Quand les extrêmes se rencontrent
p. 143-158
Texte intégral
1Le chapitre X du Huainan zi s’intitule Miu cheng, habituellement rendu en français par « Evaluations fallacieuses » ou « Désignations erronées ». Pour l’étude de ce chapitre, il est intéressant de s’attarder sur le titre pour les raisons suivantes : d’abord, parce qu’il fait partie de ces titres qui sont loin d’être insignifiants ou neutres, préinformant très largement sur le texte qu’ils annoncent ; ensuite, parce que les préinformations qu’il donne ne semblent pas concorder avec le sens et le contenu général du texte, une fois lu et découvert ; et, enfin, parce que ce décalage et cette dissonance ainsi constatés entre le titre — ce qu’il annonce, ce qu’il semble promettre, ce à quoi il prédispose — et le texte — ce qu’il déclare, ce qu’il dit — s’avèrent être, en dernière instance et pour peu qu’on s’y intéresse, un mode d’accès privilégié à notre texte.
2Il y a donc beaucoup à attendre d’un tel examen axé sur le seul titre de ce chapitre. En réalité, cet examen est obligatoire : tant qu’il n’est pas fait, le texte demeure chargé d’ombre, morne et insipide comme un paysage artificiel.
3Ce titre est riche d’indications sur le texte qu’il annonce, mais il n’y a rien là de vraiment original, puisque c’est la tâche de tout titre. Certains, cependant, s’acquittent mieux de leur tâche que d’autres et c’est certainement le cas de celui-ci. Ainsi, que nous indique-t-il ? A quoi, à quel genre de texte nous prédispose-t-il ?
4A première vue et de façon générale, croirions-nous, il s’agira sans doute d’un texte plutôt polémique, s’organisant, par exemple, autour d’assertions et de propositions soigneusement rapportées et faisant l’objet de méthodiques réfutations. Texte de mise au point, donc, par lequel l’auteur — ou les auteurs, puisqu’il s’agit ici du Huainan zi — préciseraient leurs propres conceptions à l’encontre de certaines autres et ce, parmi d’autres conceptions qui ont pu prendre, à un moment ou à un autre, des allures d’objections.
5Ceci dit, qu’advient-il de ces belles spéculations, de ces attentes précises lorsque le lecteur prend enfin connaissance du texte, et qu’advient-il après qu’il l'ait lu ? Nous en avons déjà touché un mot : ces attentes sont en parfaite discordance avec le texte, lequel s’avère être tout sauf polémique, consistant, au contraire, en une série de propos indépendants, énoncés en toute sérénité comme des préceptes de sagesse indiscutables. En d’autres termes, tout invite à penser que le ou les auteurs de ce chapitre entendaient prononcer un discours de vérité qui n’invite pas au dialogue et à la discussion, un discours quasi dogmatique qui occulte et même ignore tout arrière-plan de questionnement et d’objections. Un étrange contraste s’instaure ainsi entre le titre et le texte du chapitre, contraste qui ne peut que déranger le lecteur scrupuleux et peu amateur d’énigmes.
6Pour sortir d’une telle situation, il semble n’y avoir que deux solutions possibles : ou bien considérer que nous avons affaire ici à une erreur d’ordre textuel et philologique, et supposer ainsi que le titre Miu cheng du chapitre X, sous sa forme actuelle, est le résultat de corruptions incontrôlables qui l’ont modifié jusqu’à le rendre méconnaissable et incompréhensible ; ou bien se pencher davantage sur le texte lui-même et voir s’il ne s’y trouve pas, en dépit des apparences, des possibilités de le réconciler avec son titre actuel.
7Dans la mesure où les exégètes et les éditions successives du Huainan zi ne mettent nulle part en doute, de quelque façon que ce soit, le titre actuel du chapitre X, et dans la mesure aussi où il convient de ne faire appel à l’argument philologique qu’en dernier recours, après avoir exploré toutes les autres possibilités d’explication, nous retenons la seconde solution, celle qui consiste à analyser de près le texte lui-même et à vérifier si, en fin de compte, Mm cheng n’est pas le titre qui convient.
1. Traits principaux du texte du chapitre X
8La première chose à constater au sujet de ce chapitre est sans doute la présence de la philosophie confucianiste. Cette présence ne va pas sans poser d’importants problèmes. Parmi ceux-ci, nous noterons brièvement celui de la cohérence doctrinale et stylistique du Huainan zi pris dans son ensemble, ces deux aspects étant étroitement liées dans les écrits chinois. Car, si le Huainan zi est vraiment un ouvrage d’inspiration fondamentalement taoïste, pourquoi contient-il ce chapitre dixième, presque entièrement consacré à l’exposition de quelques grandes idées de la philosophie confucianiste ? Nous aurons l’occasion de revenir sur cette question dans les pages qui suivent. Qu’il suffise, pour le moment, de garder la question en tête. Pour l’instant, examinons de près cette présence de la philosophie confucianiste dans le chapitre X, voyons comment elle se pose et se profile, et quelle est sa portée dans l’économie générale du chapitre.
