Chapitre 3. Le lieu propre du personnel
p. 89-110
Texte intégral
1Pour Confucius, à n’en pas douter, ren est au moins égal en importance à tout autre concept particulier tel que li 禮. À la différence du li, cependant, le ren 仁 est enveloppé de paradoxe et de mystère dans les Entretiens. Le ren semble mettre l’accent sur l’individu, le subjectif, le caractère, les sentiments et les attitudes ; il semble, en bref, être une notion psychologique. La difficulté d’interpréter le ren devient ainsi particulièrement aiguë si l’on suppose, comme je le fais, que la pensée essentielle des Entretiens n’est pas basée sur des notions psychologiques. Et, assurément, l’un des principaux résultats de la présente analyse du ren sera de révéler comment Confucius pouvait traiter d’une manière non psychologique de questions fondamentales que nous, en Occident, comprenons naturellement en termes psychologiques. L’usage psychologique, subjectif, de ren en chinois est un développement tardif, un usage dont la portée est également exagérée en raison du parti pris psychologique profond des commentateurs bouddhistes et en raison de la perspective gréco-chrétienne et occidentale des traducteurs. Les aspects vraiment novateurs de la doctrine du ren chez Confucius sont précisément ce qu’il nous faut voir, mais nous en sommes incapables en raison de leur caractère novateur et, dès lors, difficilement exprimable dans le langage psychologique biaisé dont nous nous servons spontanément.
2 Ren a été traduit de diverses manières comme « bien », « humanité », « amour », « bienveillance », « vertu », « humain », « humain-à-son-meilleur », et ainsi de suite. Pour divers commentateurs, le ren semble être une vertu, la vertu toute inclusive, un état spirituel, un complexe d’attitudes et de sentiments, une disposition mystique. Sa relation au li et à d’autres concepts importants demeure obscure. Voyons s’il nous est possible de proposer un sens clairement et rigoureusement compatible avec les idées principales des Entretiens. Un autre test sera de vérifier si notre compréhension justifie la parole de Confucius : « Il n’y a rien que je vous cache » (vii, 23). Nous devons maintenant aborder, après tant d’autres, l’interprétation de ren.
3Selon Waley, le ren est une « entité mystique ». Au moins à la surface du texte, il y a manifestement un paradoxe. Le ren, nous dit-on, est lui-même un lourd fardeau :
Le vrai chevalier de la Voie doit être grand et fort ; son fardeau est lourd et sa route est longue. Il a pris le ren comme son fardeau — cela n’est-il pas lourd ? C’est seulement avec la mort que son voyage prend fin — cela n’est-il pas long (viii, 7) ?
4Mais, nous dit-on aussi, le ren arrive « après que les difficultés ont été surmontées de manière appropriée » (vi, 20).
5Et finalement, on semble nous dire que le ren ne pose pas de difficulté et qu’on n’a pas à attendre que les difficultés aient été surmontées pour l’obtenir :
Le ren est-il lointain ? Je le désire et voilà ! il est ici (vii, 29).
6Une chose ne fait aucun doute : le ren est central à la vie idéale. Par exemple, Confucius dit :
Celui qui se soucie vraiment du ren ne laisserait aucune autre considération venir en premier (iv, 6).
7(Une traduction différente mais également significative est : « Celui qui se soucie vraiment du ren ne serait dépassé par personne. »)
8Quels sont les traits observables et caractéristiques d’un homme ren ? Ici aussi, nous sommes d’abord perplexes. Confucius, nous dit-on, « parlait rarement du profit, du destin et du ren » (ix, 3)1 ; il semblait aussi dire que l’homme du ren est réticent à en parler (xii, 3)2. Cependant, ce dernier commentaire ne semble pas fournir une direction claire que nous pouvons suivre, car personne ne semble pouvoir trouver une formule, acceptable pour Confucius, pour identifier des hommes réels qui sont ou étaient ren. Assurément, si nous nous tournons vers ces parties des Entretiens généralement reconnues comme les plus anciennes et contenant les paroles les plus authentiques de Confucius, on trouve très peu au sujet de la nature du ren3. On peut effectuer divers regroupements des principaux énoncés au sujet du ren.
9Dans les livres ii à ix et dans les livres xi à xv, les énoncés sont pour la plupart négatifs : on rejette des exemples d’actes recommandables susceptibles d’être pris pour des manifestations du ren (v, 4 ; vii, 18 ; vii, 33 ; xiv, 2, 17).
10Un autre groupe de passages est constitué de commentaires généraux au sujet de la lutte et de l’effort pour acquérir et conserver le ren. Comme nous l’avons noté, il vient avant toute autre considération (iv, 6) ; l’homme noble ne l’abandonne jamais même pour un moment (iv, 5). Il vient seulement après qu’on a fait ce qui est difficile à accomplir (vi, 20). Cependant, l’incapacité à l’acquérir n’est pas une question de manque de force, mais de la volonté d’utiliser toute sa force (iv, 6). On peut avoir à donner sa vie par fidélité au ren (xv, 8).
11Plusieurs autres commentaires au sujet du ren sont aussi très généraux mais portent sur les conséquences et le grand pouvoir du ren. Sans ren, un homme ne pourrait endurer longtemps ni l’adversité ni la prospérité (iv, 2). Ceux qui sont ren trouvent le contentement dans le ren ; les sages en tirent avantage (iv, 2).
