Réflexions autour d’un miroir
p. 113-125
Texte intégral
1. Le paradoxe du non-agir
1Wuwei est, comme le dao, un concept clé de la philosophie taoïste ancienne. Il se compose de deux termes fort usuels : wu qui signifie « ne... pas », « être sans... », et wei , qui signifie « faire », « agir ». Aussi le rend-on souvent en français par « non-agir », « non-faire », « non-action », ou encore « non-intervention ». C’est là une façon, d’une part, de ne pas le rendre plus technique qu’il n’est et, d’autre part, de respecter sa forme négative — chose importante dans la mesure où les taoïstes, qui se proposent, comme tous les bons philosophes, de « dire » l’être réel des choses, usent amplement du style apophatique.
2Ceci dit, wuwei est, malgré sa forme négative, un concept positif, de sorte qu’un bon traducteur, nous semble-t-il, n’étaient les contraintes de la littéralité, pourrait fort bien le traduire en français par « agir véritable », « action authentique », etc. Wu, en effet, nie wei dans un sens taoïste bien précis. Pour ces derniers, wei n’a rien d’anodin ou de neutre, ainsi qu’il pourrait le sembler lorsqu’on le traduit par « faire », mais renvoie au contraire à la signification détestable de « intervenir » au sens fort, de « s’ingérer dans », de « fabriquer » plutôt que « faire » ; bref, wei renvoie à une action qui trouble, perturbe, contrarie, gêne. Wei est donc, en lui-même et à lui tout seul, chargé de négativité. C’est agir au sens négatif du terme, en désaccord avec les lois harmonieuses de la nature et donc de façon inconséquente, destructrice et sans efficacité aucune. En venant nier cette négativité foncière du terme wei, tel qu’entendu par les taoïstes, wu pèse dans l’économie de l’expression wuwei, à la fois comme négation et comme affirmation. En d’autres termes, pour dire l’action authentique, on part de l’action qui n’en est pas une (wei) et on la nie.
3Cette façon de dire, de désigner ou de signifier ne concerne pas seulement l’expression wuwei. C’est à bon droit, en effet, qu’on la rangerait, compte tenu de ses allures trompeuses, auprès d’un grand nombre d’autres qui font partie du vocabulaire philosophique taoïste, lequel est remarquable par son amour des paradoxes et par son habileté à dissocier les termes de leur sens habituel. Ainsi, par exemple, remarquerons-nous que, pour décrire l’apparence extérieure du sage qui s’ébat à l’origine des choses et qui jouit d’une vitalité coextensive à celle du cosmos, les penseurs taoïstes utilisent les métaphores paradoxales suivantes : il a le corps pareil à un arbre desséché et un esprit réduit à l’état de cendres éteintes. S’il fallait les prendre à la lettre, ces métaphores ne nous diraient-elles pas exactement le contraire de ce qu’elles sont destinées à dire et n’évoqueraient-elles pas, plutôt qu’une vitalité débordante et cosmique, un état d’épuisement extrême, voire celui d’un moribond ?
4Ainsi en est-il de wuwei qui, en dépit des apparences et de sa littéralité, ne signifie point « ne pas agir ».
5Mais la positivité de cette expression ressort encore mieux lorsqu’on examine la façon dont les penseurs taoïstes l’ont utilisée : autour de cette expression, en effet, et de l’idée qu’elle renferme, gravite un ensemble très riche d’idées satellites qui forment, judicieusement articulées ensemble, ce que l’on pourrait appeler, à la mode occidentale, une philosophie de l’action. Wuwei, loin de prôner l’inertie et l’inactivité pures, correspond à un type d’agir spécifique où se rencontrent des notions très pratiques comme celles d’efficacité maximale, de rentabilité, d’infaillibilité. En wuwei, ne cessent de répéter les taoïstes, de Lao zi au prince de Huainan, il n’est rien qui ne soit fait : wuwei er wu bu wei . Wuwei, par conséquent, loin de prescrire le renoncement, la retraite, la résignation et l’inactivité, est la condition et la force mêmes de l’action authentique et efficace. S’il n’en avait point été ainsi, les légistes (fajia ), qui représentent la branche la plus réaliste, la plus pratique et la plus autoritaire de la philosophie chinoise ancienne, se seraient-ils intéressés à cette notion autant que leurs œuvres en témoignent ?
