulletin d’histoire politique, numéro spécial La participation des Canadiens français à la Deuxième Guerre mondiale : mythes et réalités, vol. 3, no 3-4, printemps-été 1995, p. 181.
59 É. Amyot, op. cit., p. 75.
60 A. Laurendeau, op. cit., p. 115.
61 Y. Lavertu, op. cit., p. 181.
62 É. Amyot, op. cit., p. 106.
63 Discours publié dans Le Devoir du 26 décembre 1941, cité par Amyot, p. 126.
64 A. Laurendeau, op. cit., p. 58.
65 En septembre 1942, l’énorme succès de la Ligue donne naissance au Bloc populaire canadien. Ce parti politique, inspiré et soutenu par les nationalistes Lionel Groulx et Henri Bourassa, œuvre tant au palier fédéral (avec, comme chef, Maxime Raymond) que provincial (sous la direction d’André Laurendeau). Avec un programme axé sur l’autonomie du Québec, ce parti atteint le sommet de sa gloire en 1944, au palier provincial, en faisant élire quatre députés. Mais rongé par des dissensions internes, il perd rapidement sa popularité. Il disparaît de la scène provinciale en 1948 (Laurendeau aura déjà démissionné en 1947), et de la scène fédérale en 1949.
66 Jack L. Granatstein, Canada’s War, The Politics of the Mackenzie King Government, 1939-1945, Toronto, Oxford University Press, 1975, p. 243.
67 Susan Zuccotti, The Holocaust, the French and the Jews, New York, Harper Collins Publishers, 1993, p. 146.
68 Éric Amyot, op. cit., p. 185.
69 Ibid., p. 319.
70 Yves Lavertu, L’affaire Bernonville : le Québec face à Pétain et à la collaboration (1948-1951), Montréal, vlb éditeur, 1994 ; toutes mes données sur cette affaire sont basées sur cette étude.
71 Ibid., p. 25. Les fiches allemandes à ce sujet ont été reproduites dans la revue Maclean’s du 15 novembre 1951.
72 Ibid., p. 126-127. C’est Allister Stewart, député de la Co-operative Commonwealth Federation (CCF, ancêtre du Nouveau Parti démocratique) au Manitoba, qui a dévoilé, en 1949, ces témoignages d’anciennes victimes.
73 La liste est trop longue pour être citée ici. Il vaut la peine de la lire dans l’ouvrage de Lavertu.
74 Yves Lavertu, L’affaire Bernonville…, op. cit., p. 138.
75 Notons toutefois qu’à la suite de la révélation que Joseph Mengele, sinistre criminel de guerre nazi, résidait au Canada depuis 1962, et que les autorités canadiennes connaissaient son identité, le gouvernement Mulroney mit sur pied la commission Deschênes sur les criminels de guerre pour déterminer le bien-fondé de cette accusation. Sa mission consistait également à vérifier si d’autres criminels vivaient au Canada et à faire des recommandations pour qu’ils soient traduits en justice.
76 Y. Lavertu, « Singularité du pétainisme québécois », op. cit., p. 183.
77 J. L. Granatstein, Canada’s War, op. cit., p. 373.
78 Serge Bernier, op. cit., p. 19. Lors de la présentation de cette étude au colloque d’octobre 1994 qui a fait l’objet du numéro spécial de cette revue, Serge Bernier était le directeur du Service de la Défense nationale à Ottawa.
79 Ibid., p. 21.
80 Paul-André Linteau, René Durocher, Jean-Claude Robert et François Ricard, Histoire du Québec contemporain, tome 2 : Le Québec depuis 1930, Montréal, Les Éditions du Boréal Express, 1986, p. 139. Roland Lebrun (1919-1980), surnommé « soldat Lebrun », était un auteur-compositeur-interprète qui a connu un succès phénoménal pendant et après la guerre. Cantonné à Valcartier, au Québec, il n’a jamais connu le front, mais a chanté avec une simplicité désarmante les préoccupations du soldat.
Auteur
Professeur retraité de philosophie politique de l’Université Laval, où il a été vice-doyen de la Faculté de sciences sociales. Il a été professeur invité dans diverses universités canadiennes et a participé à des groupes d’études au Canada et sur la scène internationale. Il a publié de nombreux articles dans des revues scientifiques. Pendant cinq ans, il a été codirecteur, avec sa femme Monique, de la revue Cité libre. En 2006, ils ont publié ensemble Trudeau : fils du Québec, père du Canada, tome 1 : Les années de jeunesse : 1919-1944. Dans sa version anglaise, traduite par William Johnson, cet ouvrage a gagné le prix du meilleur livre politique de 2006 attribué par The Writers’ Trust of Canada.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L’Inde et ses avatars
Pluralité d’une puissance
Serge Granger, Christophe Jaffrelot, Karine Bates et al. (dir.)
2013
La malréglementation
Une éthique de la recherche est-elle possible et à quelles conditions ?
Michèle S. Jean et Pierre Trudel (dir.)
2010
Les scientifiques et la paix
La communauté scientifique internationale au cours des années 20
Brigitte Schroeder-Gudehus
2014
La bataille de l'imprimé
À l'ère du papier électronique
Éric Le Ray et Jean-Paul Lafrance (dir.)
2008
Marie-Victorin à Cuba
Correspondance avec le frère Léon
Marie-Victorin et frère Léon André Bouchard (éd.)
2007