12Le pouvoir du ren est exprimé — mais avec quelque ambiguïté — dans l’énoncé que si l’on se soumet au li, tout un chacun répondra à son ren (xii, 1). Si un homme vraiment royal devait se lever, en moins d’une seule génération le ren prédominerait (xiii, 12). Dans chacun de ces derniers cas, le pouvoir du ren est explicitement lié à d’autres conditions, la royauté ou la soumission au li.
13Un passage semble dire que seuls ceux qui sont ren savent comment aimer les hommes et comment les haïr (iv, 4). Le texte est obscur sur ce dernier point et Waley rend le passage de manière à lui donner un sens essentiellement contraire. Quand des interprétations contraires peuvent être données d’un passage sur une question aussi centrale, il devient tout à fait évident que le concept de ren est obscur.
14En dépit de tous ces commentaires sur le ren, la tradition voulant que le Maître « ne parlait jamais du ren » semble justifiée, car les commentaires que nous avons examinés nous disent réellement très peu de chose, sinon rien du tout, sur ce qu’est le ren en lui-même. Cependant, nous ne devons pas supposer que quelque chose nous est caché :
Le Maître dit : « Mes amis, je sais que vous pensez qu’il y a quelque chose que je vous cache. Il n’y a rien que je vous cache. Je ne fais rien sans que vous le sachiez » (vii, 23).
15Nous devons prendre ce déni de manière très sérieuse. Waley a suggéré que Confucius parle ici seulement de ses actions (xing 行) et pas nécessairement d’une doctrine ésotérique. Mais comme je le soutiens ici et dans les autres chapitres de cet ouvrage, Confucius parle en termes d’acte (xing) parce que pour lui l’acte et les circonstances publiques sont fondamentaux, et non une doctrine ésotérique ou des états subjectifs. Nous pouvons au moins provisoirement écarter cette question complexe en citant une fois de plus le Maître4 : l’homme noble « d’abord se déclare lui-même et ensuite assure le suivi » (ii, 13).
16Pouvons-nous apprendre quelque chose du Maître au sujet du ren lui-même, sa nature positive, la définition du terme ou du moins certains traits essentiels de l’homme ren ? On trouve quelques indices, mais les plus explicites, on peut s’y attendre, sont dans des remarques plus tardives, et sans doute moins authentiques, de Confucius.
17Voici certaines vertus attribuées à ceux qui sont ren dans les livres tardifs : « courtois », « diligent », « loyal », « brave », « généreux » (xii, 19 ; xiv, 5 ; xvii, 6). Ce sont là des vertus traditionnelles qui ne nous donnent aucune lumière ni aucune aide. Outre leur authenticité discutable, spécialement xvii, 6, ces passages ne sont pas décisifs puisque, comme nous l’avons noté plus tôt, Confucius en différentes occasions considère que de telles vertus sont insuffisantes pour faire d’un homme un homme ren (voir v, 7 ; v, 18 ; xiv, 2 ; xiv, 5).
18Une série de caractéristiques distinctives mais suspectes se dégage de certaines remarques, dont la plupart viennent, cependant, de vi, 21. Ce dernier texte, comme Waley l’indique5, apparaît comme suspicieusement taoïste et est probablement corrompu. 11 nous dit que l’homme qui est ren trouve son contentement dans le ren ; alors que la connaissance suscite le mouvement, l’homme ren trouve sa joie dans les montagnes (vi, 21) ; il est tranquille (vi, 21) et vit longtemps (vi, 21).
19Examinons maintenant les commentaires les plus spécifiques et les plus utiles sur la nature du ren lui-même.
Vous voulez être établi vous-même, alors cherchez à établir les autres.
Vous désirez être promu, alors promouvez les autres. À partir de ce qui est proche de vous-même, saisir l’analogie (c’est-à-dire prendre autrui comme soi-même) — là est la voie du ren (vi, 28)6.
Celui qui peut se soumettre au li est ren (xii, 1).
20Ici, ren est étroitement lié à la relation entre un être humain et un autre être humain. Dans le premier cas, le lien est en un de bonne foi et de respect général et réciproque entre les hommes (shu 恕 et zhong 忠) ; dans le second cas, cette bonne foi réciproque est investie d’un contenu spécifique : c’est l’ensemble des relations sociales spécifiques articulées concrètement par le li. En bref, là où la bonne foi et le respect réciproques sont exprimés par des formes spécifiques définies — par le li —, il y a la voie du ren.
21Ainsi, le li et le ren sont deux aspects de la même chose. Chacun met en lumière un aspect de l’action de l’homme dans son rôle distinctivement humain. Le li dirige notre attention sur le modèle social traditionnel de conduite et de relations ; le ren dirige notre attention sur la personne comme celui qui met en œuvre le modèle de conduite et ainsi maintient ces relations. Le li se réfère aussi à l’acte particulier dans son statut d’exemplification de la norme invariante ; le ren se réfère à l’acte comme exprimant une orientation de la personne, soit son engagement à agir de la manière prescrite par le li. Le li se réfère à l’acte comme à un modèle de comportement séquentiel ouvert et distinctif ; le ren se réfère à l’acte comme au geste unique, indivisible d’un actant, comme le sien propre, particulier et individuel, en référence à l’individu unique qui accomplit l’acte et au contexte unique d’une action particulière.
22Notre terminologie occidentale familière serait ici trompeuse. Nous sommes enclins à considérer ren comme se référant à des attitudes, à des sentiments, à des souhaits et à la volonté. Cette terminologie est un leurre. Psychologiser la terminologie de Confucius dans les Entretiens est à éviter. Le premier pas pour comprendre ceci est de reconnaître que le ren et les « vertus » qui lui sont associées, tout comme le li, ne sont pas exprimés dans le texte original par le langage de la « volonté », de l’« émotion », des « états intérieurs ». L’inférence de ren comme se référant à ses états ou procédés mentaux et psychiques intérieurs ne trouve aucune base dans les Entretiens. On ne trouve certainement aucune élaboration systématique et même non systématique de telles inférences.
