Commentaire sur le chapitre I
p. 45-61
Texte intégral
1La thèse centrale de ce chapitre, c’est que Confucius, dans les Entretiens, enseigne que la vertu humaine possède un pouvoir magique, qui habilite la personne vertueuse à « accomplir sa volonté directement et sans effort par le rituel, le geste et l’incantation » (p. 30). « L’élément magique implique toujours de grands effets produits sans efforts, merveilleusement, et avec un pouvoir irrésistible qui est lui-même intangible, invisible, non manifeste » (p. 30). Cet aspect magique fondamental de la Voie de Confucius aurait été occulté par les interprètes récents, parce qu’il ne cadrait pas avec les conceptions morales modernes. On le trouvait indigne de l’image idéale qu’on voulait proposer du grand penseur chinois. Cependant, selon Fingarette, l’un des courants philosophiques les plus signifiants à notre époque, celui de « l’analyse philosophique du langage », permet de réhabiliter de manière positive cet aspect négligé de l’enseignement de Confucius. L’un des plus éminents chefs de file de ce courant, J. L. Austin, élabora le concept de « langage performatif », accordant au langage l’« efficacité » ou la « causalité » qu’on réservait naguère à l’action directe. Ainsi, le « Je le veux » des époux lors de la cérémonie du mariage n’est pas un énoncé au sujet de quelque chose, mais un acte qui engage réellement pour la vie. Efficit quod significat, comme on dit en théologie sacramentaire. La théorie du langage performatif permet, selon Fingarette, de rendre compte de l’aspect soi-disant magique de la vertu chez Confucius. On doit noter dès l’abord que pour Austin, c’est le langage qui semble comporter une puissance magique, alors que pour Confucius, tel qu’interprété par Fingarette, c’est la vertu. C’est là une distinction importante, dont nous tiendrons compte dans notre analyse. L’analogie repose, comme nous le verrons, sur le contexte rituel commun du langage et de la vertu.
2Nous examinerons dans le commentaire qui suit : 1) le texte des Entretiens et les traductions et commentaires sur lesquels s’appuie Fingarette ; 2) les notions de magique et de rituel dans la pensée chinoise ancienne ; 3) le rapport entre la vertu, le rituel et le magique.
Le texte des Entretiens
3Dans la préface à son ouvrage, Fingarette nous dit avoir fait sa « propre lecture du texte original » et sa « propre analyse textuelle indépendante » (p. 25). Ceci est bien attesté par la qualité de ses traductions et l’acuité de ses analyses. Il indique, dans sa « Note sur les questions textuelles », s’être inspiré des traductions de James Legge (1895) et d’Arthur Waley (1938) en les modifiant au besoin sur la base du texte chinois. Le tableau suivant laisse voir que Fingarette s’est surtout inspiré de Waley et qu’il a modifié substantiellement le phrasé de ses traductions. Les modifications de Fingarette améliorent sensiblement les traductions précédentes sur le plan de la précision et de la concision et les rend, à mon avis, plus fidèles à l’esprit et à la lettre des Entretiens. Il laisse non traduits les mots-clés des textes en question, soit jen (pinyin : ren) et li, habituellement rendus respectivement par « humanité » et « rite ». Ces traductions, on le sait, ne recouvrent qu’une portion du champ sémantique des expressions chinoises. Plutôt que de chercher à rendre le sens plénier des expressions-clés des Entretiens par une expression correspondante en anglais, Fingarette choisit de ne pas traduire l’expression chinoise, mais de définir son champ sémantique dans son usage chinois, ce qui nous semble, dans le contexte, une stratégie plus productive.
