Réjean Ducharme ou les dérèglements de compte
p. 195-204
Texte intégral
1Quand Réjean Ducharme met en scène des enfants terribles qui utilisent la langue de la rage et du délire, il organise un déplacement de la langue officielle, codée, que les adultes et les censeurs imposent. Ce déplacement initie un dérèglement systématique qui conjugue les ordres politique, existentiel et linguistique. Comment écrire en français quand on est québécois et que l’on refuse d’adhérer aux valeurs de son propre pays, que l’on ironise aussi bien sur le monde des affaires aux habitudes nord-américaines que sur les défenseurs du joual, que l’on se soustrait à une ligne de partage qui opposerait l’intériorité et l’extériorité pour mieux montrer que les enjeux de la littérature ont à voir avec la colère et le rejet, avec une obstination du propos qui fait sien tous les registres pour mieux les distancier ? Quand le style et le vocabulaire les plus apparemment familiers et provocateurs – « Elle est en train de devenir une salope comme moi »1 déclare Iode dans L’Océantume–, côtoient les plus édulcorés et les plus noblement poétiques pour mieux désamorcer ce qui pourrait se construire ou se lire et montrer qu’à chaque proposition correspond son contraire absolu. Haïr ou aimer follement sont les deux postures qui correspondent à la même volonté : tenter de dominer son destin en sachant que cette maîtrise est illusoire. Mais aussi se maintenir par la parole dans cette attitude intransigeante car il faut se protéger de toute faiblesse et de toute illusion :
Ma mère est toujours dans la lune. À la voir passer le nez en l’air et les yeux surpris dans ma vie, on dirait qu’elle passe ailleurs […] Elle me dépasse. Elle m’échappe. Elle me glisse entre les yeux […] Pour moi c’est clair : elle est un danger, une menace terrible. C’est un soleil qui me flamberait l’âme si je ne le fuyais pas, ne m’en défendais pas.2
2C’est pourquoi l’enfance est ce moment ultime, ce regard sur les adultes et leur monde corrompu, doublé de la conscience désespérée de ne pouvoir échapper au temps et à ses traces qui détruisent la pureté :
C’était écrit, il fallait que je fasse la rencontre de mesdemoiselles les menstruations. Je suis pleine d’ovaires, maintenant. […] Je rentre au columbarium pliée en deux, me répétant, sans le vouloir, cette phrase retenue je ne sais pourquoi par ma mémoire : – Elle demeurera sept jours dans son impureté et quiconque la touchera sera impur jusqu’au soir.3
3Il ne reste que la colère et le désir de vengeance, la folie des mots qui se brise sur la réalité, quand elle cherche à nier l’irrémédiable et qu’elle est torturée par ses contradictions internes. Rimbaud et Nelligan sont souvent évoqués. Poètes du dépassement et de la folie. Poètes de la jeunesse préservée par l’absence. Bérénice dans L’Avalée des avalés, Iode Ssouvie dans L’Océantume, Mille Milles dans Le Nez qui voque sont tous trois habités par cette peur et ce refus. Mille Milles qui force la langue et les mots à signifier une vérité enfouie sous les apparences et à subir les mêmes tourments que lui :
Ils ont des tâches historiques. Sans accent circonflexe, nous obtiendrions : ils ont des taches historiques. C’est une équivoque. C’est un nez qui voque. Mon nez voque. Je suis un nez qui voque.4
4alors qu’il déclarait une page plus tôt :
J’ai seize ans et je suis un enfant de huit ans. […] Je ne veux pas aller plus loin : je reste donc arrêté. Je ne veux pas continuer car je ne veux pas finir fini. Je reste comme je suis. Je laisse tout, s’avilir, s’empuantir, se dessécher. Je les laisse tous vieillir, loin devant moi. Je reste derrière avec moi, avec moi l’enfant, loin derrière, seul, intact, incorruptible […] Je ne peux pas laisser moi l’enfant seul dans le passé, seul présent dans toute l’absence, à la merci de l’oubli. Je le veille loin derrière.5