23La seule exception apparente à cette thèse se trouve à ix, 28 et est répétée à xiv, 30. Les deux passages affirment que l’homme ren n’est pas you 憂 (malheureux, anxieux, troublé). Dans le contexte, il s’agit d’une caractérisation non pas accidentelle, mais essentielle ; elle mérite, pour cette raison, un examen plus serré.
24Dans les deux passages, nous avons un parallélisme rythmique de la structure interne. Trois vertus centrales sont mentionnées et, dans la même formule syntaxique, chaque vertu est caractérisée par une seule phrase sur le mode négatif : les sages ne sont pas perplexes ; les braves ne sont pas craintifs ; les ren ne sont pas you. Le caractère presque tautologique des deux premières phrases suggère de comprendre de la même manière « les ren ne sont pas you ». Le you peut être interprété avec raison comme l’opposé de ren.
25Un examen plus poussé du sens de you semble donc de mise ici. Ceci nous fournira une compréhension plus profonde — et une corroboration — de la thèse en question.
26À la lumière des autres passages des Entretiens où you est utilisé, la traduction varie d’un traducteur à l’autre, quel que soit le passage, et elle varie d’un passage à l’autre pour le même traducteur. Où Legge traduit sorrow, Waley traduit trouble, Leslie traduit en français « regretter » et aussi « embarras » (xvi, 1-8, 13). Ou encore, le terme utilisé en vii, 18, est traduit sorrows (Legge), bitterness (Waley), worries (Chan), chagrins (Leslie). Le modèle est répété encore et encore : les traducteurs choisissent délibérément un terme européen apparemment spécifique et approprié pour rendre un terme chinois dont le champ sémantique ne coïncide pas entièrement avec le premier.
27Un dénominateur commun lie tous les usages de you impliquant une « condition troublée ». Le mot « troublé » signifie à la fois « non résolu », « non tranquille », « perturbé », et d’abord et avant tout implique un sens de « menace » et de « désagrément ». Des traductions comme sorrow (chagrin), worry (inquiétude), bitterness (amertume), mettent l’accent sur ce que nous appellerions l’état subjectif, les émotions et les sentiments de la personne. C’est là une approche naturelle pour un Occidental. En conséquence, si l’homme ren correspond plus ou moins à l’homme qui n’est pas you, alors le ren est un terme psychologique, puisqu’il semble être le contraire de you.
28Cependant, une étude des contextes pertinents de l’usage de you présente un portrait différent. À II, 6, les parents sont you au sujet de la maladie de leur enfant. Ici, nous avons les parents caractérisés par un problème menaçant et objectif, par le caractère non résolu de la situation. Leur réponse au problème est une réponse troublée. L’Occidental situe volontiers et naturellement le « trouble » de la réponse dans la condition psychique « interne », mais nous devons ici nous efforcer d’examiner le texte afin de constater que, au moins dans ce passage, il n’y a pas de langage appartenant à l’intériorité ou à la subjectivité psychique. La maladie de l’enfant est une condition observable et telle est aussi, on peut vraiment le dire, la réaction troublée des parents. Non pas le texte, mais nos propres présuppositions tacites nous conduisent à voir le trouble des parents comme nécessairement enraciné dans des états intérieurs troublés.
29À vii, 3, Confucius déclare que « ce qui le rend you », c’est l’incapacité de l’homme à poursuivre la vertu, l’étude et la moralité. Encore une fois, la réponse de la personne vise un désordre et une confusion objectifs, car ce sont là des dispositions contraires à la Voie confucéenne : il s’agit d’une « inconduite ». À vii, 38, Confucius parle de lui-même comme étant si joyeux et avide de poursuivre la connaissance qu’il oublie le you et l’approche de la vieillesse. Ici encore, les incertitudes menaçantes mais très objectives de la vieillesse sont juxtaposées à you.
30Mon propos ici, dois-je insister, n’est pas que les paroles de Confucius visent à exclure toute référence au psychisme intérieur. Il pourrait l’avoir fait s’il avait eu une telle métaphore de base à l’esprit, s’il avait vu son caractère plausible, mais après réflexion avait décidé de la rejeter. Mais ce n’est pas là le sens de mon argument. Selon moi, l’idée ne lui est même pas venue à l’esprit. La métaphore d’une vie psychique innée, dans toutes ses ramifications si familières pour nous, n’existe tout simplement pas dans les Entretiens, même pas sous la forme de possibilité rejetée. Ainsi, quand j’affirme dans les passages ci-dessus que l’utilisation de you n’est pas une référence aux états intérieurs et subjectifs, je ne veux pas dire que ces passages excluent explicitement une telle élaboration, mais qu’ils n’en font pas usage et ne l’exigent pas pour être intelligibles et valides.
31À xii, 4, nous trouvons ce qui se rapproche le plus d’un usage « psychologique » de you dans les Entretiens. L’homme noble n’est ni you ni craintif. Pourquoi ? Parce que, lorsqu’il « regarde à l’intérieur », il ne trouve aucune « maladie ». L’image de regarder « à l’intérieur » suggère — pour nous — l’idée de « vie intérieure ». Cependant, ce que nous cherchons n’est pas présenté comme un « état subsubjectif », mais comme une « maladie ». Nul doute, Confucius veut dire quelque chose comme « maladie morale » ou « maladie spirispirituelle ». Nul doute aussi, l’une des principales réalisations de Confucius fut de voir et d’enseigner, comme personne avant lui en Chine ne l’avait fait, la dimension morale et spirituelle de l’existence humaine.
