L’inquiétante étrangeté
p. 15-26
Texte intégral
1On a beaucoup glosé sur l’ethnocentrisme des Chinois. Mais y a-t-il un peuple qui ait résisté à la tentation de ne pas se croire le premier représentant, voire le seul, de l’espèce humaine ? Un très grand nombre d’ethnies se nomment elles-mêmes « les Hommes » ; ce fait est attesté en Amérique du Nord ou en Asie : chez les Klamath des États-Unis, les Micmac du Canada, les Nivkh ou Ghiliak, les Toungouses, les Koriak de Sibérie, les Aïnous, les proto-Indochinois, les La-ti... Dans bien des cas, les voisins, proches ou lointains, sont ainsi, à un titre ou à un autre, considérés comme des non-humains, parfois comme des animaux. Les Chinois de l’antiquité ne faisaient pas exception à cette règle. On sait qu’ils écrivaient la plupart des noms de peuples avec la clé du chien, du serpent, du porc... Des auteurs (chinois pour la plupart) affirment que cela était dû aux coutumes alimentaires, aux pratiques religieuses de ces populations. C’est, en effet, assez probable. Mais toute l’explication tient-elle là ?
2L’appartenance des barbares à l’espèce humaine est une question que se sont honnêtement posée les Chinois des Zhou (-1121 à-221) et des Han (-206 à 220). Dans deux passages du Shanhaijing (XII, 1b et XVII, 8a [Mathieu, 1983,483 et 615]), il est précisé à propos des Quan Rong (ou simplement Rong) : « Ils ressemblent à des chiens, ils ont un corps de chien [...] mais ont une face humaine. » Pourtant, nous dit-on, « les Rong sont des hommes » ! D’aucuns en auraient-ils douté ?
3Qu’est-ce qu’un métèque pour un Chinois de l’antiquité ? Quelle vision avait-on à cette époque des « étrangers d’au delà des mers ? » À ces questions complexes, le Huainan zi IV apporte plus qu’un élément de réponse.
1. L’étranger dans la Chine ancienne
4La lecture des textes de l’époque Zhou révèle que l’étranger est à la fois intimement lié à la vie des principautés chinoises et parfaitement honni en tant que tel. Dans son étude de 1971, J. Prùsek démontre bien que les non-Han font partie de l’existence quotidienne des communautés chinoises. Géographiquement, ceux-ci sont disposés au milieu de celles-là, en peau de léopard.
5Il est des États plus « barbares » que d’autres. En ce domaine, comme en bien d’autres, les États Zhou et Lu représentent la « pureté ». Ceux de Qi et Wu , mais surtout de Chu et Qin , se situent à l’autre extrémité de cette échelle des valeurs. L’État oriental, en dépit des pratiques ésotériques de ses magiciens et autres fangshi (magiciens), conserve quelque prestige, grâce pour l’essentiel à son attachement aux anciennes coutumes des Shang.
6L’État de Wu est célèbre pour ses pratiques étranges : on s’y coupe les cheveux, on s’y tatoue la peau, on s’y promène nu, indique Wang Chong , (27-97) dans le Lunheng1.
7Le Qin, répète à l’envi le Lunheng, est « un pays de tigres et de loups ». La voracité de cette principauté en matière de territoires est sans doute à l’origine de ce qualificatif peu flatteur ; quant au Zhanguo ce, il ajoute que le pays de Qin est « une terre barbare » aux mœurs étranges. Influencés par les étrangers du Nord-Ouest, Yuezhi ; et autres, les anciens habitants du Shaanxi actuel portaient leurs cheveux sur les épaules. « Naguère, indique Wang Chong, les mœurs barbares régnaient à Qin. » Ces gens-là, précise le Zhanguo ce, ont les us et les coutumes des Rong et des Di : « Ils sont sauvages et brutaux, leurs troupes sont semblables à des insectes (des serpents ?) venimeux. »
8À Chu, l’aspect multi-ethnique de la nation est un fait reconnu de tous. Les Miao occupent une place essentielle dans cette culture où l’animisme règne en maître à côté du culte des ancêtres. Les gens de Chu, rappelle le Lunheng, ont peur des esprits et leur rendent un culte excessif. Ils vénèrent les serpents et autres bêtes inquiétantes. Leur langue est difficilement compréhensible et leur salive provoque des ulcères2.