5Étrange dédoublement ou étrange regard sur soi-même que l’écriture, dans les jeux temporels qu’elle autorise, et qui permet de mettre en scène cet absurde décalage entre le moi et le moi, qui se regardent vivre ou se regardent écrire ou plutôt dé-crire. Alcooliques, qui comme Ina Ssouvie dans L’Océantume ou Bottom dans Dévadé oublient leur vie et leurs obligations. Enfants perdus dans leur solitude qui découvrent que leur désir de fusion est voué à l’échec et que tous les mots appelés à la rescousse ne font qu’entériner cette irrémédiable coupure aux autres et à soi : « Où suis-je ? À la même place ! Je suis sous mes yeux. »6
6Impossibilité réelle de ne pas vieillir, impossibilité du texte à ne pas s’écouler et donc à tracer le contraire exact de l’immobilité qui est décrite. D’où ce désir de quitter les lieux présents et de partir pour d’autres mondes. Ainsi la fugue d’iode ou les errances de Bottom, la fuite de Bérénice dans L’Avalée des avalés, mais d’une Bérénice qui est paradoxalement prête à tous les élans de tendresse, rendus déjà inconcevables d’être pensés. Refuser toute faiblesse, et donc, souffrir objectivement en la langue :
L’an dernier (alors qu’il gelait) j’ai mis la langue sur le corbeau de la grille et elle y est restée collée, tellement collée que toute la peau s’est arrachée quand j’ai tiré. […] souffre mais ne crie pas.7
7Car la langue est irrémédiablement ce qui unit et ce qui sépare. Elle est matière qui, dans l’illusion, fait obstacle à la coupure ultime. Elle est comédie. Ducharme ne peut pas s’inscrire dans un mouvement revendicatif régionaliste, pas plus qu’il ne peut accepter le français comme langue de la littérature. Les références à Musset, à Hugo ou à Proust, les allusions à l’Antiquité prouvent qu’il veut mettre à distance tout le sérieux d’une culture qu’il considère comme un écran. Son écriture se situe dans le vide qui s’organise entre l’affirmation d’une unité impossible et celle d’une volonté libérée qui conduirait à la destruction totale des mots et du sens. Telles Iode et Asie Azothe, qui veulent lutter contre la guerre de Troie que la société leur livre en devenant une seule et même personne, unie(s) contre La Milliarde :
Si tu comprends, nous ne sommes plus deux personnes, nous sommes devenues une seule personne. Prenons un nom pour cette seule personne que nous sommes maintenant, un nom ni masculin, ni féminin, ni pluriel, un nom singulier et bizarre. Ce sera notre cri de guerre.8
8Ce nom qui surgira dans l’excitation, au milieu des gifles qu’elles se donnent, sera Cherchell. Un mot qui aurait dû échapper aux règles de la langue pour être commun. Mais un mot qui ne traduit que cette obstination à chercher, à rêver d’une langue qui enfin permettrait de retrouver une unité perdue. Si la langue est bien cette aporie de la pensée, ce lieu unique de la conscience qui ne peut s’exprimer que dans un écart à soi, alors peu importe la légitimité géographique ou historique, peu importent les réflexions théoriques ou identitaires, qui viendraient troubler le rapport fondamental qui s’établit entre elle et le vide de la pensée : « Ce qui compte, c’est ce qu’on veut dire, non les paroles dont on se sert pour le dire. Les mots ne sont qu’un simple moyen, qu’un outil »9, explique Iode à son frère Inachos.
9Mais comme cet outil est trop policé, trop éloigné de l’intensité qui la parcourt, elle est obligée de délirer, de jurer, de pousser la langue à son point extrême, paroxystique, à la limite de l’implosion ou de l’explosion. L’écriture est cette expérience de dépassement de la norme. Elle doit excéder son propos, jouer de toutes les déformations (mots inventés, mots valise, paronomases…) : « Hurle ! Hurle comme une furie ! Pourquoi hurler est-il si mal vu ? […] Brise ! Brise comme une trise ! Brise où ils t’engraisseront, t’égorgeront, te vendront et te serviront avec des petits morceaux de champignons. Défends-toi, Fentoi »10, crie-t-elle encore, insistant sur l’usage de la langue comme d’une arme qu’il faut posséder.