32Le texte révèle bien qu’en au moins trois occasions il fit vaguement allusion à l’« intérieur », mais ailleurs il parlait constamment, en termes élaborés, de conduite, de comportement et des règles de conduite. En outre, ses références à l’« intérieur » et au « privé » visent toujours à y situer une source de la maladie, du manque de développement moral. Le succès, la caractérisation positive du développement moral, est toujours affaire de comportement objectif — de la bonne foi et du respect réciproques exprimés spécifiquement et concrètement dans li.
33Dans une autre série d’usages de you (xi, 5 ; xv, 11 ; xv, 31), nous apprenons qu’en étant sans frères (c’est-à-dire sans famille), on est you, et qu’en regard de l’avenir l’homme sage est you — bien naturellement, car ce sont là deux des principales conditions de l’incertitude objective et du danger potentiel. Nous apprenons aussi que l’homme noble est you par rapport au Tao, mais non par rapport à la pauvreté. Ici encore, la notion de l’incertitude et de l’instabilité objectives, avec leur possible séquelle menaçante, doit être prise en considération. L’homme noble n’est pas sur le chemin de la richesse ; toute incertitude à son sujet n’implique aucune instabilité troublée dans son comportement. Mais il en va tout autrement du Tao. Ici, tout est risqué et la Voie n’est pas facile. Seul le sage peut cheminer dans la Voie d’une manière tout à fait stable et spontanée.
34Même dans le passage manifestement beaucoup plus tardif de xvi, 1, le mot you est encore utilisé dans le contexte obvie d’un état objectivement troublé, associé avec des troubles militaires et politiques.
35En résumé, donc, la condition pour être you, dont l’absence caractérise essentiellement l’homme ren, est le fait d’être impliqué dans et de répondre à une situation objectivement instable et trouble, où un résultat négatif est prévisible.
36Il s’ensuit que l’absence de you est la condition de l’homme qui répond d’une manière bien intégrée à une situation objectivement stable et structurée. Quelle est cette condition ? Nous avons ici clairement décrit ce qui, pour Confucius, est la condition d’un homme qui « s’est soumis au li ». Idéalement, il devrait vivre dans une société qui est véritablement gouvernée par le li.
37Puisque le li est l’aspect de la conduite qui harmonise l’agir de tous les hommes et établit leur bien-être en tant qu’hommes, il est évident que celui qui est pleinement établi dans le li vit une vie parfaitement structurée et conduisant à part entière à l’épanouissement de l’existence humaine.
38Si le ren est l’aspect de la conduite polarisant notre attention sur la personne particulière et sur son orientation comme actant, l’incapacité objective de se conformer au li sera nécessairement perçue, du point de vue de l’actant, comme un manque, objectif et dérangeant, de direction claire ou d’empressement dans l’attitude de l’actant ; il y aura alors brisure, embarras et trouble. En bref, le you est assurément l’absence de ren, et le ren est l’absence de you.
39Nous sommes maintenant dans une position pour commenter et, je crois, rendre compréhensible, le paradoxe du ren — à la fois difficile à acquérir et, cependant, présent ici et maintenant à mon gré. Ceci montrera encore mieux comment le ren n’est pas un concept psychologique se référant au moi « intérieur ».
40Le ren exige « de faire ce qui est difficile en premier », parce que l’homme est né seulement avec l’étoffe brute de l’humanité : le matériau non sculpté, non poli, les impulsions et le potentiel instinctifs qui peuvent être façonnés en une personne mûre. Une stature personnelle organisée n’a pas encore été complétée. Le ren se développe seulement dans la mesure où le li se développe ; c’est le façonnement de soi-même dans le li.
41Par exemple, on ne peut avoir une loyauté profonde et intelligente à l’endroit de son prince avant d’avoir atteint un stade où l’on a une connaissance des relations et des problèmes sociopolitiques, avant d’avoir acquis une expérience raisonnablement étendue de ces questions, avant, en bref, d’avoir appris, par la participation, le caractère spécifique des affaires gouvernementales. Nous devons prendre conscience de l’écart existant entre l’attachement et la dépendance naïve, simple et rudimentaire de l’enfant et la loyauté profonde et sophistiquée d’un grand homme d’État pour son prince. Le passage à travers cet écart, c’est l’étude et la maîtrise du li. De la même manière, l’amour et la loyauté d’un époux pour sa femme, tout intenses qu’ils aient pu être dans les premiers moments, sont amorphes et pauvres en contenu, comparés à ce qu’ils peuvent devenir au bout de plusieurs années de vie conjugale, après avoir traversé crises, bonne fortune et simple routine. En fin de compte, la position de chacun à l’égard de l’autre ne peut être cultivée, approfondie et enrichie sinon en abordant une série de nouvelles situations exigeant de nouvelles formes de conduite, de nouvelles obligations, de nouvelles manières de céder et de prendre. Souffrir (dans le sens classique du terme) et agir sont ce qui forme l’homme. Ainsi, jusqu’à ce que le li soit appris, le ren ne peut être accompli. L’un ne peut mûrir sans l’autre, puisqu’ils sont simplement des perspectives différentes sur une même et unique chose.