9A première vue, cette présence se donne comme très forte, voire prépondérante, et, qui plus est, ne semble faire l’objet d’aucun examen critique, ce qui ne vient en rien faciliter la tâche...
10Au niveau terminologique, le phénomène s’offre au regard dans une grande simplicité : ce sont les termes les plus couramment usités par les penseurs confucianistes et ceux qui démarquent le plus ces derniers des autres penseurs qui se retrouvent ici, avec, par ailleurs, une fréquence et une insistance significatives. Ainsi en est-il du célèbre couple dichotomique junzi / xiaoren (homme de bien/homme de peu) ; des notions politico-éthiques de ren (générosité, humanité), yi (justice, équité), et li (profit, intérêt personnel et égoïste) ; des notions psychologiques de xin (cœur, esprit), qing (sensibilité, sentiment), et cheng (sincérité) ; des catégories relevant d’une problématique proprement confucianiste telles wen (ornement, parure, signe, écriture, civilisation) et zhi (nature brute, substrat, essence, primitif) ; ainsi que de cette notion spécifiquement mencéenne de you (souci, inquiétude).
11L’emploi de ces termes typiquement confucianistes est continu, quasiment systématique, de sorte que l’apparition, çà et là, de quelques termes taoïstes constitue une espèce d’ingérence, voire d’intrusion, dont nous essaierons, un peu plus loin, d’évaluer les effets.
12Au niveau des allusions littéraires, des textes parallèles et de la tradition textuelle que revendique très visiblement ce chapitre, la présence de la philosophie confucianiste s’avère aussi très flagrante. Il s’y trouve un nombre important — douze, très exactement — de passages parallèles à l’ouvrage, aujourd’hui perdu, du Zisi zi . Par ailleurs, la plupart des propos consignés dans ce chapitre gagnent beaucoup à être rapprochés de textes comme le Lunyu, le Meng zi, le Xun zi , le Zhongyong et le Daxue . En effet, même si, dans ce dernier cas, il n’est pas convenable de parler de véritables textes parallèles ou de similarités textuelles immédiates, l’allusion s’établit avec suffisamment de clarté pour qui dispose d’une certaine sensibilité à la source d’inspiration et aux problèmes fondamentaux à partir desquels tout texte se déploie. Nous voudrions nous attarder quelque peu sur ces deux genres de rapprochements et l’idée directrice qu’ils permettent de dégager.
2. Rapprochements thématiques
1. Huainan zi X, 2a-b
13Qui n’approuverait un homme qui, dans ses relations avec ses inférieurs, observerait ce que lui-même aimerait que ses supérieurs (observent à son égard) ? Qui ne se réjouirait d’un homme qui, pour servir ses supérieurs, observerait ce que lui-même voudrait que ses inférieurs (observent à son égard) ?
14Daxue in Liji, LXI, 42,1675A:
15Ce que tu détestes chez tes supérieurs, ne l’applique pas auprès de tes inférieurs ; ce que tu détestes chez tes inférieurs, ne t’en sers pas pour servir tes supérieurs1.
2. Huainan zi X, 5b-6a
16Lorsque le Sage est en haut, il transforme et éduque le peuple comme par prodige (shenhua). Les souverains les plus illustres s’exclamaient : « C’est la nature qui nous a faits ainsi ! » et ceux qui vinrent à leur suite : « Tâchons seulement de leur être semblables ! »
17Meng zi, XIV, 595 :
18Yao et Shun furent tels qu’en leur nature profonde ; Tang et Wu firent retour à leur nature profonde2.
3. Huainan zi X, 12a
19Les époques qui respectent le dao donnent des hommes aux États ; les époques qui ne respectent pas le dao donnent des États aux hommes.
20Meng zi, V, 229-230 :
21Trouver les hommes qui conviennent pour l’empire, c’est être généreux. Il est plus facile de donner l’empire que de trouver pour celui-ci les hommes qui conviennent3 !
4. Huainan zi X, 2b
22Houji (Prince-Millet) fut d’un immense bénéfice pour l’empire, pourtant, il ne s’en infatua pas. Yu n’échoua dans aucune de ses fameuses entreprises et ne spolia aucune ressource naturelle, pourtant il se considérait comme déficient. Que l’abondance puisse être comme l’insuffisance et que la plénitude puisse être comme le vide, c’est ce que, en vérité, ces deux-là comprirent parfaitement !