6Nous venons de préciser le sens de l’expression wuwei en elle-même. Abordons à présent la problématique philosophique dont elle constitue un élément essentiel.
7C’est dans le Huainan zi, nous semble-t-il, que cette problématique est élaborée de la façon la plus complète et la plus satisfaisante. Le Lao , en effet, de par son extrême concision et son style rigoureusement poétique, exhorte au wuwei, à ne pas mal agir, plutôt qu’il ne dit de quoi il s’agit au juste ; quant au Zhuang zi , wuwei est, pour lui, moins un mode d’action à proprement parler qu’une certaine attitude devant le monde, une façon d’être au monde, l’auteur de cet ouvrage insistant avant tout sur les conditions métaphysiques et psychologiques du wuwei. Ces conditions sont, grosso modo, les suivantes : se délivrer des jugements courants et habituels portés sur le monde, mettre sur un même pied la misère et la richesse, la vie et la mort, substituer aux mobiles privés et aux vues partiales une vision des choses élargie, libre et désintéressée, etc. Tout ceci est fort bien exprimé dans le très célèbre chapitre II du Zhuang zi, intitulé Qi wu lun (De l’équivalence des êtres). D’autres indications, faites pour nous préparer ou pour nous disposer à l’action authentique (wuwei), peuvent cependant être décelées ailleurs dans l’œuvre, comme celles-ci :
La terre m’a donné un corps, la vie m’a fatigué, la vieillesse a relâché mon activité et la mort me donnera le repos. Bénie soit ma vie et, du même fait, bénie soit ma mort ! Prenons le cas d’un grand fondeur occupé à couler le métal en fusion. Si une partie de ce métal se séparant du reste, lui disait : Moi, je veux devenir une épée célèbre !, le grand fondeur verrait certainement là une inconvenance néfaste. De même, si un mourant disait : Je veux rester un homme !, le créateur le trouverait également d’une inconvenance néfaste. À vrai dire, le Ciel et la Terre sont la grande fonderie où le créateur opère les métamorphoses. Quelle que soit la situation, nous devons en être satisfaits. En un moment, chacun de nous s’éveille ; en un moment, il s’endort (Zhuang zi, VI, 119 ; Liou, 133).
8Pour agir authentiquement, par conséquent, ou, plutôt, pour vivre authentiquement, une réflexion d’ordre métaphysique et une préparation psychologique sont requises, à titre en quelque sorte de propédeutique. C’est, pensons-nous, dans ces termes et dans cette mesure que le Zhuang zi contribue à l’élaboration d’une problématique relative au wuwei.
9Avec le Huainan zi, cette problématique s’enrichit, se précise, se complexifie aussi. Il semble d’ailleurs qu’un débat, voire une polémique, se soient bientôt articulés autour de cette question. Ainsi les auteurs du Huainan zi éprouvent-ils à maintes reprises le besoin de définir rigoureusement l’expression wuwei, comme si celle-ci faisait l’objet d’interprétations abusives et erronées :
Le Non-agir ne signifie pas rester dans un état statique et figé et ne pas bouger. Par ce mot, on veut simplement dire que rien n’émane de soi. (Huainan zi, IX, 19b)
Certains considèrent que celui qui n’agit pas (wuwei) demeure silencieux et ne fait aucun bruit, qu’il est indifférent et qu’il ne bouge pas. Vous l’appelleriez qu’il ne viendrait pas ; vous le pousseriez qu’il ne s’en irait pas. Ressemblez à cela, disent-ils, et vous figurerez la Voie ! Quant à moi, je considère qu’il n’en est pas ainsi... (Huainan zi, XIX, la)
10Le Huainan zi soutient principalement deux grandes idées au sujet du wuwei :
111. Condamnation de la subjectivité individuelle (le « soi » ji ) consistant dans l’usage immodéré des sens et dans le libre cours donné aux désirs. Cette condamnation débouche sur l’urgence d’une ascèse, visant à libérer l’individu de tout ce qui le limite et le détermine et qui revient, métaphoriquement, à « sortir la grenouille de son puits ». Le Huainan zi, ici, reprend sans grandement les modifier les arguments du Zhuang zi.
12Cette condamnation sévère de la subjectivité, du soi, se trouve clairement exprimée, entre autres, par le passage du chapitre IX du Huainan zi que nous venons de citer1.
