Résonance : Une interprétation chinoise de la réalité
p. 91-111
Texte intégral
1. Le développement intellectuel de la Chine
1Dans un texte célèbre, Francis Bacon (1561-1626) observait :
Il est bon également de relever la force, la vertu, les conséquences des choses inventées ; qualités qui ne se présentent nulle part plus clairement que dans ces trois inventions inconnues des anciens, et dont les commencements, quoique récents, demeurent obscurs et sans gloire : l’imprimerie, la poudre à canon et la boussole. Elles ont toutes trois changé la face et la condition des choses, sur toute la terre ; la première dans les lettres, la seconde dans la guerre, la troisième dans la navigation. Il s’en est suivi d’innombrables changements, si considérables qu’aucun empire, aucune secte, aucune étoile ne semble avoir exercé davantage de puissance et d’influence sur les affaires humaines, que ne l’ont fait ces arts mécaniques (Bacon, 1986,182).
2Nous savons que ces découvertes tirèrent leur origine des Chinois entre le Ier et le XIIe siècle de notre ère1. Les recherches inédites de Joseph Needham ont montré que le flot des idées et des techniques scientifiques jusqu’au XVIIe siècle s’écoula de l’Asie de l’Est vers l’Europe occidentale, principalement par la médiation du monde arabe (1956 - I, passim). Le renversement du flot de l’Occident vers l’Asie de l’Est est un phénomène historiquement récent, qui date tout au plus de quelques siècles.
3L’œuvre monumentale et toujours inachevée de Needham, Science and Civilisation in China, pose un problème majeur de compréhension interculturelle qui peut être formulé comme suit : « Comment expliquer que la Chine, malgré son avance manifeste sur l’Europe dans l’observation de la nature et les innovations technologiques jusqu’au XVIIe siècle, ne parvint pas à produire des systèmes scientifiques ni à connaître de révolution technologique, comme ce fut le cas en Occident ?2 » La notion de résonance, élaborée surtout par les penseurs des Premiers Han (-206 à 8), dont Liu An , principal auteur du Huainan zi, apporte, pensons-nous, un élément de réponse à cette question complexe.
4De nombreux savants, notamment des historiens, des scientifiques et des sinologues, ont proposé des éléments de réponse à la question, tout en reconnaissant que leur propre approche méthodologique était trop étroite pour apporter une explication satisfaisante à un phénomène aussi multiforme3. Car il s’agit ici non seulement de deux cultures, mais de deux complexes de civilisations, le complexe indo-européen et sémitique centré dans le bassin de la Méditerranée et le complexe « sinitique » centré en Chine, qui, en plus d’un point, se posent l’un vis-à-vis de l’autre dans une relation homologue d’opposition et d’altérité. Dans la mesure où l’anthropologie offre une approche herméneutique pluridisciplinaire pour comprendre des cultures et des civilisations autres que la sienne propre, la question ici posée pourrait bénéficier d’une étude anthropologique.
5Bien sûr, la question, formulée dans la mouvance des recherches publiées jusqu’ici sur le sujet, recèle des présuppositions subjectives, non exprimées et même non examinées (Sivin, 1982, 136 sq.). On assume d’abord qu’il y a une nécessité pour les sociétés non occidentales de connaître le même genre de révolution scientifique que traversa l’Europe au XVIIe et au XVIIIe siècles ; deuxièmement, que, puisque la science et la technologie modernes sont une fonction intrinsèque de la société et de la culture, les peuples non occidentaux seront nécessairement transformés de la même manière que l’Occident par la révolution scientifique ; troisièmement, que la priorité chronologique de la révolution scientifique en Occident montre que celui-ci avait atteint une intelligence de l’univers inégalée par les autres cultures et civilisations ; et enfin que la science et la technologie, en dépit de leurs origines occidentales, sont devenues objectives, universelles, dénuées de tout particularisme, n’ayant comme seul critère que l’essence de la réalité.
6Nul besoin de démontrer le caractère discutable de ces quatre présuppositions. Elles nous alertent du besoin de constamment rétablir à nouveau en nous une distance critique par rapport au sujet de notre discours. Nous devons supposer que, même lorsque nous exerçons délibérément cette volonté d’autocritique, le chat noir que nous avons chassé en plein jour par la grande porte s’est réintroduit par la porte de derrière à la faveur de la nuit.
7Parmi les raisons données pour rendre compte de l’échec de la Chine à produire des systèmes scientifiques, on peut signaler quelques types : la propension des Chinois au concret plutôt qu’à l’abstrait ; le système d’écriture logographique ; l’absence des mathématiques appliquées et de la logique ; le caractère autoritaire du système socio-politique ; la conception esthétique de la nature4 ; et ainsi de suite. À mon avis, ces raisons sont pertinentes mais inadéquates. Dans chaque cas, on semble vouloir approcher un phénomène extrêmement complexe, la compréhension mutuelle de deux civilisations, sous un angle très étroit, comme si on prétendait expliquer l’histoire par le nez de Cléopâtre. L’approche méthodologique doit être redéfinie.
8Ce qu’il faudrait, c’est un groupe de spécialistes représentant les principales disciplines des sciences humaines et sociales, parmi lesquelles l’anthropologie, sur la force de son approche intrinsèquement pluridisciplinaire, jouerait le rôle de catalyseur. L’une des tâches majeures de ce groupe, en étudiant les données multiformes excavées, pour ainsi dire, par Needham et ses collègues, et en les replaçant dans leur contexte historique, social et culturel propre, serait d’élaborer une méthodologie et une herméneutique communes, qui, tout à la fois, respecteraient aussi pleinement que possible la spécificité et même l’altérité des phénomènes chinois et permettraient aux différentes disciplines impliquées de communiquer leurs aperçus respectifs d’une manière efficace les unes aux autres.
9Mais mon but dans les pages qui suivent est beaucoup plus modeste. Il s’agit d’exposer, en guise de contribution au problème posé ci-dessus, l’ancienne idée chinoise de ganying , que nous traduisons par « résonance ». C’est une notion qui a reçu trop peu d’attention de la part des spécialistes modernes ; cela est dû, en partie, à son inclusion dans des écrits qui n’appartenaient pas à la tradition classique chinoise. L’étude de cette notion, qui comporte des aspects scientifiques et philosophiques, nous permettra de pénétrer latéralement, pour ainsi dire, la tradition intellectuelle chinoise et nous fournira peut-être un filon pour comprendre pourquoi les Chinois ne développèrent pas de systèmes scientifiques.