9À la question que tout le monde se pose : « Comment peut-on être Persan ? », les Chinois répondaient un peu comme les Grecs. Ils acceptaient les métèques d’abord parce qu’ils n’avaient pas le choix, ensuite parce qu’ils les utilisaient, enfin parce que ceux-ci les rassuraient sur leurs propres valeurs culturelles. Cependant, alors que « l’étranger établi » qu’est le métaïkos ne vit pas en colonies rustiques, mais est un citadin payant sa taxe de séjour, au contraire, le barbare qui vit en Chine y est installé en groupes compacts, le plus souvent hostiles. Il commerce avec les Han, guerroie, s’allie par mariage ou par traité avec son puissant voisin. Il est l’autre, mais n’est pas l’étranger.
10Fort différemment perçus sont ceux qui demeurent hors du limes, puisqu’ils ne sont pas « sous le ciel ». À ces peuples d’outre-mer (haiwai) s’applique fréquemment le qualificatif « étrange » (guai). C’est sur eux que porte le soupçon de non-humanité. Aucun texte antérieur aux Han n’en propose une vue d’ensemble, systématique et théorique. Le Shanhaijing seul connaît leur existence et quelques-unes de leurs caractéristiques, mais il n’en opère aucun classement. Il sait pourtant les intégrer au monde nouveau que découvraient les Han au fur et à mesure que leurs conquêtes militaires leur ouvraient de nouvelles terres peuplées d’êtres jusqu’alors mal connus.
11Ce n’est évidemment pas un hasard si la réflexion sur les peuples d’au delà des mers s’ouvre au cours, et surtout au lendemain, des annexions de territoires qui marquèrent le règne de Han Wudi (-141 à-87). Revenons brièvement sur cette époque de gloire des armées chinoises.
12Après la mort de Qin Shi huangdi (r. -221 à-209), les Xiongnu reprennent leurs incursions. Des campagnes successives doivent être lancées contre eux en-130,-127,-124 et-123. Ce n’est qu’un an après la mort du prince de Huainan, en-122, que le général Huo Qubing parviendra à leur infliger une défaite retentissante. En-119, enfin, plusieurs succès des généraux Han viennent mettre un terme (au moins provisoire) à la menace des Xiongnu. Dans les pays du Nord-Ouest, on avait envoyé Zhang Qian (fl. -138 à-115) en ambassade dès-138 à la seule fin de rallier les Da Yuezhi à la lutte contre les Xiongnu. On sait qu’il revint une douzaine d’années plus tard, sans alliance, mais fort des renseignements obtenus sur les peuples du Ferghana, du Syr-daria, de Sogdiane, de Parthie, de Chaldée et de Bactriane. Zhang Qian ébaucha aussi une nouvelle théorie relative aux sources du fleuve Jaune, qu’il situa au niveau des rivières Khotan et Kachgar. À cette occasion, il apprit l’existence du pays de Shendu dont les produits indiens parvenaient jusqu’en ces terres lointaines d’Asie centrale (Sima Qian [-145 ? à-86 ?], au chapitre CXXIII, s’attarde sur ces questions).
13Au Sud, ainsi que nous l’apprend le Shiji, les royaumes plus ou moins indépendants de Donghai , de Min Yue et de Nan Yue étaient peuplés, pour leur majeure partie, de non-Han. L’État de Dian et ses satellites du Sud-Ouest constituaient une confédération d’ethnies habitant le Yunnan et le Sichuan actuels. En-138, la principauté de Donghai fut intégrée à l’Empire. En-135, le Min Yue se rallia et, peu de temps après, c’est le Nan Yue qui fut militairement annexé. Ce n’est qu’en l’an-122 qu’une mission tenta de rejoindre l’Inde par la Birmanie en traversant le fleuve Dian. Au Nord-est, le royaume indépendant de Chaoxian se déclara vassal de l’empereur Wu des Han et devint un territoire chinois à proprement parler en-108.
14On voit donc que la période qui suit le milieu du IIe siècle avant notre ère est caractérisée par une extension du territoire impérial, basée pour l’essentiel sur des succès militaires. Que ces bouleversements politiques aient modifié la perception du monde extérieur en général, du monde barbare en particulier, cela est une chose assurée. Le barbare est désormais le vaincu, le soumis. Il devient sinon objet d’étude, du moins d’observation. Il conserve son inquiétante étrangeté, et peut-être même celle-ci s’accroît-elle. L’heure a sonné de civiliser ces gens. Sima Xiangru part à cette fin dans le Sud profond. Liu An tente de son côté (peut-être dans ces mêmes années) de classer ces peuples pour la première fois dans une approche sinon scientifique, du moins logique, selon l’optique chinoise.