132. La seconde idée est étroitement liée à la première, mais constitue, par rapport au Zhuang zi et eu égard à la problématique relative au wuwei, une progression. Du sujet de l’action, on passe à l’action elle-même. Celle-ci se trouve dès lors définie comme une action parfaitement adéquate à son objet, et efficace dans la mesure où elle se conforme étroitement aux structures fondamentales de l’être. Deux notions importantes interviennent à ce niveau : yin (prendre appui sur, tirer sa cause de), et li (nervure interne des êtres, conçue dans une perspective organiciste et dynamique2). Le Huainan zi déclare à ce sujet :
Aussi, loin d’intervenir activement (wei ) dans les affaires du monde, il s’appuie (yin ) sur leur mouvement naturel et spontané ; loin de chercher à sonder les transformations des dix mille êtres, il les rejoint en empoignant leurs tendances essentielles (I, 6a).
Wu wei signifie qu’il ne prévient pas l’action des êtres. Wu bu wei (« il n’y a rien qui ne soit fait ») signifie qu’il s’appuie (yin) sur ce que les êtres font. Wu zhi (« non-gouvernement ») signifie qu’il ne modifie pas le mouvement naturel et spontané des êtres. Wu bu zhi (« il n’y a rien qui ne soit gouverné ») signifie qu’il s’appuie (yin) sur la façon dont les êtres s’ajustent les uns aux autres (I, 14a).
C’est ainsi que Yu, pour ouvrir des voies de passage aux eaux, se conforma (yin) à l’eau qui devint son instructrice, et que Shennong (le Divin Laboureur), pour cultiver les céréales, se conforma (yin) aux jeunes pousses auprès desquelles il tira toute sa science (I, 9b).
14Ainsi se précisent les contours, les modalités propres à l’action authentique. Une question, cependant, ne peut manquer de se poser, arrivé à ce stade : si l’action authentique, en effet, dépend d’une conformité étroite avec les principes des êtres, ces principes nous sont-ils accessibles et de quelle manière le sont-ils ? Le pan de la problématique concernant la condamnation de la subjectivité peut fournir une sorte de réponse à cette question : en se libérant de ses préjugés et de ses vues partiales sur le monde, l’on accède à un niveau de perception supérieure, qui, entre autres, nous fait découvrir les principes des êtres. Il faut cependant bien voir que nous sommes ici dans la phase négative et strictement propédeutique du projet : il s’agit d’identifier et d’écarter tout ce qui ne permet pas une bonne appréhension des êtres.
15Que se passe-t-il une fois que l’individu s’est libéré de sa subjectivité ? Qu’exhume-t-on sous les ruines ?
16La réponse du Huainan zi est à la fois simple et paradoxale, car on exhume, nous dit-il, un miroir.
17Il s’agit bien entendu d’une réponse métaphorique, qu’il ne convient donc pas de prendre à la lettre. Toutefois, on perdrait beaucoup à l’énoncer d’emblée d’une manière abstraite et conceptuelle. L’état positif de l’esprit qui a accès aux principes des choses est d’une part subtil, et d’autre part ineffable, comme tous les grands thèmes de la philosophie taoïste. Aussi ne peut-on l’approcher que par le biais de la métaphore, de l’analogie et du langage apophatique.
18Cette métaphore du miroir spirituel, pour reprendre une expression de Paul Demiéville, n’est pas propre au Huainan zi. Le Lao zi X (Liou, 12) l’utilise déjà et le Zhuang zi aussi. Dans ce dernier ouvrage, toutefois — et ceci s’accorde avec tout ce que nous avons dit sur sa façon d’envisager le wuwei — l’esprit-miroir renvoie à l’idée d’invulnérabilité du sage qui n’est pas affecté ou sollicité outre mesure par ses contacts avec les êtres ambiants. L’esprit-miroir, en d’autres termes, est facteur de sérénité. Il n’est pas encore, comme il le sera dans le Huainan zi, l’élément clé d’une théorie de la connaissance. Ainsi, selon le Zhuang zi3 :
Qui pénètre l’infini rejoint l’invisible, perfectionne les dons qu’il a reçus du Ciel, délaisse tout préjugé, celui-là saisit l’humilité de l’homme parfait, se sert de son esprit comme d’un miroir : il ne reconduit ni n’accueille personne ; il répond aux autres sans rien cacher ; il triomphe des êtres sans en être blessé (Zhuang zi, VII ; Liou, 142).