2. Le monde étrange de la résonance
10L’expression ganying est une notion clé d’un courant de pensée qui, plongeant ses racines dans la plus haute antiquité chinoise, trouva son épanouissement sous la dynastie des Han occidentaux (-206 à +8). On en trouve l’expression dans plusieurs ouvrages représentatifs de cette période (voir infra).
11Ganying peut être traduit par « action et réaction »,» stimulus et réponse », « affect et effet » et, d’une manière plus précise, par « résonance ». Cet exposé vise à évoquer l’étrangeté du monde postulée par cette notion et par le langage qui l’exprime.
12Ganying est une expression composée ou binomiale. Chacune de ses composantes peut opérer au plan grammatical et sémantique comme un mot indépendant. Gan a pour champ sémantique la notion d’affect, de sensation, de stimulus et peut fonctionner syntactiquement comme un verbe (être affecté, être stimulé), comme un substantif (affect, stimulus), un adverbe, un adjectif, etc., simplement sur la force de la position du mot dans la phrase. La polyvalence syntactique est un trait du chinois classique. Le sens de ying gravite autour de la notion de réponse, de réaction, d’effet. Ying peut aussi, comme la majorité des mots chinois, se comporter comme verbe, nom, adverbe, adjectif, etc., dépendant de l’ordre des mots. Il est pratiquement impossible de rendre les nuances morphologiques de l’expression en langue occidentale. À partir du IVe siècle avant notre ère, ganying fut employé dans l’étude des phénomènes acoustiques et musicaux, tels, par exemple, la vibration sympathique de deux cordes musicales parfaitement accordées5. La traduction de ganying par « résonance » correspond bien à l’origine de l’expression6.
13La notion joua un rôle important dans les commentaires philosophiques du Yijing et fut développée plus avant par les penseurs naturalistes (école du yin-yang et des cinq éléments) de l’Académie Jixia , à partir du IVe siècle avant notre ère. L’un des principaux représentants de cette école fut Zou Yan (-305 à-240), dont les écrits, sauf certains fragments, sont malheureusement perdus. Cependant, nous savons que Zou Yan exerça une influence considérable sur les penseurs des IIe et IIIe siècles avant notre ère. Ainsi, nous trouvons un enrichissement notable de la notion de ganying dans trois des principaux ouvrages philosophiques de cette période, à savoir le Lü shi chunqiu œuvre syncrétiste de Lü Buwei (m. -235), le Chunqiu fanlu , œuvre confucéenne de Dong Zhongshu (-179 ? à-104 ?) et le Huainan zi (le Livre du maître de Huainan), œuvre taoïste de Liu An (-179 ? à-122). C’est sur ce dernier ouvrage que nous allons surtout nous arrêter7.
14Le désir de comprendre un courant de pensée axé sur la notion de résonance dans le Huainan zi se heurte à un double sentiment d’aliénation. D’abord, les textes témoins remontent à plus de deux mille ans et ressortissent à une tradition linguistique étrangère à la famille des langues indo-européennes, notamment, le français, l’anglais, le latin et le grec à travers lesquels se forma notre conception non réfléchie du monde. Car nous inclinons à croire que notre compréhension du monde fut acquise au moins autant par les structures inhérentes à ces langues que par les contenus explicites qu’elles véhiculent.
15Dans ce contexte, on peut isoler certaines particularités de la langue du Huainan zi, qui appartient à ce que les sinologues appellent le « chinois classique » :
le monosyllabisme : chaque mot chinois est un seul son ; chaque son a un champ sémantique défini ;
la tonalité : chaque son est marqué par un ton, qui spécifie un champ sémantique propre ; en chinois classique, on comptait cinq tons ;
l’absence d’inflexion : chaque monosyllabe est aussi inaltérable que du diamant : ni conjugaison ni déclinaison, ni genre ni nombre, pas le moindre changement morphologique ;
la polyvalence syntactique de chaque monosyllabe : au plan syntactique, chaque monosyllabe est neutre et amorphe ; il ne possède aucune fonction syntactique a priori-, c’est la position relative du monosyllabe dans la phrase qui détermine sa fonction ; bien sûr, l’usage et la fréquence favorisèrent certaines fonctions pour certains sons ;
l’homonymie : un grand nombre de monosyllabes ont une prononciation identique mais des sens différents ; les tons, qui marquent chaque syllabe, n’apportent qu’une différenciation limitée, puisque des douzaines d’homonymes ont le même ton, mais des sens tout à fait différents ;
un système d’écriture logographique : chaque monosyllabe avec son ton et son champ sémantique distinctifs est représenté par une graphie invariable. Le caractère chinois ne représente pas d’abord le son, comme les mots de nos systèmes d’écriture alphabétiques, mais l’idée ou l’objet, directement ; le rapport structurel entre la langue et l’écriture se présente très différemment en chinois classique et dans les langues alphabétiques ;
l’absence de capitalisation, de ponctuation, de divisions en paragraphes ; les anciens textes chinois forment un tissu dense et homogène, dont les motifs invisibles peuvent seulement être perçus par une analyse structurelle et morphologique de la manière dont les mots se rapportent les uns aux autres dans une phrase donnée, en défaisant la chaîne et la trame ; la langue n’est pas analytique, comme le sanscrit, le grec et le latin, mais synthétique, comme le flot des perceptions.
16La seconde aliénation a trait à la vision du monde que nous propose le Huainan zi. L’auteur vise, par le truchement de figures littéraires et heuristiques, à nous découvrir la charpente cachée de l’univers, embrassant, comme il le dit, « ce qui est si grand qu’il n’y a rien à l’extérieur et si petit qu’il n’y a rien à l’intérieur » (Huainan zi VII, 15a). Le sens ne découle ni de l’abstraction, ni de la logique linéaire, ni de la causalité, mais résonne comme un écho émanant de la position constamment changeante des choses les unes par rapport aux autres dans le cadre concret du temps et de l’espace. La relativité ontologique correspond à la polyvalence syntactique. L’être vient du non-être. L’être est essentiellement changement et créativité. Le mouvement de l’être, sa passion, est de retourner à son ineffable origine. Le retour est ontologique, non simplement mental ou spéculatif. C’est la transformation de l’être en lui-même. À son apogée idéal, qui est le point de vue de l’homme véritable (zhenren ), le monde peut être comparé à une multitude de sons qui d’eux-mêmes s’harmonisent pour former une symphonie. De cette harmonie, il n’y a ni compositeur ni directeur ; derrière les instruments, nul musicien ; il n’y a pas d’instruments qui produisent les sons ; il n’y a que les sons eux-mêmes.