2. Huainan zi et les barbares
15Pour notre auteur, comme pour ses contemporains, l’étranger semble nécessairement barbare, avec pour différence que ce dernier n’est pas obligatoirement situé hors-frontières. La langue chinoise (ancienne et moderne) ne dispose pas d’un terme englobant la totalité des ethnies non-Han, elle utilise encore aujourd’hui deux ou trois noms de peuples pour désigner grossièrement l’ensemble des communautés qui ne sont pas chinoises. On parle entre autre de Yi , de Hu , et de Man . S’il faut en croire les anciens dictionnaires et les gloses des ouvrages antiques, ces dénominations sont destinées à localiser ces peuples dans une aire géographique plus ou moins précise. On affirme ainsi que les Yi sont des gens de l’Est, les Man du Sud, les Di du Nord et les Rong de l’Ouest. Quant aux Hu, ils passent pour être principalement situés sur les vastes territoires de l’actuelle Mongolie. En fait, la lecture des chroniques de l’antiquité montre que cette théorie ne correspond guère à la pratique des annalistes des principautés. La vision des barbares s’inscrit dans celle du monde. Tout comme il y a quatre points cardinaux (plus un), quatre mers, quatre confins..., il existe quatre zones géographiques barbares (plus une : la Chine). Ce classement, fort pertinent pour la pensée chinoise, ne l’est plus guère dès que l’on étudie la réalité.
16Tout d’abord, si les Di furent bien, en un temps, ces « gens du Nord » qu’évoquent les glossateurs, leurs migrations et leur essaimage en ont fait des orientaux dès le VIe siècle avant notre ère. Quant aux Hu et aux Rong, le nomadisme qui dicta leur marche dans l’histoire déporta les uns vers le Nord-Est, les autres au cœur même de la Chine d’alors. Ne parle-t-on pas enfin des « Yi du Sud » dans un paragraphe du chapitre XII du Guoyu et du chapitre IV du Huainan zi, des « Hu de l’Est » dans le chapitre LXXXI du Shiji ?
17Le Huainan zi évoque bien sûr à plusieurs reprises ces peuples « raisonnablement barbares ». Dans sa manière de les aborder, il ne diffère pas fondamentalement des chroniques plus anciennes, qu’il reprend d’ailleurs avec constance. Il accorde (statistiquement parlant) une plus grande importance aux gens de Yue et à leurs coutumes, plus qu’aux Man, aux Rong ou aux Di. Quelles idées notre auteur se fait-il des races d’hommes en général, des lointains étrangers en particulier ?
18Nous savons qu’il établit un étroit rapport entre les sols et les êtres qui y vivent. Dans un intéressant paragraphe (IV, 7a sq.), Liu An nous enseigne que la nature humaine, si elle est une, revêt de nombreuses formes, et que les caractéristiques des hommes varient en fonction des terres qui les engendrent. Comme les plantes ou les animaux, les êtres humains sont tributaires du terrain sur lequel ils croissent. Ainsi, explique-t-il, les individus sont plus robustes sur les terrains durs, peu résistants sur les terres meubles ; ils sont grands sur les sols compacts, petits sur les terrains sablonneux. Ils sont beaux sur les « terres vivantes », laids sur celles qui sont épuisées. Ailleurs (IV, l0a-b), il note qu’aux différentes espèces de terres correspondent des hommes dont les caractéristiques physiques semblent adaptées au terrain, à ses productions végétales, au climat et à l’hydrographie. Ce quasi darwinisme (qui ignore cependant le facteur temporel) est complété par une réflexion pertinente sur la nourriture ingérée. Il affirme que celle-ci détermine les aptitudes physiques, intellectuelles et morales des êtres vivants. Aussi ceux qui mangent de la viande sont-ils généralement braves et énergiques (IV, 8b). Ceux qui se nourrissent de souffles sont divinement intelligents et jouissent d’une belle longévité (IV, 9a). Qui absorbe des céréales est savant, voire astucieux, mais meurt rapidement... Seuls ceux qui n’ingèrent rien ne meurent pas : tels sont les esprits.
