Le mythe de l’archer et des soleils
p. 27-47
Texte intégral
1Dans une étude concernant le mythe de Fuxi et de Nügua , tel que narré dans le Huainan zi des Han, Charles Le Blanc1 a montré que la légende de ce couple créateur tirait son origine d’un mythe spécifique à la Chine du Sud, et qu’il était probablement issu de la tradition des Miao qui, à l’époque, constituaient le groupe ethnique le plus important de l’État de Chu . À notre avis, il en va de même pour la légende de Yi l’Archer . D’ailleurs, ce thème mythique est également exposé en détail dans le Huainan zi2, porteur de plusieurs traditions de l’État de Chu, tardivement sinisé et multiethnique3.
2Nombreuses sont les hiérophanies du soleil transmises par les traditions archaïques populaires orales et écrites des différentes cultures de la Chine du Sud, de l’Asie du Sud-Est, de l’Europe et de l’Afrique. Dans quelque tradition que ce soit, le héros solaire y est toujours présenté cumulant deux fonctions principales : par le lien qu’il noue avec le soleil, il devient le symbole cosmique de la fécondité et, par l’action qu’il peut exercer sur lui, il apparaît comme le détenteur du pouvoir suprême. Restaurer les forces solaires, renouveler le temps par le retour à l’origine et maintenir l’ordre du monde en pliant les forces de la nature à ses volontés, telles sont les actions du héros magicien, sauveur du monde, souvent confondu avec le souverain.
3La tradition littéraire chinoise fait de nombreuses références au héros Yi l’Archer4 qui, de sa flèche vengeresse, abattit neuf des dix soleils soudainement apparus, compromettant la survie de l’humanité. Ce mythe, très connu, semble avoir largement dépassé le cadre du monde chinois pour cheminer vers le Sud, atteignant le Laos, la Thaïlande et la Birmanie ; vers l’Est, rejoignant Taiwan, les Philippines, la Malaisie et l’Indonésie ; il pénétra même l’Australie et la Nouvelle-Guinée. Aussi semble-t-il permis de penser qu’anciennement, sur l’ensemble de ces régions, un substrat culturel commun a existé. On peut d’ailleurs encore en constater les vestiges au travers des traditions orales de plusieurs cultures évoluant aujourd’hui à la périphérie du monde chinois, certaines d’entre elles ayant parfaitement conservé leurs proto-structures.
4L’archéologie a déjà livré un certain nombre d’éléments permettant de vérifier en partie cette hypothèse. L’émigration probable des Chinois, par vagues successives à travers le Pacifique, semble avoir permis la diffusion d’une partie du répertoire de mythes et de croyances que l’on retrouve au cœur de sociétés relativement isolées et protégées.
5Cet article voudrait cependant témoigner d’un autre domaine tout aussi précieux pour l’investigation du passé des peuples : celui du mythe comparé. Dans la mesure où une aire culturelle et géographique peut être circonscrite avec cohérence, l’étude comparative des mythes permet de dégager assez fidèlement les structures et modes de pensée originels, surtout grâce à l’étude des archétypes et schèmes pluridimensionnels mis en jeu par le récit mythique.
1. Le thème de l’archer et des soleils dans la tradition écrite de la Chine du Sud
6Douze des vingt et un chapitres du Huainan zi présentent différentes séquences du mythe. Ensemble, ces séquences forment la présentation la plus exhaustive que l’on connaisse du mythe de Yi l'Archer5. Tous les exploits et les qualités du héros sont décrits : dans le chapitre II, on met sa sagesse en exergue6 ; sa relation avec Xiwangmu (« Mère Reine d’Occident ») est confirmée au chapitre VI, de même qu’y est vérifié (au moins dans la glose) son statut d’époux de Heng’e , celle qui s’échappa dans la lune après lui avoir dérobé la drogue d’immortalité qu’il avait reçue de Xiwangmu7 ; au chapitre VIII, nous assistons à son combat contre les Zuochi (« Dents percées ») dans la campagne de Chouhua (« Fleurs d’autrefois »), contre le Jiuying (« Neuf liens » [hydre à neuf têtes]) sur les eaux, et défiant le Dafeng (« Grand vent ») dans les marais du Qingqiu (« tertre Vert »)8 ; enfin, aux chapitres I, XV et XVII, son habileté est vantée9.
7Par ailleurs, au chapitre VIII, alors que les dix soleils surgissent ensemble, le Huainan zi établit un rapport entre Yi l’Archer et le souverain Yao 10. C’est ce dernier qui délégua Yi contre les astres néfastes qui grillaient les céréales, si bien que la population n’avait plus rien pour se nourrir. C’est seulement après cet événement que Yao put être institué fils du Ciel11. Les chapitres IV et VII, quant à eux, font référence aux arbres Fusang (« mûrier porteur »), Jian (« arbre dressé ») et Ruo (« arbre-mûrier »)12. Sur l’un, les dix soleils apparaissent en son faîte, disposés comme des fleurs ; grâce à l’autre, ils éclairent la terre en contrebas ; quant au dernier, il apparaît peuplé de corbeaux.
8Suivent ensuite des anecdotes faisant nettement ressortir la personnalité profondément dichotomique du personnage. Rangé parmis les adeptes du dao (chap. XI)13, consacré divinité des astres (chap. XIII)14, loué pour sa vertu qui en fait l’égal des souverains et des héros légendaires (tels Yan di , Yu et Houji ) (chap. XIII et XIX)15, Yi l’Archer n’en demeure pas moins homme par les limites de son pouvoir ; en effet, sans arc et sans drogue d’immortalité il devient impuissant (chap. XV)16, et meurt sous les coups d’un bâton de pêcher que lui asséna son propre élève (chap. XIV)17.
9Cette dichotomie confère à Yi l’Archer un statut à la fois divin et humain et fait de lui le médiateur entre les mondes surnaturel et terrestre18.
2. Le thème du soleil en Chine et en Asie du Sud-Est
10Ce sont les études de James Frazer qui ont montré que l’avènement d’un mythe et/ou d’un culte ayant un lien quelconque avec le soleil ne constituait pas un phénomène universel. Toutefois, on constate qu’un nombre considérable de croyances et de mythes provenant de différentes cultures de Chine du Sud et d’Asie du Sud-Est ont trait à l’astre, maître suprême du cosmos et prototype, dans bon nombre de cas, du créateur.
