Préface
Mythe et philosophie à l’aube de la Chine impériale. Le Huainan zi
p. XV-XXVI
Texte intégral
1. Le Huainan zi, reflet des Han occidentaux
Sens et contenu : le sage et le souverain taoïstes
1Certaines œuvres cristallisent l’esprit d’une époque et, comme des étoiles, en propagent les rayons vers les générations lointaines. Tel est le Huainan zi, témoin privilégié d’une période considérée comme le fondement et le modèle de la culture chinoise traditionnelle, les Han occidentaux (-206 à + 8). N’appelle-t-on pas les Chinois « gens de Han » et le parler chinois « langue de Han » ?
2De cette première grande dynastie, le Huainan zi reflète la conception synthétique de l’homme, de la société et de la nature :
- l’univers est un procès de différenciation graduelle et illimitée d’une substance originelle indistincte (dao) ;
- un même souffle, une même énergie (qi), issus de cette substance, traversent et unissent les plans céleste, humain et terrestre du monde et leur impriment un ensemble de principes communs ;
- l’homme, microcosme, se tient au centre du macrocosme formé par le ciel et la terre ; il atteint la perfection (« homme véritable », « sage ») en faisant retour à l’origine ; lié à la multitude des êtres par un réseau de correspondances invisible mais efficace, une sorte d’« harmonie préétablie », le sage entraîne dans son sillage la création tout entière, chaque être étant reconduit selon les lignes de force propres à sa nature première ;
- le sage est aussi le souverain, réalisant en même temps l’accomplissement de sa personne et du groupe social qu’il incorpore.
Un taoïsme praticable
3Le Huainan zi n’énonce pas un discours d’intention ésotérique et mystique. Bien au contraire, son propos est d’établir, tout à la fois, le sentier qui mène au dao et les conditions nécessaires à la paix et à la prospérité perpétuelles de la société. Mais un tel projet doit s’enraciner dans la nature profonde de l’homme, qui est en pleine continuité avec celle du Ciel et de la Terre. D’où le constant souci de l’auteur d’englober dans une totalité aux frontières évanescentes la diversité irréductible des êtres (célestes, humains, terrestres), des traditions et des cultures. C’est pourquoi le Huainan zi offre au lecteur une sorte de condensé des connaissances de son temps sur l’astronomie et la géographie, la zoologie et la botanique, le gouvernement et l’art militaire, les coutumes et les rites, les mythes et l’histoire, qu’il subsume sous les grandes catégories de sa philosophie. Les principes de cet universalisme concret, il les puise chez les maîtres taoïstes que furent pour lui Lao zi et Zhuang zi. Il donne à leur enseignement une orientation et une extension nouvelles, dans la foulée de la tradition Huang-Lao, répondant aux grandes préoccupations de son époque, lui permettant d’intégrer les autres écoles de pensée, et ouvrant la voie aux développements ultérieurs du taoïsme à partir du IIe siècle de notre ère.
2. Structure et forme littéraire
Structure
4Le texte du Huainan zi est divisé en vingt et un essais portant sur un ensemble de thèmes qui, dans l’esprit de son auteur, forment un tout. Ces essais peuvent être regroupés en trois parties : 1) principes et structure de l’univers (I-VIII) ; 2) applications et illustrations dans les divers champs de l’activité humaine (IX-XX) ; 3) postface : sommaire et canevas de l’œuvre entière (XXI). Chaque partie semble construite selon une logique qui échappe à nos schèmes occidentaux et suppose connue la conception générale du monde que partageaient Liu An et ses collaborateurs. C’est l’une des tâches les plus redoutables et les plus fascinantes que celle de pénétrer l’univers mental de ces penseurs d’il y a deux mille ans.
Diversité littéraire et mode de composition
5L’ouvrage fut composé un peu avant-139 à la cour de Liu An (-179 ? à-122), prince de Huainan. La diversité des sujets traités est doublée par des emprunts massifs à des écrits anciens, ainsi que par des variations stylistiques considérables, non seulement d’un chapitre à l’autre, mais même à l’intérieur d’un même chapitre. Par ailleurs, de nombreuses expressions et formes syntaxiques propres au Huainan zi réapparaissent à travers les chapitres, donnant à l’ensemble une certaine unité littéraire. Seul un examen poussé de la manière dont fut écrit le Huainan zi permet d’en concilier la diversité et l’unité littéraires.
