Chapitre IV. Traditionaliste ou visionnaire ?
p. 125-138
Texte intégral
1L’idéal confucéen du li 禮 pose un problème fondamental. Nous, du XXe siècle, sommes conscients du « conflit des cultures », conscients des conflits entourant les coutumes et les valeurs, susceptibles d’apparaître à l’intérieur d’une même culture. Nous ne pouvons donc pas nous empêcher d’apercevoir un problème que Confucius n’aborde jamais. Confucius semble tenir pour acquis, sans questionner ses présupposés ou même en être conscient, qu’il y a un li et qu’il est en harmonie avec un Tao plus grand, cosmique. À ses yeux, ce li est le li du pays dans lequel il vit (les autres pays étant barbares), et les anciens de sa tradition vivaient [selon] ce li. Il considère ce li, et le Tao cosmique dans lequel il est enraciné, comme intrinsèquement cohérents et totalement adéquats, la seule nécessité morale et sociale étant, en dernière analyse, de modeler sa propre personne et sa conduite sur ce li. Chacun de ces présupposés interconnectés et fondamentaux est initialement sujet à des doutes sérieux si nous prenons en considération le fait aujourd’hui accepté d’une pluralité de grandes cultures, chacune ayant son histoire distincte.
2Une première réponse à ces objections à l’idéal confucéen pourrait bien être leur anachronisme. De telles objections peuvent s’appliquer de manière assez dévastatrice à l’idéal confucéen s’il est considéré comme un idéal humain universel possible, mais elles sont anachroniques si on les propose comme des critiques de Confucius, le maître de la principauté de Lu du Ve siècle avant J.-C. Il ne pouvait pas avoir connu d’autres grandes civilisations, celles de la Grèce, d’Israël ou d’autres plus anciennes, telle celle de l’Égypte. Le peuple de Lu disposait d’une grande quantité d’informations sur certains de leurs ancêtres dans leur région immédiate de l’Asie ; il connaissait aussi diverses tribus frontalières dont la culture était inférieure à celle de Lu. Mais sans avoir accès à des informations anthropologiques et historiques supplémentaires, sans une réelle base pour pouvoir postuler l’existence de telles informations, comment peut-on légitimement critiquer Confucius d’avoir supposé l'existence d’une seule grande civilisation, au « centre » des choses, un centre entouré par des régions frontalières habitées de peuples semi-civilisés ou barbares ? Comment pouvait-il raisonnablement avoir entrevu la possibilité d’autres civilisations d’une grandeur égale à la sienne ?
3Faire l’apologie de Confucius dans cette perspective, même si elle est comme telle légitime, comporte néanmoins un prix à payer. Elle réduit la portée de son enseignement d’une doctrine philosophique universelle à un fait historique. Elle nous permet de voir, comme un fait de l’histoire, comment ses compatriotes, opérant à l’intérieur des mêmes limites cognitives, auraient pu adopter son enseignement comme une option de vie ; mais, du même coup, cela ne permet plus de concevoir son enseignement comme un enseignement pour nous. C’est possiblement là le véritable enjeu. L’enseignement confucéen ne serait peut-être qu’un simple échantillon historique pour le citoyen cultivé du XXe siècle (même si mes remarques dans ce livre visent à montrer précisément le contraire).
4Une telle approche historique laisse cependant certains problèmes en suspens. Le principal problème non résolu est celui des conflits internes, des conflits interculturels. Nul doute, un habitant du temps et du pays de Confucius était tout à fait conscient de l’existence de plusieurs autres principautés, différentes de la sienne et belligérantes. Il était conscient que les coutumes différaient dans une certaine mesure entre ces peuples, et différaient parfois beaucoup entre les petites principautés centrales et les grands États à la périphérie. En outre, un citoyen instruit de cette période ne pouvait pas s’empêcher d’observer l’abandon fréquent d’anciennes mœurs et l’introduction de nouvelles façons de faire. S’il y eut jamais une région assujettie à des conflits intraculturels de toutes sortes, de la dispute doctrinale amicale aux politiques machiavéliques, du meurtre délibéré à la guerre brutale, certainement Lu et ses États voisins en étaient. Il s’agissait d’un très grand bouleversement — incluant une conscience aiguë de ce bouleversement.