17Sommes-nous dans un monde sain et rationnel ou devons-nous faire nôtre le mot de Valéry : « Toute conception du monde qui n’est pas étrange est fausse » ?
18Notre réaction spontanée face à l’étrange et à l’altérité est de les réduire à notre propre identité. Nous pouvons par choix tenter de nous dévêtir de notre façon de voir occidentale en nous identifiant totalement avec un texte chinois tel que le Huainan zi, en le transformant en une espèce d’incantation et de catéchisme qui deviennent vrais par la simple répétition, remémoration et célébration. Entre ces deux extrêmes, nous osons croire que l’herméneutique ouvre une voie pour comprendre l’autre dans le plein respect de sa spécificité, tout en gardant une distance critique qui implique la conscience de notre propre point de vue. Nous nous rapprochons de la définition de la connaissance d’Aristote (-384 à-322) : « devenir l’autre en tant qu’autre » (fieri aliud in quantum aliud). Pour Kant (1724-1804), la connaissance véritable est « synthétique », le jugement étant l’unité intellectuelle d’un divers, i.e. de choses qui sont différentes l’une de l’autre. On peut se demander si G. Vattimo, dans La Fin de la modernité, ne fut pas influencé outre mesure par Heidegger quand il conclut son chapitre « Herméneutique et anthropologie » par ces mots inattendus :
L’anthropologie (comme l’herméneutique) n’est ni la rencontre de l’altérité radicale, ni la « systématisation » scientifique du phénomène humain en termes de structures ; elle se rabat probablement sur sa forme de dialogue — la troisième de celles qui l’ont historiquement définie dans notre culture : de dialogue avec l’archaïque —, mais sous l’unique guise en laquelle l’archè peut se donner à l’époque de la métaphysique achevée : la forme de la survivance, de la marginalité et de la contamination (1981, 167).
19Cet énoncé soulève trois questions :
Ne crée-t-on pas ainsi un nouvel écart entre l’herméneutique et l’anthropologie, un écart que le livre de Vattimo visait à combler ? En limitant l’anthropologie culturelle à n’être qu’« un discours sur l’archaïque », Vattimo risque de l’isoler des autres champs théoriques des sciences humaines et sociales et de la cantonner dans des îlots de survivance, de marginalité et de contamination.
Est-ce que l’archaïque, en dernière analyse, n’est pas constitutif de l’anthropologie culturelle dans la mesure où il est une modalité de l’altérité culturelle ? En ce sens, l’altérité culturelle n’a pas à se définir en référence aux sociétés archaïques, mais peut très bien être un phénomène actuel dans des sociétés contemporaines et même à l’intérieur d’une société donnée. L’herméneutique et l’anthropologie ne trouvent-elles pas leur signification aussi bien dans la dimension synchronique que diachronique du développement et de l’interaction socio-culturelle ?
On peut finalement se demander si la métaphore du « dialogue » n’est pas trop floue pour encadrer l’objet propre de l’herméneutique et de l’anthropologie. Ces dernières, en tant que visées scientifiques, peuvent contribuer à une théorie de la communication interculturelle et même transculturelle, mais ce ne semble pas être là leur objectif premier.
20Dans cette étude, nous considérons l’herméneutique comme un discours sur l’altérité, sur l’autre, sur la différence, sur ce qui apparaît à première vue comme anormal, même comme absurde, mais un discours qui, à travers un processus de familiarisation, se donne comme une appropriation de l’altérité dans le sens de la définition d’Aristote donnée plus haut. Nous croyons qu’il est dans le pouvoir de l’homme de devenir l’autre sans autodestruction. Nous trouvons, il est vrai, dans des formes extrêmes de l’amour et du mysticisme, un désir de se perdre dans l’autre, de se sacrifier et même de s’anéantir à cause de l’autre. Mais telle n’est pas la vocation de l’herméneutique. Par contre, l’appropriation de l’autre n’est pas une réduction à soi-même, malgré l’insistance des penseurs médiévaux sur l’adage « omne cognitum ad modum cognoscentis cognoscitur ». Kant renforça même cette tradition en privilégiant le rôle du connaissant dans le processus de la connaissance. Le monde est moins un objet tout fait qui se réfléchit dans la conscience qu’une construction de l’intelligence humaine face à un donné divers dont l’intérieur demeure à jamais opaque à l’esprit. Au plan des rapports humains, je puis comprendre ce que signifie pour mon ami le fait d’avoir perdu un parent proche, parce que je puis me représenter cet événement, par la mémoire, l’imagination et l’empathie, dans ma propre expérience. Je suis capable de me mettre à la place de mon ami et de devenir mon ami précisément comme quelqu’un qui a perdu un parent proche.
3. Une approche herméneutique de la notion de résonance dans le Huainan zi
21La familiarisation avec les idées contenues dans l’ancien texte chinois intitulé Huainan zi, notamment avec l’idée de résonance, et leur appropriation, ces deux étapes sont un processus complexe qui doit reposer sur des principes. Chacune des étapes décrites ci-après peut être comprise comme autant d’outils interprétatifs habilitant le lecteur à comprendre le texte dans le plein respect de son objectivité intrinsèque et de sa cohérence intellectuelle.
Hypothèse
22L’orientation théorique de cette section peut s’articuler en une triple hypothèse.
23Tout d’abord, comme définition nominale, la notion de résonance signifie que toutes les choses dans le monde son interreliées et s’influencent les unes les autres selon des structures émergentes, de telle sorte que l’interaction apparaît comme spontanée et non pas causée par un agent externe. La notion de résonance joue ainsi le rôle d’un principe cosmologique, c’est-à-dire d’un dispositif rationnel par lequel on comprend l’univers comme une totalité, l’homme faisant partie de cette totalité.