42 Ren vient « après avoir fait ce qui est difficile ». Bien sûr, cela demande du temps, de l’effort, de la persistance pour apprendre le li ; et donc, cela demande du temps, de l’effort et de la persistance avant de pouvoir être ren.
43Un homme qui n’est pas ren n’a rien à voir avec le li (v, 3). L’homme qui peut se soumettre au li est ren (xii, 1). Le rapport est réciproque.
44Le ren est présent selon mon gré. Qu’est-ce que cela veut dire ? La réponse à ceci est plus complexe, mais elle est aussi plus révélatrice.
45 Le li met l’accent sur l’acte ouvert, soit une série de mouvements à travers le temps et l’espace. Sous cet angle, l’acte est analysable en segments, en une série d’étapes, chaque étape étant prérequise pour pouvoir passer à la suivante. Il y a donc une voie (c’est-à-dire une séquence d’étapes) par laquelle on met en œuvre le li, mais il n’en va pas ainsi du ren. Lorsque nous examinons l’action du point de vue de l’actant, nous utilisons des catégories qui ne nous fournissent pas des modèles d’action analysables en relations spatiales et temporelles, mais en de « simples actes ». Pour le dire d’une autre manière : voir un acte du point de vue de l’actant n’est pas quitter l’espace et le temps extérieurs pour plonger dans un monde intérieur mystérieux, mais c’est caractériser l’acte en termes de catégories logiquement différentes de l’acte en tant que comportement ouvert. Qu’est-ce que cela veut dire dans le cas qui nous occupe ?
46L’on décide d’accueillir quelqu’un et on le fait. L’accueil est li. Dans un contexte donné, nous observons une séquence de mouvements ouverts — le mouvement de la main et du bras dans des séquences complexes, l’énoncé de phrases prescrites, l’exécution coordonnée d’une série d’actions qui peuvent être analysées dans leurs éléments comportementaux et linguistiques, se déroulant dans l’espace et le temps. Mais l’acte de décider d’accueillir la personne n’a pas à être conçu comme un autre acte « intérieur », un acte « mental » nécessairement analysable en des étapes constituées d’actions mentales. Il n’y a pas de voie ou de méthode pour décider. On décide et c’est tout. Cela peut prendre du temps jusqu’à ce qu’on décide, c’est-à-dire que nos délibérations peuvent s’étendre dans le temps. Nous pouvons à l’occasion utiliser l’une ou l’autre méthode pour nous aider à prendre notre décision. Rien de ceci n’est essentiel à la décision ; cela ne constitue pas la décision à la manière dont la poignée de main est un élément constitutif de l’acte d’accueillir. Le propos peut être compris comme suit : nous aurions pu prendre la même décision, même si les délibérations qui l’ont précédée avaient pris une route différente ; mais nous ne pouvons offrir le même accueil si nous ne suivons pas exactement les mêmes étapes. Les étapes constituent l’accueil, mais il n’y a pas d’étapes qui constituent la décision.
47Il est possible de se représenter ceci comme une illustration du caractère miraculeux ou magique de l’acte de décision, comme un acte n’ayant aucune étape dans le temps et l’espace, mais simplement « survenant » dans l’instant — et c’est là ce que Confucius était enclin à faire.
48On peut encore imaginer l’acte de « décider » (« décider d’être ren ») comme un processus ou un acte survenant dans un domaine intérieur mystérieux, privé, « mental », où on suppose l’existence d’une « machinerie » invisible, des « structures » ou des « agents », comme on l’a fait si souvent en Occident, surtout depuis Descartes.
49Ne pouvons-nous pas, enfin, concevoir le contraste entre de tels actes de « décider » et d’« accueillir » comme une différence dans le rôle logique des concepts ? Sous cet angle, « il décida d’accueillir Jean » n’est pas plus un compte rendu d’un acte mystérieux dans le domaine psychique intérieur que « il a réalisé un profit » n’est un compte rendu d’un acte dans le domaine économique qui serait distinct des actes observables d’acheter et de vendre. Puisque les phrases « réaliser un profit » et « prendre une décision » ne sont pas utilisées pour faire ressortir les aspects séquentiels spatiaux et temporels de la conduite comme telle, il n’y a pas sous cet angle de mystère ou de métaphysique, mais une vérité de « grammaire » qu’on ne peut pas décrire et dont on ne peut pas montrer la séquence comportementale d’étapes qui constituerait l’acte de décider ou de réaliser un profit.
50Si nous pouvons nous abstraire du parti pris « intellectualiste » traditionnel de l’Occident, que nous le fassions directement ou en vertu d’un déplacement vers la sorte d’analyse linguistique esquissée plus haut, alors nous sommes mieux préparés pour apprécier la notion de ren de Confucius et d’autres notions associées. Bien sûr, nous ne devons pas supposer qu’il enseignait ou utilisait les théories de l’analyse philosophique contemporaine, ni non plus, comme je l’ai dit, devons-nous le prendre comme excluant ou rejetant une interprétation intellectualiste du comportement humain. Sa formulation était la sienne propre, elle lui était particulière, sans référence, même tacite, ou allusion à des concepts ou à des modèles intellectualistes.
51Confucius observa simplement la réalité des faits et en rendit compte ; le ren étant le problème de la décision de la personne de se soumettre au li (une fois qu’il en obtient le savoir-faire objectif), il n’y a pas d’analyse étape par étape pour comprendre comment être ren : on veut réellement être ren et voilà ! — il en est ainsi. Il y a en définitive une seule manière de décider et cette manière est... de décider !
