Taoïsme, confucianisme et légisme
p. 127-142
Texte intégral
1Les deux chapitres qui clôturent le Huainan zi — à l’exclusion du chapitre XXI qui ne fait que résumer les précédents —, les XIX (Xiu wu, « Du devoir de se perfectionner ») et XX (Tai zu , « De la somme suprême ») sont, de l’avis des spécialistes, ceux du Huainan zi qui, avec le chapitre neuvième (Zhu shu, « De l’art du souverain »), posent de la façon la plus évidente et la plus cruciale le problème de la cohérence et de l’unité de ton du Huainan zi dans son ensemble. Il a souvent été dit, en effet, que ces chapitres tranchaient, de par leurs préoccupations et leur terminologie en apparence typiquement confucéennes, avec le reste de l’ouvrage où prédomine incontestablement une tendance taoïsante1.
1. Le problème du saint
2Les deux chapitres, comme bien d’autres dans le Huainan zi qui vont par paire, forment une sorte de diptyque ayant pour thème commun la notion confucéenne de saint (shengren), que chacun aborde sous un angle particulier : le premier s’attache à décrire les attitudes fondamentales du saint et montre qu’en dernière analyse elles s’enracinent dans le non-agir (wuwei ), notion proprement taoïste associée à la figure de l’homme véritable (zhenren ) ; le second illustre l’application dans le domaine politique des attitudes du saint, qui se ramènent fondamentalement au non-agir, mais cette fois revu et corrigé par la pensée légiste2.
3Il y a donc une apparente contradiction entre une conception confucéenne du saint occupé avant tout à se cultiver et à cultiver autrui (xiu ) et la notion taoïste de non-agir incarnée par l’homme véritable. Or, ces notions à première vue incompatibles, voire antagonistes, sont présentées dans le Huainan zi comme étant complémentaires et même équivalentes. Il semble donc que le Huainan zi ambitionne d’opérer une synthèse des écoles philosophiques de la Chine préimpériale, parmi lesquelles figure au premier plan le confucianisme, dans une perspective globale taoisante.
4En fait, le taoïsme et le confucianisme dont il est question, à l’époque de la rédaction du Huainan zi, au tout début des Han, ont été fortement marqués par l’empreinte légiste, le premier se présentant sous sa forme « Huang-Lao », le second dans sa tendance « xunzienne ». Il n’est donc guère étonnant que les notions de « principe interne d’ordre » (li) et de « nature des choses » (xing), qui y occupent une place prépondérante, jouent également un rôle axial de charnières entre les différents courants dans la tentative du Huainan zi de les fondre en un tout homogène.
5Mais la question est précisément d’estimer dans quelle mesure le Huainan zi réussit dans son travail de synthèse, et quelles en sont les motivations profondes. L’étude de la structure, des principaux thèmes et des arguments des chapitres XIX et XX se propose de vérifier, en particulier, s’il parvient à résoudre l’apparente contradiction notée au départ.
2. Non-agir et créativité
6Le chapitre XIX s’ouvre sur un tableau panégyrique des travaux des sages souverains de l’antiquité propre à l’hagiographie confucéenne. Sont énumérés les mérites et les bienfaits apportés à l’humanité par des héros culturels tels que Shennong , Yao , Shun , Yu et Tang . De plus, c’est le terme non moins typiquement confucéen de shengren qui est utilisé pour les désigner comme « saints ». Mais c’est précisément dans l’utilisation, et surtout dans l’interprétation qui est faite de ce terme, que réside le paradoxe, le Huainan zi commençant d’emblée par le définir en terme de « non-agir ». La sainteté consiste, en effet, à « parvenir à une figuration de la voie » ; or « figurer la voie », c’est se mettre en état de non-agir. Le saint est donc présenté, contre toute attente, comme celui qui incarne le non-agir. Reste à savoir en quoi celui-ci consiste, et avant tout s’il doit se comprendre comme purement négatif, ou comme laissant place à une certaine positivité.
7Le Huainan zi XIX s’ouvre sur une contre-définition du non-agir :
D’aucuns disent : Le non-agir, c’est garder le silence sans faire aucun bruit, se maintenir dans un état d’indifférence et d’immobilité. C’est ne point venir bien qu’on y soit invité, ni bouger bien qu’on y soit poussé. Seul un tel état parvient à figurer la voie. Quant à moi, après m’être enquis de cette question, je ne suis pas de cet avis (la).
