Une création du monde
p. 69-87
Texte intégral
1Qu’y eut-il avant le temps, avant le monde, avant nous ?
2Si l’on en croit leurs textes, les Chinois ne se seraient posé cette question essentielle qu’au troisième siècle de notre ère. Dans le mythe de Pangu , dont l’origine proprement chinoise n’est pas établie, on rapporte que :
Le chaos initial (hundun ) avait la forme d’un œuf. Lorsqu’il fit éclosion, Pangu en sortit. Dix-huit mille ans plus tard, le ciel et la terre se créèrent. Le yang pur forma le ciel et le yin grossier, la terre.
3La relation de ce mythe est due à Xu Zheng de l’État de Wu , qui vécut sous les Trois Royaumes (IIIe siècle) et écrivit le Sanwu liji. Cet ouvrage fut perdu assez rapidement, mais les nombreux extraits préservés dans les encyclopédies des Tang (618-906) ont permis de le recomposer en partie sous les Qing (1644-1911). Ce récit apparaît encore dans le Shuyi ji (I, 1a) de Ren Fang (460-508), et dans d’autres recueils tardifs citant le Wuyun linian ji de Xu Zheng, par exemple, Zhang Junfang (fl. ca. 1001) dans Yuanqi lun (dans le Yunji qiqian, section LVI, 1a-b, in Daozang il , fasc. 677-702), Dong Sizhang (1586-1628) dans le Guang Bowu zhi (IX, 2b, glose) ou encore Ma Su (1621-1673) dans son Yishi (I, 2a).
4D’après des données archéologiques récentes, il semblerait que la première représentation picturale de Pangu puisse dater des Han orientaux (et plus précisément de l’année 194). Elle est attestée au Sichuan, c’est-à-dire dans la patrie d’origine de Xu Zheng, non loin des marches tibétaines (He Xin , 1986, 177 qui cite une communication personnelle du professeur Rao Zongyi de Hong Kong). Or, on sait que les Tibétains accordent dans leur mythologie une place centrale au thème de l’œuf primordial.
5Le mythe que propose le chapitre III du Huainan zi, intitulé « Tian wen » (« Des signes célestes »), est plus authentiquement chinois. Il peut se décomposer en deux parties : la première, qui ouvre le chapitre, est plus philosophique et plus théorique que la seconde. Il est indubitable qu’elle a été élaborée par un lettré ou qu’elle est issue d’une tradition lettrée. L’ensemble est d’une telle cohérence, d’une telle exhaustivité, qu’il traduit l’esprit de synthèse d’un penseur maîtrisant une certaine forme de logique déductive. Il n’y a dans son exposé ni morale, ni héros : la création du monde n’est que le triomphe d’une logique en acte. Nulle volonté, nul dessein, mais un acteur initial, le dao, qui engendre le vide (mais le vide n’est pas le néant), lequel crée l’univers.
6La seconde partie, artificiellement accolée à la précédente, a, selon toute probabilité, une origine populaire, même si sa mise en forme est nécessairement l’œuvre d’un lettré. Examinons ce texte, dont nous donnons une traduction ci-après.
1. La création
« Des signes célestes »1
Comme le ciel et la terre n’étaient pas encore formés2, que tout était vaste, immense, obscur et sans aspect3, ce fut appelé le Grand commencement4.
Le dao commença par engendrer les immensités vides5. Celles-ci engendrèrent l’univers6, lequel engendra les souffles7. Les souffles eurent alors des contours8. Ce qui était léger et pur se dispersa pour constituer le ciel9. Ce qui était lourd et grossier s’aggloméra pour constituer la terre10. L’agglomération condensée du léger et du subtil fut aisée11, mais la coagulation compacte du lourd et du grossier fut difficile12. Aussi, le ciel fut-il d’abord achevé avant que la terre ne fût établie13. Les essences assemblées du ciel et de la terre constituèrent le yin et le yang. Les essences condensées du yin et du yang14 constituèrent les quatre saisons15 ; les essences dispersées des quatre saisons constituèrent les dix mille êtres16. Les souffles chauds du yang accumulé17 engendrèrent le feu et ce qu’il y avait d’essentiel dans ces souffles ignés constitua le soleil18. Les souffles froids du yin accumulé constituèrent l’eau et ce qu’il y avait d’essentiel dans ces souffles constitua la lune19. Les essences qui avaient été constituées par les excroissances du soleil et de la lune constituèrent les astres et les repères sidéraux20. Le ciel contint le soleil, la lune, les astres et les repères sidéraux ; la terre contint les eaux courantes, les eaux de pluie, les poussières et les souillures21.
Jadis, Gonggong22 lutta contre Zhuanxu23 pour devenir empereur ; dans sa colère, il encorna le mont de Buzhou 24. Cette colonne céleste se brisa25 et l’amarre de la terre fut rompue26. Le ciel s’inclina vers le Nord-Ouest ; aussi, le soleil, la lune, les astres et les repères sidéraux en furent-ils déplacés27. La terre se trouva défaillante au Sud-Est28 ; les eaux courantes et les eaux de pluie, les poussières et les souillures convergèrent [alors vers cette direction].
La nature du ciel est, dit-on, ronde, celle de la terre carrée29. Ce qui est carré commande aux ténèbres, ce qui est rond au lumineux. Ce qui est lumineux est ce qui émet des souffles ; c’est pourquoi du feu on dit qu’il a « une luminescence externe ». Ce qui est ténébreux est ce qui renferme des souffles30 ; c’est pourquoi de l’eau on dit qu’elle a « une luminescence interne ». Les souffles qui sont émis se répandent, ceux qui sont renfermés se métamorphosent. C’est la raison pour laquelle le yang se répand, tandis que le yin se métamorphose. Ceux des souffles désordonnés du ciel qui sont déchaînés constituent les vents31 et ceux des souffles renfermés de la terre qui sont en harmonie constituent les pluies32. Lorsque le yin et le yang s’opposent et se heurtent mutuellement, ils constituent le tonnerre33. Quand ils déferlent précipitamment, ils constituent la foudre34 et leur perturbation le brouillard35. Si les souffles yang l’emportent, ils se dispersent pour constituer pluie et rosée36. Si ce sont les souffles yin qui l’emportent, ils s’agglomèrent pour constituer la gelée blanche et la neige37.
