Des changements et de l’invariable
p. 3-14
Texte intégral
1Trois des chapitres du Huainan zi (le XI, le XIII et le XVIII), intitulés respectivement Qisu (De l’équivalence des mœurs), Fanlun (Discours sur les incertitudes), et Renjian (Le monde des hommes), traitent de sujets très proches, sinon semblables : la relativité de toute valeur et de toute vérité, le changement de toute chose et la nécessité de l’adaptation à ces changements en se maintenant dans une vérité constante ; la nécessité de la connaissance des mécanismes de ces changements.
2Ces chapitres développent un point de vue relativiste et perspectiviste (spatial et temporel) qui s’ancre dans une vérité ultime à laquelle, nous le verrons, des noms divers sont donnés, dont le plus courant est celui de dao. Tous trois pourraient s’intituler : « Des changements et de l’invariable », ou « du dao Un et de ses applications diverses et paradoxales (shu ou quan ) ». À cet égard, l’inspiration paraît parfois légiste, et les emprunts à Han Fei zi (m. -233) sont en effet fréquents. Mais le point de vue pragmatique du légisme est profondément transformé par l’appel à cette unité première, centrale et ultime, qui fait l’objet du chapitre premier et qui est le dao, le Centre, ou la Grande Harmonie.
3La question se pose alors de savoir quelles sont les différences entre ces trois chapitres, et pourquoi trois chapitres pour un seul thème. C’est à cette question que nous tenterons de répondre après avoir fait ressortir de façon plus précise les points communs entre ces chapitres.
1. Une vérité relative
4La relativité, ou « à chacun sa vérité », mais aussi « à chaque moment », c’est à peu près ainsi que commence le chapitre XI, pour en arriver, sur les pas de Zhuang zi (ca. -369 à ca. -286), à conclure à l’identité des êtres entre eux en tant que pareillement relatifs (wanwu yiqi), et à refuser tout jugement de valeur, en une épochè bien taoïste : « Les êtres ne sont pas nobles ou vils » en eux-mêmes, mais selon le regard qu’on leur porte (XI, 5a) ; « les sots ont leurs points forts, les intelligents leurs défauts » yuzhe you suoxiu, zhizhe you suo buzu (XI, 4a). Et le chapitre XIII de lui faire écho : « Tous les hommes ont des défauts » ren mo bu you guo (20a), même les hommes les plus éminents de l’antiquité, et il existe « une faiblesse du fort et une force du faible » qiang zhi ruo, ruo zhi qiang (29a). En outre, énonce-t-il, « le juste et le faux ont chacun leur place » shifei you chu (XIII, 11a) ; en effet, poursuit ce passage, « ce qui est juste aux yeux des uns ne l’est pas pour les autres, et le monde des valeurs se découpe différemment en fonction de la diversité des sociétés humaines » shi fei geyi, xi xiu xiangfan. La notion même de vertu est toute relative, et le texte donne des exemples de cas où les règles de vertu doivent être enfreintes, ou bien encore de cas où la vertu mal appliquée est faute (15b) ; et, dans un même sens, le chapitre XVIII (25b) montre que la pratique de la vertu n’a pas la même valeur en tous les temps. D’ailleurs, les doctrines les plus prestigieuses se contredisent (XI, 14b ; XIII, 10b). De même, changent les moyens de gouvernement (XIII, 11a, 13a), lois, rites et musiques ; autres temps, autres mœurs (XI, 4a, 5a ; 11b ; XIII, la, 3a-b — des exemples semblables sont repris dans les deux chapitres, en particulier pour les rites funéraires). En outre, selon les vicissitudes de la fortune ou l’intervention d’éléments imprévisibles, le bonheur se renverse en malheur, le profit en perte, la faveur en défaveur (thème annoncé en XI, 4a et XIII, 25a, et largement développé en XVIII, 3a-10a) ; les affaires sont difficiles à réussir et faciles à rater, le renom difficile à établir et facile à perdre (XVIII, 1b et XIII, 18a) ; entre réussir et échouer, la frontière est mince et imprévisible. Enfin, les apparences sont souvent trompeuses, et il n’est pas aisé d’y voir juste, thème qu’amorce le chapitre XIII (21a-b) et que développe longuement le chapitre XVIII (29b-31b).