23Lunyu, VIII, 5 :
24Maître Zeng dit : « Être compétent et demander conseil à l’incompétent, savoir beaucoup et consulter celui qui sait peu, faire passer son avoir pour du non-avoir et sa plénitude pour du vide, rester indifférent aux affronts — j’avais autrefois un ami qui s’appliquait à ce genre de discipline »4.
25Meng zi, XII, 526 :
26Se considérer soi-même comme déficient même après que les biens des familles Han et Wei ont été ajoutés aux nôtres, c’est être bien au delà des autres hommes5 !
27Les trois dernières citations mises en parallèles et tirées respectivement du Huainan zi, du Lunyu et du Meng zi, sont intéressantes car, en matière de typologie et de thématique traditionnelles, elles relèvent a priori d’un esprit plus taoïste que confucéen, et il est très probable qu’on trouverait sans trop de peine dans les sources taoïstes des passages susceptibles d’être rapprochés de cet extrait du chapitre X du Huainan zi.
28Le fait, toutefois, que cet extrait puisse, en dépit des apparences, se rattacher aussi à la tradition confucianiste témoigne d’une certaine ambivalence qui, pensons-nous, n’est pas propre à ce seul et unique extrait, et doit être étendue au chapitre dans son ensemble. En effet, dès qu’on l’examine de près, le chapitre X révèle une certaine habileté à déjouer les vues les plus orthodoxes, monolithiques et rigides concernant les grands courants de pensée, vues grâce auxquelles ces courants se distinguent et s’excluent dans la plus grande clarté.
29Ce chapitre, par conséquent, semble impliquer une connaissance affinée de ces grands courants, une connaissance ouverte davantage aux nuances qu’aux grands traits prétendus distinctifs. Il risque donc d’aller à rebours de certaines conceptions bien établies. C’est par ce biais, croyons-nous, qu’il nous sera peut-être permis d’élucider le mystère du lien entre le titre et le contenu du chapitre.
3. Références aux classiques confucéens
30Toujours en ce qui concerne la tradition textuelle confucianiste, soulignons que de nombreuses citations directement tirées du texte de certains classiques, principalement du Shijing et du Yijing sont insérées dans notre texte. Or, cette façon de ponctuer le cours d’un texte de références à des sources dont on attend aussi bien de l’inspiration que de l’autorité est une pratique d’abord et avant tout confucianiste. En effet, le dao étant fondamentalement indicible et intransmissible, il y a alors méfiance, voire mépris, de la part des taoïstes pour tout ce qui est recueilli et conservé par la langue et l’écriture. Au contraire, Confucius, le patron des confucianistes, fonda sa doctrine et son enseignement sur des textes anciens ; il croyait en la vertu de la parole pourvu qu’elle fût sincère et entendait bien transmettre sa doctrine.
31Par ailleurs, ces citations sont explicites, et non simplement introduites par la particule gu (« c’est pourquoi », « c’est ainsi que... »). On peut donc déceler une volonté de se rattacher à une tradition précise. Or, il ne sera sans doute pas vain de rappeler ici que, bien qu’il soit difficile de connaître le contenu exact du sous-courant confucianiste dirigé par Zisi, petit-fils de Confucius et auteur présumé du Zhongyong, il est généralement reconnu que ce sous-courant avait une prédilection marquée pour le Yijing, cependant que le Shijing est une source de références plus commune et ordinaire, à l’intérieur du courant confucianiste. Les nombreuses références qui sont faites, par conséquent, dans ce chapitre du Huainan zi, au Shijing et au Yijing, sont loin d’être innocentes ou fortuites et témoignent assurément d’une intention précise, laquelle pourrait avoir affaire avec la pensée de l’ancien maître confucéen Zisi.
4. Personnages historiques et légendaires
32L’identification de la tradition textuelle revendiquée par notre texte peut aussi se faire par l’étude des personnages légendaires ou historiques qui interviennent dans les anecdotes relatées par notre auteur. Or, cette méthode rapproche elle aussi le chapitre X de la tradition confucianiste : c’est à travers Yao et Shun que l’on appréhende le type du souverain idéal ; de nombreuses attitudes et actions remarquables sont attribuées à Yu le Grand ; le couple Wen wang / Wu wang est largement présent ; les oppositions, déjà systématisées dans le Lunyu, entre Zichan et Guang Zhong , de même qu’entre les ducs Huan de Qi et Wen de Jin , sont elles aussi présentes.