Passages « magiques » des Entretiens cités par Fingarette
legge (1895) |
waley (1938) |
fingarette (1972) |
vii, 29 (p. 204) |
vii, 29 (p. 129) |
vii, 29 (p. 4) |
xii, 1 (p. 250) |
xii, 1 (p. 162) |
xii, 1 (p. 4) |
xv, 4 (p. 295) |
xv, 4 (p. 193) |
xv, 4 (p. 4) |
xiii, 6 (p. 266) |
xiii, 6 (p. 173) |
xiii, 6 (p. 4) |
xii, 19 (p. 258-9) |
xii, 19 (p. 168) |
xii, 19 (p. 4) |
ii, 1 (p. 145) |
ii,1 (p. 88) The Master said, He who rules by moral force (te) is like the pole-star, which remains in its place while all the lesser stars do homage to it. |
ii, 1 (p. 4) To govern by te is to be like the North Polar Star; it remains in place while all the other stars revolve in homage about it. |
4Dans la même « Note sur les questions textuelles », Fingarette aborde la question de la nature composite et évolutive du texte des Entretiens. Sur la base d’études secondaires en langues occidentales, il conclut que le « noyau » le plus ancien est constitué par les chapitres ii à viii (tout en admettant de nombreuses interpolations) ; suivent, par étapes, les chapitres i et ix, puis x-xv et, enfin, xv-xx, représentant des états de plus en plus tardifs du texte.
5La question de la date des différents chapitres des Entretiens, sur laquelle Fingarette ne se prononce pas, est encore aujourd’hui très controversée. L’hypothèse la plus récente, celle de E. Bruce Brooks et A. Taeko Brooks (1998)1, s’ingénie à dater à une année près chacun des 20 chapitres des Entretiens, une tâche audacieuse. En bref, leur hypothèse postule que les chapitres iv-ix furent rédigés au –Ve siècle, ii-iii et x-xiii au –IVe siècle, I et xiv-xx au –IIIe siècle, soit entre la mort de Confucius en –479 et la destruction de Lu par Chu en –2492. La périodisation générale proposée par Fingarette n’est pas tellement différente, même s’il n’avance aucune date précise. Cependant, l’enjeu principal n’est pas la question de la date, mais bien celui du statut d’authenticité qu’on accorde aux textes des différentes périodes. Fingarette semble penser que même des textes de deuxième ou de troisième génération après la mort de Confucius peuvent être des témoignages véridiques (paroles et gestes) de Confucius ou au sujet de Confucius.
6Quelle que soit la périodisation des chapitres retenue, il semble indéniable que les chapitres les plus anciens comportent de nombreuses interpolations tardives (les Brooks pensent en avoir identifié quelque 142)3 et les chapitres les plus récents, des témoignages parfois crédibles de paroles et de gestes authentiques de Confucius. Il dut exister, très tôt après la mort de Confucius, plusieurs recueils oraux et écrits de logia et de gestes de Confucius, comme l’attestent les nombreuses citations du maître dans le Meng zi (–372 à –289 env.) et le Xun zi (–335 à –238 env.) qui n’apparaissent pas dans les Entretiens. On doit étudier chaque cas, c’est-à-dire, les paragraphes plutôt que les chapitres, selon son mérite propre. Telle semble être la position de Fingarette face au problème non résolu et peut-être insoluble de la datation précise des Entretiens. Cette position, nonobstant les progrès remarquables de la philologie des textes chinois anciens au cours des 30 dernières années, nous semble encore tout à fait raisonnable.
7Les textes cités par Fingarette pour illustrer le pouvoir magique de la vertu ont entre eux un indéniable air de famille, même s’ils ont été écrits trois ou quatre générations après la mort de Confucius. On peut rapporter ces textes à IV, 13, qui serait, selon l’hypothèse des Brooks, un texte mis par écrit immédiatement après la mort de Confucius4 :
Si l’on est capable de gouverner l’État par la déférence rituelle, que peut-on souhaiter de plus ? Mais si l’on est incapable de gouverner l’État par la déférence rituelle, à quoi peuvent bien servir les rites ? (IV, 13).
8On trouve dans les Entretiens d’autres textes pertinents non utilisés par Fingarette, dont la teneur vient corroborer sa ligne de pensée. Il n’a manifestement pas voulu vider le sujet et convaincre à tout prix par une accumulation de preuves : il a simplement montré du doigt un aspect fondamental mais occulté de l’enseignement de Confucius5.