5Remarquons tout de suite que ces thèmes ne sont pas exclusifs à ces trois chapitres du Huainan zv, ils ont été abordés par le chapitre IX qui déclare que « les poignées du pouvoir sont dans le changement des mœurs et dans la transformation du peuple » (13a) et par le chapitre VI qui les amorce en énonçant que « les règles du gain et de la perte sont subtiles et mystérieuses » et que « les voies du profitable et du nuisible, les portes du malheur et du bonheur ne sauraient être discriminées par une recherche délibérée ». On trouve également dans le chapitre X, par exemple, quelques courtes notations qui ressortissent à ce thème (X, 3a, 13a, 15b, 16b). Mais ce sont les chapitres XI, XIII et XVIII qui s’y consacrent tout spécialement, les développent et les illustrent abondamment.
6Dans la forme même de ces trois chapitres, de grandes ressemblances peuvent aussi se remarquer ; ces chapitres sont marqués par une tendance plus pragmatique que d’autres, ceux du début surtout, qui sont plus théoriques ou même lyriques, et en conséquence ils adoptent une méthode semblable qui consiste à illustrer leurs dires de nombreuses anecdotes. En outre, ce sont parfois les mêmes historiettes qui servent d’illustration ; celle du siège de Jinyang où Gao He fut récompensé le premier pour sa loyauté envers son prince, qui prime le service rendu par un bon conseiller (XIII, 22b-23b et XVIII, 13a-14a) ; celle du marchand de Zheng , Xuan Gao , dont la ruse permit à son pays d’être sauvé (XVIII, 15b-16a et XIII, 15b). Enfin, les chapitres XIII et XVIII font tous deux de nombreux emprunts au Han Fei zi et la fin du chapitre XIII prend, comme la plus grande partie du chapitre XVIII, l’apparence d’un commentaire du Wen zi (probablement le texte ancien).
7Ainsi, les valeurs ou règles fondamentales, vertus, lois et rites, sont variables en fonction des communautés culturelles envisagées et des circonstances ou des époques dans lesquelles elles s’insèrent. La chose ou l’idée « vertu » ne renvoie pas à un simple mot, n’est pas arrêtée, mais est en procès, en situation : elle renvoie à un ensemble qui est autre chose qu’elle-même, et dont la forme change selon les lieux et les époques. Bien dans la ligne générale de la pensée chinoise, Huainan zi affirme ici le primat de la signification fonctionnelle d’un terme ou d’un concept ; il y a, d’une part, toutes les vertus variables, toutes les vertus-occurrences, et, d’autre part, l’invariable « vertu », dont la simplicité schématique n’a d’égal que son appauvrissement. Le Huainan zi substitue donc à ce schéma simpliste de la vérité une vision relativisée de cette vérité, variable selon les déplacements inévitables dans le temps et l’espace ; non pas un point fixe, mais mobile, non plus un repère sûr, mais une rencontre de deux points constamment variables.
2. Retour au dao
8Mais alors, embrouillaminis ? Comment s’y retrouver s’il n’y a pas de valeurs stables et universelles, et s’il n’y a pas non plus de méthode constamment sûre, aucune sécurité, en somme, s’il n’y a ni morale ni pratique ?
9La réponse est évidemment la même dans tous ces textes : s’en tenir au dao, à la nature des choses, à une constante tout intérieure (XI, 15b, 17b ; XIII, 10a, 13a-14a, 29a-b). Mais encore ? Dao insaisissable, norme intérieure indicible. Un invariant achronique, mais impalpable ; un modèle unique, mais informulable et indescriptible. En quoi réside la constante ?