5. Idée directrice
33Au niveau thématique, cette présence de la philosophie confucianiste se déclare tout aussi nettement et porte sur les idées directrices du chapitre. Bien que ce dernier soit difficile à résumer, ce n’est pas trop le réduire ni le simplifier que de considérer qu’un de ses projets cardinaux est de nous convaincre du fait qu’il n’est pas d’action efficace ni de présence authentique au monde sans culture de soi et discipline personnelle.
34Or, bien que ce thème puisse être jugé commun aux confucianistes et aux taoïstes, il est intéressant de remarquer que les modalités de cette culture et de cette discipline, leur forme et leurs procédés, sont ici plus confucianistes que taoïstes. En effet, au lieu de nous parler d’oubli, de relâchement, d’insouciance, de randonnées vagabondes, de spontanéité, de dépouillement, de confiance et de pureté, comme le feraient sans doute les philosophes taoïstes les plus orthodoxes, on nous invite à la vigilance, à l’assiduité d’un effort sur soi jamais interrompu, à l’inquiétude, au souci, à la responsabilité, à la persévérance. Deux termes reviennent plus que tout autre, s’érigent en concepts et témoignent de cette tendance : shen (être attentif, vigilant, prudent, plein de tact et de précaution) et you (souci, inquiétude). D’autre part, à l’immédiateté de la saisie intuitive des vérités taoïstes s’est substituée la propédeutique toute progressive, graduelle et laborieuse, nécessaire à l’intégration des vertus confucéennes. Ajoutons enfin que le contexte de cette culture de soi et son champ d’effectivité sont sociaux et intersubjectifs plutôt que cosmiques. De plus, le rapport vertical homme/monde, privilégié chez les taoïstes, cède la place au rapport horizontal moi/autres (ji ren).
35Ainsi se signale la présence de la philosophie confucianiste dans le chapitre X du Huainan zi. C’est une présence non diffuse, plutôt relativement massive, compacte et évidente. Elle se présente, voire s’impose, aux yeux du lecteur prêt à se laisser séduire par la force de ses propositions, le rythme de ses développements et la charmante résurgence ponctuelle de ses thèmes centraux tout au long du texte, tels des leitmotive.
36Une analyse poussée du chapitre X, toutefois, ne saurait se limiter à ces seules données. En effet, aussi puissante qu’y soit la présence du confucianisme, elle ne lui est pas strictememt coextensive et laisse même certaines possibilités de développement à la philosophie taoïste. Ainsi les termes d’une cohabitation s’instaurent-ils, entre philosophie confucianiste et philosophie taoïste, ce qui paraît fort intéressant dans la mesure où nous pouvons y déceler, d’une part, un moyen de rendre compte du lien qui existe entre le titre et le texte de ce chapitre et, d’autre part, la possibilité d’insérer, de façon désormais harmonieuse, ce chapitre dans l’ensemble du Huainan zi, pour peu qu’on veuille bien reconnaître qu’il tend vers une cohérence s’organisant autour de la philosophie taoïste.
37En ce qui concerne la présence de la pensée taoïste, que nous qualifierions cette fois de diffuse, il convient d’établir les faits suivants :
- Le chapitre s’ouvre et se ferme sur un type de discours nettement taoïste, ce qui contribue, dans la mesure où tout le reste du texte est d’inspiration prioritairement confucianiste, à faire du taoïsme une sorte de cadre englobant fournissant au confucianisme ses conditions d’existence et de déploiement, son champ propre d’effectivité, ses formes et ses dimensions. Ceci est confirmé par le contenu lui-même de ces discours d’ouverture et de conclusion.
- La puissance englobante du taoïsme est affirmée à travers celle de son concept central, le dao.
Le dao ! Il est si haut que rien ne lui est supérieur, et si bas que rien ne lui est inférieur. Plan, autant que le niveau ; droit, autant que le cordeau. Il trace des cercles, à ceux du compas ils sont semblables. Il trace des carrés, à ceux de l’équerre ils sont comparables. Il embrasse le cosmos sans que rien lui échappe, de l’intérieur comme de l’extérieur. Il fore mystérieusement en forme de grotte le Grand couvercle et le Grand support [i.e. le ciel et la terre], sans que rien se pare en obstacle (X, la).