6L’étude du texte et des sources externes pertinentes nous conduit à proposer l’explication suivante touchant à l’auteur et au mode de composition du Huainan zi :
- Liu An fut un écrivain doué et prolifique qui, dès sa jeunesse, se voua à l’étude et à l’écriture, et maîtrisa plusieurs genres littéraires ;
- il conçut la structure générale et le format d’un ouvrage qui devait s’appeler le Huainan zi ;
- pour réaliser son projet, il réunit à sa cour un grand nombre de savants qui participèrent à des discussions ;
- les débats aboutirent à des ébauches rédigées par huit érudits choisis par lui ;
- Liu An révisa ces essais sur le plan du style et des idées, sans pour autant oblitérer les dispositions particulières de ses collaborateurs ; ceci rend compte à la fois de l’unité et de la diversité qu’on observe dans le Huainan zi ;
- Liu An présenta l’œuvre à l’empereur Wu (r. -140 à-86), son neveu, lors de sa première visite officielle à la cour impériale en-139 ; celui-ci fit placer l’ouvrage dans la bibliothèque impériale.
Destin tragique et éclipse de l'auteur
7Liu An, petit-fils du fondateur de la dynastie Han et oncle de l’empereur Wu, connut un destin tragique. Accusé de rébellion contre l’empereur, il fut contraint de se suicider en-122 ; sa famille fut exterminée et sa principauté abolie. Le mot « rébellion » recouvre sans doute plus qu’un simple crime de lèse-majesté. En préconisant le taoïsme comme fondement du gouvernement et de l’État — c’est la thèse centrale du Huainan zi —, Liu An allait à l’encontre de l’idéologie confucianiste et légiste de la cour impériale. Par ailleurs, l’empereur Wu, encouragé dans son despotisme par de grands ministres centralisateurs, voulait en finir avec les apanages princiers, tel celui de Liu An, vestige d’une époque révolue.
8L’histoire attribue au prince de Huainan de nombreux ouvrages (poésie, philosophie, alchimie et sciences naturelles, commentaires) dont seuls quelques fragments, hormis le Huainan zi, nous sont parvenus. Liu An, par la beauté de son style et par l’ampleur de ses idées, mérite d’être placé à côté des autres grands penseurs et écrivains de son temps : le philosophe Dong Zhongshu (-179 ? à -104 ?), le poète Sima Xiangru (-179 ? à-117) et surtout l’historien Sima Qian (-145 ? à - 86 ?). La mort ignominieuse de Liu An explique en bonne partie l’éclipse que connut son œuvre pendant plusieurs siècles.
3. L’histoire du texte
L’édition de Liu Xiang
9L’érudit Liu Xiang (-79 à-8) fut chargé d’éditer et de cataloguer les ouvrages de la bibliothèque impériale, au nombre desquels figurait le Huainan nei (« Chapitres intérieurs de Huainan ») en vingt et un pian (planchettes). C’est le titre qu’on retrouve dans le « Traité bibliographique » du Han shu (« Histoire des Han [antérieurs] »), le premier à nous être parvenu (Ier siècle). Par la suite, la tradition bibliographique atteste la transmission du Huainan zi tout au long de l’histoire chinoise. On note des variations dans les titres ; deux finiront par s’imposer, Huainan honglie (« Grande lumière de Huainan ») et Huainan zi (« [Livre du] maître de Huainan »). Dès le VIe siècle, on parle de juan (rouleau) plutôt que de pian. Ce changement de support matériel n’eut, semble-t-il, aucune incidence sur l’intégrité de l’œuvre.
Les éditions et les commentaires de Xu Shen et Gao You
10Le « Traité bibliographique » du Sui shu (« Histoire des Sui ») inscrit deux éditions du Huainan zi en vingt et un chapitres, commentées respectivement par Xu Shen (30-124) et Gao You (fl. 205-212). Les deux commentaires furent joints à des éditions différentes du Huainan zi. Un peu avant le XIe siècle, les deux commentaires furent fondus en un seul, attachés à l’édition de Gao You et attribués arbitrairement tantôt à l’un, tantôt à l’autre. Il en fut ainsi pour toutes les éditions imprimées, à commencer par la plus ancienne, l’« édition en petits caractères des Song du Nord » (Bei Song xiaozi ben), imprimée entre 1023 et 1063. Il est possible de reconstruire en partie les deux éditions de Xu Shen et Gao You en mettant bout à bout les nombreuses citations du Huainan zi préservées dans les ouvrages antérieurs au Xe siècle. En comparant le texte reconstruit avec celui des éditions imprimées qui nous sont parvenues, on note de nombreuses variantes textuelles, mais, à quelques exceptions près, la suite des chapitres et des paragraphes s’avère remarquablement stable.