10C’est ici qu’intervient la figure exemplaire et archétypale du saint, dont la fonction, à cet égard, est de se situer sur la ligne de crête qui sépare/unit le dao, l’Unique, et le monde et ses multiples facettes. Le saint contemple l’Un en même temps que le Multiple et réciproquement, sans qu’aucun des deux ne lui fasse oublier l’autre. Il assemble toutes choses dans l’Unité ; ainsi dit le chapitre XI, 18b : le saint « rassemble pour donner une fonction, et de la multitude fait une unité » shengren zong er yong zhi, qi shu yi ye . Il est l’incarnation vivante du Centre Un qui rend possible et sauvegarde la multitude en laquelle se réfléchit doublement cette unité centrale, en tant que celle-ci est composée d'unités distinctes et en tant qu’elle forme un tout cohérent et unifié. C’est en tant qu’il incarne ce Centre que le saint est par nature le seul vrai gouvernant ; il est l’Un qui constitue tous les uns dans leur multiplicité, l’Un unifiant la diversité de ses composantes. Mais, et c’est essentiel ici, ce rôle central a pour corollaire nécessaire la conscience et la connaissance du multiple. De nombreuses notations vont en ce sens : le saint « examine » avant d’agir (XIII, 17b) ; il « distribue » (XIII, 17b) ; il « perçoit les mutations » (XIII, 18a), « étudie les transformations » (XIII, 25a) ; il sait jauger les hommes (XIII, 23b), « s’en tient à l’Unité et en tire mille résonances » (XVIII, la), « maîtrise l’essentiel et contrôle les détails » (XVIII, la), « réfléchit avant de donner son assentiment » (XVIII, 6a), « porte attention aux petites choses, veille à ce qui est infime (...) prend garde aux multiples facettes » (XVIII, 19b). De la sorte, il limite les conflits internes inhérents à un espace social en établissant et en respectant une hiérarchie qui lui donne sa stabilité structurelle, qui fonde l’ordre et ainsi se justifie, hiérarchie non seulement des personnes et des fonctions, qui ne ressortirait qu’à des rites et à l’ordre confucianiste, mais aussi hierarchie des moyens et surtout des valeurs : ne pas perdre sa vie par peur de la mort ni la vérité par l’aveuglement des sens (XIII, 24b-25a), ne pas construire de remparts pour sa sauvegarde si cette construction met en danger les moyens de salut (XVIII, 23b-24a) ; en somme, ne pas confondre les moyens et le but. C’est en vertu de cela que les lois, les rites et la musique ne le régissent pas, s’accordent à dire les chapitres XI (13a) et XIII (4b-6a) ; ce ne sont en effet que des moyens de gouvernement, des outils par lesquels il ne se laisse pas gouverner, car il en possède non seulement le pourquoi, mais aussi la source et le ressort.
3. La naissance de l’Un et du Multiple
11Deux mots résument les réponses de ces textes et l’attitude du saint de façon plus précise : la connaissance, et l’adéquation (ou adaptation).
12Premier volet de cette réponse : la connaissance universelle du saint qui est le fait même de son union avec le dao (et il faut noter que l’on rencontre ici une conception du saint qui tient de celle du Yijing), connaissance qui embrasse le monde et les choses en leur tout comme en leurs détails, qui replace donc chaque chose dans son contexte et englobe l’origine et la fin de tout événement, toute cause et toute conséquence.
13Regard aigu qui perçoit les faits en leur infime début et capte les conséquence lointaines ; ainsi le Huainan zi fait-il apparaître au chapitre XI (3b) un Confucius ici exalté, qui « à partir du petit connaît le grand, à partir de ce qui est proche connaît ce qui est loin », ce qui est en parfaite harmonie avec le chapitre XIII, 13a-b, pour qui « le saint perçoit les choses dans leur évolution » et « dans le mouvement des êtres, connaît leur aboutissement, dans leur germe, perçoit leur évolution, de leurs transformations déduit leurs règles, de leurs activités déduit leurs lois » (18a).
14Il en va de même dans le chapitre XVIII (28a), qui reprend presque les termes du chapitre XI : « Par son comportement dans les petites choses, le saint peut s’appliquer aux grandes, par son attention à ce qui lui est proche, il peut s’attacher aux lointaines » ; et les exemples abondent dans les trois chapitres, aussi éloquents les uns que les autres (voir aussi XIII, 18a et 18b). Le saint a le regard perçant qui sait distinguer la vertu cachée (XIII, 20a-22b ; XVIII, 7b-9a et 14a-15a) et saisir un comportement général par delà les petits détails pour juger un homme (XIII, 19a-b) ; il possède aussi la connaissance des moyens adéquats, ainsi que du temps et du mode d’utilisation de ceux-ci, comme, par exemple, les châtiments et les récompenses (XIII, 22b-23a ; XVIII, 14a-15a) ; connaissance, donc, de l’opportunité, de l’équilibre et de la mesure des choses :
15Le saint étudie les transformations du mouvement et de l’immobilité, pèse l’opportunité qu’il y a à recevoir et à donner, met ordre à l’amour et à la haine, modère harmonieusement la joie et la colère (XIII, 25a-b).
16C’est aussi une connaissance de la vraie raison qui échappe aux mortels (XVIII, 26b-28b) et qui ne peut leur être ni divulguée ni accessible ; sur ce point encore s’entendent les chapitres XI et XIII (XI, 3b, XIII, 26b-27b).