11Nonobstant une certaine marginalité culturelle, les pays d’Asie du Sud-Est et du Pacifique Sud sont en relation avec les anciennes civilisations du continent asiatique et tout particulièrement avec la civilisation chinoise qui eut sur eux une influence du type de celle que les civilisations grecque ou romaine eurent sur l’Europe du Nord19.
12Déjà Henri Maspero s’était intéressé aux mythes chinois qu’il attribuait à un fond commun sino-thaï, compte tenu du fait que les Thaï étaient basés en Chine du Sud avant d’émigrer, mais fort tard, vers l’Indochine20.
13Ses observations l’ont conduit à décrire chez les Thaï blancs de l’Annam la croyance selon laquelle le soleil, la lune et les étoiles sont des boules d’or plus ou moins grosses que les seigneurs du soleil et les dames de la lune roulent devant eux comme de grosses balles à travers le ciel. Par contre, chez les Thaï blancs du Tonkin, le soleil est conçu comme une boule de feu, et la lune comme une boule d’argent qu’un dieu et une déesse tirent respectivement à l’aide d’une corde au-dessous du ciel21. Dans ces sociétés, le soleil est compris comme montant au ciel, non pas par l’arbre, mais par la montagne de l’Est. Il arrive le soir à une autre montagne grâce à laquelle il redescend, revenant pendant la nuit d’Occident en Orient, en roulant sous la terre22.
14Chez les Thaï de Thaïlande, comme chez les Shan de Birmanie décrits par Archaimbault, sept soleils alternent dans l’air brûlant. Il n’y a pas de nuit et les sept grands poissons monarques de la gent aquatique, qui ont chacun une longueur de quatre millions de toises, fondent. L’huile qu’ils répandent consume les continents, les montagnes, etc.23.
15Dans la tradition orale des Wa du Yunnan, l’histoire du peuple débute ainsi : « Lorsque le soleil se couchait, la lune se levait. Quand la lune se couchait, le soleil se levait. Sans répit, les deux astres alternaient leur lumière brûlante pour le plus grand malheur de la population. Les dieux engagèrent la discussion avec les astres et il fut décidé de ficher un arbre dans la lune afin que le feuillage de celui-ci fasse de l’ombre à la terre24 ».
16Chez les Wa, le soleil fait bouillir l’eau, et la lune cuit la nourriture. Les deux astres forment un couple indivis, d’égale puissance, tandis que l’arbre décrit dans la légende n’est rien d’autre que l’arbre renversé que l’on retrouve dans d’autres traditions25. Ces faits, attestant l’importance de l’astre chez les Wa, sont corroborés par une peinture rupestre découverte très récemment sur leur territoire, aux confins de la Birmanie ; cette œuvre, datée du IIIe siècle avant notre ère, fait apparaître très distinctement un archer se tenant au milieu d’un soleil, confirmant ainsi la similarité du mythe Wa et du mythe chinois26.
17Chez les Hmong du nord Laos, les kr’oua ké, chants initiatiques ouvrant les rites de deuil, rapportent que neuf soleils s’accrochant l’un à l’autre, se sont levés pour régir le ciel, tandis que huit lunes, posées l’une contre l’autre, se sont levées pour régir la terre27. Trois jours durant, les soleils se sont levés, desséchant la terre. Trois nuits durant, les lunes se sont levées, amoncelant la poussière. C’est alors que Yanghua fabriqua une arbalète de cuivre et de fer, tira trois flèches au ciel, détruisit tous les soleils sauf un, tira trois flèches sur les lunes, n’en laissant qu’une28. La récitation du mythe cosmogonique a pour but, chez les Hmong, d’instruire le mort du chemin qu’il aura à parcourir dans l’Au-delà pour rejoindre ses ancêtres. Elle constitue le modèle exemplaire de ce qu’Eliade appelle une « situation créatrice »29, car tout ce que fait l’homme répète le geste archétypal du dieu créateur et la mort constitue elle aussi une situation nouvelle qu’il importe de bien fixer pour la rendre féconde30.
18Chez les Mien (appartenant au groupe Yao ), on connaît aussi ce mythe. Dans leur tradition, il s’agit d’un père voulant à tout prix se venger de l’ardeur des dix soleils dont son fils fut la victime. Il détruisit donc de son arbalète de fer neuf des dix astres31.
19Pour les Saixia , l’un des groupes aborigènes du centre de Taiwan, deux soleils brillaient simultanément à l’origine. Il n’y avait pas de nuit. Quand un soleil descendait de la montagne à l’Ouest, un autre montait à l’Est. De ce fait, la population vivait dans le désordre, sans aucune notion de temps et sans pouvoir s’accorder de repos. Ainsi fut choisi Tanohera, le meilleur d’entre tous les archers, qui reçut pour mission d’exterminer l’un des deux soleils32.
20Chez les Paiwan , un autre groupe du Sud de l’île de Taiwan, deux soleils existaient aussi à l’époque primordiale, causant une chaleur insupportable. Dans l’impossibilité de sortir de leurs habitations et de travailler, les Paiwan prirent la décision d’envoyer leur meilleur archer décocher une flèche sur l’un des deux astres, lequel se transforma sur-le-champ en lune. Mais il faisait encore trop chaud, car le ciel était trop bas. Et c’est le héros Lômend qui repoussa la voûte céleste33.
21Chez les aborigènes de Taiwan, le mythe est concentré sur la lune. C’est parce que la lune brille autant que le soleil qu’elle est détruite34. Celle-ci est la réplique parfaite du grand luminaire, du fait qu’elle servait de compteur du temps et de calendrier pour les primitifs et que de nombreux rites lui étaient associés.
22Aux Philippines, c’est Maykapal, le Créateur, qui exerça l’action salvatrice alors que le ciel était bas et la terre brûlante. Il souleva le ciel à sa hauteur actuelle, mais l’astre avait encore deux yeux par lesquels il dardait ses féroces rayons ; Maykapal, de son épée, en pourfendit un. Et cela fit du bien à la terre35.
23A Nias, une île à l’ouest de Sumatra, un arbre sur lequel neuf fleurs se sont formées illustre la tradition hiératique. De l’une de ces fleurs, sortirent neuf graines. Parmi celles-ci, la graine de la lune et celle du soleil36.