Qu’il est tranquille, l’esprit du Saint ! Il est le miroir de l’univers et de tous les êtres. Le vide, la tranquillité, le détachement, l’insipidité, le silence, le non-agir sont le niveau de l’équilibre de l’univers, la perfection de la voie et de la vertu... Heureux celui qui n’agit pas ! Il ne connaît ni chagrin ni misère et il vit longtemps ! (Zhuang zi XIII, 204-205 ; Liou, 177).
2. Miroir et connaissance dans le Huainan zi
19Le Huainan zi creuse la métaphore du miroir spirituel pour en faire plus qu’une image de la sérénité du sage, de son impassibilité, de son impertubable quiétude. Le miroir, en effet, associé à sa comparse l’eau 3, devient aussi et désormais un foyer exemplaire d’objectivité, d’accueil authentique des êtres, de véritable connaissance de ceux-ci. Il détient éminemment le pouvoir de faire apparaître les êtres tels qu’ils sont, sans aucune manière de déformation ou d’altération.
Le miroir et l’eau, dans leur contact (jie ) avec les formes (xing ) n’usent ni d’intelligence ni de calcul (zhigu ) pour refléter et, cependant, rien ne leur échappe, formes carrées ou rondes, courbes ou droites (Huainan zi, I, 6a).
Nul homme ne se mire dans l’eau vive, mais plutôt dans l’eau arrêtée (zhi shui ), car elle est quiète (Jing ). Nul n’examine son visage dans du fer natif (shengtie ), mais plutôt dans un miroir brillant (mingjing ), car il est uni (yi ). Seul ce qui est uni et quiet reflète la nature profonde des choses (wu zhi xing ) (Huainan zi, II, 18a).
Lorsque l’eau est quiète (jing ), elle est plane (ping ), et étant plane, elle est claire (ping ). C’est alors qu’elle reflète la forme des êtres (wu zhi xing ). Aucun ne peut se dérober. Aussi peut-elle servir à rectifier (zheng ) (Huainan zi, XVII, 4a).
20Le miroir et l’eau disposent donc d’un rapport privilégié avec l’être profond des choses. On remarquera au passage combien cette dimension symbolique pourra surprendre le lecteur occidental, habitué par sa tradition à une tout autre conception et symbolisation du miroir — qui est, alors, relié aux problématiques de l’apparence, de l’imitation, du pâle reflet, de l’illusion, etc.
21Les qualités et les privilèges du miroir et de l’eau sont celles de l’esprit4 du sage. Celui-ci reflète — ou mieux, réfléchit — les êtres tels qu’ils sont. Les termes qui décrivent l’état parfait de l’eau et du miroir sont également ceux qui servent à décrire l’état spirituel du sage : il est qingjing wuwei : pur, calme et sans activité propre.
22Le réel qui, alors, se mire en lui, ne subit, à l’occasion de ce contact (jie) qui est essentiellement réceptif, aucune transformation, aucune analyse, et ne fait l’objet d’aucune entreprise réductionniste, ce à quoi, immanquablement, nous procédons dès que nous nous posons la question : qu’est-ce que la réalité ultime, qu’est-ce qui au fond est vraiment réel ?
23Ici, au contraire, tout se passe comme si c’était l’esprit, et non plus le réel, qui devait accepter les structures, la morphologie propres de l’autre. Les structures a priori de l’esprit passent au second plan, voire à l’insignifiance. Le réel est le moule de l’esprit.
24Tout ceci permet d’appréhender directement la complexité du réel, et non pas progressivement, au long d’un processus méthodique de reconstruction. L’esprit-miroir est sensible, à la fois et en même temps, à l’unité et la multiplicité.
Or, le dao est un écheveau de fils interreliés et un réseau de branches entrelacées. Qui possède le dao est lié à ses mille ramifications et à son multiple feuillage (Huainan zi, I, 6a).
Or, donc, la profusion et les ramifications des dix mille êtres, les tiges, les feuilles, les branches et les troncs des Cent affaires, sont tous greffés sur une même racine, qui se diversifie à l’infini (Huainan zi, II, 9b).
25Avec cette seconde métaphore du réel arborescent, les auteurs du Huainan zi nous proposent, en quelque sorte, de nous pencher sur le spectacle d’un arbre dont le feuillage profus se reflète dans l’eau claire qui dort près de son tronc. Qui, alors, n’a pas été saisi par la parfaite fidélité de la copie à son modèle ?