L'édition des Song du Nord et celle du Daozang
11Dans sa préface, le savant Su Song (1020-1101) affirme qu’il établit un texte critique du Huainan zi sur la base de sept éditions manuscrites courantes de son temps. Il énonça un ensemble de critères pour distinguer les éditions et les commentaires respectifs de Xu Shen et de Gao You. Tout laisse croire que l’édition de Su Song fut la première édition imprimée du Huainan zi (mentionnée ci-dessus). Un fac-similé (tracé à la main) de cette édition servit à l’impression du Huainan zi dans la célèbre collection Sibu congkan (Shanghai, 1920-1923). Malgré son ancienneté, cette édition n’est certes pas la meilleure.
12D’après l’excellent commentateur moderne du Huainan zi, Wang Niansun (1744-1832), le texte le plus fiable de son temps était celui du Daozang, grande collection d’écrits taoïstes publiée en 1445. Les éditeurs utilisèrent l’édition des Song du Nord, mais la corrigèrent sur la base d’autres éditions anciennes, aujourd’hui perdues. L’édition du Daozang se distingue par sa division du texte en vingt-huit chapitres plutôt qu’en vingt et un. Ceci ne change cependant rien à l’intégrité ou à l’ordre du texte, puisqu’il s’agit d’une division en deux parties des chapitres I-V, VIII, et XIII. La raison de cette répartition est sans doute liée aux spéculations taoïstes sur les vingt-huit constellations célestes.
Éditions Ming et Qing
13On ne compte pas moins de quinze éditions du Huainan zi sous la dynastie Ming (1368-1644). Elles dépendent toutes du Daozang et comportent soit vingt-huit, soit vingt et un chapitres. Les éditeurs Ming utilisèrent aussi d’autres éditions aujourd’hui disparues. Un défaut commun aux éditeurs Ming est l’absence de justification des leçons qu’ils choisirent lorsque le texte était fautif. Ce n’est qu’en 1789, sous la dynastie Qing (1644-1911), que nous aurons enfin une édition critique, toujours basée sur le Daozang, avec Zhuang Kuiji (1760-1813). Pourvue d’un appareil critique considérable, cette édition n’en laissait pas moins à désirer en raison des nombreuses fautes textuelles qu’y avait laissées Zhuang. En 1875, Tao Fangqi (1845-1884) s’associa à d’autres philologues et prépara une version révisée de l’édition de Zhuang. Cette édition, reconnue comme la plus critique et la plus fiable de toutes les éditions du Huainan zi, a servi de textus receptus aux plus récentes, en particulier :
- Huainan jizheng (Critique textuelle du Huainan), par Liu Jiali, Beijing, Zhonghua shuju, 1924 ;
- Huainan honglie jijie (Commentaires réunis sur le Huainan honglie), par Liu Wendian, Shanghai, Commercial Press, 1926 ;
- Huainan zi, in Zhuzi jicheng (Collection complète des anciens philosophes), Beijing, Zhonghua shuju, 1935.
14Parmi ces trois éditions, la deuxième, préparée par Liu Wendian, est la seule qui soit entièrement fidèle à la version révisée de Tao Fangqi. C’est pourquoi nous l’avons choisie comme texte de base de nos traductions du Huainan zi.
4. Aperçu des articles de cet ouvrage
15La connaissance des êtres et du monde est-elle possible et dans quelles conditions ? Toute philosophie première doit affronter et dépasser cette question, car la réponse est un sésame à la réflexion et à l’action qui la prendraient pour objet. Le taoïsme est dominé par les notions de relativité et de mutabilité. Si la première lui est spécifique, la seconde est commune aux penseurs chinois, car issue de l’école ancienne de divination du Yijing. Les adeptes de Zhuang zi tiennent celle-ci pour la conséquence de celle-là : si les êtres changent et si nous changeons, comment pouvons-nous en savoir quelque chose de valable et de durable ? Par conséquent, toute vérité n’est que superficielle, toute valeur que partielle. Ne suffit-il pas que le temps passe, que change le lieu, pour que nos certitudes s’envolent avec les conditions fugaces qui les ont engendrées ? Comme le rappelle I. Robinet, « Des changements et de l’invariable », le Huainan zi propose de résoudre cette aporie en repérant les principes innés du changement et d’en suivre la trame à travers les processus complexes de transformation des êtres.