24Chez les Zhuang : du Guangxi, il est question de douze soleils et le héros local en abat onze37.
3. Les thèmes dans la tradition écrite chinoise
25De ces traditions sud-est asiatiques se dégagent le thème du soleil, ou celui du couple soleil-lune ou encore celui des soleils fonctionnant par binôme, par sept ou par dix. Ce thème est fréquent dans la littérature pré-Han, même s’il y est modifié quelque peu, la spéculation philosophique ayant « sonné le glas à l’ancienne mythologie » (dixit Charles Le Blanc)38.
26Le Zhushu jinian fait apparaître ce thème à la fin des Xia (dates traditionnelles, 2207 - 1766)39. Le Chu ci décrit les astres lunaire et solaire comme des êtres vivants, de feu, fondant les métaux40, liquéfiant les rochers, avec chacun leur corbeau. Le Zhuang zi signale leur apparition et utilise le thème en métaphore41. Le Lü shi chunqiu attribue à Yao lui-même leur extermination42, l’événement coïncidant avec l’abdication du trône par Yao. Le Shujing n’évoque que deux astres43 tandis que le Shanhaijing décrit l’Archer plein d’humanité, en lutte contre les monstres44, et fait apparaître les dix soleils en train de se lever dans la vallée de Tang où l’on trouve des mûriers blancs, avec, accrochés à leurs branches, neuf soleils, le dixième se tenant sur le faîte.
27Cela étant posé, on admettra volontiers que ces références, certes succinctes, attestent l’ancienneté de la tradition de l’Archer et des soleils en Chine et l’on constatera que ce schème constitue un élément d’unité des religions proto-historiques du continent chinois et du Sud-Est asiatique.
28Le Huainan zi, qui décrit assez abondamment l’archer, le présente tour à tour comme un personnage extraordinaire, divinité des astres, et comme un homme ordinaire qui n’est plus rien sans la magie de son arc et de la drogue d’immortalité. Il est investi d’une double personnalité. Il est le bon et le mauvais45. Il est celui qui pratique le dao, il est le vertueux, l’humain, et il s’oppose à l’arrogant, au présomptueux, à celui qui est honteusement exterminé à coups de bâton de pêcher. Il est le magicien et le sauveur, et, par le processus de solarisation, il se confond aussi avec le souverain. L’acte de destruction des soleils apparaît à la fois comme un acte magique, propitiatoire, et un geste sacrilège, ce qui explique sa double personnalité. Il s’agit de stimuler les forces de la nature et de les détruire, en vertu du principe que toute hiérophanie mythico-symbolique révèle cette ambivalence sacré / profane, absolu / relatif, éternel / devenir.
29Il y a lieu de relever aussi le fait que magie et pouvoir sont souvent intimement liés. Dans les croyances primitives46 de nombreuses sociétés, le roi est considéré comme capable de contrôler la nature, de la régler, parce qu’il est de connivence avec elle. Ainsi, sauveur, magicien et souverain ne font qu’un. Certes, il ne nous échappe pas que Yi agit pour le compte de Yao, tandis que dans la tradition des Philippines, c’est le créateur Maykapal lui-même qui est l’Archer. Mais Yi est puni par le bâton de pêcher47, qui est, relève M. Granet, une arme de sorcier en même temps qu’une arme royale. Si cette analyse est correcte, il faut voir dans le thème des soleils le symbole de l’avènement.
30L’abattage des soleils évoque la mise à mort rituelle du souverain attestée dans plusieurs civilisations48 et qui constitue un événement symbolique sanctionnant un règne prospère ou un règne nouveau. C’est pour empêcher le déclin du monde que cette immolation rituelle a lieu. Ce n’est que lorsque Yi eut débarrassé la terre des monstres et des neuf astres que Yao put devenir fils du Ciel, de la même manière que Shun prit le pouvoir après avoir expulsé les monstres aux quatre pôles. Cette entreprise régulatrice du héros est asservie à l’ordre de la société. Et la société devient, dès lors, tributaire, dans son essence et dans son existence, de ces personnages d’exception.
31Le lancer de la flèche est une opération magique49, un sacrifice symbolique, message d’une vertu régénératrice et fertilisante en raison du contact avec l’astre qui en est la cible. Voilà qui connote ce que James Frazer classe sous l’appellation de « magie sympathique »50, basée sur la loi de la similitude et celle de la contagion. Atteindre la victime en plein cœur, c’est être en liaison intime avec son centre vital. De la blessure coulera un sang imaginaire (que peut, par exemple, symboliser l’eau de pluie) auquel l’on attribue une vertu régénératrice51. « À la naissance d’un garçon en Chine, avec un arc en bois de mûrier, on tirait des flèches faites de roseau vers le ciel, la terre et les quatre points cardinaux. » Ce rite servait, explique M. Granet, à mettre le nouveau-né en rapport avec les différents espaces et à repousser les malheurs52. Ceci nous conduit à la conclusion que cette hiérophanie archaïque du soleil a pu se conserver dans la coutume attestée dans tous les rituels chinois où la flèche est ainsi directement liée à l’avènement. Mais, tout autant que des flèches d’expulsion, les flèches de Yi sont des flèches de propitiation et de conciliation. Il ne s’agit pas de détruire l’astre, car la victime continue d’exister dans l’œuvre née de son immolation, mais d’obtenir le résultat inverse, c’est-à-dire de tirer parti des grandes puissances de la nature, de faire dévier le cours des événements, de contrôler l’action du soleil, en l’interrompant, ou, en le réactivant, de prendre de son énergie vitale. Telle est la vocation de l’archer53.
4. Le thème de la course vers l’astre et le bornage du chemin
32Deux légendes, très proches dans leurs structures et dans leurs motifs, mais séparées dans le temps par près de deux mille ans, illustrent à la perfection le thème de la course vers l’astre et méritent quelque attention.
33L’une d’elles est extraite du Shanhaijing. Elle évoque le héros Kuafu , célèbre pour avoir voulu rivaliser avec l’astre solaire. L’autre est tirée de la tradition orale des aborigènes Saixia de Taiwan54.