38— On prend soin de réaffirmer, à la façon de Lao zi et à l’occasion d’une hiérarchisation des vertus humaines, la prééminence des principes taoïstes de dao et de de (vertu, au sens de puissance, potentiel), sur les vertus confucéennes qui ne sont que des sous-remèdes à des situations dégradées et inauthentiques :
Le dao, c’est ce qui guide les êtres ; la vertu (de), c’est ce qui soutient leur nature profonde ; la générosité (ren), c’est la preuve manifeste d’une bonté qui n’a cessé de s’accumuler, et la justice (yi), c’est ce qui se règle sur le cœur humain et s’accorde à ce qui convient au plus grand nombre. C’est ainsi que lorsque le dao disparaît, la vertu sert et que lorsque la vertu se dégrade, la générosité et la justice apparaissent. Dans la haute antiquité, les hommes incarnaient le dao sans être vertueux ; dans les âges intermédiaires, ils préservèrent la vertu en se gardant de l’altérer ; quant aux âges postérieurs, comme suspendus à un fil, ils sont tout entier dans la crainte de perdre la générosité et la justice ! (X, 1b)
39Ce dernier extrait intervient dans les premières lignes du chapitre X et c’est juste après que le discours confucianiste commence. Il sert donc d’introduction à ce qui va suivre, ce qui n’est pas sans avoir d’énormes incidences, dans la mesure où le confucianisme et les valeurs qu’il défend sont présentées comme inférieures à celles que défend le taoïsme. On remarque d’autre part que le règne du confucianisme se déclare au niveau proprement humain et psychologique, par une espèce de crainte ambiante, d’inquiétude et de prudence nerveuse : « comme suspendus à un fil, ils sont tout entier dans la crainte de perdre la générosité et la justice ». Or, avons-nous dit plus haut, un des thèmes centraux de ce chapitre consiste à explorer les ingrédients d’une discipline personnelle faite de vigilance, de souci, de responsabilité, etc. Par conséquent, et compte tenu de ce discours d’ouverture de type taoïste, il nous est soigneusement indiqué que cette discipline ne doit pas être prise telle une ligne de conduite absolue, mais qu’elle doit plutôt être relativisée et placée dans un contexte précis, à savoir celui d’une dégénérescence des vertus authentiques et primordiales de dao et de. En d’autres termes, il faut comprendre que tout ce qui va être dit de confucianiste dans ce chapitre doit être mis en perspective, et notamment appréhendé sous la lumière décapante des grands principes de la philosophie taoïste.
40Il rappelle encore, en guise de conclusion, l’indicibilité du dao :
Le dao qui comprend des divisions, des subdivisions, des contours et des limites n’est pas le dao suprême, qui lui n’a pas de saveur quand on le goûte, ne présente pas de forme quand on le regarde et ne peut être transmis aux autres (X, 17b).
41C’est cette indicibilité du dao qui contribue, en tant qu’il ne peut être saisi qu’intuitivement et immédiatement, à relativiser les résultats éventuels de la démarche confucianiste, toute progressive, graduelle et méthodique.
42Ajoutons encore que la philosophie taoïste circule aussi à l’intérieur même du discours confucianiste, qu’elle ne fait donc pas que limiter de l’extérieur. Ceci peut se voir notamment à travers les deux principales notions de ce texte, celles de cheng et de qing (sentiment).
43Ces deux notions, en effet, a priori plus confucianistes que taoïstes, sont employées dans notre texte de telle sorte qu’elles remplissent, à peu de choses près, le même rôle que celles de ganying, de qi ou de jing dans le chapitre VI du Huainan zi. C’est ainsi que la sincérité (cheng) s’avère être la condition nécessaire à toute influence efficace (ganying), durable et authentique sur le monde extérieur et en particulier sur autrui, et que les sentiments (qing) désignent, tout comme les essences subtiles (jing) dans un contexte strictement taoïste, les ressorts infiniment subtils de ces influences efficaces et toutes puissantes :
Les sentiments résident dans le for intérieur de l’homme et les actes prennent forme à l’extérieur. Tous les actes qui sont portés par un sentiment ne sauraient provoquer le ressentiment, même s’ils sont fautifs ; tous les actes qui ne sont pas portés par un sentiment attirent le malheur, même s’ils sont loyaux (X, 2b).
Dès que crie le vaillant chevalier, les Trois Armées, toutes, s’enfuient : c’est qu’il s’est exprimé avec sincérité ! Ainsi, lorsque l’on entonne un chant et que personne ne nous accompagne, ou que l’on conçoit quelque idée et que nul n’en tient compte, c’est nécessairement dû à quelque discordance logée au plus profond du cœur ! (X, 3b)
44Cette présence discrète, à l’intérieur des termes confucianistes de cheng et de qing, d’un contenu taoïste, pourrait bien être confirmée par un argument de nature philologique. En effet, il est intéressant de remarquer que le terme qing intervient plusieurs fois à des endroits qui connaissent des textes parallèles, lesquels écrivent plutôt jing. C’est ce qui se passe pour les extraits suivants du chapitre X :
Si c’est un jeune homme qui plante une orchidée, elle sera belle mais ne dégagera aucun parfum ; un fils adoptif, grâce à ce qu’il mange, engraisse mais ne s’épanouit pas. C’est qu’aucun sentiment n’est échangé, d’un côté comme de l’autre.