8Le wuwei est présenté ici comme un état de neutralité, d’ataraxie totale, autrement dit comme la négation de toute positivité (bruit, mouvement, tendance, etc.), définition dont l’auteur s’empresse de prendre le contre-pied.
9Si l’on admet, poursuit-il, que les sages souverains de l’antiquité doivent être considérés comme des saints parce qu’ils incarnèrent (ou « parvinrent à figurer ») la voie, on peut à juste titre se demander si cela allait de pair avec la pratique du non-agir, et d’abord s’ils le pratiquèrent vraiment et, si oui, de quelle façon :
Ils épuisaient leurs ressources physiques et intellectuelles et, pour le bien des hommes, s’attachaient sans relâche à développer ce qui leur était profitable et chasser ce qui leur était nuisible. (...) Tous ces exemples montrent clairement à quel point les saints se préoccupaient des hommes, n’est-il donc pas absurde d’appeler cela « ne rien faire » ? (2b-3a)
Aussi, que du fils du Ciel jusqu’au commun du peuple, les affaires soient réglées et les besoins comblés sans devoir s’activer physiquement et intellectuellement, cela ne s’est jamais vu (4a).
10À en juger par les exemples des sages souverains de l’antiquité, leur sainteté tiendrait davantage d’une activité quasi frénétique que d’un quelconque principe de non-agir ; activité tout à fait symptomatique de l’idéal confucéen consistant à « s’employer à promouvoir l’intérêt de l’univers et à débarrasser les peuples de leurs maux » (4a). Cette position illustre d’ailleurs parfaitement le titre du chapitre xiuwu, qui dénote une idée d’effort, d’exercice et de travail sur soi. C’est là que l’on retrouve le goût du paradoxe si caractéristique de l’esprit du Lao , puisque l’auteur proclame précisément cette activité comme étant une forme, voire la forme la plus haute, du non-agir :
S’il suffisait de rester à l’écoute du cours naturel des choses et d’attendre qu’elles naissent d’elles-mêmes, alors Gun , et Yu n’auraient eu aucun mérite et le savoir-faire de Houji serait resté vain. Je dirais donc qu’il y a non-agir lorsque l’intention individuelle ne vient pas interférer avec la voie universelle, lorsque les désirs et convoitises de chacun ne viennent pas distordre le droit chemin, lorsque l’action opère en fonction du principe interne d’ordre (li) et lorsqu’elle obtient [un mérite] en conformité avec leur nature propre, de sorte qu’il devient impossible d’exercer une pression sur les tendances naturelles pour les infléchir, de se glorifier soi-même d’une réussite ou de s’attribuer la renommée personnelle d’un mérite. (Le non-agir) ne consiste pas à ne pas répondre quand on est sollicité ou à ne pas réagir quand on est provoqué (4b).
11Magnifique définition, d’une clarté d’élocution et d’une subtilité conceptuelle rares dans la littérature chinoise antique, où le non-agir, loin d’équivaloir à ne rien faire, consiste au contraire à agir, mais de la même façon que la nature, et dans le même sens qu’elle. Le Huainan zi XIX affirme donc qu’il ne saurait y avoir de sainteté sans non-agir, en même temps qu’il revendique pour ce dernier une certaine positivité, fût-ce à un niveau plus profond, plus essentiel que la simple négativité du « ne rien faire ». Notre auteur se montre ainsi plus fidèle à l’adage du Lao zi, « wu wei er wu bu wei », que du wuwei contemplatif et, pourrait-on dire, mystique du Zhuang .
3. Nature et culture
12Du problème de la négativité ou de la positivité du non-agir, c’est-à-dire de la question de savoir s’il est absence totale d’action/réaction, ou plutôt action non interventionniste, on passe ensuite à celle de savoir si la sainteté est purement affaire de nature, ou si la culture est, elle aussi, nécessaire. Ce qui revient à se poser la question de la valeur de la culture (au sens confucéen de culture de soi, d’éducation, d’apprentissage de la vie et des autres, xiu ou ) au regard de la sainteté et, par conséquent, à se demander si elle est nécessairement interventionniste. Ici s’opère un glissement à travers lequel l’auteur du chapitre XIX cherche, de toute évidence, une articulation possible de l’éthique confucéenne sur l’idéal de sainteté taoïste.
13Entre nature et culture, il s’agit d’abord de faire la part des choses. Le Huainan zi XIX donne à ce propos l’exemple du cheval.