7L’étude de chaque segment de ces paragraphes permet de procéder à une comparaison entre notre ouvrage et ceux qui, antérieurement ou postérieurement, exposèrent des théories cosmogoniques voisines.
8La notion centrale et première est celle de forme, xing, à tel point qu’on peut dire qu’un être et le monde où il se meut n’accèdent à l’existence que parce qu’ils accèdent à la forme (xingzhe, sheng zhi she ye (Huainan zi I, 25a) ; Larre, 1982, 172, traduit : « La forme, c’est le réceptacle [la demeure] de la vie »).
9Dans le Shanhaijing VI, la (Mathieu, 1983, 373), on évoque la forme des êtres : wu yi xing. Dans cette pensée, la forme ne s’oppose pas à la matière comme chez certains auteurs de philosophie classique occidentale (Thomas d’Aquin, Bacon, Kant) ; au contraire, la forme donne corps à l’être puisqu’elle implique l’idée de matière et de perception du corps ainsi formé. Le Shuowen jiezi caractérise la forme comme une image, xiang et celle-ci est définie dans le commentaire de Duan Yucai (1735-1815), comme « une forme, une apparence, c’est ce qui peut être vu, perçu » xiang si ke jian (xian) zhe ye .
10En ce sens, la forme est ce qui, comme chez Platon, renvoie tant à l’aspect, à la figure, à l’image, qu’à l’idée de l’être doté d’un corps (dans les gloses du Liji et du Guliang zhuan, on trouve xing défini comme le « corps », ti, ou « l’aspect extérieur », rong).
11Des formulations voisines se rencontrent dans le Chu « Tianwen » III,1b (Hawkes, 127 et 134-135) : « [Les êtres] en haut et en bas prirent forme » (shang xia wei xing) ; la glose ajoute : « à l’époque où il n’y avait pas encore eu de division, c’était le chaos » (wei fen [...] hundun [...] ). Dans le Zhuang zi, 190 (Liou, 168), on lit : « Il y avait l’Un, mais il n’y avait pas encore de forme ; dans ce qui n’avait pas encore de forme, il y eut une division » (yi er wei xing, wei xing zhe you fen.
12Le Guoyu « Yue yu » II/4, 650, écrit : « Le ciel et la terre n’avaient pas encore pris forme » (tian di wei xing ) ; la quatrième glose précise : « La forme, c’est ce qui apparaît [ou, ce que l’on voit] » (xing, jian [xian] ye).
13Dans le Qianfu lun VIII/32, 430, Wang Fu (76 ?-157) reprend la même idée dans un langage quelque peu différent : « Dans les premiers temps, il n’y avait pas encore de commencement (d’indice) de forme » (shang gu zhi shi [...] wei you xing zhao [...] ).
14Le Guan zi XV/42, 252, utilise aussi la formule « avant que le ciel et la terre ne fussent formés » (tian di wei xing), tandis que le Huainan zi VII, la écrit : « Jadis, à l’époque où il n’y avait encore ni ciel ni terre, il n’y avait que des figures (des images), point de formes » (gu, wei you tian di zhi shi, wei xiang wu xing).
15La forme est donc ce qui délimite, différencie et caractérise les êtres, et leur permet d’être perçus comme distincts ; quant à la notion d’« informe », elle est commune aux textes taoïsants, tout aussi bien qu’aux penseurs syncrétistes ou confucianistes de la fin des Zhou et du début de l’empire. La notion de « division » (fen ), par contre, est, sinon inconnue, du moins inutilisée par l’auteur du Huainan zi III, alors qu’elle semble jouer un rôle important chez la plupart des auteurs des œuvres plus haut citées. Quoi qu’il en soit, le chapitre astronomique du Huainan zi reprend une théorie qui remonte très vraisemblablement aux environs du IVe siècle avant notre ère.
2. Ce temps était celui du Grand commencement
16Le texte actuel, sans doute fautif, du Huainan zi utilise le binôme da[tai] zhao qui peut signifier « grand éclat » ou « grande manifestation », ce qui, de toute évidence, ne saurait décrire un état d’indifférenciation cosmique. La plupart des textes de cette époque parlent de tai chu « grand début » ou de tai shi « grand commencement » ou de tai su « grande simplicité ». Parfois, ils utilisent deux ou trois expressions de ce type pour caractériser les étapes de la création originelle. Ces expressions se lisent dans le Zhuang zi, le Zhou yi I, 13A et son commentaire, le Lie zi I, 2 (Grynpas, 365), le Diwang shiji I,1, le Shuowen jiezi, le Guangya (cité par le Yiwen leiju I, 2), ainsi que dans le Qianfu lunVIII/32, 430, et chez Zhang Chuo , dans un poème que reproduit le Wenxuan XXXI, 26b, dont la glose cite le Lie zi I, 2 et le Qianfu lun. Le Huainan zi II, la, s’abandonne lui-même à une longue dissertation théorique sur l’idée de commencement (you shi ).
3. La première étape de la création : le dao créa le vide
17Le texte dit explicitement : « Le dao commença par engendrer les immensités vides. Les immensités vides engendrèrent l’univers » (cf. note 5).