5Face au bouleversement, comment Confucius aurait-il pu ignorer la possibilité que le li de son pays formait un réseau de sentiers souvent conflictuels, un ensemble de pratiques inadéquates pour confronter les défis du monde réel ? Même si, dans les Entretiens, il ne soulève jamais cette question particulière, il considéra cependant ce bouleversement comme le résultat de la dégénérescence morale et politique graduelle du li originel et parfait des Anciens. Mais une question se pose : Pourquoi cette réponse était-elle convaincante au point de l’empêcher de soulever la question des autres choix ? Comment arriva-t-il à cette réponse au lieu d’une autre tout aussi probante ou même davantage (pour nous), basée sur la force de l’évidence quotidienne ? Il serait trop facile d’attribuer un tel état de fait à un manque d’imagination. Nous devons, d'entrée de jeu, supposer qu'un penseur et un maître de grande stature a une base inébranlable et universelle pour pouvoir répondre à ces questions centrales. Nous comprendrons mieux Confucius si nous cherchons à comprendre la nature d’une telle base. Nous devons essayer d’aborder l'enseignement de Confucius comme une réponse imaginative et novatrice aux conflits et aux bouleversements sociaux, et non pas comme reflétant un manque d’imagination et une cécité persistante par rapport aux crises que traversait son époque.
6Dans les remarques qui suivent, je ne prétends pas révéler de nouveaux faits — mais simplement raconter une histoire familière d’une manière nouvelle et, j’espère, éclairante.
7Nous devons commencer par voir Confucius comme un grand innovateur culturel et non comme un apologiste aimable mais entêté du statu quo ante. Tout juste comme nous avons observé ailleurs qu’il a redéfini le concept de li, à présent nous devons observer qu’en agissant ainsi il a transformé entièrement le concept de la société humaine. Il fut le créateur d’un nouvel idéal, non l’apologiste d’un ancien.
8Voyons-le pour un moment comme le protagoniste d’un nouvel idéal. Examinons, au moins au début, le rôle historique de son enseignement de manière objective, au lieu de le percevoir à travers ses yeux et l’idiome superficiel de son langage. Il visait à restaurer une ancienne harmonie ; mais la portée pratique de son enseignement était de conduire les hommes à chercher de nouvelles manières d’interpréter et de recréer une tradition locale afin, de donner naissance à un ordre nouveau, universel et, ainsi, de remplacer le désordre contemporain.
9Confucius aperçut, sur le plan des faits historiques, les nouvelles similitudes émergentes dans les pratiques sociopolitiques, le nouveau partage élargi de valeurs jadis confinées à une petite région comprenant Lu. Il vit l’émergence d’un vaste échange de formes littéraires, de formes musicales, de formes légales et de formes politiques. Nous regardons aujourd’hui la situation à la lumière des faits historiques et constatons non pas la restauration d’une certaine grande civilisation passée, mais l’évolution vers une civilisation nouvelle et universaliste qui peu à peu prend forme. On connaissait à cette époque une forte croissance démographique dans la région ; on assistait également à un véritable essor des techniques de production et une expansion des communications. De nombreux peuples auparavant isolés et culturellement différents étaient alors en étroit contact. L’échange et la synthèse d’idées, de styles, de coutumes et de langues se produisaient à grande échelle.