45Shenxi , en entendant la complainte d’une mendiante, éprouva une peine profonde, et pour cause, car en sortant, il reconnut sa mère ! En la bataille d’Ailing , Fuchai se serait écrié : « La renommée des Yi est en pleine ascension ! Comment nous, les Wu , ne parviendrions-nous pas à nos fins ? » Or, la complainte de la mendiante et le cri de Fuchai, si semblables purent-ils être, n’inspirèrent pas la même confiance. Comment ne serait-ce pas dû aux sentiments ? (X, 8b-9a)
Ningqi chanta en frappant sur les cornes de son bœuf ; le duc Huan l’éleva à la charge de Grand Intendant des champs. Yong Mengzi attira par ses pleurs l’attention du seigneur de Meng Chang qui avec ses larmes coulant à flots mouilla ses cordons. Chanter et pleurer, c’est à la portée de tous ! Toutefois, pour que les sons, sitôt émis, pénètrent les hommes et émeuvent leur cœur, il faut que les sentiments soient à leur apogée ! (X, 15b)
46À chaque fois, dans ces trois extraits, les textes parallèles écrivent jing (essence subtile) au lieu de qing (sentiment). Comment interpréter ce jeu de substitution entre les deux termes ? Faut-il y voir l’insignifiance d’une simple erreur graphique, ou bien le prendre au sérieux en y décelant une intention précise ?
47La plupart des exégètes et des commentateurs signalent et constatent l’existence du problème en se gardant de l’interpréter. Seul Yang Shuda (1960, 101) fait remarquer, au sujet du dernier extrait cité ci-dessus, que la formule jing zhi zhi (« les essences les plus parfaites ») est plus fréquente dans le Huainan zi que la formule du chapitre X : qing zhi zhi (« les dispositions les plus parfaites »), ce qui pourrait laisser entendre que Yang n’y voit qu’une erreur graphique sans grande incidence.
48Pour notre part, compte tenu de tout ce que nous avons essayé de montrer au sujet de l’univers ambivalent de ce chapitre, nous pensons qu’il vaut la peine de prendre au sérieux ce jeu de substitution entre les termes qing et jing, dans la mesure où il pourrait relever de l’intention d’opérer, de l’intérieur, une réévaluation de certains concepts cardinaux de la philosophie confucianiste à la lumière de la philosophie taoïste, et, ainsi, montrer qu’il existe une certaine affinité entre les deux doctrines.
49Des conclusions similaires peuvent d’ailleurs tout aussi bien être obtenues lorsqu’on s’intéresse au terme cheng (sincérité). En ce qui concerne le confucianisme, ce terme apparaît notamment dans des textes comme le Zhongyong et le Daxue, lesquels sont réputés faire progresser la doctrine confucianiste dans le sens d’une cosmologisation quasi mystique susceptible de la rapprocher de la doctrine taoïste. Ainsi, comme le fit remarquer J. Legge dans son introduction à sa traduction du Zhongyong, tandis que chez Confucius les vertus du junzi, l’homme de bien, sont efficaces dans un monde stritement social et relativement « désenchanté », celles que prône Zisi sont nettement plus ambitieuses et font du junzi une « force de la nature » :
Zisi does more than adopt the dicta of Confucius. He applies them in a way which the Sage never did, and which he would probably have shrunk from doing. The sincere or perfect man of Confucius, is he who satisfies completely all the requirements of duty in the various relations of society, and in the exercise of government; but the sincere man of Zisi is a potency of the universe6.
50Maspero, dans La Chine antique, indique au sujet du Zhongyong :
La doctrine telle que l’établit la première section du Zhong yong est assez simple : il s’agit de déterminer le mode d’action parfait du Saint souverain, ce qui entraînera nécessairement le rétablissement de l’ordre universel. C’est une théorie confucéenne, mais dès ce premier essai d’élaboration systématique les disciples de Confucius ont subi l’influence des idées taoïstes7.
51En effet, comment ne pas songer à rapprocher cet extrait du Zhongyong des spéculations taoïstes les plus typiques :
Il n’y a que celui dont la sincérité est la plus parfaite sous le Ciel, qui soit capable d’aller jusqu’au bout de sa nature propre ; celui qui est ainsi capable d’aller jusqu’au bout de sa nature propre peut donner son plein épanouissement à la nature propre des autres hommes ; celui qui peut donner son plein épanouissement à la nature propre des autres hommes peut donner son plein épanouissement à la nature propre des choses ; celui qui peut donner son plein épanouissement à la nature propre des choses a les moyens de participer à la puissance transformatrice et nourricière du Ciel et de la Terre et celui qui a les moyens de participer à la puissance transformatrice et nourricière du Ciel et de la Terre a les moyens de composer une trinité avec le Ciel et la Terre8.