18Dans notre texte, c’est le vide (xu kuo ) qui engendre l’univers, ce n’est pas le dao. L’apparition du dao est antérieure à la création du monde ; ce n’est pas le dao lui-même qui crée directement, même si son surgissement ne peut être séparé de la naissance du ciel et de celle de la terre. Au début du Huainan zi VII, la, les choses paraissent plus claires : ce sont, paraît-il, « deux esprits » (les gloses disent le yin et le yang) qui créèrent les cieux et le monde. Chez Lao zi XLII, le dao — dont on ne sait d’où il vint — créa l’Un, lequel créa le deux qui engendra le trois ; c’est le trois qui enfanta les dix mille êtres. Cette genèse se lit également, sous des formes voisines, dans le Qianfu lun VHP 32, 433 : « Le dao, c’est la racine [l’origine] des souffles [...] le dao fit les êtres » ; de même dans le Da Dai liji LXXX, 460 (Grynpas, 203 ; traduction modifiée) : « Le dao se divisa (fen ), pour se transformer en yin et en yang, ainsi naquit la vie. »
4. Plusieurs textes mentionnés précédemment ne distinguent pas la création de l’univers de celle du ciel et de la terre
19Le chapitre III du Huainan zi établit ce distinguo, car c’est l’univers qui créa les souffles originels. Ceux qui étaient légers et purs se dispersèrent pour former le ciel, ceux qui étaient lourds et grossiers s’agglomérèrent pour constituer la terre. Cette vision de l’histoire est présente dans les textes suivants :
20Le Qianfu lun VIIP32, 430-431 : « Le pur (qing ), et le grossier (zhuo), se séparèrent et formèrent le yin et le yang. »
21Le Guangya : « Le pur et l’impur n’étaient pas encore séparés. »
22Le « Lingxian » de Zhang Heng (cité dans le Yiwen leiju I, 2) : « Le pur et l’impur se séparèrent afin de constituer le ciel. »
23Le Sanwu liji : « Ce qui était léger et subtil forma le ciel, ce qui était lourd et grossier forma la terre. »
24Le Huangdi neijing suwen II/5, 32 (Larre, 46) présente les choses à peu près semblablement : « Le ciel est du yang pur, la terre du yin grossier. »
25Le Diwang shiji : « Le pur et l’impur commencèrent à s’instaurer... »
26Ces ouvrages, le Qianfu lun excepté, assimilent en fait le pur au yang, l’impur au yin. Seuls notre texte et le livre de Wang Fu précisent que les essences dérivées du ciel et de la terre fabriquèrent le yin et le yang, ou que les souffles purs constituèrent le yang et les souffles impurs le yin. Cette observation paraît traduire une analyse plus fine du procès de la création : yin et yang ne sont pas tant des notions que des forces issues des souffles matérialisés.
5. La troisième étape est constituée par la naissance des dix mille êtres
27Pour l’auteur du Huainan zi III, le yin et le yang formèrent les quatre saisons, lesquelles créèrent les dix mille êtres. Cette idée relativement originale semble unique dans la littérature ancienne. Le Lie zi I, 8-9 (Grynpas, 378) note cependant que les quatre saisons furent constituées par les souffles accumulés formés dans le ciel (donc yang). Seul le Huangdi neijing suwen I/1, 13 indique que les quatre saisons, ainsi que le yin et le yang, sont à l’origine (gen) des dix mille êtres. Cette formule n’est d’ailleurs pas sans rappeler cette phrase chère à Confucius : « Lorsque les quatre saisons suivent leur cours, tous les êtres peuvent venir au jour » (si shi xing yan, bai wu sheng yan) (Lunyu XX/17, 379 [Ryckmans, 97]). Voir aussi Bohu tong III, la (Tjan, 241) : « Quand le yin et le yang sont en harmonie, les dix mille êtres sont en ordre (« prospèrent »). »
28Le Huainan zi VII, la, formule différemment cette étape de la création : les dix mille êtres furent formés après la séparation du yin et du yang, les souffles grossiers créèrent les animaux, les souffles purs (« légers et subtils »), les hommes (Larre, 54). L’élaboration directe des êtres à partir des souffles est une théorie reprise par Gan Bao (fl. 317) dans son Sou shen ji XII/300, 146, et par Wang Yi (89-158) dans ses gloses du Chu ci X, 1b (Hawkes, 233) : « Les dix mille êtres naquirent des souffles yang. »
29La prééminence des éléments yin et yang n’est pas sans évoquer la thèse du Lie zi mentionnée plus haut. Le Huainan zi s’oppose donc dans ce début de chapitre VII à la fois à l’évolutionnisme numérique de Lao zi (Un engendra deux qui engendra trois qui engendra dix mille) et à la création ex nihilo du Zhuang zi XXIII, 348 (Liou, 266) pour qui les dix mille êtres naquirent du non-être (wu you). Au chapitre XII, 190, le Zhuang zi s’exprime d’ailleurs bien différemment :
Il n’y avait pas encore de formes ; il y eut une division, puis il n’y eut plus de vide, c’est ce qu’on appela la vie (ming ). Dans ce mouvement naquirent les êtres ; ils se formèrent [...], on dit qu’ils eurent une forme (Liou, 168).
30Le Diwang shiji I, 2 précise même : « Les dix mille êtres eurent un corps » (wan wu you ti).
31On note que le non-être est antérieur aux êtres vivants dans le Zhuang zi, antérieur à l’univers dans le Huainan zi, mais que, dans chaque cas, il est une étape nécessaire au « plein » que constitue la création qui procède par mutations successives.
6. L’apparition du soleil et de la lune
32Celle-ci est expliquée par l’accumulation des souffles chauds du yang et des souffles froids du yin, ou plus exactement par la condensation des essences de ces souffles. Il s’agit là d’une mythologie savante dont on trouve déjà trace dans le Yijing « Xici » V, 102 (Wilhelm-Perrot, 335) et qui n’est pas sans rappeler la théorie du Shi zi , I,15b : « Le soleil est constitué des essences du yang parfait » (zhi yang). Le Wuli lun de Yang Quan (fl. ca. 265) écrit : « Le soleil est l’essence du yang suprême » ; d’où le nom de l’astre ainsi créé : tai yang (cité dans le Taiping yulan IV, 2b).
7. Les astres et les repères sidéraux
33Ils ne sont que des excroissances des deux premiers luminaires célestes (Huainan zi III, 1b). Ce sont les souffles échappés, en excès iyin qi) du soleil et de la lune qui les formèrent. Les repères sidéraux et tous les astres sont associés en une même formule, xing chen , depuis le début du Shujing II/1, 119B (Couvreur, 3), d’où la nécessité d’expliquer par une même théorie leur apparition conjointe. La thèse presque contemporaine de Sima Qian (-145 ? à-86 ?) dans le Shiji XXVII, 1335 (Chavannes, t. III, 392) est intéressante, quoique incompatible avec celle qui nous occupe pour l’heure. Selon lui, les astres (xing : étymologiquement trois soleils ou trois cercles lumineux auxquels a été ajouté le verbe « naître » sheng) sont en fait des « souffles dispersés », san qi, qui ont pour origine le feu. Assez curieusement, le commentaire de Meng Kang (IIIème s.) affirme que : « Les astres, ce sont des pierres » (xing shi ye ).