10En bref, ce que le langage de Confucius et les images qu'il utilise peignent comme le chaos grandissant d’une civilisation en cours de dégénérescence était, en fait, le désordre inévitable accompagnant l’émergence d’une société nouvelle, unifiée, d’une taille considérable, au sein de divers groupes provinciaux plus anciens, plus petits, culturellement distincts et plus primitifs. Comme il était naturel pour Confucius d’observer la domination de sa propre culture (celle de Lu et de quelques principautés avoisinantes) par rapport aux cultures des régions plus étendues et plus populeuses — naguère des sociétés plus ou moins isolées et étrangères, mais qui maintenant étaient en train de se fondre dans une entité géopolitique vaste et grandissante ! Étant donné la faiblesse relative du minuscule Lu, c’était une tactique naturelle pour un homme de Lu d’identifier non pas la conquête militaire, mais la conquête culturelle, comme étant le fondement premier de l'ordre et de l’unité.
11Confucius, en un mot, pouvons-nous supposer, regarda autour de lui et observa beaucoup de conflits entre les États puissants mais aussi des signes de l’acceptation d’une culture dérivée de la culture de la région de Lu. Il vit — comme un idéal — la possibilité que tous les peuples connus puissent être unifiés et pacifiés si tous acceptaient un seul ensemble de pratiques et d’idées. Finalement, en tant que citoyen de Lu, cet idéal lui apparut comme susceptible d’être mis en œuvre par un prosélytisme vigoureux pour stimuler et maximiser la tendance, déjà manifeste, d’accepter la culture de Lu comme cadre de la nouvelle société.
12La vision de Confucius était, en fait, plus que toute autre, la véritable vision de l’avenir de la Chine, la vision de l’émergence d’une vaste et puissante culture unifiée enracinée dans une entité politique centralisée, s’inspirant de la littérature, du langage et des cérémonies rituelles unifiés de la région de Lu et de ses environs.
13Dans ces circonstances, comment un tel idéal nouveau pouvait-il être formulé et enseigné de façon convaincante ? Immédiatement, un paradoxe se présente : l’idéal provient d’une vaste société partageant les mêmes pratiques et les mêmes idées, mais quelle est la source des pratiques et des façons de penser conventionnelles ? Comment sont-elles générées, justifiées, maintenues ? Ici, la réponse confucéenne est fondamentalement double. D’abord, il y a l’accent sur la tradition.
14En termes généraux, il y a trois manières d’établir des pratiques conventionnelles : par un commandement efficace, par un accord commun et par l’héritage à travers une tradition acceptée. Toutes les trois sont implicitement reconnues comme étant importantes par Confucius : le véritable roi ouvre la voie ; le peuple consent et suit volontairement ; ce qui est enseigné et suivi constitue la tradition, la Voie des Anciens. Même si le contenu de la tradition est conçu comme la Volonté du Ciel (une autre forme du « commandement »), il coïncide avec la Voie des Anciens, car la Volonté du Ciel n’est pas capricieuse. Les reconnaissant toutes, Confucius a tout de même donné la primauté, dans son enseignement, à la Voie des Anciens, à la tradition.
15Pourquoi rend-il, en dernière analyse, la tradition prioritaire ? On peut noter tout de suite certaines réponses, importantes mais secondaires. Le commun du peuple pouvait seulement suivre, jamais diriger — ceci semble aller de soi en raison de son manque flagrant de connaissance et de culture et en raison de l’absence de toute tradition laissant supposer le contraire. En conséquence, le consensus de la communauté pouvait seulement être un facteur secondaire. Les souverains, d’autre part, étaient, dans la réalité historique, trop souvent arbitraires et ivres de pouvoir à cette époque. On avait besoin d’un bon souverain, ce qui était assurément concevable ; mais pour être bon, le souverain devait répondre à une certaine norme impersonnelle de bonté. Tout ce qui pouvait servir de normes impersonnelles étaient la tradition ou le commandement divin.