Ainsi c’est par sa forme qu’est déterminée la nature du cheval, nature qui ne saurait être modifiée ; mais, que le cheval puisse être monté et dressé, c’est le fait de l’éducation. Or, si le cheval, une bête sans conscience mais à laquelle on peut intimer sa volonté, peut être éduqué à force d’apprentissage, a fortiori l’homme ! (7a)
14Et, poursuit-il, non seulement l’homme peut surmonter le déterminisme de sa nature grâce à l’éducation, mais encore celle-ci lui est nécessaire :
L’éducation est la pierre meulière, la lime d’étain de l’homme. Et ceux qui prétendent que l’éducation ne sert à rien commettent tout simplement une faute de raisonnement (10b).
15Il faut voir là une pointe dirigée contre les taoïstes par un confucianisme tout « xunzien ». C’est, en tout cas, une réponse catégorique à ceux qui contesteraient la valeur de l’éducation dans la poursuite de la sainteté en arguant de la rareté des saints à l’époque contemporaine :
Ces Neuf Sages, dont il n’apparaît qu’un tous les mille ans, donnent pourtant l’impression qu’ils se talonnent. Or, de nos jours, le Ciel ne nous a pas gratifiés des Cinq Saints, et bien rare est devenu le talent des Quatre Excellences. Vouloir pourtant dans ces conditions renoncer à s’éduquer pour s’en remettre à la nature reviendrait à abandonner le bateau pour traverser la rivière à pied ! (9b)
16La culture, l’éducation, sont donc nécessaires, ne serait-ce que pour transmettre la sagesse des saints aux hommes du commun :
Autrefois, Cang Jie inventa l’écriture, Yong Cheng élabora le calendrier, Hu Cao créa le vêtement, Houji [fut le premier à] labourer et à cultiver, Yi Di inventa l’alcool, Xi Zhong fabriqua le char. Ces six hommes possédaient tous la voie de la lumière divine, et marchaient dans les pas de la sainte sagesse. Aussi, quand les hommes entreprennent de faire quelque chose pour le transmettre à la postérité, ce ne peut être l’œuvre d’un seul homme. (...) C’est grâce à la propagation et à la transmission de l’enseignement que le savoir peut circuler et se communiquer. De ce point de vue, il est clair que l’éducation ne saurait être abandonnée (12a).
17En allant plus loin, on peut dire que la culture non seulement ne saurait être abandonnée, mais qu’elle fait partie intégrante de la nature du Saint : de par sa nature même, le saint se cultive (xiuwu) :
L’homme de bien, lui, par sa capacité de rester en éveil et de se surveiller avec sévérité, aiguise ses talents, met à l’épreuve son propre esprit, contemple les choses dans leur vaste complexité et en pénètre toutes les obscurités ; il observe le début et la fin de toutes choses et sa perception atteint à l’illimité ; délivré de tout, il se fond dans l’au-delà de ce monde ; dans sa superbe, il se tient seul, dans son excellence, il se détache du commun (12b).
La renommée peut s’établir grâce à l’effort, le mérite peut s’acquérir à force de contrainte sur soi. L’homme de bien concentre sa volonté et se forme à la rectitude afin de se donner des maîtres éclairés, il s’exerce à la discipline et aspire vers le haut afin de rompre avec les coutumes du commun (13b).
4. Connaissance et structure
18Si exceptionnelle que soit sa nature, le saint se doit de la cultiver au prix d’un certain effort — et c’est bien là le sens du titre du chapitre. Mais l’essentiel est de savoir dans quel sens faire effort. Le Huainan zi XIX oppose ici, à titre d’exemple, la bravoure à toute épreuve, mais bien inutile, du Commandant des armées de Chu , Da Xin , qui se jeta dans la bataille à corps perdu pour finir éventré et décapité, et les efforts surhumains, mais efficaces, de Shen Baoxu pour obtenir l’aide de l’État de Qin contre celui de Wu , ce qui permit de préserver l’intégrité de l’État de Chu. La supériorité de Shen Baoxu sur Da Xin était due au fait qu’il avait compris dans quel sens il devait travailler. Ce sens, c’est celui qui est dicté par le li, le principe interne d’ordre, et non par quelque critère ou facteur extérieur, tel que le degré d’antiquité, l’opinion la plus répandue, etc. Après avoir cité à ce propos maints exemples, l’auteur du chapitre conclut :
Apprécier quelque chose parce qu’on a une intime conviction de sa valeur, c’est une vérité qui vaut autant pour l’antiquité que pour le présent. Mais lorsqu’on ne sait rien d’elle, on n’apprécie une chose qu’en vertu de ses origines lointaines. (17b)
Le saint perçoit le vrai et le faux de la même façon que l’œil distingue le blanc du noir, ou l’oreille une note haute d’une note basse. Il n’en va pas de même pour la foule. En son for intérieur, elle n’a pas de critère de jugement. (18b)
19La véritable pierre de touche de la sainteté, ce qui fait du saint un être exceptionnel, c’est peut-être précisément cette capacité de distinguer le vrai du faux (shi fei ), que seul il semble posséder et qui lui est aussi naturelle que les capacités sensorielles de la vue ou de l’ouïe. Il s’agit en fin de compte d’« avoir une compréhension claire qui permette de pénétrer la nature des choses » (19a). En d’autres termes, le saint doit se laisser guider dans son effort dans le sens naturel du li.