Le magique dans la pensée chinoise ancienne
9La tradition occidentale a souvent compris la magie comme un pouvoir de l’être humain, par le truchement d’une variété de moyens « religieux », d’influencer un être transcendant, surnaturel et tout-puissant en l’amenant à accomplir subitement et facilement ce que l’être humain ne pourrait accomplir que difficilement et dans la longue durée (par exemple, la santé, la fortune, le succès social) ou ne pourrait pas du tout accomplir, parce que cela dépasse les capacités humaines (par exemple, voyager instantanément dans le temps et l’espace, échapper à la mort). Le résultat spécifique de la magie, c’est le miracle, c’est-à-dire un événement qui se situe en dehors des lois de la nature et des capacités humaines telles que nous les connaissons aujourd’hui. Cette conception est sans doute tributaire de la conception créationniste qui a dominé la philosophie et la théologie occidentales. En contexte chinois, comme l’a montré François Jullien6, on a plutôt favorisé le concept de « procès », de changement et même d’évolution. Fingarette définit le magique comme « le pouvoir d’une personne donnée d’accomplir sa volonté directement et sans effort par le rituel, le geste et l’incantation » (p. 29-30), définition assez large pour accommoder les deux modèles cosmologiques. Pour bien comprendre Fingarette, il y a lieu de préciser davantage l’arrière-fond de la conception chinoise du magique dans son rapport avec le ritualisme.
10On trouve dans les plus anciens écrits chinois, longtemps avant le temps de Confucius, l’idée d’une correspondance et d’une inter-action cachées entre certains êtres ou certaines catégories d’êtres. On donna plus tard à cette sorte d’harmonie préétablie le nom de « résonance » (ganying 感應). On parle aussi de pensée associative ou corrélative. On en trouve les premiers échos dans le parallélisme des textes inscrits sur les os divinatoires (–XVe au-XIIe s.), dans les poèmes du Shijing 詩經, « Le Classique des Poèmes », puis dans les premières annales de la Chine, le Shujing 書經. Plusieurs siècles plus tard, vers le-IVe siècle, des philosophes naturalistes, voulant préciser la nature de ces correspondances inventèrent l’expression ganying, « résonance ». Selon eux, les correspondances reposaient sur des affinités invisibles et sur un rapport d’influence réel entre deux phénomènes concomitants7. Par exemple, une chaîne de correspondances basée sur la résonance pourrait lier les réalités suivantes : Est (direction) — Printemps (saison) — Bois (élément) — Vert (couleur) — Sur (saveur) — Jue 角 (note pentatonique) — Jupiter (planète) — Scorpion (constellation), etc. Chacune de ces catégories sous-tend un nombre variable d’éléments qui sont également en correspondance. En théorie, compte tenu de circonstances toujours changeantes, l’activation appropriée d’une entité d’une chaîne donnée peut susciter par résonance une ou plusieurs entités de cette chaîne. Connaître les instances de cette « résonance » était pour les penseurs chinois anciens un aspect fondamental de la connaissance et de la science. Les explications de la théorie des cinq éléments insistent à juste titre sur le caractère objectif, inconscient, automatique des processus de génération et de conquête des éléments, mais il faudrait également faire la part de la créativité de l’être humain qui, en suivant et en imitant la nature, peut susciter la résonance entre les membres d’une même chaîne. C’est dans ce contexte naturaliste et cosmologique qu’on doit comprendre le caractère magique et spontané des rites que Fingarette pense avec raison découvrir dans l’enseignement de Confucius.
11Par ailleurs, les premières explications cosmologiques donnèrent une grande importance aux processus spontanés et naturels et firent très peu appel aux notions de causalité et de créationnisme, si omniprésentes dans la philosophie et la théologie occidentales. Ce sont ces deux aspects de résonance immanente et de spontanéisme qui constituent ce que Fingarette appelle le « pouvoir magique » dans les Entretiens.
12En Occident, l’étude la plus approfondie du ritualisme chinois est sans nul doute l’ouvrage magistral de Léon Vandermeersch, Wangdao ou la Voie royale. Recherches sur l’esprit des institutions de la Chine archaïque (Paris, 2 vol., 1977 et 1980). L’ouvrage est divisé en trois parties dépendantes les unes des autres : 1. Structures cultuelles et familiales ; 2. Structures politiques ; 3. Rites8. L’ouvrage de Fingarette précéda de huit ans la publication de l’étude de Vandermeersch. À mon avis, celle-ci vient corroborer de manière puissante et inattendue la thèse principale de Fingarette sur l’aspect magique du rite chez Confucius.