34Voici la version donnée par le texte chinois :
Kuafu poursuivit le soleil à la course [jusqu’à l’endroit où] il se couche. Il eut soif et désira trouver à boire. Il but dans le fleuve Jaune et dans la Wei. Mais le Fleuve et la Wei ne suffirent pas. Il alla au Nord boire le Daze (« Grand marécage »). Cependant, il n’y était pas encore parvenu qu’il souffrit de la soif en chemin et qu’il en mourut. Il laissa tomber son bâton. Celui-ci se métamorphosa et forma la forêt de Deng 55.
35La version qui suit est tirée d’une monographie sur les Saixia56 :
Lorsque les deux soleils apparurent, un homme du clan Tanohera partit avec ses deux fils. Dans un sac en peau de chèvre, il mit des oranges et de petites pierres. Sur le chemin, ils mangèrent les oranges pour étancher leur soif et enterrèrent les pépins. Les pierres qu’ils disposaient çà et là devaient [au retour] leur servir de repères. Le père mourut avant d’arriver à l’Est. Les enfants continuèrent et exterminèrent l’astre surnuméraire. En revenant, ils s’aidèrent, pour trouver leur route, [des pépins] d’oranges qui avaient poussé et donné une forêt. Juste après l’extermination du soleil, il fit sombre et il y eut un typhon57.
36De ces deux versions, qui présentent de nettes ressemblances, on peut extraire les cinq fonctions qui en constituent les morphologies58 :
- Un homme part à la poursuite de l’astre qu’il veut affronter.
- Il cherche à étancher sa soif.
- Il marque son chemin au moyen d’un objet qui va se transformer en forêt.
- Il meurt avant d’atteindre son but.
- Un typhon est déclenché.
37L’homme de la première version, Kuafu, est un personnage complexe et mystérieux sur lequel la littérature chinoise apporte généralement peu d’informations59. Contrairement à Yi l’archer, ses intentions ne sont pas explicitement de détruire l’astre, mais plutôt de l’atteindre, de le rattraper, voire de le dépasser, par folie ou par hâblerie60. Toutefois, et bien que sa mort puisse, d’une certaine façon, évoquer l’échec du héros, on peut imaginer qu’il porta tout de même atteinte à l’astre.
38Tanohera est, de son côté, chargé d’une mission qui est supposée salvatrice : la destruction de l’astre nuisible à la population. Sachant la tâche longue et ardue, et ne présumant pas de ses forces, le héros saixia part accompagné de ses deux fils. Ainsi, c’est un personnage solitaire, Kuafu, armé d’un bâton (peut-être l’arme royale, comme le bâton de pêcher de Yi l’archer ?), et un chef de clan avec ses deux fils qui constituent les protagonistes de la fable.
39La soif dont ils vont souffrir représente la douleur humaine devant la difficulté d’une tâche grandiose autant qu’une profonde quête d’absolu et, au delà, de pouvoir. Le parcours plein d’embûches évoque alors une véritable initiation. Aucun étang, aucune source, aucun fleuve, ne suffisent à assouvir l’immense soif de Kuafu. C’est l’expression de la solitude et du sacrifice suprême du héros confronté à une tâche magnifique, mais dépassant ses forces61. Et s’il emporte des oranges, le représentant du clan Tanohera n’échappe pas au même triste sort. Mais compte tenu de la présence des deux fils, le sacrifice du père n’est pas inutile. Par ailleurs, un détail dans les deux textes permet de distinguer les deux missions. Si Kuafu suit l’astre vers son couchant, Tanohera veut le surprendre à son lever. On pourrait ainsi comprendre que le message du texte est la chute, le déclin ou la fin d’un règne dans la version chinoise et l’aube d’une ère nouvelle, la fondation d’un clan ou la naissance du pouvoir dans la version saixia, ces situations constituant, en fait, les deux faces d’une même épreuve.
40Le bornage du chemin s’effectue dans les deux fables au moyen d’une forêt née d’un objet emporté : le bâton ou les oranges. Dans la version saixia, on constate également la présence de pierres supposées tracer la route du retour.
41La forêt constitue un repère pour le retour des enfants saixia. Simultanément, elle est un passage, un palier, une transition obligée entre deux niveaux de l’existence. Dans les contes de fées, elle symbolise l’endroit où l’obscurité intérieure doit être affrontée et vaincue62. Dans cette fable, elle est le rendez-vous obligatoire des fils de Tanohera après leur exploit qui les a projetés dans une autre phase de la vie. De la forêt émerge un homme nouveau63. En effet, les fils de Tanohera succèdent à leur père à la tête du clan. Quant à Kuafu, il représente peut-être le chef de quelque peuplade puissante en son temps, puis vaincue par une autre (le dragon yinglong ?), comme semble le penser Karlgren64. Les deux fables associent étroitement la croissance de la végétation et le parcours humain. C’est, dit Caillois65, parce que « la société va toujours de pair avec la nature ». L’homme est tel le bâton ou le pépin d’orange : il pousse, croît et décline, parce qu’il est sujet aux vicissitudes du temps et de l’usure.
42La fable du parcours vers l’astre ponctue les différentes phases de l’existence physique et sociale. Si l’individu veut affirmer sa personnalité et assurer son identité, il doit passer par une évolution difficile, accepter des épreuves, affronter des dangers et gagner des batailles qui lui permettront de réussir le ou les passages vers d’autres stades de son destin.
43En même temps, il s’agit ici, assez clairement, d’une lutte pour la conquête du pouvoir, d’une joute héroïque pour ravir quelque emblème, quelque blason, qui consacreront un clan ou un groupe ethnique. La capacité de Tanohera à contrôler l’astre s’avère être le symbole et, en même temps, la justification de l’importance religieuse et politique du clan au sein des structures saixia, tandis que l’exploit de Kuafu, qui veut être l’égal du soleil, traduit la folie et la vanité de la conquête du pouvoir : passage obligé du processus de régénération des sociétés.
5. L’arbre
44Le thème de l’arbre est inséparable de celui du soleil. Les soleils montent et descendent grâce au Fusang à l’Est, à l’aide du Ruomu à l’Ouest66. L’arbre constitue le lien sacré par excellence, le modèle mythique le plus archaïque et le plus universel, compte tenu du fait qu’il est le représentant le plus grand et le plus puissant du règne végétal. C’est un microcosme, un centre totémique, la demeure des esprits et l’axis mundi. Parce qu’il pousse, perd ses feuilles et a la faculté de se régénérer, la mythologie lui confère un caractère exceptionnel et sacré qui le met en rapport avec les divinités et les ancêtres. Dès lors, on suppose que la source de vie se trouve concentrée en lui. Et c’est lui que l’on retrouve en symbole dans les habitations et les cours de plusieurs cultures d’Asie de l’Est et du Sud-Est, sous la forme d’un pilier sacré67 où sont représentés, en étagement, motifs humains et zoomorphes, signes héraldiques, figures ancestrales et sacrées. Il apparaît tel un instrument de communication entre le monde céleste et le monde terrestre, sans lequel l’existence humaine n’est pas praticable.