26Nous venons de peindre l’esprit du sage à la lumière paradigmatique du miroir poli et de l’eau claire. Il nous semble intéressant, à présent, d’évaluer la pertinence de cette métaphore et de voir, par conséquent, si l’esprit peut effectivement accéder à la quiétude du miroir et de l’eau, et comment.
3. Caractère spontané et originaire du miroir spirituel
27Nous avons vu, précédemment, que les taoïstes, en prônant l’action wuwei, exhortent à n’agir sur les choses qu’en conformité avec leurs li , leurs nervures internes. Or en exigeant que l’esprit humain devienne pareil à un miroir ou à de l’eau limpide, que fait-on ? Employons-nous notre esprit selon ses structures internes, ou bien le contraignons-nous à quelque disposition inconfortable et aliénante ? Le wuwei a-t-il, en d’autres termes, pour condition, un youwei , « une action contraignante » ?
28La réponse à ces questions se trouve dans la métaphore du miroir spirituel elle-même, qui nous dévoile par là son extrême subtilité et richesse.
29Lorsque, en effet, l’eau et le miroir reflètent fidèlement les êtres, ils sont, disent les taoïstes, dans leur état spontané, originel, premier, c’est-à-dire pour l’une, quiète, et pour l’autre, poli. Ils perdent leur pouvoir d’authentique réflexion des êtres dès qu’ils sont troublés ou empoussiérés, c’est-à-dire dès qu’ils subissent un youwei, une action irrespectueuse de leur nature propre. Il en est de même pour l’esprit du sage, qui reflète parfaitement les êtres, tant qu’il dispose de son état originel et propre.
L’homme est quiet (jing ) de naissance. C’est la nature (xing ) qu’il tient du Ciel. Sous l’influence des êtres, le mouvement se produit en lui. Sa nature est ainsi altérée (hai ). Tandis que son esprit répond aux êtres, le mouvement de la connaissance se produit en lui. Celle-ci le met en contact avec les choses, et par là naissent l’amour et la haine. Lorsque l’amour et la haine font prendre corps aux êtres, la connaissance est séduite par l’extérieur et l’homme ne peut plus faire retour à lui-même. C’est ainsi qu’est détruit en lui le principe céleste (tianli ). Celui qui a atteint le dao n’échange pas le céleste contre l’humain (Huainan zi, I, 6a).
30Aussi faire recouvrer à son esprit la clarté du miroir et de l’eau calme n’est point exercer sur lui une violence, mais le faire revenir à son état originel (fan xing ). L’esprit humain, non seulement peut et doit posséder la lucidité du miroir et de l’eau claire, mais la possède naturellement et éminemment.
31Une dernière question, alors, mérite d’être posée. S’il s’agit, en effet, d’une disposition aussi originelle, intrinsèque et spontanée, d’où vient-il et comment se fait-il que seul l’esprit du sage en soit doué ? La nature, n’est-ce pas ce qui est, plutôt, communément partagé entre tous ?
32Les philosophes taoïstes n’ont pas été insensibles à cette question : la métaphore du miroir et de l’eau ne mérite pas encore le sort des chiens de paille, lorsque la cérémonie est finie ! En effet, de la même manière que l’eau limpide et le miroir lisse sont sensibles à leur environnement, de même l’est l’esprit de l’homme. On est ainsi invité à redéfinir la nature profonde des êtres, qui n’est plus ce qu’ils possèdent chacun de façon inaliénable, mais qui est désormais ce qu’il y a de plus fragile et de plus vulnérable. Les êtres ne perdent rien plus facilement que ce par quoi ils sont ce qu’ils sont.