17Il s’agit d’une connaissance sans forme, sans concept, sans idée saisissable ; connaissance universelle de toutes les formes en tous les temps ; connaissance du changement, de l’inconstance, des mécanismes secrets et des détails signifiants ; connaissance qui limite et organise de façon vivante (mouvante et variée) et féconde (jusqu’à l’enrichissement, même matériel). C’est le saint du Yijing, disions-nous, et que l’on retrouve dans bien d’autres chapitres du Huainan zi (voir, par exemple, VIII, 9b ; IX, 5b ; X, 4b ; XVI, 6a, 20a et 21a, où l’on retrouve des notations très proches) ; on ne rencontre guère, en effet, de notations de ce genre dans le Zhuang zi, alors qu’elles abondent dans le Xici pour qui le saint (ou le junzi , selon les cas, ces deux termes étant à peu près interchangeables dans le Xici) « sonde la profondeur et explore l’infime », possède le moyen de voir la diversité mystérieuse de l’univers et ses mouvements.
18Deuxième volet : l’adaptation, ou adéquation, souplesse, ou encore équilibre, « harmonie » : le chapitre XIII, 10b-11a, fait le procès des excès de bénignité ou d’inflexibilité, et l’éloge de l’Harmonie (qui a valeur de principe cosmique) et du juste équilibre intérieur, cependant que le chapitre XI consacre deux pages (9 à 11) à vanter l’équilibre. Il faut atteindre ce que le chapitre XIII, 11a, appelle le « lieu » (chu ) juste de chacun, et ce que le chapitre XI exprime par la « convenance » (yi , passim)1.
19Il faut s’adapter aux temps shi, aux changements, au monde shi, et suivre le commun des mortels et non l’exceptionnel : en cela aussi, nos trois chapitres se rencontrent. Il faut donner à chacun sa place (XI, 6a), n’exiger d’autrui que selon ses capacités (XI, 13, 20a-b) et savoir utiliser même les sots et recourir aux expédients (XI, 9b). Plus que d’adaptation au sens confucéen du terme, qui est souplesse, révérence, et qui revêt une connotation proche de celle de « sens du devoir » (yi) et du respect des rites, c’est ici de la connaissance de la « nature » des choses dont il s’agit, c’est-à-dire de la mesure véritable à laquelle elles doivent égaler.
20C’est là le propre du sage et du saint, de sa flexibilité, de sa capacité de transformation et d’adaptation (XIII, 17b-18a, 5a-6b, et 16a-b, où le duc de Zhou est donné en exemple), de sa capacité à « se transformer comme un dragon » (XVIII, 27a), à « être souple comme le jonc et le cuir » (XIII, 16a).
21Ici nous pouvons considérer que nous nous rapprochons plus du saint du Zhuang zi, mouvant et insaisissable tant son adaptation au monde est souple et diverse. Il n’existe guère, en effet, de notations de ce genre dans le Xici, où le saint est un ordonnateur cosmique plus occupé à figurer le monde qu’à s’y adapter.
22Adaptation mouvante dans ses modalités et aussi insaisissable que la connaissance intuitive et synthétique du Centre qui en est le principe ; mais réelle et tangible dans ses effets et dans sa réalité. Harmonie, fondement du monde et principe cosmique déjà mis en valeur dès le chapitre I, qui se situe en un double plan : non seulement entre l’homme et le cosmos, mais aussi entre la constante, dao, vertu et principes, d’une part, et, d’autre part, la mouvance des mutations qui font aussi bien la société que le monde.
23Le saint qui l’incarne contemple l’Un en même temps que le Multiple, et réciproquement, sans qu’aucun des deux ne lui fasse oublier l’autre. En somme, il ne s’agit pas tant de traiter de la relativité que de traiter de l’accord entre l’Un et le Nombre, entre chaque chose et son contraire, accord-coïncidence qui est la manifestation et la seule image possible de la plénitude et de la totalité (remarquons que c’est la même idée qui préside aux notions d’esthétique chinoises).
4. De la nature des êtres
24La différence entre ces chapitres se marque par leurs tendances plus ou moins métaphysique, politique ou pratique.