52Des considérations analogues sont pertinentes pour d’autres notions (que nous concevons comme psychologiques en Occident), comme, par exemple, « penser », « sentir », « avoir une attitude » ou « désirer ». Dans chacun de ces concepts, il n’y a pas de processus ouvert et analysable : on a une attitude ou non, on pense ou non, on désire ou non. Ces actes sont, sous de tels rapports, logiquement semblables à l’idée de ren. Il y a une « manière » de faire de la bicyclette : dans une certaine séquence temporelle, l’on bouge les pieds, l’on se penche d’une certaine manière et, en faisant ceci, à mesure que le vélo roule, cela constitue le fait de rouler à bicyclette. Mais il n’y a pas de « manière » de désirer ou de penser. Il n’y a pas de manière de voir la validité d’une étape en logique ou d’agir à partir de motifs nobles — en dernière analyse, on le fait (ou non), et pour arriver à le faire, il faut beaucoup travailler au développement de soi.
53Sous cet angle, nous pouvons maintenant voir qu’en un sens, il y a, après tout, une manière d’être ren ; c’est un moyen nécessaire, mais non suffisant. Le ren vient « après que ce qui est difficile a été accompli », c’est-à-dire après qu’on a maîtrisé le savoir-faire pratique requis par le li. Apprendre le savoir-faire des échanges humains civilisés est, à coup sûr, difficile. Cela exige de la persistance, mais non une force supranormale (iv, 6). Par ailleurs, il n’y a pas de manière de persister, pas de manière d’être ren : ou bien l’on s’adonne à l’étude ou bien l’on ne le fait pas — c’est ce qui constitue sa persistance ou son absence ; ou bien l’on agit avec un souci constant à l’égard des autres parce qu’ils sont également dignes dans le li ou l’on ne le fait pas — c’est cela être ren ou non. Dans cette perspective, il est facile d’être ren : sois ren, simplement ! Supposant qu’on ait maîtrisé le savoir-faire de l’action cérémonielle appropriée, ou bien l’on se conduit à l’égard des autres « comme si on était en présence d’un invité important », « comme si on officiait à un important sacrifice », en bref, comme si les autres avaient la même dignité fondamentale que soi-même, ou bien l’on ne se conduit pas ainsi.
54Nous pouvons maintenant voir une autre manière d’apprendre le li, mais le ren est immédiatement présent s’il est désiré. Quand nous regardons l’action dans la perspective de sa structure, comme un modèle de comportement ouvert, nous nous rendons bien compte que des obstacles inévitables peuvent rendre inopérant le modèle et frustrer l’acte. Mais si nous pensons à l’action en termes de l’orientation de l’actant par rapport aux autres, de la direction qu’il donne à son acte, nous voyons que nous avons alors une sorte d’infaillibilité, un destin différenciable du destin ultime de l’acte ouvert. Le pianiste vise à jouer un certain accord, mais échoue ; les obstacles externes n’empêchent pas la visée, mais seulement le succès de l’acte. Donc, à cette lumière, nous voyons qu’il n’y a pas d’obstacle à l’acte de viser. Tout ce que nous avons à faire, c’est viser. Encore une fois, analogiquement, nous pouvons souvent observer une certaine forme de souci pour les autres dans un acte, même si l’acte échoue en raison d’obstacles. Le ren est une forme de souci, celui suivant lequel « si on le désire, il est là » : il n’y a pas d’obstacle. En conséquence, il est tout à fait juste de dire à propos du ren que « si tu le désires, il est là », mais il n’en est pas ainsi du li. Sous cet angle, l’action a encore une fois une dimension qui, comparée à certains autres aspects, est magique, miraculeuse et paradoxale. Ou bien on a un certain souci dans son action ou on n’en a pas ; cela dépend entièrement de la personne, et cependant, il n’y a pas de manière d’imprégner authentiquement son acte d’un certain souci.
55Les commentaires précédents visaient d’abord et avant tout à faire ressortir l’aspect immédiat et infaillible de la perspective du ren, la perspective personnelle et, aussi, d’une certaine manière, à démystifier cet aspect, à nous rappeler combien elle nous est familière dans notre vie quotidienne. Quelques remarques supplémentaires pourraient être appropriées dans ce contexte ; il s’agit de faire ressortir à quel point il est naturel et à propos de percevoir l’aspect personnel, ou ren, de la conduite comme étant « extérieur » ou public, tout en demeurant personnel.
56Nous pouvons peut-être avantageusement commencer par mettre à nouveau l’accent sur le fait que Confucius examine le monde public et séculier à partir d’un bon nombre de perspectives objectives. Il est soucieux, par exemple, de l’histoire sociale de la cérémonie, qu’un acte exemplifie, c’est-à-dire du li comme tradition. Il est aussi soucieux du modèle de comportement ouvert de l’acte — le li pris littéralement comme un ensemble de règles pour Faction. Il est également soucieux de l’acte comme performance d’un rôle, les rôles étant définis par le li — « que le prince soit prince » (xii, 11). Finalement, il est soucieux de l’acte comme étant personnel, accompli par des êtres humains, dirigé vers et accompli conjointement avec d’autres êtres humains — ren, respect mutuel (shu), loyauté (zhong) et bonne foi (xin 信). Comment conçoit-il « le domaine du personnel » comme étant un aspect objectif et observable de l’acte ?