20Le saint du Huainan zi XIX se présente donc, à première vue, comme un croisement hybride entre l’idéal taoïste de l’homme véritable et l’idéal confucéen du sage souverain, aux exigences a priori contradictoires et incompatibles. Il y a, en effet, une contradiction apparente entre la perfectibilité par l’effort et l’éducation chère aux confucéens, et l’exigence toute taoïsante de non-action, de non-intervention qui le sous-tend. Mais, comme le fait remarquer très justement Charles Le Blanc, dans son Huai-nan Tzu (Le Blanc, 1985, 186), plutôt que de contradiction, il conviendrait mieux de parler d’un rapport de subordination entre deux plans distincts, quoique intimement liés : le plan fondamental, essentiel, du wuwei, et celui, relatif mais nécessaire, du xiuwu. En élargissant, on pourrait parler respectivement du plan ontologique de la voie et de sa vertu (dao de), privilégié par le courant taoïste, et du plan éthique de la bienveillance et de la justice (renyi ), mis en avant par l’enseignement confucéen.
21Entre ces deux plans, la notion charnière est celle du principe interne li, déjà bien élaborée à l’époque des Royaumes Combattants, en particulier par Xun zi . C’est elle qui permet à l’auteur du Huainan zi XIX d’opérer une tentative de synthèse en nous faisant comprendre comment il est possible pour le saint de se démener pour autrui et pour son propre perfectionnement tout en pratiquant le non-agir, c’est-à-dire sans interférer dans le cours naturel des choses. Le li, qui fait que l’on agit tout en n’agissant pas, résout le paradoxe en expliquant la positivité d’un non-agir à première vue négatif. C’est grâce à sa capacité exceptionnelle de percevoir et de comprendre le li des êtres que le saint peut entrer en communication avec la voie, là où « l’intention individuelle ne vient pas interférer avec la voie universelle » (4b), là où la conviction intime et la vérité universelle se rejoignent.
Lorsque les saints sont à l’œuvre, ils peuvent différer dans leurs conduites, mais se retrouvent dans le principe interne d’ordre (Zi), ils empruntent des chemins différents, mais qui se rejoignent. Ils sont comme une volonté unique de stabiliser la précarité et de redresser les travers, et ne perdent jamais de vue le souci d’être bénéfiques aux hommes (5a).
5. Politique et retour à l’origine
22Le chapitre XX vient compléter le précédent en définissant la notion de sainteté sur un plan essentiellement politique, au sens chinois du zhi , l’art d’ordonner à la fois le monde et la collectivité humaine, lequel est au centre de toutes les écoles de pensée préimpériales, y compris le taoïsme Huang-Lao, mais à l’exception du Zhuang zi, qui affiche un parti pris de désengagement. L’influence du courant Huang-Lao, qui n’est autre que le Lao zi réinterprété par la pensée légiste, est prédominante dans tout le Huainan zi, mais se fait ressentir tout particulièrement dans les chapitres traitant d’art politique3. En effet, si l’on peut dire que le chapitre XIX contribue à définir la position du Huainan zi par rapport au confucianisme, le chapitre XX, lui, permet dans une large mesure au Huainan zi de se situer par rapport au légisme, faisant ainsi écho au chapitre IX.
23On trouve dans le chapitre XX, comme dans la plupart des autres chapitres, une profession de foi syncrétiste tout à fait caractéristique de l’esprit qui prédomine à la fin des Royaumes Combattants et au tout début de l’empire :
Le Ciel n’a pas qu’une seule saison, la Terre qu’une seule richesse, l’Homme qu’une seule activité. C’est ainsi qu’il n’y a pas de métiers sans multiplicité de techniques, pas de parcours sans multiplicité de directions (9a).