52Ainsi le confucianisme a-t-il évolué, assez tôt, dans un sens favorable à une certaine proximité avec le taoïsme ; cette évolution s’observe en particulier dans le cas de cheng, comme nous l’avons dit plus haut. Cela n’invite-t-il pas à penser que le chapitre X cherche à tirer profit d’une telle proximité entre les deux doctrines, proximité qu’il n’invente ni ne force, mais qu’il constate et exploite très simplement, de manière à résorber certains conflits ?
53Ajoutons, au sujet du caractère non forcé et non artificiel du rapprochement entre confucianisme et taoïsme, que la philosophie du Meng zi, aussi présente dans ce chapitre que celle du Zhongyong et du Daxue, n’y est elle-même point hostile ; la notion de haoran zhi qi, en effet, renvoie, comme celle de cheng, à la croyance en la capacité humaine de coopérer avec les forces cosmiques selon des ressorts infiniment subtils et quasi magiques.
54Ainsi s’opère-t-il, dans le cadre de ce chapitre X, une sorte de synthèse entre le confucianisme et le taoïsme. Sans aller plus avant dans l’exploration de cette synthèse — ce qui demanderait plus de temps que nous n’en disposons ici — nous formulons les conclusions suivantes quant au rapport unissant le titre et le texte de ce chapitre. Ces conclusions, toutefois, ne seront posées qu’à titre provisoire et hypothétique ; nous les prenons pour notre part comme des instruments de travail susceptibles de prolonger fructueusement les réflexions dont les premiers rudiments ont été évoqués ici.
55Comme nous le disions, donc, ce chapitre, ni tout à fait confucianiste, ni tout à fait taoïste, opère une sorte de synthèse entre deux courants de la pensée chinoise ancienne, traditionnellement opposés l’un à l’autre et même considérés comme antinomiques, malgré certaines tentatives relativement précoces de les concilier chez Zisi et Meng zi, tentatives mentionnées plus haut. Cette synthèse comporte ainsi quelque chose d’hérétique, en tous cas de nouveau, par rapport aux conceptions courantes et habituelles. L’auteur nous permet, tout au long du chapitre, de sortir des sentiers battus et de réévaluer ce dont la valeur avait été fixée pour toujours, à savoir l’incompatibilité parfaite et absolue entre le confucianisme et le taoïsme. C’est ainsi qu’est révélée au grand jour une sorte d’affinité, de proximité, entre les deux doctrines, lesquelles, finalement, ne s’opposent que malgré elles et en raison de divergences inessentielles et superficielles. Si, à présent, l’on tient compte de tout cela pour essayer de comprendre le titre de ce chapitre (Miu cheng « Evaluations fallacieuses »), les choses deviennent relativement claires : ce chapitre se présente alors soit comme une tentative de remédier — par l’intermédiaire d’une réévaluation (cheng) — à de faux jugements (mm) portant sur la prétendue opposition entre le confucianisme et le taoïsme ; soit comme un exposé provoquant des considérations (cheng) hérétiques et marginales (miu).
56Par ailleurs, ce chapitre pourrait aussi consister en une sorte de réponse à des problèmes trop évidents pour valoir la peine d’être explicitement posés, d’où le caractère apparemment non polémique et plutôt dogmatique du texte relevé plus haut.
57Ceci dit, toute réévaluation suppose une méthode, des critères et des recettes pour distinguer, assimiler, inclure ou exclure. Or, il est intéressant de remarquer que l’auteur ou les auteurs du Miu cheng semblent avoir été sensibles à cela, ce qui vient apporter une preuve robuste à la compréhension que nous proposons du texte, de même que démontrer la capacité du Huainan zi à se hisser à un niveau proprement théorique de spéculation. Ce chapitre, en effet, comprend maints passages où il est question de bien distinguer les choses, de fixer parmi elles des différences ou des ressemblances authentiques et véritables, sans quoi il n’est ni connaissance ni agir efficaces :
D’une manière générale, chacun trouve sages ceux qui lui plaisent, et ceux qui lui plaisent sont ceux qui l’amusent. Il n’est pas d’époque qui n’ait cherché des sages afin de leur conférer les plus hautes responsabilités. Si, cependant, cela procura la paix à certaines époques et à d’autres l’anarchie, ce n’est point tant dû au fait qu’à certaines époques on se serait permis de dévier du droit chemin et qu’aux autres pas, qu’au fait qu’on prit toujours pour sages ceux qui nous ressemblent ! Or, comment ne pas s’égarer lorsque, pour trouver des sages, l’on n’admet que des gens qui nous ressemblent, alors que rien n’est moins sûr que nous soyons nous-même des sages ? Si l’on peut demander à Yao d’évaluer Shun, on ne saurait demander à Jie d’évaluer Yao, car cela reviendrait à prendre des litres pour mesurer des hectares ! (X, 2b-3a)
Il n’est rien d’inutile : le « coq céleste » et le « bec de corbeau » que les pharmacopées présentent comme des poisons redoutables sont utilisés par les meilleurs médecins pour ramener un homme à la vie ; les nains-saltimbanques et les maîtres de musique aveugles, quoique infirmes, sont indispensables au souverain lorsqu’il donne des festivités. Ainsi le saint ne laisse-t-il rien de côté et de tout fait usage (X, 3a-b).