24Deuxièmement, même si elle fut conçue comme un principe cosmologique, la résonance n’atteint sa plénitude que dans l’homme. Le cosmos n’existe pas pour lui-même comme entité distincte, mais est ordonné à l’actualisation de l’homme véritable. La cosmologie se plie ainsi aux plus hautes destinées de l’homme. L’ontologie du Huainan zi se veut anthropocentrique.
25Troisièmement, on peut se demander si la résonance ne joua pas dans le Huainan zi un rôle comparable à la causalité dans la pensée occidentale. La causalité, pièce maîtresse de la philosophia perennis, fut un concept directeur dans les premières phases de la révolution scientifique en Occident, même si ce rôle s’amenisa à la lumière des développements récents de la science. La fusion de la cosmologie avec une ontologie anthropocentrique n’eut-elle pas un effet d’inhibition dans la faillite de la Chine à produire des systèmes scientifiques ?8
Établissement d’un texte critique
26D’après des sources historiques fiables, le Huainan zi fut complété vers l’an-139.9 L’ouvrage fut écrit par plusieurs savants sous l’impulsion et la supervision de Liu An, prince de Huainan. Huainan était une petite principauté dans la Chine du Sud-Est, qui, culturellement, était dans la mouvance du chamanisme et de l’idéalisme du royaume de Chu, par contraste avec les philosophies plus réalistes et pragmatiques de la Chine du Nord. Le Huainan zi fut profondément influencé par les traditions poétiques et philosophiques émamant de Chu , notamment par les œuvres de Qu Yuan (-343 ? à-277) et de Zhuang zi (-369 ? à-286 ?), le premier, le plus grand poète de la Chine antique, le second, l’un de ses tout premiers philosophes et prosateurs.
27Il est possible de reconstruire jusqu’à un certain point l’histoire de la transmission du Huainan zi, d’abord sous la forme de fragments et de citations dans d’anciens ouvrages, des Han orientaux (26 à 220) jusqu’aux Tang (618 à 907), puis dans des éditions imprimées, à partir du XIe siècle, sous les Song du Nord (960 à 1126). Nous n’entrerons pas ici dans les complexités de la critique textuelle des écrits chinois qui, étant donné le système d’écriture logographique, présente des problèmes insoupçonnés dans la tradition manuscrite occidentale. En raison de la corruption textuelle cumulative au long de plus de deux millénaires, il est impérieux d’établir un texte critique si nous voulons assurer l’authenticité et l’intégrité du Huainan zi. À titre d’exemple, l’expression ganying fut largement utilisée dans les textes bouddhistes chinois pour traduire la notion indienne de karma. Ceci eut une influence non négligeable sur la tradition exégétique taoïste du Huainan zi.
Inventaire des textes relatifs à la résonance
28Le Huainan zi est un ouvrage considérable, comprenant plus de 130 000 caractères. Une traduction complète compterait environ 1 000 pages en français. L’œuvre se présente comme une somme de la pensée taoïste, gravitant autour de la cosmologie, de la société et de l’individu (Ciel, Terre, Homme, selon les catégories chinoises de l’époque). On ne trouve pas de chapitre consacré à la notion de résonance dans le Huainan zi. Des années de recherche nous ont convaincu que la notion court en filigrane à travers l’ensemble de l’œuvre comme l’un de ses principes d’organisation, même si ceci n’est pas obvie à première lecture et a été contesté par certains spécialistes. Ce problème, qui appartient proprement au niveau de l’interprétation, sera discuté plus loin. Ce qui est indéniable, c’est la récurrence des textes sur la résonance, avec des degrés variables de densité et d’articulation, dans tous les vingt et un chapitres, y compris le dernier, qui se veut un sommaire explicatif de l’ouvrage tout entier.
Quand le vent d’Est se lève, le vin fermente et déborde (Huainan zi VI, 3a).
Quand le ver sécrète sa soie, la corde correspondant à la note musicale shang se brise (Huainan zi VI, 3b).
Quand souverain et ministre se méfient l’un de l’autre, des segments de halos opposés se forment dans le ciel [de chaque côté du soleil] (Huainan zi VI, 4a).
Quand la magnétite est mise en présence du fer, elle l’attire à elle (Huainan zi VI, 6a)
29De tels énoncés, qui abondent dans le Huainan zi, révèlent une structure logique commune : « Soit A, alors B ». Non seulement les deux phénomènes sont-ils simultanés, mais il y a aussi un lien ou un contact nécessaire entre les deux. L’auteur entend formuler des lois et des constantes sur la base de l’observation empirique : chaque fois que la magnétite est en présence du fer, elle l’attire, etc. Nous passons insensiblement de la description à la prescription, en d’autres mots, les énoncés sont explicitement descriptifs et implicitement prescriptifs. Le passage du factuel au normatif s’opère insensiblement en raison de l’indétermination syntactique de la langue chinoise classique.
30Une deuxième classe de propositions formule des énoncés prescriptifs généraux sous lesquels les cas concrets sont subsumés ; ceux-ci jouent ordinairement le rôle de prémisses (déduction) ou de conclusions (induction) eu égard aux descriptions concrètes de la résonance :
Les choses qui appartiennent à une même catégorie réagissent les unes par rapport aux autres (Huainan zi VI, 3a).
Chaque chose est influencée dans la mesure où elle ressemble à la figure et à la catégorie des autres choses (Huainan zi IV, 4a).
C’est l’évidence même que les essences les plus subtiles agissent les unes sur les autres (Huainan zi VI, 4a).
31Finalement, nous rencontrons un troisième genre d’énoncé au sujet de la résonance, soit des énoncés explicatifs. Ils proposent une vue et une théorie générales du monde et justifient les aspects ontologiques et épistémologiques de la résonance que nous avons évoqués ci-dessus. Cette question sera discutée dans la dernière partie de cette étude. Contentons-nous ici de rappeler qu’une telle vision suppose que le monde tel que nous le percevons est le résultat d’une fragmentation graduelle dans le temps, dans l’espace, dans l’espèce et dans l’individu, d’une unité primordiale où tous les êtres étaient simultanément présents les uns aux autres dans un état inarticulé, non structuré, indifférencié. Les êtres, à leur niveau le plus profond, gardent une espèce de « mémoire ontologique » de cet état originel d’unité et cherchent, par le truchement d’un réseau complexe de correspondances, à recréer la cohésion perdue, d’où le phénomène omniprésent de la résonance.