24Et le Huainan zi de préciser : « Tout a une fonction adaptée à sa nature, les choses ont chacune une utilisation appropriée. » (9b) C’est dire que tout est utile et que rien n’est à proscrire, pourvu que l’on perçoive dans chaque chose la fonction qui lui est propre. Syncrétisme dicté par le pragmatisme mais qui se cherche un fondement philosophique, voire ontologique :
Qui veut réussir dans le métier d’hégémon ou de roi doit être victorieux. Pour ce faire, il faut être puissant. Pour ce faire, il faut savoir utiliser la force des hommes. Pour ce faire, il faut se gagner leur cœur. Pour ce faire, il faut se trouver soi-même. (...) A la base de tout gouvernement se trouve le devoir de pacifier le peuple ; à la base de la pacification du peuple, il faut des ressources en suffisance ; à la base de la suffisance des ressources, il faut s’abstenir d’accaparer le temps du peuple ; à la base de cette abstention, il faut réduire les activités ; à la base de la réduction d’activités, il faut être économe dans ses besoins ; à la base de l’économie des besoins, il faut revenir à la nature (17b-18a).
25Le grand mot est lâché : « revenir à la nature » fan xing, thème central de la sagesse taoïste, qui est un appel à revenir à un mode d’être fondamental, premier, absolu — en un mot, à la voie originelle, au dao. Le retour à la nature est le retour à une sorte de soubassement ontologique, c’est-à-dire à un plan plus profond que celui de la praxis et qui la fonde. C’est le fait même de revenir à ce soubassement ontologique qui permet d’intégrer les exigences les plus diverses au niveau de la praxis.
26C’est donc en se fondant sur l’idée du retour à la nature que le Huainan zi XX peut intégrer les idées maîtresses de toutes les écoles de pensée pré-impériales, c’est-à-dire pratiquer le syncrétisme évoqué plus haut et qui trouve son illustration dans le passage cité. La nécessité pour un souverain d’être « victorieux », « puissant », de « savoir utiliser la force des hommes », fait plus spécifiquement référence au légisme, le devoir de « se gagner le cœur des hommes » et de « se trouver soi-même », plutôt au confucianisme ; quant à « veiller à avoir des ressources en suffisance », « s’abstenir d’accaparer le temps du peuple », « réduire les activités », « être économe dans ses besoins », ce sont autant d’exigences de coloration moïste. Toutes ces priorités viennent en fin de compte se fonder (et se fondre) dans l’idée taoïste du retour à la nature, qui est, dans les termes mêmes du Huainan zi, ce que la racine est aux branches ou la source au cours d’eau.
27Un autre passage met en lumière la différence entre les plans ontologique et pratique, en introduisant une hiérarchisation des types de souverains en fonction de leur degré de communion à l’origine, vers laquelle tend le retour à la nature :
Est empereur (di) celui qui participe du souffle de l’origine, roi (wang) celui qui participe de sa justice (yi), hégémon (ba) celui qui participe de sa force, perdu (wang) celui qui ne participe d’aucune de ces choses (12a).
28Mis à part le souverain perdu parce qu’il ne participe de rien, les trois types de souverains différenciés ici sont disposés selon une hiérachie qui est explicitée un peu plus loin :
Inspirer la confiance sans avoir recours à la parole, incarner l’humanité sans avoir besoin d’agir, forcer le respect sans montrer de colère, c’est transformer les êtres à l’aide de la volonté céleste (yi tianxin donghua). Incarner l’humanité en agissant, inspirer la confiance en ayant recours à la parole, forcer le respect en montrant sa colère, c’est mouvoir les êtres à l’aide de la sincérité essentielle (yi jingcheng gan zhi). Agir sans incarner l’humanité, parler sans inspirer la confiance, montrer sa colère sans forcer le respect, c’est parvenir à ses fins grâce au seul aspect extérieur (yi waimao wei zhi) (12b).