13Vandermeersch insiste dès l’abord sur la place centrale des rites dans la conception chinoise de l’ordre social : « le sens des rites [...] est l’âme des institutions de la Chine antique, la vertu indispensable à la pratique de la voie royale9 ».
14Les rites furent à l’origine des cérémonies religieuses et magiques, en particulier le culte aux ancêtres et aux divinités naturelles (célestes et terrestres), pratiquées par les Chinois dans les âges préhistoriques et prédynastiques. L’étymologie du mot confirme cette interprétation. Le mot li fut d’abord écrit sans le radical shi 示(sacré) et signifiait une patère (dou 豆) placée sur une table autel dans laquelle on faisait macérer pendant une nuit le moût de millet (qu 曲10), dont la liqueur alcoolisée (vin doux) serait offerte en libation lors du sacrifice du lendemain. Le caractère signifia donc dès l’origine le contenant et le contenu d’un vase sacré servant au sacrifice sous forme de libation. La libation sacrificielle était un rite pratiqué dans les cultes les plus importants : culte aux ancêtres, culte aux divinités célestes et terrestres, etc. Dans les inscriptions sur os divinatoires et sur bronze, le caractère, écrit sans le radical « sacré », est toujours utilisé dans un contexte religieux et magique, ce qui ne laisse aucun doute sur sa signification — même sans le radical shi. Ce n’est que plusieurs siècles plus tard que, pour des fins de classification et de rationalisation, les lexicographes des Qin et des Han ajoutèrent le radical « sacré ».
15Le mot li signifia donc à l’origine un vase sacré servant à la confection et à l’offrande du vin sacrificiel. De là il en vint à signifier le rite sacrificiel de libation lui-même. Dans un troisième temps, il se référa, par antonomase, au rite religieux de manière générale. À partir de Confucius, on note un tournant majeur dans le sens du li. Il ne se réfère plus seulement aux rites religieux visant à exprimer la grandeur et la valeur des êtres supérieurs et surnaturels et à obtenir leur bon plaisir et leurs faveurs, mais prend de plus en plus le sens de la qualité et de l’idéalité normatives des rapports sociaux. C’est comme si Confucius et ses disciples infusaient les rapports humains des valeurs morales et esthétiques qui étaient auparavant réservées aux rapports de l’homme avec les êtres divins.
16Ce qu’on doit souligner ici, c’est le sentiment d’émerveillement, de sérieux, de respect, d’humilité qui imprègne l’accomplissement de la cérémonie religieuse. La cérémonie religieuse est un moment arraché au prosaïsme du quotidien, le plus important de la journée, du mois ou de l’année, qui situe l’être humain dans une temporalité d’une qualité différente, ouverte sur l’éternité et la transcendance. Le lieu où se déroule le rituel est un lieu « consacré », qui se distingue des autres lieux où se déroule la vie ordinaire par son architecture, son symbolisme physique, sa gratuité, et la beauté de ses formes. Les objets utilisés dans le culte, le mobilier, les vases, les vêtements, les tissus, les livres se veulent d’une qualité matérielle et symbolique qui les « met à part » des objets correspondants de la vie de tous les jours. Les gestes et les paroles des participants dans le rituel sont empreints de sérieux, de respect, d’harmonie, rehaussés par l’inspiration des chants et de la musique. Pour le fidèle, le rituel est le moment le plus important de l’existence, puisqu’il participe à la divinité, à l’absolu. Fingarette parle de « rite sacré » et de « cérémonie sacrée » précisément pour signifier la présence sensible du divin, à la fois comme redoutable (tremendum) et attirant (fascinandum), pour utiliser le langage de Rudolf Otto11. Et c’est ici que nous touchons à l’essence du rituel : non seulement il représente symboliquement, dans sa tradition propre, une forme d’union de l’être humain et de l’être divin, mais il réalise effectivement cette union qu’il représente. Il réalise cette chose prodigieuse par des moyens dérisoires et avec une facilité déconcertante. C’est là la magie fondamentale du rituel dans son acception pleinement religieuse. Selon Fingarette, Confucius préserve le caractère sacré du rite, mais enraciné dans la sacralité de l’existence humaine elle-même, et en le dégageant de sa gangue religieuse.