Sans générosité (ren ) ni justice (yi), point d’honnête homme. Car, les vertus viendraient-elles à manquer que celui-ci perdrait aussitôt toute raison de vivre. Sans calcul ni avidité, point d’homme de peu. Celui-ci, pour peu qu’elles disparaissent, cesserait aussitôt d’exister. Si l’honnête homme redoute de voir disparaître la générosité et la justice, c’est sa passion du lucre que l’homme de peu, lui, redoute de perdre. Il suffit de voir ce que chacun redoute pour comprendre en quoi il différe ! (X, 1b- 2a)
Tandis que les hommes de peu, au moment de prendre en main quelque affaire, se disent : « Du moment que cela rapporte ! », les hommes de bien, eux, se disent : « Du moment que cela est juste ! ». Ils poursuivent ainsi la même chose mais avec des motifs tout à fait différents. C’est, en vérité, exactement comme lorsqu’on frappe dans une barque au milieu de l’eau et que, d’un côté les poissons s’enfonçent, et de l’autre, les oiseaux s’élèvent, réagissant ainsi de manière contraire au même bruit ! (X, 6a)
La lumière revient ainsi à un homme égaré : égaré tant qu’il prend l’est pour l’ouest, il cesse d’errer dès que se montre le soleil ! (X, 11b)
Les dix mille êtres s’appliquent tous à quelque chose et il n’est rien de si petit qu’on n’en puisse rien faire. Si l’on en fait rien, c’est qu’on ne voit que fumier là où pourtant se trouve du jade ! (X, 12b)
La « grande hallebarde » (daji [plante médicinale]) chasse les eaux, les [graines] tingli guérissent les ballonnements, mais il suffit d’en prendre de façon immodérée pour qu’au contraire elles rendent malade. Ainsi les êtres sont-ils souvent appariés à tort, seul le sage a accès à leur subtilité (X, 17b).
58Ces différents extraits tournent tous autour du même thème : il s’agit de l’entreprise pour ainsi dire phénoménologique de saisir la vraie nature des choses et de ne point se laisser duper par leur insondable ambiguité. Dans notre chapitre, ceci est appliqué notamment au confucianisme et au taoïsme, dont la teneur conflictuelle doit être savamment nuancée et dosée.
59Pour finir, toutes ces données nous permettent de comprendre en quoi ce chapitre s’insère parfaitement bien dans l’ensemble de l’œuvre du Huainan zi. À l’instar d’autres chapitres, comme le VI, le XI et le XIX, le X pratique l’art de la synthèse à partir du taoïsme. Ceci dit, il n’y a pas, des deux doctrines, que le confucianisme qui en sorte modifié et réévalué : si, en effet, le confucianisme n’échappe pas à la force englobante et relativisante du taoïsme par l’intermédiaire de son concept indépassable de dao, le taoïsme fait, lui aussi, une sorte de concession en reconnaissant la valeur de la vigilance inquiète et soucieuse très présente dans ce chapitre, qui correspond plus à l’état d’âme et d’esprit du confucéen conscient de ses responsabilités qu’à celui du taoïste que le spectacle de la nature ravit à lui-même !
Notes de bas de page
Auteur
Nathalie PHAM est en rédaction de thèse de doctorat à l’École Pratique des Hautes Études. En plus de nombreuses recensions dans la Revue Bibliographique de Sinologie, elle a publié « Le Fleurissement de l’intérieur (Zhu Xi) », Hexagrammes (1986) et, « Un manuscrit chinois découvert à Circa près de Khotan », Cahiers d’Extrême-Asie (1987).
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Mythe et philosophie à l'aube de la Chine impériale
Études sur le Huainan zi
Charles Le Blanc et Rémi Mathieu (dir.)
1992
La Chine imaginaire
Les Chinois vus par les Occidentaux de Marco Polo à nos jours
Jonathan D. Spence
2000