29Le di est le souverain dans son sens le plus divin, ou du moins spirituel, en ce qu’il participe du souffle de l’origine. Il se place ainsi au même niveau ontologique que celui qui effectue le retour à la nature, à savoir le plan de la voie. Il transforme les êtres de par l’intention céleste : sa façon de procéder par transformation est purement spirituelle (la « transformation des êtres », donghua, étant à comprendre comme la « transformation spirituelle » shenhua, dont il est question ailleurs dans le Huainan zi). Le souverain de type wang représente l’idéal confucéen de la voie royale (wangdao) de la justice et de la sincérité essentielle. Cette dernière se manifeste aussi plus par résonance (gan) que par coercition, bien qu’elle doive recourir à la positivité de l’action, de la parole, de la colère, etc. Enfin, le souverain ba, lui, ne connaît que la force, c’est-à-dire la coercition extérieure à la nature des êtres, la seule forme d’action reconnue comme efficace par les légistes.
30C’est d’ailleurs cette extériorité de l’action de type légiste qui fait sa différence essentielle avec l’action confucéenne. Contrairement à la force brutale, la sincérité essentielle meut les êtres de l’intérieur :
Le saint, dans la culture de son cœur, exalte la sincérité. Seule la sincérité parfaite est capable de mouvoir et de transformer les êtres. Or, suivre la voie, c’est préserver en son for intérieur son essence (4a).
31Pour illustrer son propos, le Huainan zi XX a recours de façon significative à une métaphore très ritualiste :
Qu’une flèche aille loin et qu’elle transperce les matières les plus dures, elle le doit à la force de l’arc ; mais qu’elle fasse mouche et scinde le point le plus infime, elle le doit à la rectitude du cœur (zheng xin). Récompenser le bien et sanctionner la violence, ce sont des règles de gouvernement ; mais ce qui les rend applicables, c’est la sincérité essentielle. Aussi, un arc aura beau être puissant, il ne pourra de lui-même faire mouche ; des règles auront beau être éclairées, elles ne pourront d’elles-mêmes être appliquées (5a).
32De la notion de sincérité essentielle on passe donc à celle, tout aussi confucéenne, de rectitude du cœur et, de cette dernière, à celle des rites (li ). Les rites, qui vont de pair avec les deux autres valeurs suprêmes du confucianisme, l’humanité (ren ) et la justice (yi), sont définis tout au long du Huainan zi XX, par opposition aux lois au sens légiste (fa ). On peut dire que la critique du légisme, et des lois en particulier, représente un des principaux thèmes de ce chapitre. Mais il s’agit d’une critique constructive qui, au lieu de condamner purement et simplement le légisme au profit des vertus confucéennes, tente d’en définir la fonction appropriée et de le restituer dans le projet d’ensemble.
33On retrouve ici un discours déjà élaboré par Xun zi et dans lequel s’opère un déplacement de la problématique légiste qui en vient à privilégier les rites par rapport aux lois. C’est ainsi que la notion de loi se trouve non pas exclue de la théorie politique du Huainan zi, mais intégrée avec la fonction qui lui est propre, celle d’accessoire, d’instrument (mo ), alors que les notions d’humanité, de justice et de rites constituent le fondement, la racine (ben) de l’art de gouverner :
Ce qui est fondamental (ben) dans le gouvernement, c’est l’humanité et la justice ; ce qui est accessoire, ce sont les lois et les institutions (fa du) (21b-22a).
34En effet, les lois ne valent que par leur efficacité ; or, elles sont inefficaces si elles ne s’enracinent pas dans l’humanité, la justice et les rites :
Si le peuple ne connaît ni scrupule ni honte, il est impossible à gouverner. Or, à moins de cultiver les rites et la justice, scrupule et honte n’ont pas prise, et si le peuple ne connaît pas les rites et la justice, la loi ne saurait être fixée. (...) Or, qui ne connaît pas les rites et la justice ne peut mettre la loi en pratique. La loi a le pouvoir d’exécuter les fils impies mais pas d’obliger les hommes à adopter la conduite d’un Kong zi ou d’un Zeng zi (14a-b).
35Ce passage indique clairement que les rites et la justice sont fondamentaux, premiers, parce qu’ils jouent un rôle préventif, a priori, alors que les lois n’interviennent qu’a posteriori, à titre curatif. Comme il est dit à la page 22b :
Les lois sont nées pour seconder l’humanité et la justice. Aujourd’hui, on alourdit les lois et on abandonne la justice, ce qui revient à s’attacher au bonnet et aux chaussures en oubliant la tête et les pieds.
36A la page 12a, on reprend la métaphore de l’arc et de la flèche :
La loi n’est que l’instrument, ce n’est pas par elle que l’ordre est maintenu, de même qu’arc et flèche sont les instruments avec lesquels on fait mouche, mais ce ne sont pas eux qui font mouche.