17Ainsi, Confucius avait bien compris cette magie religieuse du rituel. Mais il n’en resta pas là. Pour lui, le véritable rituel n’est pas celui qu’on accomplit dans le temple un jour donné, chargé de toutes les valeurs éthiques, esthétiques et théologiques évoquées il y a un moment. Il prend manifestement ses distances par rapport à la pratique rituelle religieuse comme sens profond de l’existence humaine. Pour lui, les valeurs, dont il trouve le paradigme dans le rituel religieux, ne peuvent être actualisées concrètement que dans les rapports que les êtres humains entretiennent entre eux dans le corps social. Dans les Entretiens (xii, 22), Fan Chi demande à Confucius ce qu’est le ren 仁 et celui-ci répond : « C’est d’aimer les hommes. » Puis Fan Chi demande ce qu’est la sagesse et Confucius répond : « C’est de connaître les hommes. » Le Huainan zi 淮南子 (xx, 26b-27a) cite ce texte des Entretiens et ajoute (27a) : « Il n’est donc pas de ren plus grand que d’aimer les hommes, pas de connaissance plus grande que de connaître les hommes12. » Dans une référence obvie à ce même texte des Entretiens, le Huainan zi (ix, 32a) écrit : « Car le ren consiste précisément à aimer son semblable13. » Pour Confucius, l’être humain seul peut être « l’objet adéquat » de l’amour et de la connaissance humains. Il semblerait impensable que Confucius puisse parler dans le même souffle d’avoir du ren pour un être divin en haut ou pour un animal en bas. Il s’agirait alors d’un usage ni univoque ni analogique du mot ren, mais simplement équivoque et métaphorique. Confucius opère donc de manière subtile une véritable « révolution copernicienne » dans le sens et la pratique des rites — comme il l’a d’ailleurs fait dans le cas de junzi 君子, « homme de bien » — qui sont pour ainsi dire « démythologisés » et convertis en une morale humaniste intégrale, perdant leur référence théologique initiale. Vandermeersch exprime cet aspect de l’humanisme de Confucius à sa manière inimitable :
Ce qui caractérise le ritualisme n’est pas l’emprunt à la religion de ses rites, mais, beaucoup plus radicalement, le détournement social des rites religieux par mise entre parenthèses de leur finalité transcendante14.
18Ceci semble rejoindre la conclusion très nuancée de Fingarette dans le présent chapitre :
Confucius voulait nous enseigner [...] que la cérémonie sacrée [...] n’est pas un apaisement mystérieux des esprits extérieurs à la vie humaine et terrestre. [...] Au lieu d’être un déplacement de l’attention donnée au domaine humain vers un domaine transcendant autre, la cérémonie sacrée ouverte doit être perçue comme le symbole central, à la fois expression du sacré et participation au sacré comme une dimension de toute existence humaine authentique (p. 44).
19On peut comprendre la spécificité du rite chinois et son caractère intrinsèquement magique, même après qu’il a été « détourné socialement », en empruntant l’importante distinction que propose Vandermeersch entre la conception téléologique du rite courante en Occident et la conception morphologique du rite qu’on trouve en Chine, notamment chez Confucius : en Occident, le rite est conçu comme essentiellement religieux et se définit comme un moyen en vue d’une fin qui le dépasse dans le sens d’une transcendance. Si cette fin est niée ou absente, le rite se vide de toute valeur, de toute authenticité, et devient insignifiant. Or, telle n’est pas, selon Vandermeersch, la manière dont Confucius et la tradition chinoise ont compris le rite.