16Même si Confucius parla effectivement du Ciel, son rôle n’est pas trop clair et n’est pas développé dans les Entretiens. Ici, nous touchons à l’influence décisive des intuitions philosophiques de Confucius en ce qui concerne la nature humaine plutôt que la politique. Il n’était pas convaincu du potentiel de la spéculation métaphysique et de la « théologie », comme on le sait. Mais il se souciait beaucoup de la vie de l’homme sur terre. L’une des principales intuitions substantielles de Confucius fut précisément que l’humanité de l’homme pouvait être comprise grâce à l’imagerie du li. La pratique conventionnelle bien apprise distinguait, à ses yeux, l’homme de la bête et des objets inanimés. Il vit quel pouvoir miraculeux, quel pouvoir humain était intrinsèque aux pratiques conventionnelles bien apprises, distinctes de la force, des menaces et des commandements. Finalement, la dignité propre à l’homme et le pouvoir associé à cette dignité pouvaient être caractérisés, selon lui, en termes de rite sacré, de cérémonie, car celle-ci est une pratique conventionnelle où l’accent est mis sur l’harmonie, la beauté et la sacralité intrinsèques.
17Ainsi, le nouvel idéal de Confucius fut envisagé explicitement en termes d’imagerie du rite sacré et de la cérémonie, et ceux-ci, à leur tour, furent conçus comme des formes de conduite enracinées, plus que la plupart des autres, dans la tradition ancienne. L'ultime solennité du rite, la réponse profonde, archaïque qu’il suscite dans l’âme humaine, disparaissent cependant dans la mesure où un modèle de conduite ou de geste est perçu comme étant nouveau, inventé ou utilitaire — peu importe l’explication psychologique ou autre qu’on en puisse donner. Même si nous pouvons avec un succès occasionnel modifier un rite complexe, du moins ses matériaux ou éléments de base demeureront traditionnels.
18Des diverses considérations, tacites ou explicites, susceptibles d’avoir influencé Confucius, sa vision essentiellement profane d’une nature distinctivement humaine enracinée dans le li me semble avoir été la raison spécifique et décisive de sa conception de l’unité d’une grande civilisation comme étant basée d’abord et avant tout sur la tradition et non sur le consensus ou le commandement. Comme on l’a noté, les idées de consensus social et de commandement princier ou divin pouvaient encore jouer un rôle dans la pensée de Confucius en rationalisant les traditions qui définissent une culture. Néanmoins, leur rôle pratique pour Confucius aurait été secondaire, moins développé. L'accent central sur le li — comme c'est le cas pour d’autres penseurs intéressés par la cérémonie — conduisit directement à la tradition comme constituant l’autorité émotivo-morale effective pour le li, quel que soit le cadre idéologique, philosophique ou religieux qui pourrait être ajouté.
19Ainsi, deux grandes intuitions fusionnèrent dans la pensée de Confucius. Confucius, l’homme politique, comprit que la crise sociale exigeait l’unité culturelle en tant que fondement essentiel de l’unité politicosociale civilisée. Et Confucius, l’anthropologue philosophe, préconisa la vie vécue à l'image de l’acte cérémoniel authentique comme condition nécessaire et suffisante pour instituer une humanité authentique. Les implications de ces thèmes pris conjointement exigent une unité politicosociale cérémonielle, et ceci exige à son tour une culture orientée vers la tradition comme fondement essentiel pour nourrir la cérémonie.
20Le paradoxe auquel Confucius est confronté est donc : comment peut-on présenter un nouvel idéal aux gens quand l’idéal exige d’accepter une tradition comme la leur propre et en plus comme une tradition sacrée ? On a des traditions ; on ne les choisit ni on ne les crée au besoin. Manifestement, il n’y a aucune manière d’imposer un idéal sous la forme d’une tradition sinon en présentant le nouvel idéal comme un simple appel à une tradition ancienne, légitime, mais négligée : sa réaffirmation.
21Un penseur du temps et de la condition de Confucius pouvait vraisemblablement concevoir une alternative non orientée vers la tradition. Une telle alternative fut exprimée clairement et avec force par les soi-disant légistes et aussi par d’autres penseurs dont les idées étaient déjà formulées à l’époque de Confucius et devaient être connues de lui. Les légistes, par exemple, préconisaient une communauté gouvernée par des règles imposées par le double motif de la crainte et de l’appât du gain. Il est essentiel de voir que Confucius avait le souci non seulement de l’ordre communal mais de la dignité humaine, d’une culture fondée sur le sens de la beauté, de la noblesse et du sacré en tant que dimensions particulières de l’existence humaine. L’unité culturelle devait être le couronnement de l’humanité, non pas un ordre imposé à des moutons ayant une forme humaine.