Or, la sensibilité de l’homme est telle que ses oreilles et ses yeux répondent aux stimuli, que le cœur et la volonté connaissent le chagrin et la joie, que les mains et les pieds s’empressent de se débarrasser des démangeaisons et de se protéger du froid et du chaud. C’est ainsi que l’homme est lié aux choses. Dès que les abeilles et les scorpions pointent leur dard, l’âme est incapable de rester sereine, et dès que les mouches et les moustiques piquent la peau, la volonté est incapable de rester calme... Et en vérité, le fait que les dix mille êtres sollicitent et tirent à eux ma nature (xing ) et s’emparent de ma sensibilité, est semblable au jaillissement spontané d’une source. Même si je cherchais à l’arrêter, je ne le pourrais pas !... Si l’on place un bassin plein d’eau dans la cour et qu’on l’y laisse la journée durant afin que l’eau se clarifie, non seulement ne pourra-t-on pas, à la fin de la journée, y distinguer les poils des cils de ceux des sourcils, mais encore, si on la trouble un tant soit peu, on ne pourra même pas y distinguer un carré d’un cercle. De même il est facile de troubler l’esprit humain (renshen ), mais difficile de le rendre limpide, tout comme l’eau du bassin. Combien plus s’il a été pertubé pendant une génération et s’il n’a été paisible qu’un bref instant !... (Huainan zi, II, 20b)
La nature originelle de l’homme semble difficile à retrouver ; depuis trop longtemps, les êtres la souillent. (...)
Or, c’est dans la nature du bambou de flotter, mais il suffit qu’on l’entaille pour en faire des tablettes nouées ensemble et qu’on le jette à l’eau, pour que désormais le bambou coule. Il a en effet perdu sa contexture propre. C’est dans la nature du métal de couler, et pourtant, si on le place dans une barque, il flotte. Cela est dû aux circonstances... L’homme, de nature, est sans déviation, mais, longtemps plongé dans les coutumes, il change et en changeant, il oublie sa racine, pour adhérer à un semblant de nature (ruo xing ). Le soleil et la lune veulent briller, mais voici que de légers nuages les voilent ! L’homme de nature aspire au calme (ping ), mais les désirs et les passions le pertubent. Seul le sage est capable de se départir des êtres (yi wu ) et de faire retour à lui-même ! (Huainan zi, XI, 6b-7a)
33Ainsi l’action et l’impact de l’environnement sont-ils, sur l’homme et par le biais de sa sensibilité, extrêmement puissants. Il est vain, nous dit le premier extrait cité ci-dessus, d’essayer de s’y soustraire en réprimant sa sensibilité — et, en effet, le sage cherchera à la régler plutôt qu’à la réprimer — (« En vérité, le fait que les dix mille êtres sollicitent et tirent à eux ma nature... est semblable au jaillissement d’une source. Même si je cherchais à l’arrêter, je ne le pourrais pas ! »), et, en outre, cette sensibilité, quand elle est laissée effrénée et qu’elle reçoit, sans les filtrer, les coutumes et les produits de la culture, métamorphose l’être humain au point de l’affubler d’une sorte de seconde nature qui vient recouvrir la première, ainsi qu’il est dit dans le deuxième extrait (« Longtemps plongé dans les coutumes, il change et en changeant, il oublie sa racine pour adhérer à un semblant de nature »).
34La nature profonde de l’homme est donc essentiellement fragile. C’est par cette proposition — qui n’est pas sans poser d’ailleurs de sérieux problèmes5 — que les philosophes taoïstes évitent la contradiction qui aurait consisté, ainsi que nous le posions plus haut, à faire d’une action youwei la condition de l’action authentique wuwei. On peut s’en satisfaire comme on peut ne pas s’en satisfaire. Il n’en demeure pas moins que la métaphore du miroir spirituel est fort riche de sens et d’implication — c’est ce que nous espérons avoir montré dans cet article — et qu’elle a une valeur non seulement poétique mais aussi philosophique.
4. Connaître dans un miroir
35Notre problématique de base était que l’action non violente wuwei, en tant qu’action non contraire aux structures internes de l’être, supposait fondamentalement une connaissance de ces structures internes, et, par suite, la possibilité chez l’homme d’une telle connaissance. Cette possibilité, il nous a semblé la trouver clairement exprimée dans la métaphore du miroir spirituel et de l’eau calme, lesquels sont investis d’une forte valeur paradigmatique pour l’esprit de l’homme. Lorsque celui-ci est quiet, tout comme l’eau et le miroir, il jouit avec les choses d’un rapport harmonieux, source et pourvu qu’on ne laisse pas l’extérieur s’introduire plus que de raison à l’intérieur, par le biais d’une sensibilité débridée.