Classification des thèmes
32À mesure que les textes relatifs à la résonance sont identifiés et recueillis, leur rapprochement et leur collation conduisent à des schèmes spontanés de classification. Par exemple, des chaînes de textes disséminés dans les divers chapitres de l’ouvrage portent sur l’interaction entre des phénomènes dans le domaine de la nature : la magnétite attire le fer, mais non la terre cuite ; l’eau tend à couler vers le bas tandis que la vapeur tend à s’élever vers le haut. Certaines formes de résonance se produisent entre les phénomènes célestes : le mouvement des corps célestes dans le firmament est connu comme un genre de résonance entre le soleil, la lune, les planètes et les étoiles ; d’autres formes de résonance jouent entre des phénomènes terrestres : la douce rosée du printemps, croit-on, fait fermenter le vin tandis que différentes sortes de terrain produisent des formations correspondantes de nuages. Un nombre considérable de textes relatifs à la résonance concerne le monde humain ; ainsi, on affirme que l’authenticité des sentiments dans les relations humaines entraîne, au niveau de l’État aussi bien que de la famille, l’harmonie et la créativité spontanées. La résonance opère aussi dans le domaine des arts et des techniques, des valeurs intellectuelles et morales.
33Mais c’est, hors de tout doute, sur l’interaction entre le monde naturel et la société humaine (tian ren ganying ) que portent le plus grand nombre de textes sur la résonance. Pour l’auteur du Huainan zi, cette interaction n’est pas métaphorique. Par exemple, quand le prince et ses ministres nourrissent du ressentiment les uns à l’endroit des autres, des « halos cornus » apparaissent de chaque côté du soleil (Huainan zi VI, 4a) ; quand l’étoile du Feu entre dans la constellation du Cœur, la terre tremble dans les royaumes du milieu (Huainan zi XII, 27b) ; quand, en plein milieu d’une bataille, le saint roi Wu brandit sa hallebarde vers le soleil, celui-ci recula de trois stations célestes pour assurer la victoire royale (Huainan zi VI, 1b-2a). Ces exemples semblent indiquer que la résonance opère généralement comme une loi ou un principe, tandis que dans certains cas elle se donne comme un événement contingent et non récurrent.
34La résonance opère habituellement entre deux entités ou deux domaines : c’est la « résonance relative ». Cependant, dans l’optique du Huainan zi, la vraie résonance est totale. Seul l’homme véritable, l’homme taoïste idéal, peut atteindre cette « résonance totale » avec l’univers, comme nous pouvons le voir dans le passage suivant, qui mérite qu’on s’y arrête brièvement :
Quand l’accordeur de luth touche la corde gong sur un instrument,
la note gong sur l’autre instrument résonne ;
quand il pince la corde jue sur un instrument,
la corde jue sur l’autre instrument vibre.
Ceci résulte du fait que des notes semblables sont en harmonie mutuelle.
Supposons maintenant que l’accordeur modifie l’accord d’une des notes,
de telle sorte que celle-ci ne corresponde à aucune des cinq notes
et que, lorsqu’il la frappe, les vingt-cinq cordes se mettent à résonner :
dans ce cas on a suscité un son indifférencié
qui gouverne toutes les notes musicales.
Ainsi celui qui communique avec l’harmonie suprême divague comme un homme parfaitement ivre ;
il s’abandonne aux douceurs d’un sommeil où il erre et s’ébat, sans qu’il sache comment il est parvenu à cet état.
S’enfonçant dans une agréable moiteur, s’abîmant dans une molle hébétude,
il est comme s’il n’avait pas encore commencé à émerger de son origine.
Tel est ce qu’on appelle la grande communication.
35La première chose à noter, c’est que ce texte constitue une unité littéraire, sous la forme d’une métaphore ou d’une allégorie. On pourrait l’intituler : « L’Allégorie de l’Accordeur de luth et de l’homme véritable » ; même si l’Homme véritable n’est pas mentionné dans le texte, les lignes 11 et 14 donnent une description qui, ailleurs dans le Huainan zi, est prédiquée de l’homme véritable. L’unité du texte est d’abord suggérée par l’expression comparative « ainsi » (gu ) à la ligne 11 et peut être déduite du fait que les lignes 9 et 14 comportent une structure syntactique parallèle. Le parallélisme est une clé importante pour identifier les unités littéraires et intellectuelles d’un passage donné.
36L’unité littéraire est ici composée de deux parties. La première porte sur l’observation — d’intention scientifique — d’un phénomène acoustique. Deux cordes musicales parfaitement accordées s’influenceront en effet l’une l’autre et vibreront à l’unisson. Nous sommes au niveau de la « résonance relative ». Ce courant de pensée n’est pas proprement taoïste, mais appartient à l’École des Naturalistes, qui élabora une cosmologie basée sur le yin-yang et les cinq éléments. Des entités qui appartiennent à la même catégorie, par exemple deux cordes musicales parfaitement accordées à la note gong (catégorie yang dans la théorie musicale chinoise), s’énergisent l’une l’autre, s’influencent l’une l’autre, résonnent ensemble.
37À partir de la ligne 6, l’auteur propose une hypothèse imaginaire selon laquelle, en touchant une corde musicale non accordée, l’accordeur de luth pourrait, par hasard, faire résonner toutes les vingt-cinq cordes d’un luth chinois. C’est là une manière symbolique, métaphorique, de signifier la « résonance totale ». Nous savons, par des textes parallèles dans d’autres chapitres, que la corde « non accordée » est le silence. Le silence est la source de tous les sons et de toutes les notes musicales, tout comme l’absence de forme est la source de toutes les formes et le non-être est la source de tout être. L’auteur utilise ici des moyens rhétoriques pour exprimer le passage analogique de la « résonance relative » à la « résonance totale ». Le silence n’appartient à aucune catégorie de sons ou de notes musicales : il peut dès lors évoquer tous les sons et toutes les notes musicales — dans l’hypothèse d’une corde musicale qui lui corresponde. La manière dont l’analogie est utilisée ici pour passer du relatif à la totalité est typiquement taoïste. Ainsi, nous trouvons un tissage de deux courants philosophiques dans cette première partie du texte : un courant naturaliste, insistant sur la résonance entre des choses semblables, et un courant taoïste, suggérant une sorte de résonance qui englobe indifféremment toutes choses, transcendant et comprenant à la fois la catégorie du yin et celle du yang.