20Les premiers glossateurs chinois du caractère li pour rite l’interprètent par un caractère homophone li 履 (chaussure), dans le sens « d’une forme qui [maintient] le pied en le garantissant du risque d’entorse dans la démarche physique15 ». Le rite, li, joue sur le plan de la conduite morale le même rôle que la chaussure, li, sur le plan physique : il permet de marcher sur la voie « d’un pied sûr », évitant les blessures, les accrocs, les chutes, les empiètements et en respectant les bornes16. Or, suivre la voie, c’est, foncièrement, suivre la nature : la démarche de l’homme s’insère dans la marche de l’univers pris dans un sens normatif. Vandermeersch fait ici appel à un autre homophone de li, « rite », soit, li 理, « raison ». Ce caractère désigne les veines du jade, pas toujours apparentes, que le lapidaire doit discerner puis suivre de son burin pour sculpter et graver le jade. Penser, dans le sens de chercher à saisir la « raison » des choses, est une démarche semblable à celle du sculpteur face à une pièce de jade brut : l’essence des êtres concrets, abstraite par le penseur, émerge, par l’étude et la réflexion, des êtres eux-mêmes, comme la figure du jade est dégagée de sa gangue par le sculpteur, en suivant dans les deux cas, sur des plans différents, la structure formelle de chacun. La forme est donc innée, intérieure, immanente, latente et n’est pas imposée ou projetée à partir de l’extérieur.
21Penser, comme sculpter, c’est suivre ce que la nature a de plus profond, c’est épouser sa structure essentielle. Or, le rite, li, emprunte le sens de li, « raison », car accomplir un rite, c’est précisément se « conformer » de tout son être — pensée, vouloir, sentiment, action — à la nature même des choses. Le rite est l’actualisation de la raison de l’être humain dans sa dimension essentielle d’être social. Le rite se définit, dans ce contexte, non pas comme moyen vers une fin, mais comme correspondance de formes affines, qui « procréent » spontanément, avec la même aisance et la même générosité que la nature fait lever le soleil à l’est le matin et croître le blé dans les terres arables l’été — comme par magie. La magie du rite, soulignée avec raison par Fingarette, ne lui vient pas de puissances occultes, mais de la créativité même de la nature actualisée par la résonance des formes. En opposant la conception formaliste du rite chinois et la conception finaliste du rite occidental, Vandermeersch a fourni un fondement métaphysique à la théorie de Fingarette.
La parole rituelle
22Le rite peut prendre des formes innombrables et toujours changeantes dans la mouvance des rapports humains. Il est cependant une forme de rite qui retient particulièrement l’attention de Fingarette, soit la parole rituelle, considérée comme « l’acte [rituel] critique, plutôt que l’expression de l’acte ou encore une stimulation vers l’action » (p. 38). Dans les nombreuses pages consacrées à ce sujet, Fingarette s’inspire de l’école de philosophie analytique du langage, tout particulièrement de John L. Austin, l’auteur de l’expression performative utterance (énoncé performatif). Pour Austin, les énoncés exprimant le choix, le vouloir, l’engagement, la préférence, le souhait, comme le « Je le veux » dans la cérémonie de mariage ou « Je te donne ce livre » dans une conversation amicale, ne sont pas des énoncés descriptifs ou constatifs, mais ils réalisent hic et nunc ce qu’ils signifient, ils sont « performatifs ». Il distingue les actes « locutoires », « illocutoires » et « perlocutoires ». Dans ce sens, Austin attribue au langage un pouvoir de réalisation, une forme de magie, qui se rapproche beaucoup, selon Fingarette, de la manière dont Confucius concevait le rite. Fingarette note qu’Austin en vint à considérer « que, ultimement, tous les énoncés sont, essentiellement, performatifs » (p. 40). Nous reviendrons plus loin sur la manière dont Fingarette comprend les énoncés performatifs d’Austin.
23Les théories d’Austin ont suscité de vives controverses dans le champ de la philosophie et de la sociologie du langage. L’un des critiques les plus pénétrants fut Pierre Bourdieu, notamment dans son ouvrage Langage et pouvoir symbolique (Paris, Seuil, 200117). Bourdieu ne nie pas l’efficacité du langage, tout au contraire, mais pour lui, cette efficacité ne vient pas du langage comme tel, mais de l’usage du langage « subordonné à tout un ensemble de conditions, qui définissent les rituels de la magie sociale18 ». Ces conditions, notamment l’agent, le temps, le lieu, les destinataires, Bourdieu les appelle l’institution, concept complexe et idée directrice de sa théorie du langage. Ce concept comprend « tout un ensemble relativement durable de relations sociales qui confèrent aux individus des formes différentes de pouvoir, de statut et de ressources19 ». Pour Bourdieu, c’est l’institution seule qui permet « l’action magique par les mots », soit « obtenir du travail sans dépense de travail20 ».