37Pour le Huainan zi, la loi ne peut avoir qu’un rôle accessoire, secondaire, car elle reste extérieure à l’action dont elle n’est que l’instrument. Quant à l’action du saint, elle se caractérise par l’efficacité même du non-agir, et ainsi tranforme les êtres de l’intérieur, c’est-à-dire en se conformant à leur principe interne, en suivant leur nature. La notion clé qui permettait, dans le Huainan zi XIX, de rendre compte de la positivité du non-agir était précisément celle de li, principe interne d’ordre. Ici, l’idée charnière qui permet l’articulation du plan ontologique de la voie, de la nature, et celui de la praxis est l’idée de yin, « suivre » ou « se laisser guider par la nature des êtres ». C’est là une idée-force du taoïsme Huang-Lao à laquelle le Lü shi chunqiu consacre un chapitre entier (Gui yin) et que le Huainan zi XX développe aussi longuement :
Le saint qui ordonne l’univers ne cherche pas à changer la nature des hommes. Il conforte ce qui existe déjà, tout en le purifiant. Se laisser guider (yin) [par la nature des êtres] est grand, chercher à la transformer est petit. (...) Qui est capable de se laisser guider par la nature ne rencontre pas d’opposition sous le Ciel. Or, du moment que les êtres ont le loisir de suivre leur cours naturel, les affaires se règlent par suite d’elles-mêmes (5b).
38Se conformer au principe interne des êtres ou se laisser guider par leur nature ne sont donc qu’autant d’aspects du non-agir, compris comme mode d’action non-interventionniste. A la lumière de ce principe du yin, les lois, bien que parfois nécessaires à la bonne conduite du gouvernement, apparaissent comme étant les actions les plus susceptibles de contrecarrer la nature, puisqu’elles lui restent totalement extérieures et viennent s’imposer à elle.
Laissez-vous guider par la nature des êtres (yin qi xing) et l’univers entier vous suivra ; contrecarrez-la et même les lois et l’organisation en districts ne seront d’aucune utilité (6b).
(Dans un gouvernement) qui a pour ligne directrice la voie, les lois auront beau être rares, elles suffiront à transformer les choses ; dans un gouvernement qui n’est pas régi par la voie, les lois auront beau être nombreuses, elles n’apporteront que le chaos (12b).
39En revanche, le ren, le yi et le li confucéens, en tant que manifestations de la sincérité essentielle du saint, restent respectueux de la nature des êtres et constituent les modalités du non-agir. La sincérité essentielle rejoint alors l’idéal taoïste du bao zhen, « préserver son authenticité », comme l’attestent les chapitres VI et IX du Huainan zi. On comprend ainsi que ce soit ce principe du yin qui permet d’intégrer une notion aussi typiquement légiste que celle de quan « l’adaptation aux circonstances » :
Le saint ne se courbe que pour mieux s’allonger, ne se plie que pour mieux se redresser. Même s’il emprunte la voie des vices et de la dépravation et suit un chemin d’ombre et d’obscurité, pourvu qu’il ait l’intention de redresser la grande Voie, il accomplit un grand mérite, tel un homme qui, traversant une forêt, ne trouve pas de voie droite ou qui, voulant sauver un noyé, ne peut éviter de se mouiller les pieds. [Suit une série d’exemples de saints qui furent contraints à des comportements répréhensibles dans le but final de faire triompher la voie.] Tous ces hommes avaient la volonté d’écarter le péril et de mettre un terme à la dépravation. Tous ils partirent de l’ombre pour déboucher en pleine lumière ; leurs actions avaient pour ressort la capacité de s’adapter aux circonstances (quan), mais pour finalité commune le bien (16a).
40On reconnaît ici un pragmatisme appris des légistes, mais qui se trouve justifié par un respect tout taoïste de la nature des êtres :
Les êtres connaissent la prospérité comme le dépérissement, ils ne restent pas pareils à eux-mêmes. Aussi le saint, lorsque ses affaires arrivent à terme, modifie son action ; lorsque ses lois donnent lieu à des abus, réforme les institutions. Ce n’est pas par plaisir de changer ce qui est hérité du passé ou de modifier ce qui est permanent, mais c’est pour remédier à l’échec et à la défaillance, en finir avec la licence et corriger les erreurs, harmoniser les souffles du Ciel et de la Terre, se conformer aux fonctions appropriées des êtres (8b).