34Pour Xu Zheng, l’auteur du Sanwu liji (cité dans le Taiping yulan V, la), les astres sont constitués des essences des eaux brillantes (ou « précieuses » ying ) des souffles primordiaux, yuanqi . Dans ces deux derniers cas, on indique que les astres sont essentiellement ou bien yang (feu), ou bien yin (eau) ; le Huainan zi III présente une sorte de synthèse de ces deux points de vue : les astres sont tantôt lunaires, tantôt solaires, tantôt feu, tantôt eau. Les astres sont effectivement parfois étoiles, parfois planètes, c’est-à-dire assimilables à des soleils ou à des lunes.
8. La création du monde se termine sur un constat : le ciel est circulaire, la terre carrée
35Cette observation est confirmée par bien des textes postérieurs, tels le Guangya (cité dans le Taiping yulan II, 5a), le Bohu tong (cité par le Yiwen leiju I, 2), le Diwang shiji I, 2, le Da Dai Liji LVIII, 207, le Shenyijing, 13b, ou légèrement antérieurs comme le « Tianwen » du Chu ci III, 2b (Hawkes, 127 et 134-135) et le Lü shi chunqiu III, 9a (Wilhelm, 38). La théorie de la rotondité du ciel ne semble donc pas antérieure (dans les textes) aux IIIe et IVe siècles avant notre ère, c’est-à-dire à Qu Yuan (-343 ? à-277 ?) d’une part, au Shanhaijing II, 28b (Mathieu 1983,112) d’autre part, où l’on indique que les souffles solaires sont « sphériques » yuan , ce qui ne peut s’entendre que par référence à la forme de la voûte céleste.
36Cette courte cosmogonie du chapitre III ne comprend pas le mythe de Nügua que rapporte le Huainan zi VI, 10b : « Jadis, Nügua combla la faille céleste avec des pierres de cinq couleurs, puis coupa les pattes de la tortue [qui soutenait le ciel] pour fixer les quatre extrêmes » (voir aussi le Bowu zhi I/18, 9, et le Lie zi V, 51 [Grynpas, 473-474]).
37Elle n’évoque pas non plus le caractère matriciel de l’espace qui sépare le ciel de la terre : le Lao zi V, 5 (Liou, 7) qualifiait cet espace de « sac de soufflet de forge », le Zhuang zi VI, 119 (Liou, 133) de « grand fourneau » dalu qui crée en transformant (zaohua ) ; c’est, à peu de choses près, ce qu’exprimera plus tard le Sanwu liji en affirmant que les êtres naquirent par transformation (hua sheng ). Enfin et surtout, cette création du monde exclut curieusement les hommes. Il faut lire le chapitre VII, la, pour savoir que le genre humain fut formé à partir des souffles purs essentiels (Jingqi ), les souffles grossiers confus étant réservés à la création des animaux.
38À cette époque, deux autres théories cohabitent dans le monde des philosophes : celle du Qianfu lun VII/32, 431, pour lequel ce sont les souffles harmonieux (he) qui engendrèrent les hommes, et celle du Da Dai liji LVIII, 208, qui estime que les souffles purs du yang créèrent les esprits (shen), non les humains.
9. Ce paragraphe du Huainan zi contient par contre un mythe aussi célèbre qu’important : celui de la lutte entre Gonggong et Zhuanxu
39Selon notre ouvrage :
(...) dans sa colère, il [Gonggong] encorna le mont de Buzhou. Cette colonne céleste se brisa et l’amarre de la terre fut rompue. Le ciel s’inclina vers le Nord-Ouest ; aussi, le soleil, la lune, les astres et les repères sidéraux en furent-ils déplacés. La terre se trouva défaillante au Sud-Est ; les eaux courantes et les eaux de pluie, les poussières et les souillures convergèrent [alors vers cette direction].
40Le Lie zi V, 51 (Grynpas, 473-474) nous conte également ce mythe :
Gonggong lutta pour le titre d’empereur contre Zhuanxu ; dans sa colère, il encorna le mont Buzhou, brisant cette colonne céleste et interrompant les communications ciel-terre. Le ciel s’inclina vers le Nord-Ouest et tous les astres avec lui, la terre vers le Sud-Est et tous les fleuves avec elle.
41C’est à peu près mot pour mot ce que rapporte Sima Zheng (fl. 713-742) dans son complément au Shiji, « Sanhuang benji », 1b-2a (Chavannes, t. I, 11, n.1) : « Gonggong combattit Zhuyong ; de colère, il encorna le Buzhou. La colonne du ciel se brisa (...) »
42On voit toutefois que dans ce dernier texte, Zhuyong a remplacé Zhuanxu (plus haut, on parle de Gaoxin, in Huainan zi I, 13a).
43Dans une glose du Shanhaijing XVI, la (Mathieu 1983, 567), nous possédons grâce à Guo Pu (267-324) un état du texte du Huainan zi III qui semble antérieur à celui qui nous est parvenu. Guo Pu écrit en effet : « Les amarres du ciel furent coupées et une colonne de la terre brisée ; aussi, de nos jours, cette montagne endommagée est-elle incomplète (ou non circulaire) » (tian wei jue di zhu zhe, gu jin ci shan que huai bu zhou za ye).
44Cette dernière phrase explique l’origine du nom de la montagne abîmée par le coup donné par Gonggong ; elle est, par ailleurs, très proche de la version des faits présentée par le Lie zi. Nous retrouvons, dans le commentaire de Wang Yi au « Tianwen » (Chu ci III, 6a [Hawkes, 127 et 135-136]), cette citation du Huainan zi qui s’apparente à celle que propose Guo Pu. La citation faite par Wang Yi est d’ailleurs reproduite dans une glose du Hou Han shu LII, 1707, n. 5 et dans une scholie de Li Shan (m. 689) dans le Wenxuan XV, 15b-16a (voir encore Taiping yulan LIX, 7a).