25Le chapitre XI adopte un point de vue plus ontologique qui est annoncé d’entrée de jeu : « suivre sa nature (xing), c’est suivre le dao » (et c’est le Zhongyong qui est repris ici), « obtenir la nature céleste, c’est le de », et la décadence commence avec la perte de la nature. C’est au nom de cette nature que les êtres sont identiques, en ce qu’ils ont chacun leur valeur, leur vérité, qui est celle, justement, de cette nature (et l’on voit ici le parti que tireront les bouddhistes de ce genre de texte et de notion).
26Suivre cette nature, en effet, c’est donner à chacun la fonction qui lui convient (yi, XI, 4a) ; ge yong zhi yu qi suo shi, shi zhi yu qi suo yi (une déclaration semblable est faite en XI, 6b et tout le texte y revient sans cesse). Et c’est là une des conceptions du vide (xu) : celle de l’adaptation complète et donc du « non-obstacle » (XI, 6a) : il y a vide lorsque chacun remplit sa fonction : « le vide, ce n’est pas qu’il n’y ait personne ; c’est lorsque chacun remplit sa fonction » xu zhi fei wu ren ye,jie shou qi zhi ye . C’est un vide fonctionnel et existentiel.
27La « nature » de l’homme est son « étoile Polaire » (XI, 7a) ; elle se retrouve par le retour sur soi-même (yi wu er fan ji, XI, 7a), par un mouvement de conversion, par la quiétude de l’esprit et du cœur-mental, par l’unité et la vacance intérieures, et s’accomplit par l’action spontanée qui lui fait réponse (XI, 6a-8a). Le vide, ici, est d’expression plus ontologique : c’est le fond de l’être qu’il faut atteindre, plutôt que l’agir à mettre en œuvre.
28L’Harmonie (he), la nature et l’intériorité (nei) sont mises en correspondance étroite et sont presque synonymes.
29C’est à partir de ces prémisses que l’homme ou le saint peut répondre aux transformations, s’adapter aux changements, aux temps et au monde. À partir du retour sur soi-même, vers l’intériorité et la « cause » (suoyi , un terme qui fera fortune chez les premiers bouddhistes), ou la source (yuan), le saint n’est pas régi par les lois, mais par « ce par quoi » (suoyi) sont faites les lois, qui sont des raisons internes. Et c’est ainsi qu’il peut faire en sorte que chacun ait ce qui lui convient (yi, ce terme qui revient constamment) et que « la nature des hommes soit égale » (renxing qi yi, XI, 18b). La multiplicité est ainsi centrée.
30Le vide — ou non-obstacle — le vide qui permet de faire circuler le dao, vide fonctionnel et existentiel, est assuré par le respect et la connaissance de la nature de chacun, aussi bien dans les jugements de valeur que dans le mode de gouvernement. La diversité doit être reconnue. Ce respect et cette compréhension des différences de comportement de chacun résident dans le respect et la compréhension des divergences de point de vue qui sont le fait du saint qui possède la connaissance universelle embrassant toutes les différences en une unité globale ; elle se vérifie, se reflète (jing, XI, 13b) exactement dans son maniement des hommes — et ici, comme déjà nous l’avons vu plus haut, citant le chapitre XI, 18b, cette figure du saint rejoint celle de Dong Zhongshu (-179 ? à-104), pour qui le saint « rassemble les dix mille êtres en un »2. Alors s’instaure la marche idéale des choses, paix, joie, non-agir et égalité universelle (22b).
31Le chapitre XIII adopte un point de vue plus politique et insiste plus sur le comportement social et le mode de gouvernement idéaux. Il pourrait s’intituler « De la société comme un monde en continuelle mutation, et de la nécessité pour l’homme d’y répondre par une adaptation non moins continue ».
32Les changements de modes de gouvernement, explique-t-il, lois, rites et musiques, sont nécessaires au même titre que les changements techniques (XI, 6a-b) ; ce sont des outils à adapter à leur fin. Cette fin, seule transcendance, réside dans l’intérêt du peuple ; elle est adéquation de l’outil à sa fonction (XIII, 4b). Cette adéquation est harmonie (he), qui est équilibre intérieur et « juste milieu » (zhong, XIII, 8b-10a), mais qui est elle-même changeante en sa forme et en son application, ce qui fait qu’on ne peut en parler ni la codifier ; pourtant, la nécessité et la vérité de cette adéquation sont immuables et sont le fait du saint. Il est le seul à la connaître, ce qui revient à dire qu’elle constitue la définition même de son être et de sa fonction ; le chapitre XIII insiste sur cet aspect. À ce propos, il se livre à une sorte d’apologie du quan (le « savoir-faire »), de coloration très « légiste », à cette nuance près que le quan est moins artifice machiavélique que connaissance secrète et estimation fine des mécanismes des choses, et, partant, de leur évaluation et de leur adéquation : le ressort du quan est alors d’envergure plus cosmique que politique ou, plus exactement dit, n’est politique que parce qu’il est cosmique. Et s’il doit rester secret, ce n’est pas par souci d’efficacité légiste, mais simplement parce que cette finesse et cette hauteur de vue ne sont pas à la portée du peuple.