19Mais ce qui nous occupe ici, ce sont les hommes qui ne sont pas Han. Quoique cela ne soit pas explicitement énoncé, on semble distinguer deux catégories d’êtres étranges. D’une part, ceux qui vivent sous le ciel, auprès ou non loin des Chinois, et, d’autre part, les peuples d’outre-mer dont on ignore s’ils sont « sous le ciel », et même si l’on peut leur appliquer le qualificatif « homme ». Les premiers ne se distinguent des Han que par leur langue et leurs coutumes. Dans notre texte, tout comme chez d’autres auteurs contemporains de Liu An, le langage de ces peuples frappe en tout premier lieu l’observateur. Plusieurs notent en effet qu’à leur naissance, les bébés des Qiang ou des Di crient comme les enfants chinois (XI, 6b). Sont-ils ensuite corrompus par leurs éducateurs ou bien leur nature est-elle en fait foncièrement différente de celle des Chinois ? Toujours est-il que lorsqu’ils ont grandi, on ne comprend plus un traître mot de leur idiome sans l’aide d’interprètes qualifiés. L’expérience contée par Marivaux dans La Méprise n’était pas encore tentée, mais on avait déjà observé que les enfants tôt éloignés de chez eux n’avaient pas souvenir de leurs origines.
20De même, il est différentes façons de prêter serment selon qu’on est Hu, Yue ou Han, comme il en est plusieurs de porter le deuil et de manifester son attachement aux défunts. On observe d’ailleurs qu’en dépit de notables différences vestimentaires et rituelles, les Hu, les Mo et les Xiongnu ont parfois eu le pas sur les Chinois, et que leur nation a pu prospérer (XI, 8b-9a). Comme l’indique le Yantie lun LII, 107-108, les Xiongnu ont beau ignorer les rites, n’avoir aucun sens artistique, leurs armes et leurs vêtements sont solides. Dans les batailles, ils font même bon poids face à la furia cinese. Ce sont des gens simples, mais forts et résistants. Ce ne sont donc pas les vêtements, les rites ou les mœurs, conclut notre philosophe, qui constituent la seule aune de la valeur humaine, ce ne sont pas eux qui trahissent la nature de l’homme (ren zhi xing). Plutôt, c’est la culture qui détermine les spécificités de chaque ethnie, de chaque « catégorie » humaine. Le fossé n’est donc pas si grand qu’on croit entre les autres et nous, observe le prince de Huainan.
21Tout autre paraît être la place faite aux peuples de Tailleurs, ceux dont on ne saurait dire s’ils sont ou non « sous le ciel ». D’où viennent les dénominations des peuples évoqués ? Pour l’essentiel, de leurs particularités physiques. La mise en question de leur nature humaine semble passer par celle de leur forme corporelle. On observe que les jambes (et plus particulièrement les cuisses) constituent la partie la plus souvent mentionnée dans ces appellations. Ainsi parle-t-on des Xiugu (Longues cuisses), des Jigu (Cuisses uniques), des Jiaogu (Cuisses croisées), des Xuangu (Cuisses noires). Les talons servent par ailleurs à nommer les Qizhong (Talons fourchus ou Hissés sur la pointe des pieds [comme certains quadrupèdes]). Au niveau des membres supérieurs, on trouve les Yibi (Bras uniques) et les Xiubi (Longs bras). Quant au tronc proprement dit, il apparaît dans la nomination des ethnies Sanshen (Trois corps) et Daren (Grands hommes) ainsi que dans celle des Jiexiong (Poitrines nouées) et des Chuanxiong (Poitrines transpercées). L’aspect de la peau n’est pas absent des préoccupations des donneurs de noms, puisqu’on y fait clairement allusion chez les Bai (Blancs) et chez les Mao (Poilus). Notons encore les Wuchang (Sans ventre) localisés dans une région septentrionale. Mais c’est la tête qui occupe, quantativement parlant, la première place. Sa forme ou sa pluralité sert à dénommer les Huantou (Têtes de cigogne) et les Santou (Trois têtes). Les Gouying (Goitre [pris en] main) sont curieusement désignés par une maladie qui paraît assez répandue dans la contrée envisagée. On remarquera que l’œil, chez les Shenmu (Yeux profonds [ou caves]) et les Yimu (Œil unique), est au cœur de l’appellation, de même que la langue l’est chez les Fanshe (Langue retournée), la bouche chez les Shihui (Groin de porc) ou les dents chez les Zuochi (Dents taillées) et les Heichi (Dents noircies).