45Ce mythe est fort judicieusement utilisé par l’auteur du Huainan zi III pour expliquer, comme l’a indiqué Maspero, l’obliquité de l’écliptique, c’est-à-dire la propension qu’ont les étoiles du firmament, pour un observateur de l’hémisphère nord, à se déplacer vers le Sud-Est du ciel nocturne (voir son article, 1929, 267-356).
46Demeure une énigme non résolue : pour quelle raison la Chine ne possède-t-elle pas, dès l’époque des Printemps et Automnes (-722 à-481), un ou plusieurs mythes relatifs à la création du monde ? On n’imagine pas qu’une société puisse supporter le vide de ses origines ; il est donc impensable que les peuples de Chine n’aient pas dès cette époque disposé d’une ou de plusieurs cosmogonies. Or, les scribes ont transcrit les récits narrant la vie des premiers ancêtres, jamais ceux qui auraient expliqué les balbutiements du monde. Il y a là plus qu’un oubli et sans doute plus qu’une censure. Si les auteurs confucianistes avaient toutes les raisons d’éliminer de leurs contes moralisants ce qui avait trait aux esprits, il n’en est pas de même des taoïstes qui, tels Zhuang zi ou Lie zi, recherchaient pour leurs démonstrations les mythes et légendes des temps anciens. La littérature de l’antiquité se trouvant naturellement entre les mains des représentants idéologiques de la classe supérieure (lettrés et scribes s’identifiaient vraisemblablement aux intérêts moraux de l’aristocratie), les temps primordiaux ne sont pour eux que ce qu’ils sont pour leurs maîtres. La naissance de la Terre n’est rien en comparaison de celle de l’ancêtre issu des dieux qui légitiment la place et le rang dans l’histoire des lignées seigneuriales ou royales. Mieux, les spéculations sur la création de la terre ou des bêtes projettent au premier rang ceux qui vivent de la glèbe et de la faune, au détriment des chefs de sacrifices. Dans la mythologie nobiliaire, seule compte la transmission du nom depuis qu’il fut donné par le Souverain d’En-haut (Shangdi ) ou le destin. Le premier homme ou le premier sol ne peuvent être l’objet que d’une spéculation philosophique, certainement pas le sujet du récit des origines.
47Je voudrais souligner pour conclure que le Huainan zi, s’il n’est pas le seul texte de l’antiquité à proposer une théorie cosmogonique, est du moins le premier à fournir une explication cohérente de la naissance du monde et de son état actuel. Sous les Han antérieurs, puis au début de notre ère, d’autres textes reprendront d’anciens mythes et souhaiteront les faire accéder au rang de savoirs officiels. La volonté d’uniformisation transparaîtra dans ces tentatives, mais aucun auteur, aucune école même, n’aura suffisamment de poids pour faire prévaloir sa thèse. Il n’y aura jamais en Chine une création du monde, mais des récits savamment mythiques, proposant des créations. Le Huainan zi est dans une situation représentative de cet état de fait : n’y trouve-t-on pas au moins trois « genèses » dont Nügua (VI, 10b), Gonggong (III, 1b) et les deux esprits nés du chaos initial (VII, la) sont les héros ?
48Voilà qui vient opportunément nous rappeler combien la culture chinoise sut être tolérante et admettre en son sein toutes les croyances issues des multiples traditions qui l’enrichirent, sans en rejeter aucune. En ce domaine, comme en bien d’autres, il n’y a pas de certitudes absolues ; il n’y a que des hypothèses que le Huainan zi n’a fait que proposer à notre curiosité. Le doute est le premier pas vers un raisonnement sain, sinon libre, surtout lorsqu’il s’applique à l’un des plus beaux chapitres de notre histoire : la naissance du monde.
Notes de bas de page
1 Tian wen , litt. « ornements du ciel ». Wen désigne les « images » xiang qui sont suspendues dans les cieux : soleil, lune, planètes, étoiles, comètes, etc. On retrouvera cette expression au début du Huainan zi XXI, la. Voir aussi Yijing « Xici » III, 100 (Wilhelm-Perrot, 329) ou Da Dai liji LXXVI, 404.
2 Wei xing , litt. « ce qui n’avait pas encore de forme ». Ce binôme évoque le chaos originel, hundun. Voir Lu shi chunqiu XIII, 3b glose ; Chu ci « Tianwen » III, 1b (Hawkes, 127) et commentaire ; Zhuang zi XII, 190 (Liou, 168). On trouve dans une glose du Shiji cette définition de la forme donnée par Zheng Xuan : xing, ti mao (XXIV, 1195, n. 5 [Chavannes, t. III, 253]).
3 Peng peng (ping ping) (« vaste »), n’apparaît qu’ici ; il s’agit d’un descriptif évoquant l’immensité de l’informe. Il en est de même pour yi yi ? (« immense ») qui aurait une signification voisine, mais dont la traduction est conjecturale (ce binôme est fréquemment lu dans le Wenxuan). Qian Tang fait justement remarquer que l’accolement de et de peut évoquer l’expression peng yi (« vaste et informe ») dont il est fait mention dans le « Tianwen » du Chu ci III, 2a (Hawkes, 127 et 134-135). Le commentaire de Wang Yi cite d’ailleurs ce passage du Huainan zi. Dong dong (« obscur ») désigne sans doute l’immensité obscure des cieux infinis perçue comme caverneuse (voir aussi XIII, 5a). Zhu zhu (« sans aspect ») ne se rencontre pas ailleurs ; le sens de cette expression n’est pas clair.