45À l’image de l’astre, l’arbre symbolise la vie et la fécondité inépuisables : l’esprit de l’ancêtre, incorporé à l’arbre, l’anime et lui confère sa nature divine.
46Dans les sociétés de Chine et d’Asie du Sud-Est, que nous avons citées, on constate la valence universelle de sa hiérophanie, vestige des temps immémoriaux. Les montagnards de la côte nord-ouest de la Nouvelle-Guinée croient que les esprits de leurs ancêtres habitent sur les branches d’un arbre68. Aux Philippines, il en est de même et l’on évite de le couper. En Australie centrale, on croit que l’arbre est le séjour des esprits qui attendent de revenir à la vie. Les Paiwan de Taiwan placent un arbre géant dans la lune, le Taralap, dont un homme coupe régulièrement les branches, mais qui repoussent continuellement. Pour les Amei de la côte ouest, il s’agit d’un oranger. Chez les Atayal , c’est d’un arbre qu’est sortie la pierre qui donna naissance au couple primordial69.
47Chez les Puyuma et chez les Yami H de Botel Tobago, c’est le bambou qui fait objet de culte. Les contes des Lisu , du Yunnan font état d’un arbre à haricots magiques sur la lune. Aux Célèbes, l’arbre est le banyan qui portait les grains des différentes céréales jusqu’à ce qu’un oiseau casse ses branches. C’est alors que les grains tombèrent et germèrent, enclenchant ainsi le processus de la création. Chez les Miao du sud de la Chine, dans chaque village se dresse un arbre sacré et habité, croient-ils, par l’âme de leur premier ancêtre. Parfois, près du village, il y a un bois sacré dans lequel on laisse pourrir les arbres.
48L’arbre, constate Mircea Eliade70, n’intervient jamais seul. Il est toujours accompagné de symboles, d’emblèmes ou de figures héraldiques qui en précisent et en complètent la valeur cosmologique. En ce qui concerne les cultures de Chine et d’Asie du Sud-Est, c’est l’oiseau qui l’accompagne.
6. L’oiseau
49Dans le Shanhaijing, l’oiseau, un corbeau, porte les soleils71. Dans le Huainan zi72, un corbeau est niché à l’intérieur des soleils. C’est le corbeau, le cun à trois pattes, décrit par Gao You , peut-être lié à Dijun , père des soleils et époux de Xihe 73 (et de Changxi , la mère des lunes)74, de même qu’à Diku , fondateur des Shang (1766-1122), auquel il a été identifié dans les interprétations des inscriptions sur os75. Rappelons que Diku féconda sa femme au moyen de l’œuf d’un oiseau noir76. Ainsi, dans le cas de la Chine, oiseau et ancêtre s’avèrent intimement liés77. Du fait qu’il soit, le soir, perché sur le mûrier, arbre du couchant, il est en relation avec le monde des âmes et il agit comme un médiateur puissant et psychopompe. Chez les Hmong du nord Laos, le coq est associé à la fille soleil. Il chante trois fois, et aussitôt elle apparaît. Dans le rituel de l’initiation du mort, c’est à lui que l’on confie la tâche d’emmener le défunt retrouver ses ancêtres78. Du fait qu’il se perche sur l’arbre le matin, il est le symbole du levant ; par l’œuf qu’il dépose, il est aussi le symbole de la naissance du monde dans bon nombre de traditions de la Chine du Sud et de l’Asie du Sud-Est. Chez les Saixia de Taiwan, l’œuf a donné lieu au millet, plante sacrée et totem du clan. Chez les Atayal, un oiseau lâche une pierre dans l’eau ; la pierre, après s’être fendue, libére le couple primordial79. Chez les Bunong , l’oiseau a apporté la cacahuète. À Bornéo, l’œuf de l’oiseau a créé rivières, terre et ciel. Chez les Paiwan, l’œuf du soleil a donné naissance au serpent, ancêtre du groupe.
50Cette association fort évidente entre oiseau-œuf et création du monde nous permet, dans une certaine mesure, de confirmer ce que nous disions plus tôt au sujet du mythe de Yi l’Archer : il est sans conteste la métaphore, sinon d’une création, du moins de l’avènement d’un ordre social nouveau et meilleur80.
51Par cette mise en relief du rôle que joue chacun des symboles-thèmes du mythe de Yi l’Archer, nous pouvons clairement remarquer que soleils, lunes, arcs, flèches, arbres et oiseaux sont tous présents, à des degrés divers, mais avec un rôle semblable, dans la grande majorité des populations de l’Asie de l’Est et du Sud-Est dont nous avons fait mention jusqu’ici. Cette constatation nous porte à conclure qu’il est fort possible que ce thème de l’Archer et des soleils provienne directement du fond mythologico-totémique des Shang, qui, nous l’avons vu, avaient une relation particulière et sacrée avec l’oiseau mais aussi avec le mûrier. Ceci nous amène à faire un parallèle entre culte solaire et culte des ancêtres. On pourrait alors concevoir que ces différents schèmes aient cheminé jusqu’à Chu et se soient préservés à la fois dans la tradition écrite chinoise et dans les traditions orales et les folklores locaux des sociétés qui les ont pris en compte. Le lien entre la culture des Shang et celle de Chu n’est d’ailleurs plus contesté, compte tenu des résultats des recherches archéologiques81.