16Huainan zi dégage de cette perspective relativiste un point de vue optimiste et proto-humaniste — qui n’est pas sans évoquer Montaigne — quand il rappelle que l’homme, en dépit de la diversité de ses mœurs ou de ses croyances, est fondamentalement un, car il participe à l’unité indifférenciée du dao.
17Chez les taoïstes, les notions d’altérité et d’identité occupent donc une place importante dans la définition du sujet et des objets de sa connaissance. Plus que d’autres philosophes, en effet, les adeptes de Lao zi et de Zhuang zi sont attentifs à ce qui, chez l’autre, peut être un reflet, ou un rappel, de ce que je suis. On sait combien ces deux aspects de la question n’en forment souvent qu’un dans la conception de cette école de pensée, puisque l’objet est dans le sujet et inversement : chacun est subsumé, par le dao, sous le vaste domaine de la « nature céleste ».
18Huainan zi applique ce principe, et celui de la relativité de la connaissance, à un domaine que nous sommes tentés, aujourd’hui, de qualifier d’ethnologique. Comme R. Mathieu l’indique dans sa contribution (« L’inquiétante étrangeté »), les Chinois ont une longue tradition de relations avec les barbares, mais le début de la dynastie des Han correspond, pour eux, à une extension territoriale vers le Sud-Ouest et le Nord-Est, qui débouche sur une série d’interrogations. Plus idéologique que réaliste, l’ancien système de classement des étrangers par orient ne correspond plus aux enseignements de l’observation directe. Cette mise en question de l’altérité débouche nécessairement sur une sorte de crise identitaire : en quoi les autres sont-ils « autres », et par quoi sommes-nous « Chinois » ? La réponse de notre philosophe (qui vivait lui-même dans le milieu semi-sinisé de Chu) marque une étape importante dans la conception que les Han se faisaient du monde. Il admet que les variations de langues, de coutumes, ou d’aspects, ne renvoient pas à une différence de nature : les uns et les autres sont hommes et parties équivalentes du vaste monde des vivants. Une autre leçon de cette rencontre avec autrui, découlant directement de la précédente, est que tout processus de connaissance dépend de la capacité de chacun d’intégrer les éléments fournis par l’objet rencontré. Cette capacité est fonction de la résonance à ce qui, chez l’autre, peut trouver son écho en nous. L’étranger est un miroir déformant indispensable au regard que nous portons sur nous-mêmes.
19Avec les peuples voisins, les Chinois ont partagé plus qu’ils ne prétendent. L’étude comparée des mythologies d’Asie orientale montre assez que bien des croyances furent communes et le demeurent, au moins pour partie. Si le développement technique, ou le raffinement de l’expression artistique atteignirent des sommets dans la civilisation chinoise, la complexité des récits mythiques est, par contre, comparable dans la tradition écrite des dynasties Zhou et Han et dans la tradition orale des ethnies prétendument barbares. La riche histoire de Yi l’archer illustre admirablement ce point. C’est ce que démontre Ch. Zheng, dans « Le mythe de l’archer et des soleils », en dégageant de ce récit mythique les spécificités chinoises et les versions des peuples qualifiés aujourd’hui de « minorités ». Se plaçant à la fois sur les plans historique (les événements dramatiques se déroulent au temps de l’empereur Yao), mythologique (le récit explique comment il n’y a plus qu’un seul soleil dans le ciel), et symbolique (il s’agit d’éliminer tout ce qui ressortit au « mal »), Huainan zi a su dresser un tableau presque complet de la geste complexe de ce héros multiculturel. C’est encore à lui qu’on doit la synthèse des nombreuses variantes issues tant des traditions orales qu’écrites des diverses régions et époques de la Chine (des philosophes, tel Lü Buwei, et des historiens, comme Zuo Qiuming, avaient, avant lui, succinctement abordé ce thème mythique), mais il sut, le premier, rendre cohérent un ensemble apparemment disparate.