6. Conclusion
41Nous voici donc revenus au point de départ, à la phrase citée au début : « Tout a une fonction adaptée à sa nature, les choses ont chacune une utilisation appropriée. » (9b) C’est cette conscience de la spécificité de la nature des êtres qui appelle d’abord une démarche de type ontologique de retour à la nature. Cette démarche, au plan de la praxis, se traduit par le principe yin, qui consiste à « se laisser guider » par la nature.
Le fondamental et l’accessoire (littéralement la racine et les branches) ne font qu’un seul et même corps, et le fait de les chérir tous deux relève d’une seule et même nature. Celui qui place le fondamental avant l’accessoire s’appelle homme de bien ; celui qui laisse l’accessoire nuire au fondamental s’appelle homme de peu. Non que la nature de l’homme de bien et celle de l’homme de peu diffèrent : la seule différence réside dans l’ordre de priorité (22a).
42La nature, en tant que soubassement ontologique, ne peut qu’être unique ; les différences et les spécificités que l’on relève au niveau de la praxis ne peuvent donc être imputables qu’à une différence de priorité entre ce qui est fondamental (ren, yi et li), et ce qui est accessoire (fa). C’est donc grâce au retour à la nature (fan xing), c’est-à-dire dans une perspective d’ensemble taoïsante, que le Huainan zi XX peut se permettre de réintégrer et de resituer les priorités confucianistes et légistes en un rapport fondamental/accessoire, comme le résume le passage du Huainan zi XXI concernant le chapitre Tai zu, dont le titre, « De la somme suprême », annonce d’ailleurs la volonté de synthèse :
Il fait la synthèse de la signification des Dix mille Lois et les ramène toutes à une seule et unique racine. Il structure la voie du gouvernement sur le modèle de la chaîne et de la trame d’un tissu et arrange les affaires du roi à l’exemple de la corde de tête et des mailles d’un filet. Il remonte ensuite aux mouvements naturels du cœur et règle les dispositions foncières de la nature, afin d’héberger la fine fleur de la pureté et de la sérénité. Il purifie les essences de l’illumination spirituelle, afin d’assurer l’union la plus étroite avec le Ciel. Il peut dès lors examiner comment les Cinq Empereurs et les Trois Rois chérirent en leur sein le cœur du Ciel, embrassèrent le souffle de la Terre, se maintinrent au Centre et savourèrent l’Harmonie (XXI, 5b ; traduction C. Le Blanc).
43Il reste, cependant, que l’on est en droit de se demander si cette synthèse est vraiment réussie, et si l’auteur des chapitres XIX et XX, pour demeurer fidèle aux finalités taoïsantes du Huainan zi (fortement tintées du quiétisme de l’école Huang-Lao), n’est pas amené à modifier de manière significative, afin de les rendre compatibles, l’idéal du saint (shengren) tel qu’il se conçoit dans la tradition confucéenne et la notion de non-agir (wuweï), telle qu’elle se présente dans la tradition taoïste, aboutissant ainsi à un compromis plus qu’à une véritable synthèse.
Notes de bas de page
1 C’est la position adoptée majoritairement par les auteurs chinois avant le XXe siècle ; on en trouve un écho dans un article de Zhang You, 1965,193-196.
2 La notion de wuwei (« non-agir ») a une histoire riche et complexe qui remonte au tout début de la philosophie chinoise ; voir, en particulier, Creel, 1970, 124 et 1974, 176 sq. ; Ames, 1983,28-64.
3 La découverte des manuscrits « Huang-Lao » à Mawangdui, en 1973, jette une nouvelle lumière sur les antécédents immédiats de la pensée syncrétiste des Premiers Han, telle qu’on la trouve exposée dans le Huainan zi ; voir Hervouet, 1977 ; Jan, 1978 et 1983 ; Robinet, 1991 ; Yu, 1989.
Auteur
Chercheur au Centre National de la Recherche Scientifique et chargée d’enseignement à l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales. Elle s’intéresse tout particulièrement à la philosophie confucéenne. En plus de nombreux articles, on remarque, au nombre de ses publications, Entretiens de Confucius (Seuil, 1981) et Étude sur le confucianisme Han (Collège de France, 1985).
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Mythe et philosophie à l'aube de la Chine impériale
Études sur le Huainan zi
Charles Le Blanc et Rémi Mathieu (dir.)
1992
La Chine imaginaire
Les Chinois vus par les Occidentaux de Marco Polo à nos jours
Jonathan D. Spence
2000