52Le fait que tous les schèmes du mythe chinois de Yi l’Archer et des soleils se retrouvent sous une forme presque analogue en Chine, en Asie du Sud-Est et dans tout le Pacifique d’une manière générale, pourrait nous inciter à inférer qu’à un stade reculé ait existé un substrat commun et de ce fait nous autoriser à envisager son cheminement et sa diffusion à partir d’une aire culturelle originelle qui reste à définir, mais qui pourrait être la région de Chu ou sa périphérie82. Ainsi, dans les traditions orales des cultures non chinoises de la périphérie sud et sud-est, trouvons-nous encore peut-être les rejetons d’une pareille et unique odyssée. Toutefois, il est prudent, comme le recommande Lévi-Strauss, pourtant avide de mythologies comparées, de ne pas conclure hâtivement à une similitude soit d’ordre structurel, soit d’ordre accidentel, pour ne retenir que l’affinité elle-même qui existe entre les différents champs de représentations, afin, par des procédés comparatifs, d’induire modestement quelques données supplémentaires sur le passé de ces peuples.
Notes de bas de page
1 Le Blanc, 1981, 93-94 : « Le plus ancien mythe que nous ait transmis la tradition écrite chinoise est le mythe de Fuxi (le Dompteur d’animaux) et Nü Gua (Dame Gua) », et plus loin : « le mythe de Fuxi et Nü Gua n’est, ni une création du IIe siècle A.C., ni la résurgence d’un mythe chinois archaïque, mais l’introduction, dans la tradition écrite chinoise, d’un mythe oral d’origine non-chinoise, à savoir Miao ».
2 On trouvera une étude comparée du mythe chinois et du mythe hmong dans Lemoine, 1987. Par ailleurs, il existe plusieurs excellents témoignages iconographiques du mythe, dont celui de la bannière funéraire de Mawangdui, où apparaît un soleil rouge contenant un corbeau noir, avec, en opposé, la lune contenant le crapaud et le lièvre, et un arbre portant huit disques rouges. Voir E. Rochat de La Vallée et C. Larre, 1985.
3 Cf. Le Blanc, 1985, 7 et 8.
4 Pour des études assez complètes du mythe, voir : Granet, 1959 ; Karlgren, 1946 ; Allan, 1981 ; Lin Hengli, 1962 ; Maspero, 1924 ; Yuan Ke, 1957.
5 Maspero, 1924, fait remarquer que les Zhou avaient passablement expurgé de leurs ouvrages littéraires ce qui leur semblait trop surnaturel. Les Han, en revanche, réintroduisirent abondamment dans leur littérature tous les vieux schèmes mythiques.
6 Huainan zi, II, 14a.
7 Ibid., VI, 16b ; Heng’e est connue également sous les appellations de Chang’e ou de Changyi, la deuxième femme de Di Ku. Voir Chen Mengjia, 1936, 490.
8 Huainan zi VIII, 7a-b.
9 Ibid., I, 7b ; XV, 18b ; XVII, 5a-b.
10 Ibid., VIII, 7b.
11 Ibid., VIII, 7a.
12 Ibid., IV, 4b ; VII, 3a.
13 Ibid., XI, 11a.
14 Ibid., XIII, 28b.
15 Ibid., XIII, 28b ; XIX, 9b.
16 Ibid., XV, 18b.
17 Ibid., XIV, 2a. Yi l’Archer est peut-être aussi celui que décrit le Zuo zhuan XXIX (Xiang, 4), 1933B (Couvreur, t. II, 205), soit le prince de Qiong, dont on fit bouillir le cadavre pour que ses fils le mangent. Mais ceux-ci refusèrent et on les mit à mort. Granet, 1959, 613, analyse ce comportement comme le refus de succéder en absorbant un contre-poison en guise de sacrement et en réparation des crimes de Yi. Cet acte n’est pas sans rappeler ce que James Frazer décrit pour certaines sociétés africaines dans lesquelles, afin qu’il puisse hériter plus sûrement des pouvoirs magiques et autres vertus de la branche royale, le nouveau souverain doit manger un morceau de son prédécesseur défunt. Aussi, quand les indigènes veulent dire que le souverain règne, ils disent : « Il a mangé le roi » (Frazer, 1981,140).
18 On a parfois tenté de rapprocher le héros et le chamane qui transcendent, l’un concrètement, l’autre symboliquement, les catégories d’appartenance. Ils sont à la fois célestes et terrestres, hommes et animaux, morts et vivants, et franchissent sans limites les frontières entre les mondes (Hamayon, 1981).
19 Voir Mabuchi Toichi, 1964.
20 Maspero, 1924.
21 Gao You, dans son commentaire au Huainan zi IV, 3a, les décrit comme des êtres de feu en forme de boules ou de fleurs de lotus.
22 Maspero, 1924,16.
23 Cf. Archaimbault, 1959, 371 sq. et Lemoine, 1972,110 n. 2.
24 Voir Qiu Efeng et Nie Xizhen, 1983,162.
25 Voir Eliade, 1986,237.
26 Cf. Wang Ningsheng, 1985. La découverte a été effectuée dans le district de Cangyuan (sud-ouest du Yunnan), aux confins de la Birmanie.
27 Pour les Hmong, le soleil est féminin, et la lune masculine, de même que chez les Yao et les Miao (Eberhard, 1957). Et c’est peut-être, avance Inez de Beauclair, 1963, 131, une indication de la formation du système patrilinéaire de l’antiquité chinoise qui supposait que la lune devenait subordonnée au soleil et était de sexe féminin.
28 Lemoine, 1972,112.
29 Eliade, 1959, 479 sq.
30 Lemoine, 1987,115-142, met Yi l’Archer en rapport avec Tsong Shiyi, le premier chamane des Hmong. En effet, parallèlement à la légende de Yanghua, celui-ci intervient dans le mythe d’origine où on le voit combattre monstres et diablesses. Justicier et guérisseur, il s’est attaqué aux neuf diables « mange-cru » qui sont en fait des oiseaux. C’est le souverain du ciel qui lui ordonna d’aller sur terre pour accomplir cette tâche. Shiyi était alors armé d’une arbalète à neuf flèches à pointe de bronze avec lesquelles il abattit les monstres volatiles lorsqu’ils se posèrent sur l’arbre. Par ailleurs, comme Heng’e, il déroba une potion magique (au dragon) pour l’utiliser dans l’exercice de son art. Comme Yi, Shiyi, le premier chamane, a une double personnalité : il est le meilleur et le pire. Le meilleur par son comportement de justicier, le pire du fait de plusieurs malveillances gratuites. Comme, par exemple, celle d’avoir cassé les œufs de la dragonne sans aucune raison, par pur vandalisme. La conséquence de son acte sera la mort de son fils et la dispersion des instruments et techniques chamaniques qu’il ne pourra léguer à personne. Le mythe hmong et le mythe chinois dévoilent des schèmes pratiquement identiques. Pour Lemoine, la figure de Yi l’Archer apparaît aussi comme celle du premier chamane.