20Si l’on croyait encore, au deuxième siècle avant notre ère, que le monde fut humanisé par les actes héroïques d’un ministre du plus sage des souverains, on affirmait parallèlement qu’il avait été constitué par des forces cosmiques issues du dao, bien supérieures aux hommes. La théorie complexe qu’élabore Huainan zi ressortit-elle plutôt à la philosophie ou à la science ?, demande R. Roy dans « La cosmologie du Huainan zi ». Le monde fut engendré par une logique en acte ; mais qu’est-ce qui le démontre ? Pour le penseur et le savant que fut Huainan zi, c’est à la fois le présupposé taoïste qui veut que les engendrements mutuels du yin et du yang créent chaque élément du monde et l’observation méthodique des phénomènes célestes qui permettent d’élaborer un système idéologiquement satisfaisant et scientifiquement valable. Dans son esprit, il n’y a pas lieu de distinguer l’un de l’autre ; un peu comme dans la science médiévale d’Occident, on suppose que la connaissance objective des créatures complète nécessairement le savoir que l’on avait de Dieu. Après tout, le dao ne peut pas ne pas se manifester de la même manière dans la marche des astres et dans l’idée que nous avons de lui, puisque nous en sommes une partie et que la conception que nous nous en forgeons n’est jamais que cette part de lui en nous.
21Dans la perspective taoïste, il y a une opposition entre le mode d’être du dao qui est atemporel et « utopique », et son mode d’action qui, inévitablement, s’inscrit dans une époque et dans un espace donnés : s’il n’a « ni commencement ni fin », ce qu’il génère n’en est pas moins limité. Dans le processus de la Création, on observe que les étapes de la génération du cosmos sont ordonnées logiquement : le dao commence par la génération des immensités vides et finit par celle des dix mille êtres qui peuplent le monde. Il est « de tous temps et de tous lieux ».
22Concernant la naissance du monde, la question que pose Huainan zi est celle du comment plus que celle du pourquoi ; celle-ci impliquerait une finalité que le taoïsme n’envisage pas (si ce n’est, précisément, comme retour au dao). On sait que ce mode d’interrogation est celui du mythe, qui fournit des réponses que la science ne pourrait apporter en un âge aussi précoce de l’histoire humaine. Mais, comme l’a rappelé C. Lévi-Strauss, le mythe est aussi la forme imagée que prend la science pour se communiquer aux hommes dans les phases primitives de la société1 Les taoïstes établissent une parallèle entre le macrocosme et le microcosme. Parler du procès de création du monde, c’est évoquer celui des origines de l’homme. La question est indivisible. On note que les mythes relatifs à l’apparition de la terre et des cieux et à la naissance des premiers hommes sont très tardifs en Chine. Huainan zi est le premier à nous en proposer une vision complète et structurée Il apporte, en ce domaine comme en tant d’autres, sa touche personnelle, puisqu’il s’inscrit à la fois dans le cadre de l’école philosophique de Zhuang zi et de Lao zi, et dans celui des penseurs cosmologiques de son temps, et notamment de Zou Yan. Il est l’héritier d’un mode de penser et celui d’un mode de compter. C’est ce que R. Mathieu a voulu souligner dans « Une création du monde ».
23Les premiers bibliographes chinois, sensibles au caractère syncrétique du Huainan zi, classèrent l’œuvre dans la catégorie des « Éclectiques ». Cependant, la plus ancienne préface au Huainan zi, due à Gao You, reconnaissait la prédominance du taoïsme. C’est sans doute pourquoi, à partir de la fin des Han, la tradition bibliographique a choisi de l’insérer dans la section des ouvrages taoïstes.
24Mais le taoïsme proposé par le Huainan zi diffère notablement du taoïsme classique de Lao zi et de Zhuang zi. Il entend fondre dans une même vision les idées principales de ces deux penseurs. Non seulement le Huainan zi ajoute de nouveaux thèmes au taoïsme traditionnel, mais il en renouvelle l’esprit et la visée. De plus, il étend aux autres écoles de pensée le même procès de transformation et de synthèse. Ceci est particulièrement vrai pour le confucianisme, le légisme et le yin-yang. On hésite entre les expressions « synthèse » et « syncrétisme » pour caractériser la conception ample et souple de la société et de l’univers proposée par le Huainan zi. A la lumière du chapitre XXI, sorte de postface aux vingt essais qui composent l’ouvrage, une chose semble sûre : c’est sous l’égide d’un taoïsme renouvelé que le Huainan zi prétend intégrer dans un tout ordonné l’ensemble des connaissances qui avait cours sous les Han occidentaux. Cette intégration se veut critique et sélective. Seules les notions compatibles avec les principes directeurs du « nouveau » taoïsme sont incorporées, non sans subir de notables transformations, dans l’explication totalisante du monde que préconise le Huainan zi. Certains aspects du légisme, par exemple, sont condamnés sans retour. En général, les philosophies autres que le taoïsme sont jugées nécessaires mais insuffisantes à l’intelligence et à l’ordonnancement du monde ; elles ne sont efficaces, dans leur domaine restreint et subordonné, que dans la mesure où elles sont encadrées et animées par le taoïsme.