22Les particularités vestimentaires sont également prises en considération. Ne dit-on pas des Bai et des Luo qu’ils sont nus, des Yu et des Huantou qu’ils portent des plumes sur le corps et peut-être sur la tête ? Par ailleurs, on peut remarquer que les comportements sociaux représentent un critère, semble-t-il objectif, dans la dénomination de certaines ethnies. On pense ainsi aux Sushen (Graves et précautionneux), aux Wo (Fertiles), aux Busi (Qui ne meurent pas) et à leur contraire les Wuji (Sans descendants), aux San Miao (Trois pousses, terme évoquant sans doute trois [ou plusieurs] tribus d’une même ethnie ou trois descendants d’un ancêtre commun), aux Junzi (Gentilshommes), aux Lao (Laborieux), enfin aux Nüzi (Femmes) et à ceux qui leur sont apparemment opposés : les Zhangfu (Hommes).
23Alors que des textes antérieurs, comme le Shanhaijing, ou postérieurs, comme le Boum zhi, se complaisent dans un relatif fouillis, le Huainan zi élabore une classification spatiale qu’on sait lui être chère. Assez curieusement, la répartition de ces populations se fait par côté du monde et non par point cardinal. On aborde successivement les zones Nord-Ouest/Sud-Ouest, Sud-Ouest/Sud-Est, Sud-Est/Nord-Est et Nord-Est/Nord-Ouest. Le centre n’est pas nommé, mais sa puissance implicite est celle qui, en fait, maintient l’édifice fragile de cette mosaïque ethnique. On pourrait croire que cette répartition est, comme souvent chez notre auteur, un pur calcul de mathématique spatiale. Ce n’est pas tout à fait exact. À une spéculation théorique aurait correspondu une dissémination équilibrée des populations dans une dimension géographique donnée. On s’aperçoit que les choses ne se présentent pas ainsi. Le total des trente-six peuples se répartit comme suit : 10 + 13 + 6 + 7, alors qu’en toute logique on s’attendrait à une distribution de 4 fois 9 ; neuf peuples se regroupant sur chaque côté de la Terre, ou plus exactement de l’« au delà des mers ». Cette irrégularité a-t-elle quelque sens ?
24On peut tenter de répondre à cette question par le truchement d’une autre. Les dénominations et les rares indications relatives à ces populations ont-elles quelque rapport avec la réalité ? Un examen attentif, au cas par cas, révèle l’imbrication du réel et de l’imaginaire. La lecture des textes de l’antiquité et les rapports ethnographiques contemporains nous laissent supposer que certaines particularités vestimentaires ou comportementales ont servi à caractériser, et donc à nommer, des groupes humains dont bien souvent nous ignorons la taille et la structure (ethnies, tribus, clans, peuples, etc.). Nous observons en effet que, dans la plupart des cas, aux désignations ethniques données par les Chinois correspondent des pratiques sociales qui les légitiment.
25Faute de pouvoir, dans le cadre de cette communication, examiner tous ces peuples, je souhaiterais me tenir à deux ou trois exemples significatifs.
26Il en est ainsi, par exemple, des Yu du Sud-Ouest dont le corps recouvert de plumes évoque inévitablement les personnages (probablement des chamanes) gravés sur les panses des bronzes de Dong-son, mais aussi les sorciers dansants des vases méridionaux de l’époque des Zhou3. Ce motif, dans l’antiquité, est fréquemment attesté au Zhejiang et au Fujian (Chavannes, dans son enquête sur la sculpture Han, le notait jusque dans la Chine septentrionale). Il est d’ailleurs évident que l’époque Han assimila très franchement la puissante valeur symbolique de l’aile dans son art pariétal : le Sichuan et le Yunnan, mais aussi le Gansu et le Shanxi, sont riches de tombes sur les murs desquelles des hommes ailés montent une garde attentive auprès des défunts. On sait que cet appendice deviendra l’un des attributs des immortels. Ces observations sont bien sûr confirmées par les enquêtes publiées par les ethnographes occidentaux du XIXe siècle, comme elles l’avaient été des siècles durant par les voyageurs et les fonctionnaires chinois en poste dans le « Sud profond » (on pense là, par exemple, au Dao Yi zhilüe side Wang Dayuan des Yuan). Nous pourrions faire la même observation quant aux Huantou (Têtes de cigogne).