31 Lemoine, 1972, 89. Voir aussi Shanhaijing VII, 3a (Mathieu, 400), où il apparaît que la mort de Nüchou, brûlée par les soleils, servit de prétexte à Yao pour ordonner à Yi d’abattre les soleils.
32 Chen Chunqin, 1966, 161. Voir aussi Gao Yanyuan, 1977, 195-214.
33 Cette tradition est celle des Paiwan de Sandimen (dans la préfecture de Pingdong). Cf. John Tu Erwei, 1969, 94 sq. Lômend fut le premier homme à mourir. Avec la connaissance de la mort, il apporta la délivrance à la population.
34 Les moyens de destruction varient d’un mythe à l’autre et d’un groupe à l’autre. Cela peut se faire par l’arc, par le jet d’eau bouillante, par l’épée, par le biais d’un pilon ou tout simplement en pointant un doigt vers l’astre. Voir Lin Hengli, 1962, 119 n. 14.
35 Coyaud et Potet, 1986, 33.
36 Mabuchi Toichi, 1964, 54. Un mythe micronésien raconte que le monde était sombre. Yelafath le petit descendit alors du ciel pour visiter la terre, mais il ne voyait rien. Il alla s’en plaindre à son père, demandant à celui-ci d’intervenir pour que la terre fût éclairée. Yelafath le grand créa les étoiles. Mais son fils n’était pas satisfait de leur lumière. Yelafath créa alors deux boules et alluma un feu entre elles de façon à ce qu’elles brillent intensément. Mais elles commencèrent à se quereller, chacune voulant briller plus que l’autre. Furieux de leur querelle, Yelafath les sépara et tout alla bien. (Inez de Beauclair, 1962, 115)
37 Wen Zongyi, 1967, 134.
38 Le Blanc, 1981, 93 sq.
39 I, 8b.
40 IX, 2b.
41 Zhuang zi II, 43 (Liou, 101).
42 XVIII, 19a ; XV, 4a ; XXII, 9b. Voir aussi Lunheng XIX, 47-48 (Forke, t. II, 171 et 172).
43 29e année de Jie et 48e année de Zhuxin.
44 II, 3b. Pour Lin Hengli, 1962, 120, le nombre de deux soleils, que l’on retrouve le plus fréquemment, exprime la phase originelle du mythe, ce schème ayant été préservé dans la tradition de plusieurs populations primitives de la région du Pacifique. Ce n’est que tardivement que les deux soleils seraient devenus dix, peut-être par association aux dix troncs célestes et à la période de dix jours : xun (Karlgren, 1946, 206), de la même façon que les douze lunes auraient été rattachées aux shi er zhi : douze rameaux terrestres du cycle dénaire. Dans le Lunheng, LXXII, 243 (Forke, 1962, t. II, 412), Wang Chong associe les shi ri avec la tradition des dix soleils.
45 Eberhard, 1942, considère qu’il s’agit d’une seule et même personne. Voir aussi I. de Beauclair, 1963, 123-132. Par ailleurs, le fait qu’il puisse s’agir d’une seule et même personne est confirmé par le chapitre « Tianwen » du Chu ci qui déclare sur un ton de reproche, inférant de là que le héros a failli à son excellente réputation : « Pourquoi Yi a-t-il tiré une flèche sur les dix soleils ? Pourquoi les corbeaux ont-ils perdu leurs plumes ? », ce qui suppose que l’on accepte la traduction de Karlgren, 1942, 268, à laquelle s’opposent celle de Hawkes, 1959, 49 : « Quand Yi tira-t-il une flèche... » et celle de Erkes, 1926 : « Où Yi tira-t-il une flèche ? »
46 Cf. Frazer, 1981b, 224 sq.
47 Ce bois est utilisé dans les cérémonies de l’avènement de l’année. Voir Granet, 1959, 376 sq. Voir aussi Zuo zhuan XXIX (Xiang, 4), 1933B (Couvreur, t. II, 204 sq.).
48 Frazer, 1981b, 26-91.
49 Le Lü shi chunqiu XVIII, 233 (Wilhelm, 314) fait même de Yi l’inventeur de l’arc.
50 J. Frazer, 1981b, 41 sq.
51 Dans le Japon ancien, pour faire tomber la pluie, on criblait un chien de flèches à proximité d’un torrent ; à Java, deux hommes se fouettent mutuellement pour faire tomber la pluie (Frazer, 1981b, 186 et 165).
52 Granet, 1959, 380 ; Liji LXII/46, 1689B (Couvreur, t. II, 678). Parfois, au cours de leur voyage, le soleil et la lune sont, en quelque sorte, attaqués par la licorne (Huainan zi III, 3b). Ils sont dévorés et la terre est plongée dans les ténèbres. Les hommes viennent alors à leur secours. On bat le tambour et on tire à l’arc (Zhou li XXXVII, 889B [Biot, t. II, 392]). Les Indiens du Pérou lancent des flèches enflammées en direction du soleil lors d’une éclipse pour le rallumer, et aussi pour chasser l’animal qui, croyait-on, l’attaquait : Frazer, 1981, 197 sq. Les aborigènes de la Nouvelle-Guinée, quant à eux, jettent des pierres et des lances contre la lune pour accélérer sa marche.
53 Lin Hengli, 1962, 108, fait un parallèle intéressant entre Heng’e s’enfuyant sur la lune avec la drogue d’immortalité dérobée et la guérison de l’astre blessé dans les légendes Bunong, Paiwan et Lukai, qui se fait par le biais d’une femme (quelquefois un homme) qui panse l’astre blessé trop précieux pour qu’ils se permettent de le perdre.
54 C’est le plus petit des dix groupes aborigènes de l’île. Il est constitué de deux mille personnes environ. Les Saixia résident dans le nord de l’île, dans plusieurs districts à la bordure des préfectures de Miaoli et de Xinzhu.