38La deuxième partie du texte est purement taoïste. Il s’agit d’une description de l’homme véritable, même si, comme nous l’avons noté, l’expression zhenren n’apparaît pas dans le texte. Semblable à la corde non accordée qui entraîne la résonance des vingt-cinq cordes musicales, l’homme véritable est dans un état de résonance totale avec l’univers. La « non-émergence de l’origine » de la ligne 14 est le parallèle de la « non-différenciation du son » de la ligne 9. L’homme véritable est dans un état de résonance totale parce qu’il n’a pas commencé à se différencier de l’origine, c’est-à-dire, du non-être.
39« L’Allégorie de l’Accordeur de luth et de l’homme véritable » résume bien les éléments importants de la notion de résonance.
Ordonnancement des sens
40Selon Austin, face à un texte, nous pouvons poser trois questions : 1) Que dit le texte ? 2) Que veut dire le texte ? 3) Que doit dire le texte ? Jusqu’ici, nous avons abordé la première question, qui prend le texte dans sa littéralité immédiate. La question du sens implique une médiation, en ce qu’on tient compte du contexte et de l’intention de l’auteur, aussi bien le Sitz-im-Leben que la Tendenzkritik. Le contexte peut être comparé à une série d’ondes concentriques enveloppant le texte à l’étude et le pénétrant jusque dans son noyau central. Par exemple, on peut défendre l’argument que la notion de résonance dans le Huainan zi est, pour commencer, l’observation de phénomènes ou d’événements correspondants dans la nature, dans la société ou dans l’individu. Seulement quand la raison de la simultanéité est découverte la correspondance devient-elle intelligible et le phénomène ou l’événement peut-il être répété. À un niveau plus élevé, l’homme véritable taoïste est celui qui, par la transformation de soi et la connaissance mystique, est dans un état de résonance totale avec l’univers. Finalement, la résonance est la manifestation et l’opération du dao , le principe ultime de créativité et d’harmonie, dans notre monde fragmenté et déchu.
41De plus, la résonance est identifiée à la notion taoïste de non-agir (wuwei ), dont les aspects politiques sont bien connus. Sur la base de cette équivalence, l’auteur du Huainan zi vise à démontrer la supériorité d’un gouvernement et d’une forme sociale d’inspiration taoïste sur la contrepartie légiste. Nous accédons ici à un nouveau cercle de contextualité, qui nous mène hors du texte, dans le monde des factions sociopolitiques qui luttaient pour le pouvoir au temps où le Huainan zi fut écrit. Seule la familiarité avec les mouvements complexes qui marquèrent le début de la dynastie Han (-206 à 220) et avec leur appropriation des enseignements philosophiques pour des fins idéologiques peut nous permettre de comprendre l’intentionnalité de cet ouvrage. Ici, le critique littéraire et le philosophe doivent se tourner vers l’historien, le sociologue et le politicologue. Le genre de pensée dont la résonance était une notion clé est inséparable des autres sphères d’activité sociale et ne peut être compris comme un système clos.
42Nul doute, la résonance fut perçue comme un principe cosmologique qui pouvait, en dernière analyse, servir de justification à une forme particulière de gouvernement. Cependant, pour l’auteur du Huainan zi, une telle distinction entre la ding an sich et la ding für sich était purement artificielle. Pour lui, la résonance était une notion cosmologique dans la mesure où l’homme faisait partie intégrante du cosmos et qu’un même principe traversait continûment le Ciel, la Terre et l’Homme. Une telle vue nous rappelle peut-être le Socrate des premières pages de la République : même si le principe de la justice réside, à proprement parler, dans le cœur et l’esprit des hommes, il y est écrit en caractères trop fins pour être lus facilement, de telle sorte qu’on doit commencer par l’étudier dans la société et dans l’État, où il est écrit en lettres suffisamment grandes pour que chacun puisse les voir ; de la même façon, le principe de résonance, même s’il trouve son actualisation totale dans l’homme véritable, est plus facile à observer dans les révolutions du firmament que dans les mouvements de l’esprit et du cœur humains. Mais, en fin de compte, pour Socrate comme pour Liu An, c’est la perfection de l’homme qui constitue l’ultime entéléchie de la nature et dont l’univers naturel est la manifestation.
Transposition interprétative
43Jusqu’ici, nous avons tenté de comprendre la résonance de l’intérieur : de l’intérieur du texte, de l’intérieur du contexte, aussi bien littéraire que sociologique. Malgré l’inéluctable subjectivité qui conditionne notre compréhension, nous demeurons convaincu que la notion de résonance dans le Huainan zi comporte suffisamment d’intelligibilité et d’objectivité internes pour qu’on puisse vérifier la justesse de l’explication proposée.
44Mais, pour mener à son terme le processus de compréhension, le mouvement d’immersion dans le texte doit être suivi par un retour à un point de vue « originaire » (culturellement parlant) choisi délibérément. Que signifie la notion de résonance dans le cadre de notre tradition intellectuelle occidentale ? Cette question dépasse le simple niveau de la traduction d’expressions chinoises en langue occidentale, premier niveau d’interprétation. Il s’agit plutôt ici de traduire des structures intellectuelles d’une culture à une autre : transposition intellectuelle, mais non jugement de valeur. Dans ce contexte, nous voulons explorer la possibilité que le principe de résonance joua, dans la phase formative de la philosophie chinoise, un rôle analogue à la notion de causalité dans la tradition philosophique occidentale.