10Et lorsqu’elle souhaite « parler sa propre langue », sa langue maternelle, elle ne désigne pas le français mais une langue faite sienne. Rien ne doit calmer l’esprit, rien ne doit s’interposer. La langue est son tourbillon. Elle est sa folie. On comprend pourquoi les livres de Ducharme mettent souvent en scène des couples qui s’opposent au monde, qui joignent leurs forces contre une société veule et compromise, des couples qui mettent en cause les genres et les principes, à la limite de l’inceste ou de l’érotisme enfantin. Iode a besoin d’Asie Azothe, comme Bérénice a besoin de Constance Chlore, rebaptisée Constance exsangue, non pour croire, mais pour éprouver, dans une quête absolue, le rêve de l’un et sa faillite immédiate. La langue est cet autre avec lequel je voudrais fusionner pour exprimer ma souffrance et ma douleur, mais qui porte en elle-même la trace de la loi et la signature de la césure :
Les langues humaines sont de mauvaises langues. Elles ont trop de vocabulaire. Leurs dictionnaires comptent mille pages de trop. Cette superfluité donne lieu à la confusion. On reconnaît les sentiments au toucher. Tout ce qui se décrit dans mon œil, mon ventre et mon cœur par un seul et même phénomène devrait porter un seul et même nom. Ces états d’oppression viscérale qu’on peut aussi bien appeler chagrin que peine, douleur, haine, dégoût, angoisse, remords, peur, désir, tristesse, désespoir et spleen ne témoignent au fond que d’une seule réalité. Je les ai toujours, sans vergogne, confondus. Les philologues et les bavards devraient faire de même. L’homme est seul et son agressivité vient de cette solitude.11
11L’affirmation de la solitude ne suffirait pas à rendre l’écriture de Ducharme passionnante. Mais quand cette affirmation se tresse dans l’usage simultané des mots et de leur défaillance, elle prend tout son sens, ou plutôt elle désigne le risque qui est pris de questionner le sens en le poussant à la limite :
À une multiplicité du signifiant sous laquelle le signifié nous échappe devra succéder une unité du signifiant capable de faire apparaître la multiplicité invisible du signifié.12
12Les couples impossibles de Ducharme n’ont pas comme mission de marquer uniquement la solitude irrémédiable des êtres, ni de mettre à distance la langue qui devient cauchemar quand elle prétend être rêve. Elle traduit l’accélération de la pensée prise au piège de la lucidité, d’une lucidité qui devrait conduire à la destruction totale des règles mais qui ne peut qu’envisager cette destruction sans jamais l’accomplir autrement que par les mots – force et faiblesse de l’écriture :
J’en ai assez du charme (Ducharme ?) tout-puissant que ce pan de beauté exerce sur moi, de cela qu’il me fait qui est aussi néfaste qu’irrésistible, qui rend encore plus trouble le trouble de mon âme et encore plus immense son immense vide. J’en ai assez de me laisser prendre par la fascination comme une alouette, un papillon. Et en cela la seule façon de vaincre est de détruire.13
13Une lecture linéaire de Ducharme est impossible, tout autant qu’une lecture strictement métaphorique ou psychanalytique. Car dans l’incandescence de la langue, les figures de style sont en cause et vivent une crise véritable. Chaque expression pourrait être décodée comme métaphore du langage, chaque métaphore décodée comme vérité de la douleur :
Je suffoque, je suis étranglée. Allons-nous en. Je me décompose. Je me liquéfie. La vie me déserte, s’écoule de moi comme d’un tamis. Je durcis. Je me fossilise. Je suis pétrifiée. Partons. Dépêchons-nous. À toutes griffes, avant qu’il ne soit trop tard, déchirons la prolifération amplective qu’a tissée l’inaction et dont les fils se contractent, se rétrécissent, pénètrent mes chairs.14
14Ce que Ducharme met en place, c’est un processus de déconstruction de la langue, dans lequel l’ironie mordante et la provocation jouent un rôle fondamental.