22Nous sommes maintenant prêts à considérer le deuxième élément fondamental de la manière dont Confucius présenta son nouvel idéal d’une communauté universaliste basée sur des conventions communes. Le contenu de son projet devait servir de base à la communauté en tant que tradition. Mais il trouva également tout près de lui un mode de discours formel particulièrement approprié et puissant à l’aide duquel il pourrait propager son idéal ; à coup sûr, il utilisa le mode de discours humain le plus profondément enraciné dans la culture humaine : la narration et, en particulier, le mythe, ou récit narratif d’un passé ancien.
23Les sociétés avaient leurs manières caractéristiques de formuler des questions abstraites et, en particulier, spirituelles, mais une approche leur était commune, historiquement la plus ancienne : l’usage du récit. Nous avons plusieurs appellations pour de tels récits : « histoire », « mythe », « conte populaire ». Dans ces formes narratives, les éléments moraux, légaux, spirituels ou psychologiques de la naissance, par exemple, sont présentés non pas par le biais de concepts abstraits mais grâce à un mythe de la naissance, c’est-à-dire un récit dépeignant des événements et des personnages. Le récit peut être dit, joué ou écrit. La mort, l’union sexuelle, le travail, les relations personnelles, la place de l’homme dans le monde, ces questions sont toutes abordées en termes de récit dans chaque société. Dans quelques cultures, telles les civilisations européenne, indienne et chinoise, on peut aussi trouver une doctrine ou une analyse abstraite, théorique, appliquée à ces questions.
24Pour traiter du sens de la vie plutôt que de ses réalités physiques, l’homme a toujours commencé par appréhender ce questionnement non pas sous la forme d’une conception abstraite de sa vie, mais sous la forme d’un récit d’événements se produisant de façon parallèle. On peut parler de ce monde parallèle comme étant concomitant avec le monde présent, mais se déroulant sur un autre plan (Ciel, mont Olympe). Il peut aussi être présenté comme un récit d’événements s’étant passés près du lieu où on vit, ici sur terre, mais antérieurs dans le temps ; ou il peut être un récit d’événements présentés à la fois comme antérieurs dans le temps et s’étant déroulés ailleurs, dans un autre lieu. Le déplacement du récit à une autre époque ou dans un autre lieu ainsi que le caractère idéalisé (ou extrême) des êtres et de leurs pouvoirs et accomplissements ont suffi à libérer le récit de son inconsistance par rapport aux récits tirés de la mémoire récente et authentique des êtres humains et des événements. L’interaction entre l’« autre » plan et le nôtre représente la manière dont le sens de notre vie réussit à la fois à transcender les événements quotidiens et à les assimiler.
25Puisque le récit de mémoire présente l’histoire comme mémoire, et l’autre présente l’histoire comme sens, les deux peuvent être, chacun à sa façon, vrais : ce qu’ils racontent est vrai. Le récit de mémoire conduit jusqu’au présent, comme le fait aussi le récit du sens. En outre, sens et mémoire ne peuvent être entièrement séparés l’un de l’autre : chacun a besoin de l’autre et se fond en lui. Ainsi, la distinction que nous faisons souvent entre l’histoire comme étant vraie et le mythe comme étant faux est inopérante chez de nombreux groupes. D’abord, la distinction est trop aiguë et facilement trompeuse. Si le récit du « mythe » est perçu comme distinct du récit de mémoire, cela est souvent attribuable au fait que le premier est plus signifiant, d’une validité plus durable, car le récit du mythe explique, justifie, illumine notre vie sur terre. En autant qu'il est ce qui donne sens, il est ce sens même, il est plus important, à sa manière, que la vie lorsqu’elle est naïvement appréhendée par quelqu’un à qui le mythe en question n’est pas familier. L’« autre » plan est toujours la source du « sens », aussi bien que le plan de l’existence du « sens ».