45En Occident, le principe de causalité fut, dès l’origine, lié à la notion de substance et à la logique linéaire10. Il joua un rôle capital dans le développement de la cosmologie rationnelle et de la science. Même si Platon (-427 ? à-347 ?) reconnut les causes matérielle (ou efficiente) et finale, il choisit cette dernière comme le seul principe de raison suffisante (Phédon 97c-e, in Platon, I, 824-825). Aristote définit les quatre genres de causes, distinguant entre les causes matérielle et efficiente, mais donnant plus d’importance aux causes formelle et finale (Métaphysique A, 3 in Aristote, 21 à 36). Pendant plus de mille ans, le principe de causalité régna en maître sur la philosophie théologique de la chrétienté. Dieu était conçu comme la cause efficiente et finale suprême de l’univers. Ainsi que l’a montré Edwin Burtt dans The Metaphysical Foundations of Modem Science, la révolution scientifique en Europe ne peut être comprise en dehors du modèle de la causalité que la Renaissance hérita du Moyen Âge (Burtt, 1954, 63 sq.). Cependant, la scienza nueva abolit la causalité finale et transforma la causalité efficiente en une sorte de causalité mécanique, qui pouvait être formulée dans un langage mathématique. Pierre Simon Laplace (1749-1827) donna plus tard une expression classique à cette conception de la causalité :
Nous devons envisager l’état présent de l’Univers comme l’effet de son état antérieur et comme la cause de l’état qui va suivre. Une intelligence qui pour un instant donné connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent, si d’ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l’analyse, embrasserait dans une même formule les mouvements des plus grands corps de l’Univers et ceux du plus léger atome ; rien ne serait incertain pour elle, et l’avenir comme le passé serait présent à ses yeux. Tous les efforts de l’esprit humain dans la recherche de la vérité tendent à s’approcher sans limite de l’intelligence que nous venons d’imaginer (cité in Bachelard, 1951, 293-294).
46Au moment où Laplace formulait sa théorie scientiste de la causalité, Emmanuel Kant, secoué de son sommeil intellectuel par la critique acerbe de l’idée même de causalité par David Hume (1711-1776), commençait d’opérer sa « révolution copernicienne » en philosophie, en affirmant que la causalité n’est pas une caractéristique des choses en elles-mêmes, mais une forme a priori de l’esprit humain. Ceci était vrai aussi bien pour la causalité efficiente, analysée dans la Critique de la raison pure que pour la causalité finale, étudiée dans la Critique du jugement. Kant maintenait que la connaissance causale est une vraie connaissance, c’est-à-dire une connaissance synthétique :
Le concept de cause (...) signifie une espèce particulière de synthèse, où à quelque chose A se joint d’après une règle quelque chose de tout à fait différent B (Critique de la raison pure A 89, B 122, in Kant, I, 846).
47Kant considérait la causalité, et tout aussi bien la substance, comme les instruments les plus importants pour comprendre les phénomènes divers qui constituent l’expérience : elle exprimait la realis ratio des choses. En un sens, tout énoncé au sujet de la réalité pouvait être subsumé sous le principe de causalité, tout comme tous les phénomènes étaient perçus dans le cadre a priori du temps et de l’espace. Même un énoncé neutre tel que « l’arbre est vert » pouvait être reformulé comme « quelque chose fait (cause) que l’arbre-là-bas-que-je-vois est vert ». Car la combinaison de choses dissemblables suppose toujours un agent externe, une cause. D’elles-mêmes, les choses qui diffèrent, par définition ne s’uniraient pas. L’insistance de Kant sur le caractère a priori de la causalité comme forme de toute expérience possible conduisit à la transformation de la notion de causalité : de relation entre les choses, elle en vint à se référer à des propositions causales au sujet de l’expérience.
48Aujourd’hui, en philosophie et encore plus dans les sciences, la causalité n’est pas reconnue comme une propriété des choses, mais comme une manière de rendre compte des énoncés à propos des données qui constituent l’expérience. Aussi longtemps que les données ou les faits de l’expérience sont décrits avec exactitude, des relations causales sont établies par la transformation d’énoncés normatifs ou prescriptifs en énoncés explicatifs ou analytiques (St-Servin, 1978,190-191).
49En bref, nous pouvons dire, au risque d’une trop grande simplification, que le rôle principal de la causalité dans la tradition occidentale fut de justifier l’expérience aux yeux de l’esprit humain. Car les phénomènes perçus ne manifestent pas par eux-mêmes la raison de leur existence ou de leurs essence et modalités. Mais l’esprit n’aura de cesse tant qu’il n’aura saisi la raison de l’existence et de l’essence des phénomènes donnés dans l’expérience. L’esprit dispose des moyens, par le truchement du langage, d’inférer ou de déduire la raison. « Cause » est le nom donné à cette raison médiatisée. Ici, le lien entre causalité, logique et langage devient manifeste.
50Le modèle causal proposé par Aristote perdit en partie son statut ontologique, mais continua de servir de schème classificatoire. Même à ce titre nominal, la causalité aristotélicienne n’explique les choses qu’à un niveau général, ut in pluribus. On rencontre un grand nombre d’anomalies auxquelles on ne pouvait assigner aucune cause et qui étaient, sous cet angle, inintelligibles. L’indétermination venait ou bien de la matière, irrégulière et imparfaite, ou bien de l’esprit humain, dont la capacité est limitée dans le temps et l’espace.
4. Conclusion
51La résonance, comme on peut le voir dans le Huainan zi, joua, dans la pensée chinoise, un rôle comparable à la causalité dans la philosophie occidentale. Elle fournit l’intelligibilité ultime des phénomènes aux yeux de la raison. Elle exprima le cycle complet de l’intégration cosmologique, sociologique et psychologique, dans le cadre systémique suivant :
l’unité originaire, indifférenciée, caractérisée par le vide (xu ) et enracinée dans le non-être (wu ) ;
le processus de différenciation graduelle : la matière-énergie originelle (yuanqi ) ; les forces opposées et complémentaires du yin-yang ; le complexe espace-temps (yuzhou ) ; le ciel et la terre (tiandi ) ; les cinq éléments (wu xing ) ; les dix mille êtres (wan wu ). La tendance latente de la multitude des choses à se réunir et à refaire l’unité originelle se manifeste à travers la résonance (ganying) des choses entre elles (résonance relative) ;
le retour (fan ) à l’origine ; parmi la multitude des choses, seul l’homme véritable atteint la résonance totale par la connaissance véritable (zhenzhi ) et peut dès lors parfaire le retour à l’origine (Le Blanc, 1985,197-206).
