Préface
p. 21-26
Texte intégral
1Quand j’ai commencé à lire Confucius, j’ai eu le sentiment qu’il était un moralisateur prosaïque et sectaire ; le recueil de ses paroles, les Entretiens, me semblait une nullité archaïque. Plus tard, avec une force croissante, je l’ai découvert être un penseur doué d’une intelligence profonde et d’une vision imaginative de l’homme, égale dans sa grandeur à toutes celles que je connais. Je suis devenu progressivement convaincu que Confucius peut être aujourd’hui un maître pour nous — un grand maître, qui ne nous donne pas simplement une perspective exotique sur des idées déjà courantes. Il nous dit des choses qu’on ne trouve pas ailleurs. Il a une nouvelle leçon à nous enseigner.
2Bénéficiant d’une certaine familiarité avec les développements récents dans l’étude philosophique de l’homme, j’ai aussi trouvé dans les Entretiens des intuitions distinctives qui se rapprochent en substance et en esprit de quelques-uns des développements philosophiques les plus représentatifs. Dans ces domaines, donc, il était, jusqu’à tout récemment, « avant son temps » ; cela explique en grande partie la négligence dont il fut l’objet en Occident pendant plusieurs siècles. Mais maintenant nous pouvons tirer avantage des parallèles qu’offre son enseignement avec certaines nouvelles tendances de la pensée occidentale, car ici sa manière de poser les questions les situe dans une perspective novatrice.
3En arrivant à la conclusion que son enseignement présente tout autant de tels parallèles importants que de la matière radicalement nouvelle, j’ai été soucieux de me garder de la propension naturelle à projeter dans un texte les idées qui nous habitent déjà. Au lecteur de juger du résultat. Je me contenterai de dire ici que mon but premier — et ma joie, quand j’ai réussi — a été de découvrir ce qu’il y a de distinctif chez Confucius, d’apprendre ce qu’il peut m’enseigner, et de ne pas chercher ce plaisir quelque peu pédant qu’on trouve à montrer qu’un maître ancien et étranger a anticipé quelque propos qui nous est déjà bien familier.
4Parmi les premiers traducteurs de Confucius, on trouve des savants et des prêtres catholiques érudits ainsi que des missionnaires protestants dévoués, tous hommes d’une grande probité intellectuelle qu’on ne peut que respecter pour leurs contributions considérables. Mais ils étaient enclins à admirer Confucius à peu près comme l’Église avait coutume d'admirer Socrate, c’est-à-dire comme quelqu'un qui, tout en étant païen, approchait de la sainteté dans sa recherche des plus hautes vérités et de la vie la plus parfaite, mais qui, malheureusement, aspirait à ce que seule la révélation chrétienne peut donner en plénitude. Quand les Entretiens pouvaient être lus comme se rapprochant peu ou prou de la morale chrétienne ou comme insinuant la théologie chrétienne, Confucius était alors lui aussi considéré comme admirable. De telles interprétations étaient souvent favorisées par les traductions — et nous rejoignons ici mon propos. De toute façon, le texte était lu par des hommes instinctivement et inconsciemment enclins à penser en termes chrétiens, en termes européens.
5Plus récemment, des savants apportant une perspective anthropologique raffinée et une approche séculière se sont appliqués à traduire les Entretiens. L’élément spécifiquement chrétien a disparu des dernières traductions. Mais souvent les postulats des antécédents européens demeurent. Même là où les idées européennes n’imprègnent pas la traduction, c’est la pensée bouddhiste et taoïste — maintenant beaucoup plus familière aux savants occidentaux — qui colore le résultat. L’erreur devient alors cumulative, car les idées bouddhistes, pour différentes qu’elles soient des idées européennes sous plusieurs rapports, partagent avec ces dernières certains parti pris fondamentaux : elles favorisent une vision individualiste et subjectiviste de l’homme. C’est l’esprit individuel, la vie et la réalité intérieures de l’individu qui constituent le centre de la compréhension de l’homme tel qu’envisagé dans tout le développement de la pensée bouddhiste et européenne. Je suis bien conscient que ce dernier énoncé est une énorme généralisation, sujette à de nombreuses exceptions. Je la propose cependant dans cet esprit ; à la suite des études qui ont donné naissance à ce livre, j’ai aperçu des manières nouvelles et, pour moi, puissamment éclairantes, d’étayer et de comprendre cette généralisation. Quelles qu’aient pu être les autres différences d’accent entre les traducteurs individuels, une lecture subjective-psychologique me semble être présupposée d’un bout à l’autre, et elle l’est de manière plutôt inconsciente, donc de la manière la plus préjudiciable. C’est une des thèses du présent ouvrage : relativement à ce parti pris fondamental, toutes les traductions courantes ont été trompeuses : si j’ai raison, elles ont présenté une manière de concevoir l’homme qui n’est pas celle de Confucius et elles ont, de ce fait, échoué à faire ressortir — les traductions ne le permettaient même pas — certains traits distinctement non européens, non bouddhistes, de la vision de l’homme de Confucius.