57Les actes qui sont li ne sont pas simplement des performances apprises par cœur et conformes à des formules ; ce sont des actes raffinés et intelligents manifestant une sensibilité plus ou moins grande au contexte, et une intégrité plus ou moins grande dans leur performance. Nous ferions bien de prendre la musique, dont Confucius était un amateur, comme modèle. Nous distinguons les performances musicales délicates et intelligentes de celles qui manquent de sensibilité et de pénétration ; et nous décelons dans la performance la confiance et l’intégrité, ou peut-être l’hésitation, le conflit, l’« imposture », le « sentimentalisme ». Nous décelons tout ceci dans la performance ; nous n’avons pas à regarder dans l’esprit ou la personnalité de l’artiste. Tout est là, public. Même si c’est dans la performance, cela devient évident quand nous considérons la performance non pas comme l’« opus 3 de Beethoven » (c’est-à-dire dans la perspective du compositeur), ni non plus comme un concert public (la perspective du li), ni non plus comme un « opus postmozartien » (la perspective du style), mais d’abord et avant tout comme la performance de cette personne particulière (selon une perspective personnelle).
58Analogiquement, un acte peut être vu comme ren si nous examinons comment une personne l’accomplit, et plus spécifiquement si cela révèle qu’elle traite toutes les personnes concernées comme étant d’une dignité égale à la sienne propre en vertu de leur participation à toutes deux au li. Et même si le modèle de son comportement est rendu inopérant malgré elle, nous pouvons voir la direction qu’elle visait, sa visée, le souci présent, tout comme nous pouvons voir l’accord que le pianiste visait à jouer sans y parvenir. Nous voyons tout ceci en observant l’acte dans son contexte observable, et non pas en regardant à l’intérieur de la tête de la personne ou dans un domaine psychique purement intérieur.
59Tout comme nous pouvons déceler l’imposture dans une performance musicale, ainsi nous pouvons à l’occasion observer que même si un acte ressemble au li, il n’est en réalité qu’un élément d’un acte plus complexe mais dissocié ; il vise à augmenter l’importance de l’actant lui-même aux dépens de l’autre personne et ce, d’une manière qui n’est pas sanctionnée par le li.
60Essayons enfin de mettre au point la manière particulière dont Confucius voyait le ren en mettant de côté le langage et l’attitude subjectivistes d’une part, et l’analyse logico-linguistique d’autre part, et en tâchant de trouver une image qui reflète véritablement la façon dont Confucius concevait le ren. Une telle image doit suggérer un pouvoir émanant de l’actant — la personne qui est ren peut, par le moyen du li, permettre à son pouvoir d’irradier partout. Le pouvoir doit émaner de l’actant ; notre image ne doit pas diriger notre attention vers « l’intérieur » de l’homme, mais vers l’acte de l’homme. Cependant, l’image ne doit pas identifier le pouvoir du ren comme étant l’acte ouvert ; plutôt, le caractère directionnel, ciblé du pouvoir du ren doit être montré comme distinct de l’accomplissement ultime et actuel de l’acte. Ceci doit être une question d’accentuation par le biais du langage et de l’image, non une séparation de deux événements distincts, car la visée ne peut pas être déterminée, sinon comme étant un trait du comportement dans un contexte donné, et le comportement ne peut pas être compris, sinon comme interprété en termes d’une certaine visée. Finalement, ce pouvoir se doit d’être essentiellement humain, c’est-à-dire un pouvoir des êtres humains (lorsqu’ils sont véritablement humains) qui est dirigé vers des êtres humains et les influence. La langue chinoise de Confucius ne pose aucune distinction claire entre les propriétés, les qualités, les définitions ou les essences. Mais nous pouvons dire que le ren est souvent directement associé à une personne et présenté comme une possession de la personne.
61Il me semble que l’image occidentale qui servirait le mieux notre propos en est une tirée de la physique : le vecteur. Dans le cas du ren, nous devrions concevoir une force ciblée opérant dans des actions dans l’espace et le temps publics, ayant une personne comme source initiale et une personne comme point final sur lequel la force s’exerce. Les forces sont des forces humaines, bien sûr, et non pas mécaniques.
62Les vertus mises en relief par Confucius sont assurément toutes « dynamiques » et sociales. Par exemple, le shu (réciprocité dans les relations humaines), le zhong (loyauté) et le xin (bonne foi à l’égard des autres) impliquent intrinsèquement une relation dynamique avec d’autres personnes7. Par ailleurs, des vertus « statiques » et « intérieures » comme la pureté ou l’innocence ne jouent aucun rôle dans les Entretiens.
63Nous voyons facilement le li à partir des images d’une voie extérieure et, maintenant, nous pouvons faire de même avec le ren. L’image attire notre attention sur la position, c’est-à-dire la posture littérale, et sur l’attitude spatiale de l’actant. Tout comme dans une cérémonie, nous voyons l’adoption d’une position et d’une attitude rituelles comme la source initiatrice du pouvoir de cet acte particulier — nous sommes conscients qu’il « irradie » vers nous quand nous sommes des participants ou des observateurs engagés au sein de la cérémonie. « (L’empereur) était assis face au sud (comme il était rituellement approprié) et tout eut lieu (comme il se doit) ». Le sens du pouvoir magique que nous éprouvons tous comme émanant d’un geste rituel (ou d’un geste hypnotique), lorsqu’il est accompli par quelqu’un que l’on considère comme authentique dans son rôle cérémoniel, c’est de cette manière que nous devrions éprouver le ren. Le ren est le pouvoir complet et concentré des différents vecteurs — loyauté et bonne foi parfaites, respect complet pour la dignité humaine, et ainsi de suite. Chacun de ceux-ci, à leur tour, n’est pas un état inné, mais une vertu dans le sens originel — un pouvoir émanant de la personne, un vecteur du pouvoir humain. Quand l’on a utilisé toutes ses énergies à apprendre à maîtriser le li et accompli enfin ceci, alors, comme Yan Hui le dit, « il se lève devant moi ». À ce moment, il n’y a rien de plus sur lequel on peut s’appuyer afin de finalement utiliser son pouvoir de ren (ix, 10). Ou bien on prend sa position dans le li et on est ainsi ren, ou bien on ne le fait pas. Mais l’homme est souvent craintif, au moment de la décision, d’avoir foi en le pouvoir humain ; il dépend depuis si longtemps de la force physique et de la force animale. Le ren est justement le parfait don de soi à la voie humaine. C’est marcher jusqu’au bord ultime :
Dans la crainte et le tremblement,
Avec prudence et souci,
Comme sur le bord du précipice,
Comme marchant sur de la glace mince (v, 3).