26De tels récits du sens sont, de par leur nature, doublement historiques. Étant des récits, ils nous présentent le sens de la vie sous la forme d’une série d’événements liés de manière significative dans le temps — en bref, un pan d’histoire. De plus, comme nous l’avons noté, leur « altérité » ou « transcendance » est efficacement représentée dans le mode narratif en situant l’histoire tout entière ou dans un passé lointain, ou dans un lieu éloigné, ou encore dans les deux. Pour l’homme issu de la civilisation européenne qui vénère ce que j’ai appelé le récit de mémoire comme opposé au récit du sens, le sens est tacitement fondu dans la mémoire, c’est-à-dire que ce que nous appelons l’histoire est, pour ainsi dire, notre mythe. Et, comme nous l’apprenons progressivement, ce qui est en surface se donne comme récits et mythes du sens, tend à être enraciné dans des événements passés véritables, qui s’étaient imposés à la société où le mythe joue un rôle.
27Quand le récit qui donne sens est situé dans un passé lointain, c’est ordinairement un passé que le récit lui-même relie éventuellement au passé historique, le passé historique dont on se souvient. Le récit et la généalogie développés lient ordinairement le passé véritablement historique à cet « autre » passé (« ancien ») ; et cela, même si, assez souvent, les êtres de l’« autre plan » continuent leur propre histoire parallèlement à l’histoire humaine émergente, cette histoire parallèle étant normalement invisible à la conscience.
28En dépit de l’invention de la théorie abstraite et de l’analyse conceptuelle, la propension à utiliser le récit n’a pas du tout disparu au sein de la civilisation occidentale. Bien sûr, nous avons souvent été les esclaves d’idéologies, de doctrines et de clichés (« droit d’expression », « droits de la personne »). Cependant, nous demeurons engagés non seulement dans l’étude de ce que nous appelons l’histoire (qui dispose le passé remémoré dans un ordre signifiant), mais aussi dans le récit religieux, la fabrication politique du mythe, le « vedettariat » et les « témoignages » publicitaires, le théâtre, l’art et la littérature, comme à des modes de pensée et de sensibilité servant à explorer le sens de la vie.
29Confucius, pour des raisons qui lui sont propres, perçut l’humanité à travers l’imagerie de la cérémonie et donc de la tradition. Il était particulièrement approprié pour lui de se tourner vers le mode narratif sous sa forme la plus connue : le récit du passé lointain. Ainsi, le contenu de son enseignement était parfaitement adapté à la plus vieille et probablement la plus évocatrice de toutes les formes de pensée portant sur le sens de la vie. Même si le mode narratif ainsi utilisé est une forme « archaïque » de la pensée, il n’est pas plus un archaïsme chez Confucius que dans un roman ou une pièce de théâtre contemporains. Confucius utilisa le récit d’un passé mythique pour le mettre au service d’un nouvel idéal enraciné dans des intuitions radicalement nouvelles sur la nature et les pouvoirs essentiels de l’homme.
30Ainsi, dans la pensée de Confucius, le mode formel (récit d’un « passé » générateur de sens) fusionna avec le contenu de son enseignement (le rôle crucial de la tradition) ; il pouvait parler de manière parfaitement propre à susciter cette révérence et cette loyauté profondes pour la tradition qui était le contenu de son idéal.
31Voir l’enseignement de Confucius sous cette lumière, c’est le sauver du statut de [simple] curiosité pour l’homme occidental et le préserver comme enseignement pertinent pour tous les hommes. Nous avons commencé en considérant le problème du conflit de culture existant pour quelqu’un qui enseigne un « retour » à la Voie ancienne. Mais maintenant nous voyons que l’enseignement n’exige pas une tradition à la fois authentiquement historique, intrinsèquement cohérente et parfaitement adéquate. Plutôt, la tâche de l’enseignement pouvait correspondre au contenu de l’enseignement de Confucius : chercher l’inspiration dans sa propre tradition de manière à révéler une interprétation humanisante et harmonisante pour le présent conflictuel. « Celui qui en réanimant le Vieux peut acquérir la connaissance du Nouveau mérite certainement d’être appelé un maître » (ii, 11).