6À la suite de ce constat et de mon désir d’en fournir une explication, l’une de mes principales ressources a été le texte original : j’ai tenté de voir ce qu’il dit, ce qu’il implique et ce qu’il ne dit pas et n’implique pas nécessairement. Le texte original peut dire avec une clarté absolue un certain nombre de choses seulement. Au-delà de ceci, on doit lui poser des questions ; par contre, les chances sont minces qu’on trouve des réponses à des questions non formulées. Celui qui est principalement préoccupé de questions de style produira une traduction conçue pour rendre les nuances stylistiques, mais obscurcissant peut-être les nuances psychologiques. Celui que les questions psychologiques intéressent principalement sera moins enclin à faire ressortir et même moins capable d’apprécier ces nuances stylistiques. Aucune traduction moderne des Entretiens n’a été faite par un Occidental qui était aussi un philosophe de profession. Aucune traduction n’a donc été basée sur une connaissance adéquate des idées et des techniques philosophiques contemporaines.
7C’est dans ce contexte que j’ai tenté de découvrir l’enseignement de Confucius en le prenant au mot. En outre, j’ai essayé avec toute la rigueur possible de me limiter aux passages les plus anciens des Entretiens et reconnus, pour cette raison, comme les plus authentiques, principalement les 15 premiers livres des 20 qui représentent la totalité de l’enseignement de Confucius ; même dans ces chapitres les plus anciens, les savants ont identifié des interpolations dont j’ai été soucieux de tenir compte. Cependant, pour mes besoins immédiats, il n’est pas indispensable de supposer que le Confucius historique a prononcé toutes ces « paroles » ou certaines d’entre elles. Après avoir ainsi mis de côté certains passages sur la base d’études savantes indépendantes (voir l’annexe « Note sur les questions textuelles »), nous avons en main un texte qui a une unité en termes de contexte sociohistorique, de style littéraire et de contenu philosophique. C’est ce texte, et celui-là seulement, que j'ai tenté d’interpréter ici.
8Je me suis refusé le plus complètement possible à introduire des matériaux interprétatifs dérivant des commentaires chinois tardifs1. Il me semble que l’interaction et la fusion de mouvements de pensée philosophique très différents en Chine à l’époque des « Philosophes » donnèrent rapidement une portée différente à ce que disait Confucius. Bien sûr, l’effort pour atteindre Confucius dans sa pureté ne peut réussir qu’à un certain degré, jamais complètement. Tous nos textes et versions sont irrémédiablement contaminés par des interprétations, des commentaires, des sélections éditoriales et des manipulations nettement idéologiques.
9En dernière analyse, cependant, mon intérêt est philosophique et ce qui compte donc pour moi, c’est l’intelligence philosophique d’un texte donné quand il est lu de façon responsable. J’ai toujours tenté de garder ceci à l’esprit même si, comme mes remarques l’ont déjà laissé entendre, on ne peut dissocier complètement la lecture philosophique responsable d’un tel texte d’une analyse historique et linguistique sérieuse. De plus, il est logique, vu mes objectifs et mes méthodes, que n’étant pas moi-même sinologue, je me base beaucoup sur des études secondaires et des commentaires produits par des savants occidentaux, incluant, il va sans dire, leurs résumés, souvent excellents, du vaste champ des recherches chinoises. Cependant, dans la tâche principale que je me suis assignée — l’étude philosophique intensive et rigoureuse des Entretiens —, j’ai fait ma propre lecture du texte original. Partout où des problèmes philosophiques s’enracinaient dans des questions textuelles, j’ai fait ma propre analyse textuelle indépendante, dans la mesure où je la considérais pertinente au propos philosophique du texte.
10Je dois donc assumer la responsabilité pour les traductions des passages offerts ici, même si elles sont basées sur une large consultation, des emprunts substantiels et, dans certains cas, sur de simples citations des traductions courantes et d’articles savants. Mon but principal a été de choisir des traductions ou de retraduire en vue de faire ressortir les nuances philosophiques du texte. Dans certains cas, celles-ci sont sous forme de notions ou d’implications distinctement présentes (même si elles ne sont pas toujours immédiatement évidentes). Dans d’autres cas, tout aussi importants, ce qui est philosophiquement pertinent, c’est le caractère ambigu, vague, silencieux ou indifférent du texte là où les penseurs d’autres traditions auraient spontanément introduit des distinctions en guise de clarifications. Naturellement, j’ai examiné le texte et ses difficultés de manière à faire ressortir mes raisons dans l’interprétation de questions philosophiquement critiques de la traduction et je crois avoir évité ce qui pourrait être considéré comme des versions excentriques façonnées pour forcer le sens en appui à ma thèse.
Notes de bas de page
1 [Note du traducteur] Fingarette pense sans doute aux commentaires substantiels des philosophes néoconfucianistes de la dynastie Song (960-1276), notamment les frères Cheng Hao 程顥 (1032-1085) et Cheng Yi 程顥 (1033-1108) et surtout Zhu Xi 朱熙 (1130-1200). C’est à eux que réfère Fingarette lorsqu’il parle, dans son ouvrage, des commentateurs chinois « modernes » influencés par le taoïsme et le bouddhisme.
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Mythe et philosophie à l'aube de la Chine impériale
Études sur le Huainan zi
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2000