Notes de bas de page
1 En dépit de la controverse qui entoure la lecture de ce passage, je pense que la lecture traditionnelle, aussi suivie par Arthur Waley dans son The Analects of Confucius, 1938, p. 29, est correcte. Elle me semble cohérente d’un point de vue philosophique. En outre, et malgré les arguments de Derk Bodde et de Berthold Laufer, elle me semble justifiée ou, du moins, demeurer une question ouverte, sous l’angle stylistique. Bodde soutient que dans ces phrases en chaîne (sorite), la conjonction yu 與 n’est jamais utilisée ailleurs dans les Entretiens. Mais ce qu’il ne mentionne pas, c’est que dans un passage avoisinant à ix, 4, nous trouvons presque une image-miroir de ix, 1, excepté que le wu 毋 négatif est utilisé au lieu du yu positif de ix, 1. Pourquoi un sens du parallélisme et du rythme ne justifierait-il pas cet usage parfaitement acceptable de yu plutôt que l’omission plus commune de toute conjonction explicite ?
2 Ici encore la leçon porte à controverse. J’ai suivi A. Waley, The Analects of Confucius, 1938, p. 163, note 2, plutôt que d’autres traducteurs. L’ambiguïté de zhi 之 [ici : pronom complément-objet], après wei 爲 [agir, faire] et yan 言 [parler], permet également de comprendre que l’homme ren 仁 est réticent par rapport au discours en général ou par rapport au discours sur ren 仁 en particulier. Me prévalant de cette option, j’ai tranché sur la base de raisons philosophiques semblables à celles qui sont mises en œuvre dans mon exposé.
3 [Note du traducteur] Dans leur récent ouvrage sur les Entretiens, E. Bruce Brooks et A. Taeko Brooks pensent que le chapitre iv des Entretiens, portant sur le ren, en est le plus ancien chapitre, le seul qui dépendrait des premiers disciples de Confucius. Voir The Original Analects. Sayings of Confucius and His Successors, New York, Columbia University Press, 1998, p. 19 et 208.
4 Voir aussi, par exemple, II, 10 ; v, 9.
5 A. Waley, The Analects of Confucius, 1938, spécialement p. 239-240.
6 La version entre parenthèses est ma tentative de dégager le sens d’un phrase reconnue pour son obscurité, en retenant et en rendant plus explicites les métaphores-clés de « saisir » et de « près ». J’ai tâché de faire ressortir explicitement ce que je considère être les termes de l’« analogie » et d’utiliser des mots très proches, dans leur signification ou leur étymologie, de ceux que nous utiliserions dans une traduction plus « littérale ». Quant à la phrase « la voie du ren », elle m’a semblé non seulement concise et stylistiquement appropriée, mais c’est la seule phrase concise qui m’est venue à l’esprit pour rendre l’ambiguïté de l’original. Cette phrase cryptique suit une formule cryptique qui, à son tour, suit une formule plus élaborée et claire. Mais quelles sont précisément les connections logiques entre ces formules ? S’agit-il de définitions variables de ren ? S’agit-il de différentes formulations d’une manière de parvenir à être ren (plutôt que de descriptions de la manière dont on agit lorsqu’on est ren) ? Est-ce ici une méthode pour parvenir à sa destination, là une définition du ren ou une localisation de la région où l’on trouve ren ? Notre phrase, « la voie de Jean », permet, hors contexte, tous ces sens : (1) la voie qui donne accès à Jean ; (2) la région immédiate où Jean demeure ; (3) la manière d’agir particulière de Jean.
7 Zhong 忠, a été compris dans le sens d’« être fidèle à soi-même » et aussi de « loyauté ». La traduction « être fidèle à soi-même » correspond davantage à nos idées occidentales ou aux idées bouddhistes concernant la vertu fondamentale. Mais la justification de cette traduction ne peut être trouvée dans le texte des Entretiens ou même dans d’autres classiques anciens comme le Shujing 書經 ou le Yili 儀禮 (dont certaines parties sont, bien sûr, postérieures à Confucius). Dans ces contextes, ou bien il n’y a pas d’indice précis, ou bien il est clair que c’est d’être loyal et non pas d’« être fidèle à soi-même » qu’il est question. La seule base linguistique justifiant le sens d’« être fidèle à soi-même » est la structure du caractère — « centre » au-dessus de « cœur » — et ceci est tout au plus suggestif, alors que nos autres preuves sont claires et solides.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Mythe et philosophie à l'aube de la Chine impériale
Études sur le Huainan zi
Charles Le Blanc et Rémi Mathieu (dir.)
1992
La Chine imaginaire
Les Chinois vus par les Occidentaux de Marco Polo à nos jours
Jonathan D. Spence
2000