33Outre les traits généraux de la connaissance universelle qui doit être le partage du saint et dont nous avons parlé, des exemples sont donnés qui illustrent le plus souvent de façon pratique les modes de bon comportement social et politique : juste évaluation d’autrui pour le choix des conseillers et des ministres (XIII, 18a-20b), qui doit être réaliste et passer par-dessus les petites tâches ou petits défauts de chacun et ne demander à chacun que selon ses capacités (XIII, 20a-b) ; savoir-faire du sage souverain (châtier et récompenser à bon escient, XIII, 22b-23b) et réalisme politique et social qui se place au-dessus des superstitions populaires (XIII, 26b-28b).
34Le chapitre XVIII est plus pragmatique et empirique. Il se situe le plus souvent du point de vue du comportement individuel, analysant les mécanismes parfois imprévus de la réussite et de l’échec sur un plan relativement terre à terre : perte et profit, faveur et défaveur, fortune ou malheur, afin de montrer les voies de l’efficacité ; la prudence, la vertu aussi, mais vertu bien comprise, appliquée en son temps et justement nuancée, la connaissance qui va au delà des apparences, l’efficacité du discours.
35La plus grande partie de ce chapitre est consacrée à la connaissance qui est attention aux petits détails et aux fréquents renversements de situation, à l’amorce des faits avant que ceux-ci ne soient éclos, à la juste évaluation des conséquences d’un acte ou d’un mot, au maniement de l’argument frappant lorsqu’il s’agit de convaincre.
36Ici, l’adéquation est moins harmonie qu’efficacité.
37L’analyse des changements est moins faite pour conclure à l’identité de la nature des choses et des êtres, comme chez Zhuang zi, que pour montrer combien le monde des hommes est imprévisible et plein d’insécurité, combien il est difficile d’y faire son chemin.
5. L’harmonie suprême
38Nous avons fait allusion plus haut au chapitre VI qui effleure le même sujet par endroits. Nous pouvons ici y revenir pour noter encore une différence de point de vue. À partir de la même sorte de constatation première, à savoir la complexité de la réalité que l’homme ne peut guère saisir tant elle est incommensurable à ses facultés, la tendance générale du chapitre VI consiste à résoudre cette antinomie par le rejet / dépassement de la réflexion et de la pensée, de l’usage des sens, vue et ouïe, et de ces outils naturels que sont « les mains et les ongles » (traduction Larre, 14) ; non-utilisation, non-agir, non-discernement. On peut ainsi tracer une gradation allant de la nescience mystique du chapitre VI jusqu’à l’apologie de l’efficacité du chapitre XVIII en passant par les chapitres XI et XIII.
39Il va de soi que les lecteurs auront reconnu au passage bon nombre de thèmes déjà anciens, que j’ai notés à l’occasion, sans insister car tel n’était pas mon propos, développés, les uns dans le Zhuang zi (et l’on aura noté le clin d’œil dans le titre des chapitres XI et XVIII), les autres par le Yijing, les autres par les auteurs légistes ou confucianistes (Han Fei zi, Zhongyong, Lü shi chunqiu), ou par des personnages mis en scène dans des ouvrages d’histoire comme le Zhanguo ce et le Shiji (réponse du roi de Zhao à des remontrances, par exemple). Rien de vraiment nouveau ici, sinon la synthèse habile (qui me semble en fait avoir été le propos général du Huainan zi) ; et cette synthèse, ce qui fait son cœur, sa cohérence et son unité, s’enracine principalement et spécifiquement dans l’accent fortement mis sur la connaissance du dao et sur sa présence dans le cœur du saint, sur le dao qui transfigure et unifie toutes les vicissitudes de la vie, le dao sur l’évocation duquel se clôt le chapitre XIII et s’ouvre le chapitre XVIII. Cette synthèse avait déjà été tentée par le Lü shi chunqiu auquel, comme on le sait, le Huainan zi ressemble en plus d’un point. Mais c’est peut-être là un des points de différence que l’on peut trouver entre ces deux ouvrages : le Huainan zi, tout en faisant la part du « siècle », c’est-à-dire de l’adaptation au multiple, à la multiplicité des variances dans le savoir-faire, tout en tirant la leçon apportée par les pragmatistes que sont les légistes, par les hommes de société que sont les confucianistes, bien dans la lignée de Dong Zhongshu, son contemporain, et du Jinwen , se souvient fortement et constamment de Zhuang zi et en conséquence insiste beaucoup plus sur la présence, immanente et transcendante à la fois, et du dao et du saint qui en est la figure éminente, la figure qui unit le continu cher à Zhuang zi et le discontinu riche de parcelles multiples à identifier dans leur spécificité, et les assemble dans l’Unité.