27Voyons maintenant ce qu’il en est des Heichi (Dents noircies) et des Zuochi (Dents taillées). Dans une bonne dizaine d’ouvrages de l’antiquité, il est question de ces « Dents-noires » orientaux. Faisons référence à ce propos au Shanhaijing, au Chu ci, au Yi Zhou shu, au Guan zi, au Zhanguo ce, au Lü shi chunqiu, etc. La coutume, conservée au Japon jusqu’à l’époque pré-contemporaine, consistant à se laquer les dents apparentes et, plus tard semble-t-il, les seules incisives, était connue des Chinois depuis assez longtemps. On peut assurément établir un parallèle avec la pratique méridionale visant à araser les incisives. Le résultat est d’ailleurs assez voisin, puisqu’il s’agit de supprimer, symboliquement ou réellement, les dents visibles à l’ouverture de la bouche.
28En Indochine, dès le Paléolithique, on taillait en facettes les canines du sujet vivant4. Comme l’a observé Ch. Haguenauer5, il en était de même aux origines de la civilisation japonaise. De nos jours, chez les Raday (Rhadé) de l’ancienne Indochine, on laque les dents qui n’ont pas été arrachées avec de la sève de sumac6. W. Eberhard rappelle dans un de ses derniers ouvrages7 que ces rites sont, aujourd’hui encore, fréquents chez les Liao et les Qilao du Guizhou et du Guangdong, où ils sont réservés aux jeunes garçons. La coutume a vraisemblablement impressionné les Chinois qui, plus tard, donnèrent à certains de ces peuples le beau nom de Chikou (bouches rouges ou nues)8. Ils avaient sans doute oublié qu’à l’époque que d’aucuns qualifient de « dorée », eux-mêmes s’arrachaient les dents, comme en témoignent les restes trouvés dans les sépultures des sites de Yangshao, de Longshan ou de Dawenkou (développés entre-3800 et-2200) au Shandong et au Liaodong (Cheng Te-k’un, 1966,132, et Early China 5, 39).
29Si les Australiens lient cette opération à la pluie, les peuples d’Extrême-Orient ont d’autres raisons tout aussi valables de procéder ainsi. Les travaux ethnologiques contemporains, tout comme les observations des premiers lettrés chinois dans ces contrées, ont clairement démontré que cette intervention visait en fait fréquemment à modeler la dentition humaine sur celle d’un animal vénéré (c’est le cas chez les Hmong et les Bahnar9), comme l’avait noté Durkheim chez les Aruntas d’Australie10, il est alors fréquent que l’initié se voie interdire la consommation d’animaux aux dents proéminentes. De même, chez les méridionaux du continent, le culte du buffle n’est pas absent de ces préoccupations jugées « esthétiques » par les Chinois (voir le chap. II du Bowu zhi). Dans son article de 1941, A. Maurice décrit — photo à l’appui — les mutilations dentaires des Moi.
30Nous pourrions multiplier les exemples avec les Mao (Poilus), les Xuangu (Cuisses noires), les Fanshe (Langues retournées) et autres Nüzi (Femmes), mais cela nous entraînerait dans de trop longues analyses. Notons en passant que les Mao sont très fréquemment identifiés aux Aïnous, particulièrement velus ; que les Xuangu paraissent bien être assimilables aux peuples toungouses du Nord-Est qui se vêtent de culottes en peaux de poisson et qu’innombrables sont les peuples dont la langue est à ce point éloignée du chinois qu’elle peut sembler « inversée » pour un locuteur Han (plus précisément, ne peut-on voir ici une allusion à un phonème, inconnu des Chinois, pour lequel le retournement vélaire de la langue serait obligatoire ?).
31Tout ceci nous amène à pouvoir répondre à la question initialement posée : les indications dues à Huainan zi ne sont-elles que des constructions artificielles ou bien s’appuient-elles sur des informations fiables ? Nous sommes à même de répondre par l’affirmative à cette dernière hypothèse. Ceci n’exclut nullement, bien au contraire, que l’on retrouve chez notre auteur sa chère manie classificatoire dont on a tout à l’heure dit un mot. En penseur méthodique, Liu An organise le savoir de son temps ou, du moins, ce qui lui apparaît comme tel. Le problème est, dès lors, de comprendre pourquoi ces populations ont retenu l’attention des hommes de cette époque et des suivantes. Quelque chose a résonné dans l’âme chinoise (nous dirions dans l’imaginaire) qui explique le choix de ces peuples pour représenter l’outre-mer.