25La « résonance » (ganying), étudiée par Ch. Le Blanc dans « La résonance », une interprétation chinoise de la réalité, est l’une de ces notions axiales qui viennent élargir l’horizon taoïste du Huainan zi. Comme telle, la résonance découle de l’école du yin-yang et des cinq éléments. On en repère des traces chez Zhuang zi. Mais dans le Huainan zi, la résonance devient un principe directeur et structurant, que l’on retrouve dans tous les chapitres. Cette notion implique que tous les êtres forment un immense réseau à l’intérieur duquel ils interagissent selon une sorte d’« harmonie préétablie ». Cette harmonie est comme la mémoire que gardent les êtres de leur union indifférenciée au sein du dao avant que commence, avec la création, le procès de séparation. La résonance opère par voie d’« affinité élective », et c’est l’un des buts principaux de la connaissance que de découvrir ces « chaînes de correspondances » entre les êtres. Sous cet angle, la notion de résonance joua peut-être un rôle comparable au principe de causalité dans l’histoire de la pensée occidentale : fournir la « raison suffisante » de l’existence des phénomènes. Cette approche permet d’aborder une question cruciale pour les historiens de la science et des civilisations : pourquoi les Chinois, malgré leurs progrès considérables dans la pensée et la technique, ne développèrent-ils pas de « systèmes scientifiques », comme le fit l’Occident ?
26Le « non-agir » (wuwei) est une idée maîtresse du taoïsme, aussi bien chez Lao zi que chez Zhuang zi. Comme le montre N. Pham dans « Réflexions autour d’un miroir », le Huainan zi reprend cette notion en l’interprétant d’une manière plus positive et dynamique et en unissant, tout en les explicitant, les aspects politiques et mystiques qui avaient déjà été abordés par Lao zi et Zhuang zi. Le non-agir n’est plus simplement défini du point de vue du sujet (exclusion de tout subjectivisme), mais également du point de vue de l’action et de l’objet (adéquation avec la nature des choses). Le non-agir ici déborde la simple attitude ou la simple disposition du sage, pour devenir pure créativité. Les définitions des divers aspects du non-agir proposées dans plusieurs chapitres du Huainan zi laissent voir tout à la fois l’importance de la notion aux yeux des auteurs du Huainan zi et leur parti pris délibéré d’innover. Par un recoupement original des textes, N. Pham suggère que le non-agir comme créativité constitue la face dynamique de la connaissance authentique, dont l’image de prédilection dans le Huainan zi est le miroir et l’eau Le non-agir apparaît comme l’incarnation dans la sphère humaine de la résonance qui, comme une onde imperceptible, traverse l’univers. Ainsi, pensée et action partagent une racine commune et tendent toutes deux à faire retour à l’origine indifférenciée du dao.
27L’un des problèmes philosophiques les plus délicats dans le Huainan zi touche au rapport de complémentarité et d’opposition entre le confucianisme, le légisme et le taoïsme. Chacun de ces trois grands courants chercha à s’imposer comme l’idéologie dominante de l’époque où le Huainan zi fut écrit. Rien d’étonnant, donc, si, témoin fidèle de son temps, le Huainan zi entend les harmoniser en un seul système, en subsumant les deux premiers sous le taoïsme, objet de sa prédilection. A. Cheng dans « Taoïsme, confucianisme et légisme », a voulu étayer ce procès de synthèse en comparant la présentation que fait le Huainan zi du sage (confucéen), du souverain (légiste) et de l'homme véritable (taoïste). Cette étude conclut que le Huainan zi fond les trois figures en une seule, d’inspiration taoïste, puisque celle-ci gouverne par le non-agir. En outre, certains traits ordinairement attribués au sage confucéen et au souverain légiste sont récupérées sous le couvert du taoïsme, notamment l’effort moral, la culture de soi, l’éducation, la pratique des rites, la sincérité, la bienveillance, l’autorité, etc ; ces dispositions et ces prérogatives ne deviennent valables et efficaces que dans la mesure où elles s’enracinent, par un procès de « retour » (fan) dans le non-agir et, plus profondément, dans la « nature originelle » (xing). A. Cheng résout donc la contradiction appréhendée entre certains chapitres « confucianisants » et la philosophie taoïste générale du Huainan zi.