55 Shanhaijing VIII, 2b (Mathieu, 420). Un peu plus loin, en XVII, 4b, le texte annonce que Kuafu est tué par le dragon Yinglong et ajoute que « il plut beaucoup dans le sud après cet acte ». Par ailleurs, le Lü shi chunqiu XV, 161 (Wilhelm, 208) parle de la forêt des pêchers et non de la forêt de Deng. Cette forêt des Pêchers est célèbre pour ses chevaux (voir Granet, 1959, 363 sq.). La légende de Kuafu, dit Granet, « paraît être sortie d’un milieu d’éleveurs dans lequel subsistaient des vestiges de croyances totémiques et dont les fêtes comprenaient des luttes à la course et particulièrement des courses de char ». Les chapitres VIII, XIV et XVII du Shanhaijing, dont sont extraits les éléments du mythe, sont datés des Han antérieurs. Voir Mathieu, C et CI.
56 « Saixia zu : Ailingji » (collectif), 1986, 75.
57 Dans une variante que je collectai dans le village de Donghe, district de Nanzhuang, préfecture de Miaoli à Taiwan, en mars-avril 1991, il n’y avait qu’un seul enfant et c’est le père qui abattait l’astre. Mais il mourait de vieillesse et l’enfant rentrait seul.
58 Nous partons du principe que mythe et conte ont la même morphologie. Par fonction, nous entendons, selon la définition de Vladimir Propp : « L’action d’un personnage [qui constitue alors] la partie constitutive fondamentale du conte » (Propp, 1970, 30 et 31).
59 Il est aussi décrit dans les chapitres XIV, 4b et XVII, 4b du Shanhaijing (Mathieu, 535 et 607) comme portant « en pendants d’oreilles deux serpents jaunes et en tenant en main deux autres ». Il est intéressant de noter à cet égard que, dans l’iconographie des Paiwan, un autre groupe aborigène de l’île, une créature de ce type est souvent représentée. Ce point pourrait alors corroborer l’hypothèse d’un contact culturel très ancien entre le continent et l’île.
60 « Il l’atteignit dans le val du couchant », dit le Shanhaijing XVII. « Kua », dit Granet (1959, 363), signifie « se vanter ». Kuafu est un hâbleur.
61 « Kuafu présumant de ses forces voulut poursuivre la lumière du soleil (...) », Shanhaijing XVII, 4b (Mathieu, 607).
62 Voir Bettelheim, 1976,149.
63 Le texte du Shanhaijing, chapitres VII et XVII, dit aussi que la forêt est née de la chair même et de la graisse de Kuafu. Ce thème de la naissance à partir de la fragmentation d’un être primordial ou exceptionnel est très fréquent dans les mythologies d’Asie du Sud-Est. Le thème de la forêt se retrouve dans les mythes liés à Chiyou. Lui aussi, avant d’être tué par le dragon, jette ses entraves qui se transforment alors en un arbre feng : l’érable (Shanhaijing, XV, 3b (Mathieu, 557)). Wieger, 1991, 8, voit en Chiyou le chef des tribus Miao.
64 Karlgren, 1946, 281. Selon le Shanhaijing, après le meurtre, le dragon Ying, vainqueur, pourrait aussi être identifié à l’une des populations du Sud de la Chine.
65 Caillois, 1950,146.
66 Le Huainan zi IV, 3a, parle aussi de jianmu, arbre du centre, reliant le ciel à la terre. Cf. note 12.
67 Si le poteau représente l’axe du monde, il en est de même pour la liane, le sentier montagneux, l’arc-en-ciel, le pilon et même le doigt tendu, comme on l’a vu plus haut, qui permettent l’ascension au monde céleste et que l’on retrouve dans de nombreux rituels d’Asie du Sud-est, d’Océanie et d’Amérique. À ce sujet, voir Eliade, 1959, 476 et 1983, 224 sq.
68 Frazer, 1981, 280.
69 Li Hui, 1955, 191. Dans certaines légendes atayal, l’arbre sacré est moitié végétal, moitié bloc de pierre.
70 Eliade,1986, 234 sq.
71 Shanhaijing XIV, 5b (Mathieu, 541).
72 Huainan zi VII, 2a.
73 Allan, 1981, 298-299.
74 Shanhaijing XVI, 5a (Mathieu, 583).
75 Wang Guowei, 1923, 2a-3b ; voir aussi Li Xiaoding, 1965, 1905-1908.
76 Voir Lü shi chunqiu VI, 6b et XV, 2b qui semble toutefois parler d’une hirondelle.
77 Il est intéressant de noter que l’oiseau, corbeau à trois pattes (Shanhaijing XII, la [Mathieu, 481]), est lié à Xiwangmu dont il est le messager et le serviteur (Shiji CXVII, 3060 [Hervouet, 200]). Chez les Paiwan de Taiwan, dans les légendes recueillies dans le village de Majia (préfecture de Pingdong), l’oiseau est aussi le messager et le serviteur de la déesse Muakai, créatrice de l’humanité.
78 Lemoine, 1972, 89.
79 Xu Shizhen, 1956, 164. Dans la tradition Lao, les premiers hommes sont nés de courges (cf. Archaimbault, 1959, 387-388).
80 On retrouve encore chez les Paiwan la trace d’un culte vraisemblablement très ancien et lié à l’astre. Il s’agit d’une pierre ronde conservée dans le mur arrière de l’habitation et propriété exclusive du « palakalai », prêtre-guérisseur-météorologue. Ce dernier la sort pour faire cesser la pluie lorsqu’elle a trop duré ou endommagé les cultures. La pierre, d’une rondeur parfaite, a la faculté de trembler d’elle-même dans son abri, peu avant qu’on l’en extraie. Seul le palakalai a le droit de la toucher. On peut encore observer un exemplaire de cette pierre météorologique dans la résidence du palakalai du village de Majia de la préfecture de Pingdong à Taiwan.
81 Chang, 1980, 50-60, et Akatsuka Kiyōshi, 1977, 260 et 403.
82 Toutefois Yi est aussi donné comme le barbare de l’Est (cf. Eberhard, 1942 ; Conrady, 1931, et de Beauclair, 1963,130).
Auteur
Professeur au Département d’études chinoises de l’Université de Provence. Ses recherches portent principalement sur la mythologie chinoise ancienne et sur l’ethnologie des Paiwan de Formose. Elle a participé au Lexique français-chinois de la physique (Université de Provence, 1988) et publié Mythes et croyances du monde chinois primitif (Payot, 1989).
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