32En conclusion, nous pouvons dire que le maître de Huainan est selon toute apparence le premier auteur à avoir systématisé cette liste des « trente-six pays d’outre-mer ». On sait que cette numérotation, conservée dans une large mesure par Wang Chong dans le Lunheng, sera supplantée par la numérotation par cinquante dans le Han shu de Ban Gu (32-92). Or, chez notre auteur, les deux seules mentions du nombre 36 apparaissent au chap. III, 24a, et au chap. XIII, 15a. Dans le premier cas, il s’agit d’un sous-multiple de 360, symbolisant la totalité des jours de l’année et les trois cent soixante sons qui se rattachent à chacun de ces jours. Dans ce contexte, 36 n’est pas issu de 4 fois 9 mais de 6 fois 6. La seconde fois, il est question des « trente-six générations » qui ont constitué la dynastie des Zhou. Là encore, ce nombre a visiblement valeur de grand total, renvoyant à une globalité temporelle. Il est donc manifeste que les trente-six contrées représentent l’ensemble des nations d’au delà des mers. Notons à ce sujet que le nombre 36 est utilisé en français dans une acception voisine de « grand nombre », « plutôt excessif » : trente-six chandelles, il n’y en a pas trente-six, tous les trente-six du mois...
33Reste l’énigme de ces peuples aux formes étranges qui ne paraissent évoqués que dans le seul but de rassurer les Chinois sur leur propre humanité. On s’aperçoit en fait que leurs formes qui, comme toujours, résument toutes leurs qualités d’être, combinent les avantages d’unifier des éléments du réel, de symboliser tout ce qui apparaît hors-normes et de laisser imaginer un autre monde, peut-être aussi vaste que le nôtre, dans lequel les êtres ne seraient pas tant des non-hommes que, partiellement au moins, des anti-hommes11. On notera à ce sujet les dénominations ethniques commençant par le mot fan , qui correspond à notre préfixe « anti », tels les Fanshe ou les Fanzhong , « langue retournée » ou « talons retournés ». Nous retrouvons là trois instances très lacaniennes ! Dans la mesure où, pour le lecteur, la valeur symbolique l’emporte sur les autres. Cette appartenance à l’humanité difficilement accordée aux êtres qui ne relèvent pas de l’autorité du souverain traduit au fond le double mouvement d’attirance-répulsion devant celui qui est autre et qui vous fait douter de votre identité. Comment ne pas lui en vouloir ? Si, comme l’a bien écrit Lévi-Strauss, « le barbare, c’est celui qui croit à la barbarie », nous avons, pour beaucoup, une furieuse tendance à être des barbares !
Notes de bas de page
1 Voir Lunheng XVI, 37 (Forke, t. II, 246).
2 Lunheng LXV, 223 (Forke, t. I, 298).
3 Elisséeff, 1932, 240.
4 Colani, 1930,334-335.
5 Haguenauer, 1956,142-143.
6 Maurice, 1941,137, et Smith, 1951, 33.
7 Eberhard, 1982, 87.
8 D’Hervey de St. Denis, 1876, 303.
9 Maurice, 1941,137, et Guilleminet, 1951,404.
10 Durkheim, 1979, 456.
11 Notre XIVe siècle eut ses « anti-podes », cf. Bolen-Duvernay, 1988,159.
Auteur
Chercheur au Centre National de la Recherche Scientifique. Il concentre ses recherches sur la mythologie et la littérature fantastique de la Chine ancienne et médiévale. Il compte à son actif Étude sur la mythologie et l’ethnologie de la Chine ancienne (Collège de France, 1983) et Anthologie des mythes et légendes de la Chine ancienne (Gallimard, 1989).
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Mythe et philosophie à l'aube de la Chine impériale
Études sur le Huainan zi
Charles Le Blanc et Rémi Mathieu (dir.)
1992
La Chine imaginaire
Les Chinois vus par les Occidentaux de Marco Polo à nos jours
Jonathan D. Spence
2000