28Il est remarquable que, travaillant indépendamment d’A. Cheng, dont l’étude porte sur le Huainan zi XIX et XX, N. Pham arrive sensiblement aux mêmes conclusions dans son analyse du Huainan zi X, « Quand les extrêmes se rencontrent ». Si ce chapitre regorge d’expressions, de notions et de figures confucéennes, il n’en demeure pas moins orienté vers une vision taoïste des choses. La notion, centrale, de « sincérité » (cheng) est interprétée dans le sens taoïste de « spontanéité » (ziran) et d’« essence subtile » (jing). Mais il n’y a pas que les notions confucéennes qui soient transformées : l’effort de synthèse oblige aussi à réinterpréter certains aspects de l’enseignement taoïste, aboutissant à un compromis entre taoïsme et confucianisme, compromis qui garde cependant au taoïsme une prépondérance certaine.
29L’importance et la subtilité des idées philosophiques contenues dans le Huainan zi exige une édition critique du texte transmis au long d’une histoire de plus de deux mille ans. Comme le montre Ch. Le Blanc dans « Histoire du texte et philologie », plusieurs facteurs internes et externes se conjuguèrent pour engendrer une corruption cumulative du texte du Huainan zi, donnant lieu parfois à des contresens inacceptables. Seul le travail patient et méticuleux de générations de commentateurs et d’exégètes chinois depuis le XVIIIe siècle, auxquels se sont joints, plus récemment, des collègues japonais et occidentaux, permet de s’assurer que l’étude des idées de Liu An et de son groupe est basée sur un texte authentique et intégral. L’exégèse et l’herméneutique des textes de la Chine ancienne présentent, en raison des particularités de l’écriture idéographique et de la grammaire positionnelle de la langue classique chinoise, des problèmes d’un tout autre ordre que ceux qu’on rencontre dans d’anciens textes indo-européens. L’intérêt d’une étude philologique du Huainan zi est donc double : mieux comprendre cette œuvre telle qu’elle fut écrite à l’origine et faire connaître la spécificité de l’exégèse chinoise.
30Jusqu’au XVIIIe siècle, on compte peu d’ouvrages « séparés » sur le Huainan zi, les notes explicatives se trouvant le plus souvent incorporées dans les éditions préparées par les exégètes chinois. Ce n’est qu’au XVIIIe siècle que commencent à paraître en Chine des travaux monographiques sur le texte et les idées de cet ouvrage. Par la suite, les sinologues japonais, puis occidentaux, dans le sillage des lettrés chinois, enrichirent considérablement le corpus d’études du Huainan zi. Ces travaux furent publiés dans des collections ou des périodiques souvent peu connus en Occident. Afin de faciliter leurs recherches sur cette œuvre, Ch. Le Blanc a établi une bibliographie sélective des « Éditions, traductions et études du Huainan zi ». Certains titres se retrouvent dans la bibliographie générale en fin de volume.
Notes de bas de page
1 Histoire de lynx, Paris, Plon, 1991, p. 13.
Auteurs
Directeur du Centre d’études de l’Asie de l’Est de l’Université de Montréal. Ses recherches portent sur les courants intellectuels des Han occidentaux (-206 à +8). Outre ses articles, il a publié Huai-nan Tzu. Philosophical Synthesis in Early Han Thought (Hong Kong University Press, 1985) et, avec Susan Blader, Chinese Ideas about Nature and Society. Studies in Honour of Derk Bodde (Hong Kong University Press, 1987).
Chercheur au Centre National de la Recherche Scientifique. Il concentre ses recherches sur la mythologie et la littérature fantastique de la Chine ancienne et médiévale. Il compte à son actif Étude sur la mythologie et l’ethnologie de la Chine ancienne (Collège de France, 1983) et Anthologie des mythes et légendes de la Chine ancienne (Gallimard, 1989).
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Mythe et philosophie à l'aube de la Chine impériale
Études sur le Huainan zi
Charles Le Blanc et Rémi Mathieu (dir.)
1992
La Chine imaginaire
Les Chinois vus par les Occidentaux de Marco Polo à nos jours
Jonathan D. Spence
2000