32Le but de « réanimer le Vieux » peut sembler être un euphémisme exprimant une manipulation irresponsable et intéressée des traditions en cours, une espèce d’hypocrisie et de rationalisation. Confucius rejeta certainement ceci. Il déclara : « J’ai été fidèle aux Anciens et je les ai aimés » (vii, 1). Ceci signifie que l’interprétation de la tradition doit être enracinée dans un amour et un respect authentiques pour son propre passé. Confucius, Jésus, Gautama Buddha sont des exemples d’hommes qui ont réanimé leurs traditions de manière authentique, profonde et délibérée ; mais les nombreux confucéens, chrétiens et bouddhistes qui trient et choisissent parmi les miettes de traditions n’importe quelles parole et pratique qui justifient leurs besoins du moment représentent l’utilisation biaisée naturelle (mais non inévitable) de cette approche. Et ceux qui maintiennent de façon rigide et sans sens critique les formes et les cérémonies traditionnelles, peu importe combien inadéquates elles peuvent être par rapport au présent, doivent également être mis en contraste par rapport à ces trois profonds réanimateurs de leurs traditions.
33La réanimation constante du Vieux comme manière de connaître ce qui est nouveau n’est pas un idéal chauvin. Elle est pertinente pour tous les hommes, et le sera toujours. Car elle est l’expression d’une intuition valable de ce qu’est l’humanité. Le pouvoir et la dignité propres de l’homme découlent de sa capacité d’agir intelligemment et de manière conventionnelle plutôt que par instinct ou par réflexe conditionné seulement (bon nombre de nos philosophes les plus influents aujourd'hui n’en disent pas moins). Les formes de la vie, même considérées sous l’aspect de conventions intelligentes, ne peuvent pas être inventées et acceptées en bloc ; elles reposent d’abord et avant tout sur l’héritage qu’a chaque époque d’un vaste ensemble de langue et de pratiques conventionnelles provenant de l’époque précédente. C’est seulement si nous grandissons authentiquement façonnés par les traditions que nous pouvons être humains ; c’est seulement en réanimant la tradition lorsque de nouvelles circonstances les rendent désuètes que nous pouvons préserver l’intégrité et la direction de notre vie. Une tradition partagée rapproche les hommes, les rend capables d’être des hommes. Chaque abandon de la tradition est une séparation des hommes. Chaque réanimation authentique de la tradition est une réunion des hommes.
34La vision d’une unité émergente entre les hommes n’était pas qu’une simple vision politique — même si, comme telle, la vision confucéenne fut une des visions les plus grandioses et réussies de toutes les visions politiques de l’histoire écrite —, mais c’était aussi une vision philosophique et même religieuse. Elle révéla l’humanité, sacrée et merveilleuse, comme partie intégrante de la communauté, une communauté enracinée dans des formes de vie transmises par héritage.
35Notre monde contemporain est orienté, de manière bien compréhensible et justifiable, vers la nouveauté, le changement frénétique et la crise. Dans un tel monde, la vision fondamentale de l’homme de Confucius n’est peut-être pas encore un anachronisme. Il se pourrait que, justement pour un tel monde, la perspective de Confucius soit plus pertinente, plus opportune, plus urgente qu’elle n’a jamais été dans la Chine tardive, trop liée aux traditions, et que nous voyons comme son « habitat naturel ». C’est parce qu’elle est si étrangère à notre temps que nous avons besoin de pénétrer la vérité de la vision de Confucius ; c’est parce qu’elle est si étrangère à notre temps que nous sommes enclins à être impatients à son égard et aveugles à sa vérité.
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