Le pouvoir des mots, écrit-il dans la même veine marxisante, réside dans le fait qu’ils ne sont pas prononcés à titre personnel par celui qui n’en est que le « porteur » : le porte-parole ne peut agir par les mots sur d’autres agents et, par l’intermédiaire de leur travail, sur les choses mêmes, que parce que sa parole concentre le capital symbolique accumulé par le groupe qui l’a mandaté et dont il est le fondé de pouvoir21.
24Le pouvoir par les mots repose sur trois conditions sine qua non : la parole doit être prononcée par la personne légitimée, dans une situation légitime et dans des formes légitimes. On comprend dès lors « l’ampleur de l’erreur d’Austin », qui cherche dans la forme linguistique elle-même la clé de son pouvoir magique, alors que ce pouvoir lui vient de l’extérieur, de l’institution sociale qu’elle ne fait que représenter.
25On doit porter au crédit de Fingarette d’avoir perçu très tôt les limites de la théorie d’Austin et d’y avoir apporté des correctifs dans la perspective sociale adoptée par Bourdieu22. Ainsi, il écrit dans une perspective bourdieusienne avant la lettre :
Assurément, le leçon centrale des ces intuitions philosophiques nouvelles n’est pas d’abord une leçon au sujet du langage mais bien au sujet de la cérémonie. Nous sommes ainsi arrivé à voir, à notre propre manière23, combien vaste est le champ de l’existence humaine dans lequel la substance de celle-ci est la cérémonie. Promesses, engagements, excuses, plaidoyers, compliments, alliances — ceux-ci ainsi que de si nombreux autres gestes et paroles sont des cérémonies, ou bien ils ne sont rien. C’est donc par le biais de la cérémonie que la partie spécifiquement humaine de notre vie est vécue. L’acte cérémoniel est un événement primaire, irréductible ; le langage ne peut pas être compris s’il est isolé de la pratique conventionnelle dans laquelle il est enraciné. La pratique conventionnelle ne peut pas être comprise si elle est isolée du langage qui la définit et en fait partie. Aucun mouvement purement physique n’est une promesse, aucune parole isolée, indépendante d’un contexte, de circonstances et de rôles cérémoniels, ne peut être une promesse. La parole et le geste ne sont que des abstractions de l’acte cérémoniel concret (p. 41-42).
Annexe
addendum
Benjamin I. Schwartz, dans The World of Thought in Ancient China (Cambridge, Harvard University Press, 1985) s’objecte avec force à l’interprétation de Fingarette voulant que Confucius dans les Entretiens ne parle pas « de qualités, de capacités et de dispositions intérieures, que nous associons non seulement avec des actes concrets, mais avec des personnes vivantes en tant que personnes24 ». À mon avis, cette question est fondamentale et mérite un examen sérieux. Encore ici, on eût pu souhaiter que Fingarette soit plus explicite. Mais il me semble que sa position est nuancée et trouve un certain fondement dans les Entretiens. Fingarette ne nie aucunement la vie intérieure des personnes. C’est même l’une des thèses les plus importantes de Fingarette que la grande contribution de Confucius à l’histoire intellectuelle et morale de la Chine est précisément d’avoir permis aux Chinois d’« intérioriser » des notions (junzi, « homme de bien ») des institutions (li, « rites ») et des valeurs (de, « vertu ») qui, avant lui, étaient extérieures et agissaient comme des forces sociales, religieuses et magiques inconscientes, objectives, mécaniques. La « révolution copernicienne » opérée par Confucius, c’est que ces notions, ces institutions et ces valeurs ne prenaient toute leur signification qu’au moment où l’on se rendait compte qu’elles n’étaient autre chose que des formes a priori de la conscience humaine et que c’est dans la conscience humaine qu’elles atteignaient leur pleine actualisation. Mais on doit noter que les formes intériorisées et actualisées ne sont pas d’abord des objets de contemplation, comme on peut le voir chez Platon et même chez Aristote, donc des entités en soi et pour soi, mais sont entièrement relationnelles et pratiques, se conformant à l’a priori des a priori de Confucius, celui de l’être humain comme être social. Il s’agit donc essentiellement d’une question d’orientation philosophique : une vie intérieure pas du tout fermée sur elle-même, même dans un rapport intime avec un dieu invisible, mais plutôt tournée, par son dynamisme essentiel, vers l’autre comme membre du groupe social et vers l’acte (parole, geste) à poser à son endroit. À mon avis, voilà un aspect relationnel et pratique de la vie intérieure dans l’enseignement de Confucius qu’a bien saisi Fingarette, mais sans peut-être l’articuler suffisamment, et dont Schwartz ne tient peut-être pas suffisamment compte.