4 Tai zhao , litt. « grande lumière » ; cette expression qui désigne dans le Liji XLVI, 1587 (Couvreur, t. II, 259) l’autel du sacrifice où sont offertes les victimes à toutes les époques de l’année ne paraît guère convenir ici. Le commentaire de Wang Yinzhi donne la leçon tai shi « grand commencement » qui correspond mieux au contexte de ce paragraphe. Zhuang zi XII, 30 (Liou, 168) et le Chu ci V, 11b (Hawkes, 199) parlent de tai chu « grand début » ; le Lie zi I, 2 (Grynpas, 365) de tai shi : « Le grand commencement, c’est le commencement des formes. » Le Taiping yulan I, 4b, cite encore le commentaire de Wang Yi au « Tianwen », loc. cit., où il parle, à propos du début des temps, chu, de « grand commencement », tai shi . Yu Dacheng, 1975, 110-111, cite d’autres textes de référence. Enfin, Sima Zheng dans son commentaire du Shiji « Suoyin » définit curieusement le « grand commencement » comme le ciel : tai shi, tian (XXIV, 1196 n. 7 [Chavannes, t. III, 253-254]).
5 Xu kuo, litt. « espaces vastes et vides ». Cette notion de vacuité originelle n’est pas sans rappeler le tohu bohu biblique du premier livre de la Genèse. Dans ce passage, on propose de lire tai shi (comme plus haut) à la place de dao, et de supprimer yu (« à partir de ») pour le remplacer par sheng (« engendrer »). Mais dao paraît bien à sa place et seul « engendrer » semble pouvoir être substitué à « à partir de ». Voir, là encore, la glose de Wang Yi dans le Chu ci III, 1b (Hawkes, 127) où les mêmes termes sont repris (avec la graphie proposée également par Qian Tang). Dans ce passage, le dao ou « principe premier, moteur universel » (au sens aristotélicien du terme) est antérieur au ciel et à la terre, mais contemporain du Grand commencement initial. Lui est-il pour autant assimilable ? Cf. Le Blanc (1985, 197-200). Il semble bien être ici question d’une création ex nihilo, contrairement aux théories de Lao zi et de Zhuang zi.
6 Yuzhou , litt. « l’espace (et le monde compris) sous le toit (céleste) » ; voir I, lb-2a, ainsi que Zhuang zi II, 47 (Liou, 102). Yu désignerait, selon Gao You et le Shi zi I, « ce qui se trouve de tous côtés » (aux quatre orients) en haut et en bas, et zhou, les temps écoulés depuis les commencements. Voir Le Blanc (1985, 202-203). On peut donc comprendre « créer l’espace et le temps ».
7 Qi , est le souffle qui meut la matière primordiale de l’univers (yuan). Voir supra II, la avec lequel on peut comparer ce paragraphe et Le Blanc (1985,127-128). Le Taiping yulan I, lb, cité par Yu Dacheng, 111, donne la variante yuanqi « souffles primordiaux ».
8 Ya yin, litt. « des bords, des digues, des limites ». L’expression est unique dans le Huainan zi. Cette étape de la création marque le passage de l’informe à la forme matérialisée. La leçon han yin est visiblement erronée (cf. Qian Tang et Yu Dacheng, 111).
9 Le yang était « pur, translucide » (qing) ; il « s’allégea » (bo) comme de la poussière fine qui se soulève, s’envole et « se dispersa, se divisa » (mi) dans l’éther pour former les cieux (Liu Wendian citant la leçon du Taiping yulan I, lb). On retrouve cette théorie dans le Qianfu lun VIII/32, 430-431, le Huangdi neijing suwen II/5, 32, le Guangya, le Diwang shiji I, 2, le « Lingxian » de Zhang Heng (cité par le Yiwen leiju I, 2, ou le Sanwu liji).
10 Liu Wendian cite le Beitang shuchao CLVII, 1b, et le Taiping yulan XXXVI, 8a, qui donnent tous deux la leçon yan (« inondé »), là où nous avons ning « agglomérer, solidifier » qui constitue un binôme avec zhi (« coagulé ») déjà rencontré au chapitre II, 8b et 18a. Voir encore Kaiyuan zhanjing IV mentionné par Zheng Liangshu, 39, dans son propre commentaire.
11 Zhuan (« concentré ») peut être lu fu « dispersion », selon Gao You. Qian Tang propose de lire tuan « sphérique, rond » (cf. Wang Yi, glose du chapitre VIII, 14a, dans le Chu ci ce qui renvoie à la forme du ciel (voir infra et Ma Zonghuo, 46).
12 Le sens de jie fait problème, car il ne peut être question d’« épuiser, mettre un terme », mais plutôt de l’homophone jie qui signifie « sec, desséché » et sans doute gu « ferme, solide » (Ma Zonghuo, 47). Voir par exemple Liji XVII/6, 1383B (Couvreur, t. I, 404). La variante « se coaguler », mentionnée par Qian Tang, est intéressante.
13 Ding est « fixer, établir », s’agissant de la terre. Cf. VII, la. On respecte ici l’ordre des préséances, le ciel étant constitué, « achevé », cheng , avant la terre.
14 Xi jing est une expression unique dans le Huainan zi où xi semble vouloir dire he « unies » ou « semblables, de même nature » et jing désigner les souffles , d’après Gao You. En fait, jing correspond mieux au terme occidental « essence » (Le Blanc, 1978, 170, 172, 181-184) dans la mesure où il fait référence à la partie la plus subtile de la matière. La théorie de la formation du yin et du yang reparaîtra sous une forme voisine à la fin de ce chapitre ; voir aussi VIII, 1b.
15 Faut-il lire zhuan comme au début du chapitre VI, lb (Le Blanc, 1985, 104 : « essences concentrés ») ou bien tuan « sphériques » comme à la note 11 ? Il se pourrait cependant qu’aux temps primordiaux il y ait eu une certaine unité des essences de la nature ; elles se seraient par la suite éparpillées spatialement et chronologiquement ; voir infra où nous lisons les deux termes san jing (« essences dispersées »). Dans la théorie du Lie zi I, 8-9 (Grynpas, 378), les quatre saisons se constituèrent à partir des « souffles accumulés » (voir plus bas et Huangdi neijing suwen I/13). Il semble donc que zhuan soit à comprendre « entièrement, tout d’une pièce, uniforme ».