36Qu’on nous permette de finir sur cette remarque au sujet de la connaissance qui est impliquée par l’esprit-miroir du sage. Le connu — ou, pour dire les choses d’une manière plus circonstanciée : le reflété, le réfléchi — est à peine filtré. Aussi serait-il intéressant de parler, plutôt que de connaissance, de communication avec l’être. Cela est si vrai que le sage taoïste, lorsqu’il jouit de cette communication avec les êtres, est en mesure de les influencer (gandong ), à tel point qu’il peut éventuellement se passer de contacts physiques, matériels avec eux — cette absence de contact physique est d’ailleurs une des nombreuses dimensions de l'action authentique wuwei. Le miroir, de son côté et selon les caprices des poètes, se verra doté de pouvoirs similaires : pouvoir de repousser les influences néfastes et d’effrayer les esprits, pouvoir aussi de faire apparaître les divinités omniscientes, etc. C’est ce dont témoigne le moine-poète Ruoxu (m. 948) dans son poème Le Miroir ancien :
Sitôt le coffret ouvert, le Phénix s’anime
Placé haut sur son support, les démons
et les esprits s’effarouchent.
37
Ainsi la proximité entre l’esprit du sage et le miroir s’avère-t-elle très étroite, et relève-t-elle sans doute de ces nombreuses et secrètes affinités entre les êtres (tonglei ganying ) auxquelles les anciens Chinois ont tant prêté attention.
Notes de bas de page
1 H. G. Creel (1970, 48 à 78), a même émis l’hypothèse que l’expression wuwei serait d’origine légiste, tant l’expression revient fréquemment dans les fragments du penseur légiste Shen Buhai (m. -337).
2 Une bonne définition du terme li , que, pour notre part, nous traduisons par « nervure interne des êtres », peut être trouvée dans ce que Félix Ravaisson, philosophe français du siècle dernier, dit à propos du dessin : « Le secret de l’art de dessiner est de découvrir dans chaque objet la manière particulière dont se dirige à travers toute son étendue, telle qu’une vague centrale qui se déploie en vagues superficielles, une certaine ligne flexueuse qui est comme son axe générateur. Toute forme est la trace d’un mouvement ; elle n’est rien, isolée du geste qui l’engendre » (cité in Bergson, La Conscience et la vie, 1987,10).
3 Cette association peut sans doute s’expliquer par l’étymologie du terme chinois le plus ancien signifiant miroir : jian . Ce terme se compose en effet graphiquement d’un homme se regardant au-dessus d’un bassin rempli d’eau.
4 Le terme chinois que nous traduisons dans cet article par esprit est shen ou jingshen . Le terme xin , ordinairement traduit par « cœur » et qui est parfois traduit par « esprit », n’intervient pas dans le Huainan zi quand il est question du miroir et de l’eau, et de l’accès à la nature profonde des choses.
5 Une telle conception de la nature profonde des êtres, que le chinois classique désigne par xing , mérite d’être explorée en détails. Ce terme a d’ailleurs fait l’objet de nombreuses polémiques dans les cercles philosophiques de la Chine ancienne. On en trouve un bref aperçu dans le Meng zi , XI ; chez Meng zi (-372 ? à -289), ce en quoi consiste la nature humaine proprement dite est aussi extrêmement ténu et fragile. Il suffit de lire à ce sujet la célèbre allégorie de l’arbre du Mont du Taureau. Aussi convient-il de la protéger activement. La culture en est le moyen chez les confucéens, l’ascèse et le retour à l’origine — qui sont perçus comme une diminution, contrairement à l’éducation qui est perçue comme une augmentation — en sont les moyens chez les taoïstes. Bien que les moyens diffèrent, ni les uns ni les autres n’agissent à proprement parler sur la nature humaine puisqu’ils l’assistent, la secondent, la nourrissent. Aussi les taoïstes et les confucéens ne s’opposent-ils pas vraiment sur ce plan. Cela reste, toutefois, à approfondir.
Auteur
Nathalie PHAM est en rédaction de thèse de doctorat à l’École Pratique des Hautes Études. En plus de nombreuses recensions dans la Revue Bibliographique de Sinologie, elle a publié « Le Fleurissement de l’intérieur (Zhu Xi) », Hexagrammes (1986) et, « Un manuscrit chinois découvert à Circa près de Khotan », Cahiers d’Extrême-Asie (1987).
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Mythe et philosophie à l'aube de la Chine impériale
Études sur le Huainan zi
Charles Le Blanc et Rémi Mathieu (dir.)
1992
La Chine imaginaire
Les Chinois vus par les Occidentaux de Marco Polo à nos jours
Jonathan D. Spence
2000