Notes de bas de page
1 E. Bruce Brooks et A. Taeko Brooks, The Original Analects. Sayings of Confucius and His Successors, New York, Columbia University Press, 1998.
2 Ibid., p. 201-203.
3 Ibid., p. 329-330.
4 Ibid., p. 10-13, 16.
5 Les textes suivants sont tous pertinents au thème principal de Fingarette dans ce chapitre : ii, 3, 19, 20, 21 ; iii, 3, 4, 8, 11, 12, 14, 15 ; iv, 25 ; vii, 29 ; vm, 2 ; ix, 30.
6 Procès ou création. Une introduction à la pensée des lettrés chinois, Paris, Seuil, 1989.
7 Voir Charles Le Blanc et Rémi Mathieu (dir.), Philosophes taoïstes II, Huainan zi, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2003, « Introduction », p. XXXVII.
8 Les chapitres les plus importants sur les rites on été reproduits dans Léon Vandermeersch, Études sinologiques, Paris, Presses universitaires de France, 1994. Nous citons habituellement les deux oeuvres.
9 L. Vandermeersch, Wangdao, 1980, p. 267 ; Études sinologiques, 1994, p. 143.
10 La composante qu 曲 du caractère li s’écrivait anciennement 丰丰 et est ici un « emprunt graphique » représentant d’après Vandermeersch, « le redoublement du caractère de l’herbe jie 丰 ». Certains exégètes, suivant Wang Guowei 王國維 (1877-1927), ont interprété ce caractère comme signifiant un double jade au-dessus de la patère sacrée; Noah E. Fehl, Rites and Propriety in Literature and Life, Hong Kong, The Chinese University of Hong Kong, 1971, p. 4, parle de « two pieces of jade above it, like the host wafer held above the chalice in the elevation at the moment of consecration in the Eucharist ». Vandermeersch, Wangdao, 1980, p. 276 ; Études sinologiques, 1994, p. 150, a montré le caractère infondé de l’opinion de Wang Guowei en soulignant qu’il n’y a aucune trace d’offrande sacrificielle de jade dans une patère, comme ce serait le cas ici, dans la Chine ancienne.
11 Voir Rudolf Otto, Le sacré : l’élément non rationnel dans l’idée du divin et sa relation avec le rationnel, trad. de l’allemand, Paris, Payot, 1969.
12 C. Le Blanc et R. Mathieu (dir.), Philosophes taoïstes, II, 2003, p. 995, trad. Anne Cheng, modif.
13 Ibid., p. 411-412, trad. Jean Levi, modif.
14 L. Vandermeersch, Études sinologiques, 1994, p. 216.
15 L. Vandermeersch, Wangdao, 1980, p. 268 ; Études sinologiques, 1994, p. 144.
16 Voir les commentateurs cités par L. Vandermeersch, Wangdao, 1980, p. 268-269 ; Études sinologiques, 1994, p. 144-145.
17 L’ouvrage avait d’abord été publié sous le titre de Ce que parler veut dire (Paris, Arthème Fayard, 1982). La présente édition a été revue et augmentée par l’auteur.
18 P. Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, 2001, p. 163.
19 John B. Thompson, « Introduction » dans P. Bourdieu, ibid., p. 18.
20 P. Bourdieu, ibid., p. 163.
21 Ibid.
22 L’ouvrage de Fingarette date de 1972. Les principaux chapitres de Bourdieu portant sur l’aspect rituel et magique du langage ainsi que sa critique d’Austin furent prononcés sous forme de conférences puis publiés entre 1975 et 1981.
23 Les italiques sont de nous.
24 Benjamin I. Schwartz, The World of Thought, 1985, p. 72.
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