16 Sur le temps d’avant l’établissement des quatre saisons et des dix mille êtres, voir II, 1a-2a. La théorie de la formation des dix mille êtres est quelque peu différente au début du chapitre I ; voir aussi XX, la. Comparer avec les théories du Zhuang zi XXIII, 348 (Liou, 266) dans lequel les êtres naissent du non-être (wu you) et du Lao zi XLII, 40 (Liou, 45) chez qui l’Un est à l’origine du deux et du trois qui créa les dix mille êtres. Dans la glose du X, 1b du Chu ci (Hawkes, 233), ils naissent des seuls souffles yang. D’après le début de notre chapitre VII, les êtres furent peut-être formés après la séparation du yin et du yang.
17 Qi « souffle » : voir supra note 7. Le binôme re qi n’apparaît pas ailleurs dans le Huainan zi. Sur l’expression jiyang (« yang accumulé »), voir aussi XIII, 8b et Lie zi I, 8-9 (Grynpas, 378).
18 C’est, si l’on peut dire, la « quintessence », (litt. « ce qu’il y a d’essentiel ») des substances ignées qui forma le soleil. Celui-ci, ainsi que nous l’apprend le chapitre VII, 3a, abrite un corbeau accroupi en son centre. Le Chuxue ji I, 8, et le Taiping yulan IV, 8a, ajoutent le mot jiu « longtemps » dans cette phrase. Voir encore Kaiyuan zhanjing, XXIII et Yiwen leiju I, 6 (comm. de Yu Dacheng, 112, etde ZhengLiangshu, 39).
19 L’eau aurait été créée de l’informe (I, 17b). La lune héberge un crapaud (Huainan zi VII, 3a et XVII, 2a, Lunheng XXXII, 111 [Forke, t. I, 268], Taiping yulan IV, 7b). Voir encore Zheng Liangshu, 39 et Yu Dacheng, 112.
20 Yin (« excroissance, excès ») pose ici quelques problèmes dans la mesure où il semble s’agir d’excès, de superflu, de matières en surabondance dans le soleil et la lune. Ce terme étant généralement péjoratif, doit-on comprendre que les étoiles ne sont que des rejetons des deux astres principaux ; mais alors pourquoi parler de jing « essence », ce qui implique que nous ayons affaire à la partie la plus pure de la substance lunisolaire ? La leçon yin qi « souffles dispersés » proposée par les gloses (cf. Ma Zonghuo, 47-48) permet une interprétation convenable, yin ayant alors le sens de « libérés, écoulés, dispersés ». Chen désigne les repères et marqueurs sidéraux.
21 Lao sont les eaux de pluie qui paraissent sinon s’opposer du moins compléter les eaux courantes shui des rivières. Voir aussi infra VI, 16a. Le Huainan zi distingue entre chen et ai , termes généralement traduits par « poussière ». Toutefois, l’expression chen ai ayant très fréquemment une connotation péjorative, il a semblé possible de la rendre par le mot « souillures », d’autant que cela permet de respecter l’équilibre de quatre caractères qui suivent dans ces deux portions de phrases le verbe shou « contenir, recevoir, renfermer » (Ma Zonghuo, 48).
22 Voir I, 13a. Gonggong aurait désigné un titre de fonction. Ce héros négatif passe pour avoir été comte de Xu . D’après le Shanhaijing XVIII, 10a (Mathieu, 1983, 650), il s’agirait d’un descendant de Yan di . Dans le Shenyi jing et le Guizang, il avait un corps de serpent et des cheveux rouges. Il a été chargé de réguler les eaux. Sur cet intéressant personnage mythique, voir encore Shanhaijing XVI, la, glose (Mathieu, 1983, 567), Lie zi V, 51 (Grynpas, 473-474), Lü shi chunqiu VII, 3a (Wilhelm, 82), Huainan zi I, 13a, Boum zhi de Zhang Hua I/18, 9 ; Sima Zheng, Sanhuang benji, 1b-2a (Chavannes, t. I, 11).
23 L’empereur Zhuanxu aurait été le petit-fils de Huangdi et le père de Gun (cf. Mathieu, 1983, 573, n. 1). Il aurait été engendré par Zhuyong (), lequel aurait eu pour fils Gonggong. Le conflit aurait donc opposé grand-père et petit-fils ; voir encore Lie zi V, 51 (Grynpas, 473-474).
24 Bu zhou, litt. « non circulaire ». Voir Huainan zi I, 13a, glose, et Shanhaijing II, 16a (Mathieu, 1983, 78 n. 4). Cette montagne est traditionnellement située au Nord-Ouest ; cf. Guoyu « Zhou yu » III/3, 103 n. 1 (Mathieu, 1985, 293 n. 15), Chu ci I, 35b (Hawkes, 78), Lü shi chunqiu XIV, 6b (Wilhelm, 183), Bowu zhi I/18, 9, Shanhaijing glose du chapitre XVI, la (Mathieu, 1983, 567).
25 Tianzhu désigne le pilier qui soutient le ciel en prenant appui sur la terre. Sa mention est unique dans le Huainan zi (exception faite, sous une autre formule, à VI, 10a-b), mais il y est également fait allusion dans le Lie zi V, 51 (Grynpas, 473-474), le Chu ci III, 2b (Hawkes, 127) (qui en compte huit), le Shenyijing, 13a, le Hainei shizhouji, 11a.
La notion de colonne céleste est des plus importantes dans les mythologies d’Asie centrale et orientale. On la retrouve aussi bien au Japon (Amaterasu monta au ciel le long de ce type de mât), en Corée, que chez les peuples sibériens (Tlingit et Bouriates, par exemple) ou sud-orientaux (les Hmong affirment qu’une colonne soutient le soleil, les Katchins en comptent quatre). Les Hindous aussi exprimaient cette sorte de croyance, de même que les Tibétains et la plupart des peuples nord-asiatiques. Cet axe relie donc le monde d’en haut à celui d’en bas et permet la communication entre esprits et humains. L’exceptionnelle diffusion de ce mythème de l’ancien au nouveau monde atteste l’ancienneté de son élaboration. Ce passage de notre texte constitue un important témoignage de la survivance d’un thème mythique aussi essentiel. On sait que cette colonne est souvent assimilable à l’arbre cosmique, mais ici, ce rôle est assumé par une montagne.