52Cette conception de la réalité insiste sur l’immanence du dao comme fondement ultime de l’être et de la raison ; car le dao, comme non-être, est la source ineffable de tous les êtres et, comme raison, est l’harmonie cachée de l’univers perceptible. Au niveau phénoménal des dix mille êtres, le dao prend la figure de la résonance. La résonance est donc un principe d’intelligibilité de l’univers. Elle explique non seulement comment l’univers est structuré, mais comment il opère ; non seulement pourquoi il nous apparaît tel, mais comment il devrait être idéalement. Les événements, les changements, les transformations sont tous des manifestations de la résonance, même si le lien de résonance entre les phénomènes n’est pas toujours obvie. La « connaissance relative » est le dévoilement des chaînes sans fin de correspondances entre les différentes parties de l’univers. À titre d’illustration, une chaîne de correspondances basée sur la résonance se développe comme suit : Est (direction) — Printemps (saison) → Bois (élément) → Vert (couleur) → Sur (saveur) jue (note pentatonique) →* Fuxi (dieu) → Dragon vert (animal totémique) → Jupiter (planète) → Scorpion (constellation), etc. (voir Huainan zi III). À même l’environnement toujours changeant, les chaînes de correspondance s’influencent mutuellement, tissant un manteau de fibres résonnantes entrecroisées qui constituent l’étoffe des dix mille êtres et de l’univers.
53Dans le Huainan zi, la connaissance est conçue comme une sorte de résonance mentale entre l’esprit humain et les êtres, résonance qui connote des valeurs logique, éthique et esthétique. Qui plus est, la connaissance se donne comme une « résonance réfléchie » qui reconduit l’homme à la pureté de l’origine. La résonance n’est pas simple contemplation ou réflexion-mirroir, mais possède une fonction pratique de transformation par laquelle le connaissant et le connu sont amenés au seuil de la pureté ineffable de la nature originelle. Seul dans l’homme véritable, accordé ontologiquement à l’univers, ce processus de transformation est-il parachevé.
54La connaissance comme transformation de soi est la marque distinctive de la résonance préconisée par le Huainan zi. De plus, la transformation de soi est perçue comme la pierre d’angle de la transformation de l’univers. Cette approche organique et anthropocentrique de la réalité, même dans son étude et sa formulation logique des données objectives, met constamment l’emphase sur la signification esthétique et éthique de la connaissance. On ne trouve aucune propension à élaborer des descriptions ou des analyses purement abstraites de la réalité. L’harmonie immanente, non pas une efficace externe (comme en Occident), se donnait comme la source et la finalité de l’essence et de l’existence.
55Un examen poussé de cette ligne de pensée jetterait une nouvelle lumière sur l’une des raisons pour lesquelles la Chine ne développa pas de systèmes scientifiques. Il montrerait, sans aucun doute, que la cosmologie de la Chine traditionnelle ne forma pas une sphère indépendante opérant selon ses propres lois, mais qu’elle faisait partie d’un champ ontologique plus large, englobant l’homme, et c’était l’homme, comme être éthico-social, qui donnait au champ tout entier sa signification ultime.
Notes de bas de page
1 Bacon, comme le montre le contexte, ignorait l’origine chinoise de ces trois découvertes, chose connue de son contemporain Montaigne (1533-1592) ; voir Montaigne, 1962, 886.
2 C’est là l’une des thèses principales de Needham ; elle a été contestée par certains savants occidentaux, surtout par les historiens des sciences ; voir N. Sivin (1982).
3 Parmi les nombreux savants qui ont pris position sur cette difficile question, on peut signaler : D. Bodde (1936, 1957, 1979) ; F.C.S. Northrop (1946) ; J. Needham (1956) ; C. Moore (1967) ; H. Nakamura (1970) ; M. Porkert (1974) ; J. Gernet (1981) ; N. Sivin (1982) ; J. Henderson (1984) ; F. Jullien (1989).
4 Par « conception esthétique », nous nous référons particulièrement à la position de Northrop, qui soutient que la pensée chinoise, comme partie prenante de la « culture orientale », était fondée sur des « concepts par intuition » et non pas sur des « concepts par postulation ». Ces derniers, d’après Northrop, caractérisaient la pensée occidentale. Pour une critique systématique des vues de Northrop, voir Hu Shi, « The Scientific Spirit and Method in Chinese Philosophy », in C. Moore 1967,104-107.
5 La réverbération sympathique de cordes musicales parfaitement accordées semble avoir frappé les anciens penseurs chinois, à partir du IVe siècle avant notre ère, comme une image et une métaphore très appropriées de leur conception de l’univers. Nous la trouvons utilisée, outre le Huainan zi, dans plusieurs œuvres représentatives entre les IVe et IIe siècles avant notre ère. Ces textes confirment l’origine musicale de l’expression ganying.
6 C’est Needham qui proposa le premier de traduire ganying par « résonance » ; Needham, inutile d’insister, connaissait parfaitement les antécédents musicaux de cette notion (1956 - IV, I, 126-131).
7 On peut affirmer sans risque d’erreur que les ouvrages mentionnés ici empruntèrent à un fond commun d’énoncés sur la résonance, dont les ouvrages perdus de Zou Yan et d’autres savants de l’Académie Jixia. Les nombreux textes relatifs à la résonance qui sont cités et commentés par les trois ouvrages présentent un air de famille incontournable malgré leurs vues philosophiques divergentes.
8 Sur ce problème le lecteur peut se référer à J. Henderson (1984).
9 Pour une présentation plus détaillée des questions d’auteur, de transmission, de contenu et de sources du Huainan zi, voir C. Le Blanc (1985).
10 Voir la présentation rigoureuse de la conception grecque de la causalité dans J.J. Duhot (1989), surtout 13-28 ; pour une discussion des interprétations modernes de la causalité, voir B. St-Servin (1978) et R. Roedl, in P. Watzlawick 1988, 79-107.
Auteur
Directeur du Centre d’études de l’Asie de l’Est de l’Université de Montréal. Ses recherches portent sur les courants intellectuels des Han occidentaux (-206 à +8). Outre ses articles, il a publié Huai-nan Tzu. Philosophical Synthesis in Early Han Thought (Hong Kong University Press, 1985) et, avec Susan Blader, Chinese Ideas about Nature and Society. Studies in Honour of Derk Bodde (Hong Kong University Press, 1987).
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Mythe et philosophie à l'aube de la Chine impériale
Études sur le Huainan zi
Charles Le Blanc et Rémi Mathieu (dir.)
1992
La Chine imaginaire
Les Chinois vus par les Occidentaux de Marco Polo à nos jours
Jonathan D. Spence
2000