40On trouve ainsi dans le Huainan zi deux notions d’ordre qui se compénètrent : l’ordre par ordonnancement, l’ordre qui résulte de ce que chacun est à sa place et remplit sa fonction, qui est la notion confucianiste. On a vu ainsi que le saint « distribue », « examine », « donne une fonction », « contrôle les détails », « prend garde aux multiples facettes », « pèse l’opportunisme » et respecte le lieu juste de chacun, la hiérarchie des choses et des gens, des moyens et des valeurs. Et, d’autre part, l’ordre par centrage, qui est proprement taoïste. C’est celui du saint qui, placé au centre, rassemble et unifie, connaît universellement et sait la vraie raison des choses qui ne peut être dite. Le premier procède par déploiement et distribution ; il reconnaît et articule les dissemblances. Le deuxième procède par rayonnement ; il rassemble et affirme l’équivalence au nom d’une égalité de valeur fondamentale due à la présence du Centre qui unifie. Au premier appartiennent les carrés et l’étagement qui les superpose ; au deuxième le rond, dont tous les points sont à égale distance, ainsi que les mouvements centripètes et centrifuges. Tous deux sont hiérarchisés, l’un par subdivisions, l’autre par cercles concentriques autour de l’unité au regard de laquelle toute hiérarchie interne est nulle. D’un côté, un arrangement toujours provisoire et toujours changeant, subordonné au monde, arrangement de la multiplicité, des changements ; de l’autre, un ordre éternel, centré sur un principe unique d’où tout procède et vers quoi tend toute chose, ordre de l’invariable (Huainan zi XIII, 29b : « Tous se tournent vers l’Un céleste où est l’Harmonie suprême »).
41En un dernier mot, une remarque me vient, que j’ai déjà faite ailleurs3, mais qui s’impose une fois de plus à mon esprit : c’est Guo Xiang , en commentant Zhuang zi, qui est le plus proche des notions de « nature », d’« adaptation », d’« harmonie » et d’« égalité », ainsi que d’unité complexe et multiple, telles que les développe le Huainan zi et qui n’impliquent, on l’aura compris, et quoi qu’on en ait dit, aucune philosophie de la nécessité. Mais ce sont aussi les taoïstes tenants de « l’alchimie interne » (neidan) qui seront les héritiers de ce mode de pensée.
Notes de bas de page
1 Voir Hall et Ames, 1987,92, 96, 97 et 348, n. 51. Cette notion de yi peut être aussi rapprochée de celle de dang et de shi de Guo Xiang. Cf. Robinet, 1983, 82.
2 Chunqiu fanlu, VI, 6a ; voir aussi VII, la, où le saint, comme le Ciel qui « accumule les essences pour faire la lumière » et ne se suffit pas d’une seule (il y faut le couple soleil-lune), « accumule les excellences » et ne se suffit pas d’une seule ; semblable en VI, 7a.
3 Robinet, 1983.
Auteur
Professeur au Département d’études chinoises de l’Université de Provence. Spécialiste reconnue du taoïsme, elle s’intéresse à ses aspects tant philosophiques que religieux. On remarque, parmi ses nombreux écrits, la Révélation de Shangqing dans l’histoire du taoïsme (Collège de France, 1984) et Histoire du taoïsme des origines au XIVe siècle (Cerf, 1991).
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Mythe et philosophie à l'aube de la Chine impériale
Études sur le Huainan zi
Charles Le Blanc et Rémi Mathieu (dir.)
1992
La Chine imaginaire
Les Chinois vus par les Occidentaux de Marco Polo à nos jours
Jonathan D. Spence
2000