26 Wei jue litt. « la corde, l’amarre, se rompit ». Une semblable catastrophe se reproduisit à cause de Chong et Li , Shujing XIX, 248B, (Couvreur, 378). Le Guoyu « Chu yu » II/1, 562, n. 13 rapporte également cette dernière histoire qui explique la séparation des hommes et des dieux. Ce mythe existe encore chez les Miao, les Lolos et les Thaï. Dans ce dernier cas, une veuve coupa le lien en reliant le ciel à la terre (Porée-Maspero, 1962, 25).
27 Dans le même temps, le ciel s’effondra au Nord-Ouest et la terre s’inclina vers le Sud-Est. Les astres fixés dans la voûte céleste glissèrent donc vers l’Occident septentrional ; ceci explique sans doute pourquoi le soleil projette l’ombre des gnomons vers le Midi et se couche à l’Ouest (voir Huainan zi, fin du chapitre III ; et aussi, le Chu ci III, 2b, gloses [Hawkes, 127]).
28 Bu man, litt. « incomplète, manquante ». Doit-on comprendre que le déséquilibre provoqué par la rupture du mont Buzhou put à lui seul entraîner l’inclinaison sud-orientale de la terre, ou bien peut-on encore croire qu’à ce moment de la création cosmique le monde n’était pas achevé dans ce vaste secteur géographique ? Ce mythe explique l’orientation générale Nord-Ouest/Sud-Est des fleuves de la Chine. Voir la longue note de Qian Tang, 2b-4b, où il cite, entre autres textes, le Hetu kuodi xiang, le Lunheng, le Shuijing zhu, le « Yu gong » du Shujing, le Shanhaijing, etc.
29 Tian dao, le dao céleste, est son mode d’être qui se caractérise par sa rotondité, son aspect sphérique. Les commentateurs estiment en effet que les cieux ont la forme d’un dais de char ou d’un chapeau de jonc. On retrouve dans le Da Dai liji LVIII, 207, ces affirmations relatives à la voûte céleste. Le ciel est sphérique comme une tête et la terre angulaire comme un pied. Le terme fang (« carré, angulaire ») ne permet pas de savoir si le monde n’est qu’une croûte terrestre ou s’il a quelque épaisseur.
30 Han qi zhe , litt. « Ce qui contient les souffles ». Cette formule s’oppose à la précédente, tu qi zhe, « ce qui expulse les souffles ». La terre renferme, contient, mais les astres expriment, émettent ou se répandent. Ce passage oppose la lueur éclatante et extérieure du soleil à l’obscure clarté intérieure de la lune constituée de substances aqueuses (voir supra note 19 ; Ma Zonghuo, 48).
31 Les vents sont formés des souffles produits par le ciel. Voir encore chapitre VII, 2b, Wuli lun et Chunqiu yuanming hao dans le Taiping yulan IX, 4a, etc., qui exposent des théories voisines. Ces souffles sont dits « en colère », nu, mais peut-être ce terme n’a-t-il pas ici cette acception. C’est pourquoi nous parlons de « déchaînement » de ces éléments, car plus bas nous rencontrons le terme antithétique « harmonieux », he. Voir aussi Lie zi I, 8-9 (Grynpas, 378).
32 Han qi he zhe, litt. « Ce qui est harmonieux dans les souffles renfermés (dans la terre) ». Est-ce l’ébauche d’une théorie de l’évaporation ? On sait que les monts engendrent les nuages, le sol, les animaux. Voir les gloses de Yu Dacheng, 1975, 112, et de Zheng Liangshu, 1969, 39, ainsi que le Huangdi neijing suwen II/5, 32 (Larre, 46).
33 Bo , ici, signifie po, « presser, oppresser », et gan , veut dire dong « se mouvoir, se heurter ». Voir aussi chapitre IV, 17b où l’on reprend cette théorie relative au tonnerre, ainsi que l’explication fort voisine donnée par le Shuowen jiezi (cité par Yang Shuda, 1985, 32). Voir aussi le Guliang zhuan, mentionné dans le Taiping yulan XIII, 2a.
34 Ji (« déferlement ») s’applique d’ordinaire à l’eau des torrents, aux vagues déferlantes et désigne le jaillissement de cet élément. Il est curieusement appliqué à la foudre qui « s’écoule » sur la terre. Dans le Shanhaijing V, 24b (Mathieu 1983,296), la foudre est redoutée. Sa conception est distinguée de celle du tonnerre ; voir aussi le chapitre III, 17a, et Yang Shuda, loc. cit.
35 Luan est le « trouble », le « désordre ». Sur le brouillard, voir aussi Huainan zi III, 32a et XIII, 1b ; le Lie zi I, 8-9 (Grynpas, 378) et le Chunqiu yuanming bao, dans le Taiping yulan XV, 6a.
36 Il s’agit de la lutte du yin et du yang dont le yang sort victorieux. Les gouttelettes du brouillard se dispersent pour former pluie et rosée. Selon le chapitre VI, 3b, la rosée pourrait venir de la lune et servir d’élixir. Voir aussi Shanhaijing VII, 4b et XVI, 4a (Mathieu, 1983,404 et 576).
37 Ning est à la fois la coagulation et la congélation. Le chapitre V donne des précisions sur l’époque à laquelle apparaît la gelée blanche, shuang. Voir encore Da Dai liji LVIII, 209, et Chunqiu yuanming bao dans le Taiping yulan XIV, 1b.
Auteur
Chercheur au Centre National de la Recherche Scientifique. Il concentre ses recherches sur la mythologie et la littérature fantastique de la Chine ancienne et médiévale. Il compte à son actif Étude sur la mythologie et l’ethnologie de la Chine ancienne (Collège de France, 1983) et Anthologie des mythes et légendes de la Chine ancienne (Gallimard, 1989).
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Mythe et philosophie à l'aube de la Chine impériale
Études sur le Huainan zi
Charles Le Blanc et Rémi Mathieu (dir.)
1992
La Chine imaginaire
Les Chinois vus par les Occidentaux de Marco Polo à nos jours
Jonathan D. Spence
2000