Commentaire sur le chapitre II
p. 83-88
Texte intégral
1L’idée principale de ce chapitre est que l’acte rituel constitue un acte profondément moral, mais de façon très différente de celle dont nous concevons la morale en Occident. L’acte moral pour nous se définit ici par le choix et la responsabilité. Il présuppose la capacité de l’individu de choisir lorsqu’il fait face à une véritable alternative pour créer son propre destin et implique la rétribution, soit la culpabilité et le repentir, comme conséquence de l’acte illicite. L’individu occidental se trouve ainsi souvent à la croisée des chemins et de choisir lorsque l’on est confronté à une alternative peut devenir déchirant et tragique, comme on le voit dans des figures représentatives de Yethos occidental comme Antigone, Hamlet, le Cid et Polyeucte. La présentation que fait l’auteur de la conception occidentale de la morale se veut schématique et on aimerait une plus grande insistance sur le sens de l’obligation, notion essentielle à toute morale et pendant de la notion confucianiste de la honte, chi 恥. Fait remarquable, le terme zui 罪(faute, culpabilité) n’apparaît que quatre fois dans les Entretiens, dans des contextes qui n’ont rien à voir avec le propos de Fingarette.
2Par ailleurs, pour Fingarette, la tradition morale occidentale a beaucoup insisté sur l’« âme », sur le « moi intérieur », comme sujet réel de l’acte moral, et sur sa corruption et même sa « démonisation » comme conséquence de la faute. On ne saurait évidemment sous-estimer la dimension chrétienne et religieuse de la morale occidentale, alors que la morale proposée par Confucius a été très tôt, comme le rite, démythologisée. Ces aspects psychologiques et subjectifs du choix moral permettent à Fingarette de mettre en relief sa configuration contrastive en regard de l’orientation morale confucianiste, enracinée, elle, dans le sens et la pratique du rite. La centralité du rite dans la vision de Confucius se révèle dans ce chapitre à travers sa morale, engendrée par le rite.
3Je m’inspirerai surtout, dans les remarques qui suivent, des écrits de Léon Vandermeersch sur le ritualisme chinois et le juridisme occidental1. Ses propos viennent corroborer de manière convaincante les thèses de Fingarette.
4D’après L. Vandermeersch, le ritualisme a joué dans la société chinoise traditionnelle un rôle comparable au juridisme ou au droit en Occident2. Il rejoint Fingarette en reconnaissant que le droit présuppose la liberté de choix comme son principe et donc, plus fondamentalement, l’autonomie non conditionnée du sujet. Mais par un retournement ironique, le droit imprime à tous les actes juridiques la forme générale de l’obligation et du devoir3. Cette forme est si universelle qu’elle déborde même sur des actes privés qui ne tombent pas dans le domaine du droit public. C’est dire qu’elle rejoint l’être humain dans sa conscience intime, dans son for intérieur.
5Le sentiment d’obligation apparaît dans la tradition occidentale comme la quintessence de la morale et du droit. Or, d’après Vandermeersch, ce sentiment d’obligation, tel que formulé dans le droit occidental, a une origine religieuse, soit la sponsio (libation), garantie divine de l’engagement mutuel des deux parties (jus jurandum). Par la suite, le rôle du divin s’estompera et sera graduellement assumé par le pouvoir public, en même temps que le sens du droit recouvrira de plus en plus l’ensemble des rapports sociaux4.
6En abordant le ritualisme dans ce contexte moral et légal, Vandermeersch complète et renforce, à mon avis, l’argument de Fingarette dans ce deuxième chapitre. Le ritualisme, en postulant une voie unique qu’on suit par les rites comme une règle, est constitutif de la personne sociale. Car qui dit rite dit relation inter-personnelle. D’où vient, dans ce contexte, le sentiment d’obligation du rite ? De deux sources, peut-on dire. D’abord, de manière positive, de l’idéal attractif du comportement rituel lui-même, lieu privilégié des valeurs les plus prisées par la tradition culturelle chinoise : respect, modération, décorum, humilité, douceur, raffinement, naturel. Puis, de manière plus articulée et ponctuelle, face à la dérogation aux rites, de la sanction5. Or, la sanction rituelle, à la différence de la sanction du droit en Occident, n’entraîne pas simplement la nullité de l’acte, la restitution de l’état ante et le châtiment pénal, mais la perte de la personne sociale, représentée par « perdre la face » (chi 恥). De plus la sanction rituelle ne requiert pas l’intervention du pouvoir public mais s’exerce spontanément par la pression du groupe social, pression si forte qu’elle peut conduire au suicide. Par ailleurs, si, dans des cas d’une gravité extrême, le manquement aux rites est en même temps un manquement aux lois, l’acte tombe alors sous le coup du châtiment pénal décrété par un tribunal (préfet, magistrat). Le châtiment pénal a toujours été conçu en Chine comme une peine dissuasive à valeur d’exemple, d’où son caractère public. Comme le souligne Fingarette, il ne s’agit pas d’« une rétribution obligatoire pour enrayer la culpabilité, mais [d’] une “leçon” sévère ou [d’] une mutilation littérale, qui découragerait toute malfaisance future » (p. 64).
7Mais revenons à la notion de chi (honte), dont Fingarette et Vandermeersch reconnaissent tous deux l’importance. Dans son étude Guilt and Sin in Traditional China (Berkeley, University of California Press, 1967), Wolfram Eberhard fait état des théories courantes dans la première moitié du XXe siècle au sujet des sociétés caractérisées par la culpabilité (guilt societies) et celles caractérisées par la honte (shame societies). Le principe de la distinction réside dans le type de famille. Les familles étendues où opèrent plusieurs agents de socialisation auprès des enfants donnent naissance à des sociétés de la honte, alors que les familles nucléaires, où les parents directs sont les seuls agents de socialisation, engendrent des sociétés de la culpabilité. Par définition, les sociétés de la honte sont davantage sensibles au contexte social : l’enfant veut être accepté et valorisé par le groupe et dépend fortement du groupe. Dans les sociétés de la culpabilité, l’enfant intériorise davantage les modes de comportement inculqués par les parents et devient davantage moralement autonome. L’auteur note que les sociétés de la honte sont habituellement plus traditionalistes et plus conservatrices que les sociétés de la culpabilité. Cette caractérisation générale semble valoir pour le type de société où vécut Confucius — même si lui-même ne venait pas, autant que l’on sache, d’une famille étendue6. Son enseignement ne reflétait donc pas nécessairement la structure sociale qu’il avait lui-même connue, mais peut-être davantage une prise de conscience et une découverte plus générales de la société et de l’individu.
8Une partie importante du chapitre de Fingarette est consacrée à répondre à la question suivante : la honte confucéenne (chi) correspond-elle, dans le contexte chinois, à la culpabilité occidentale ? L’auteur affirme que les deux sont des réponses authentiquement morales à des paroles, des gestes ou des attitudes perçus comme violant l’ordre moral. Mais ce qui les rend irréductibles l’une à l’autre, c’est leur « orientation » respective. La culpabilité provient d’un acte immoral et de la trahison de quelqu’un d’autre que soi-même, mais le sujet de la culpabilité est soi-même. Fingarette insiste sur le langage de la maladie, de l’infection, de la corruption, de la souillure qui affectent le soi dans la culpabilité occidentale. Rien de tel dans la honte confucéenne. Car celle-ci est orientée non pas vers le soi, mais vers le statut et le rôle social de la personne définis par li 禮.
9La distinction amorcée par Fingarette semble bien correspondre à quelque chose de réel dans l’expression de l’expérience morale en Occident et en Chine. Mais l’explication théorique semble laisser le lecteur sur sa faim. Plusieurs sinologues, dont Benjamin I. Schwartz7 et Angus C. Graham8, se sont montrés insatisfaits des explications de Fingarette sur cette question. Leurs doléances ne sont pas sans fondement.
10Cependant, à mon avis, Fingarette a raison d’insister sur l’orientation inverse de la honte par rapport à la culpabilité. L’orientation vers li correspond à sa compréhension générale de cette notion. Il faut y revenir pour bien saisir ses implications. J’emprunte un passage à un autre ouvrage de Léon Vandermeersch, Le nouveau Monde sinisé (Paris, Presses universitaires de France, 1986), qui porte sur la conception rituelle chinoise de la société en opposition à la conception juridique occidentale :
Dans le premier cas, la société étant donnée a priori, il faut bien que ce soit l’intention qui se conforme à l’harmonie sociale9 définie au-dehors des individus ; dans le deuxième cas, la société étant la résultante de toutes les activités des individus qui la composent, c’est la configuration sociale qui est modelée sur ce que font les individus eux-mêmes, chacun selon ses moyens10.
11Dans la mesure où la société est une donnée a priori de la conscience, son orientation est non pas vers le soi, mais vers la dimension sociale de l’individu. Ceci n’enlève aucunement à la conscience son pouvoir de réflexion et de jugement, mais celui-ci est toujours tourné vers le social (pas plus que d’appréhender le monde sous la forme a priori de la causalité n’enlève son pouvoir critique à la raison). Dans son chapitre « Ritualisme et juridisme », le même auteur explicite son point de vue :
L’a priori des formes de comportement sur les actes, caractéristique du ritualisme, reflète Va priori de la société sur l’individu du point de vue du montage des mécanismes de régulation de la vie sociale. Le ritualisme part de la société comme donnée, et l’organise d’emblée dans son ensemble, ce qui ne peut s’effectuer qu’au niveau des formes vides. Les formes rituelles servent à ajuster a priori toute la variété des relations interpersonnelles desquelles est tissée la société, en commençant par celles que la mentalité chinoise tient pour cardinales — les relations père-fils, souverain-sujet, époux-épouse, aîné-cadet, collègue-compagnon11...
12La conception de Vandermeersch pose deux formes a priori subordonnées pour réguler les rapports et les activités de la société : la forme sociale et la forme rituelle qui en dépend. Cette structure rend compte de manière convaincante de l’orientation sociale et rituelle de la conscience humaine, notamment de la conscience morale, comme l’affirme Fingarette.
Notes de bas de page
1 Voir le chapitre « Ritualisme et juridisme » dans L. Vandermeersch, Études sinologiques, 1994, p. 209-220. Voir également, du même auteur, le chapitre « Des rites au droit » dans Wangdao ou la Voie royale, 1980, t. II, p. 443-465. Alors que le premier texte compare le juridisme occidental au ritualisme confucéen, le second montre l’émergence du concept de droit en Chine à partir du ritualisme confucéen. Nous ne considérons ici que le premier texte.
2 L. Vandermeersch, Études sinologiques, 1994, p. 213-215.
3 Ibid., p. 211, 213.
4 Ibid., p. 214-215.
5 Ibid., p. 217-219.
6 L’étude d’Eberhard dans son ensemble n’est pas pertinente aux propos de Fingarette, puisqu’elle porte sur des documents littéraires beaucoup plus tardifs, soit à partir du VIIIe siècle de notre ère — plus d’un millénaire après Confucius.
7 Voir The World of Thought in Ancient China, Cambridge, Harvard University Press, 1985, p. 72-73.
8 Voir Disputers of the Tao, Lasalle (Illinois), Open Court, 1989, p. 23-31.
9 Les italiques sont de nous.
10 Ibid., p. 179.
11 L. Vandermeersch, Études sinologiques, 1994, p. 213.
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