Une femme, c’est comme un cheval ; ce n’est bon qu’à échanger contre des moutons. Une femme, c’est comme un écureuil ; c’est beau. Une femme, c’est plus grand qu’une allumette. Je pourrais continuer ainsi pendant deux cents pages. Avoir une belle femme, c’est comme avoir un beau cheval. Les hommes qui se mettent à genoux aux pieds des femmes sont des hommes qui se mettent à genoux devant leur propre pénis. […] La femme la plus insolente est celle qui a le plus beau derrière. Plus son derrière est beau, plus elle fait la grave et l’intouchable. La femme mesure son importance à la beauté de son derrière ; c’est pourquoi elle méritait son esclavage.15
15Combien de degrés de lecture pour comprendre que derrière la provocation anti-féministe il y a toujours le refus de tomber sur un accord et sur la nécessité de produire une dissonance. Chaque fois que le ton s’inscrit dans un registre il est aussitôt détruit, laminé par la suite du texte. À la poésie succède l’ironie, non pour jouer mais pour interdire que le moindre calme ne s’installe. Surtout pas de consensus et il faut bien qu’à un moment donné, la violence se déchaîne. C’est pour cela que les héros de Ducharme, tous plus anti-sociaux les uns que les autres, boivent, crient, se comportent comme des parasites ou des marginaux. Comment ne pas s’en prendre à la langue, qui est le consensus même, dont la matière et l’objet visent la communication ? Comment ne pas passer par elle, pour babéliser la littérature. Le projet est moins de refuser le joual, de mettre à distance le français, de se méfier de l’anglais, mais bien plutôt de déraper sur tous les possibles de l’étrangeté pour autant qu’elle ne peut satisfaire personne. La langue de Ducharme est l’envers immédiat de la vie et l’expression forcenée d’une petitesse insupportable :
Si j’étais vétérinaire, c’est à la hache et à la dynamite que j’opérerais les abeilles ! Si j’étais abeille, c’est au quintal, à la tonne que je cracherais du miel. Si on me demandait de faire des chasubles, c’est à la scie circulaire, à la faux que je broderais.16
16Et si souvent ses livres donnent l’impression que la langue est l’objet même du livre, c’est parce que la langue, au moment où elle s’inscrit dans le texte, porte en elle une autre dimension. Quand Lise Gauvin écrit :
Le cas de [Ducharme] est exemplaire. Plus qu’un simple matériau de fiction, la langue devient à la limite le sujet même de son œuvre. Titres, noms de personnages, figures et références intertextuelles témoignent d’une impertinence qui n’a d’égale que la liberté avec laquelle le romancier, traite la ou les langues dont il use.17
17Elle permet de comprendre que quand la littérature s’en prend à la langue, elle désire faire éclater les carcans qui l’enferment pour mieux lui rendre son rôle interrogatif et ontologique. Si Beckett a tant perturbé ses lecteurs, c’est parce que la langue de Fin de partie ou de Premier Amour coïncide avec la peur existentielle exprimée par ses non-personnages et par Beckett lui-même. Quand Mallarmé crée le vide dans le texte, c’est bien le vide qu’il rend visible. Mais dans chaque exemple le procès produit un double effet, puisque la Mélisande de Maeterlinck ne dit rien que l’indicible et que Godot ne viendra pas. Pour Ducharme, ce qui compte c’est l’abîme abîmé, c’est l’indéchiffrable lecture qui fait toucher le sens au moment où il ne peut plus être analysé. Quand, dans Les Enfantômes, Vincent déclare : « Peut-être qu’elle n’aurait jamais vieilli si j’avais été l’homme qui lui phallait »18, il touche une évidence tout autant morphologique que sémantique, mais qui disparaîtra dans la moindre analyse critique.
18Poser l’écart au « bon français », en découdre avec la grammaire pour délier ce qui vient de l’être, apprécier le jeu de mot, revient à chaque fois à introduire du pluriel dans un singulier alors qu’ici le pluriel et le singulier ont décidé de nous jouer un bon tour. Là où les titres de Ducharme sont évocateurs (L’Hiver de force, L’Avalée des avalés, L’Océantume…), ce n’est pas dans le décryptage qu’ils autorisent ; c’est que, décryptés, ils auront perdu leur pouvoir ou qu’ils exigeront un retour en arrière de la lecture, un « à rebours » de la pensée. Il faut donc ne plus chercher à les mettre à plat. C’est donc très vraisemblablement à une structure de la pensée, à un indicible de l’existence, qu’ils renvoient. Le Bérénicien naît de cette nécessité :
Je hais tellement l’adulte, le renie avec tant de colère, que j’ai dû jeter les fondements d’une nouvelle langue. Je lui criais : – Agnelet laid – Je lui criais – Vassiveau ! – La faiblesse de ces injures me confondait. Frappée de génie, devenue ectoplasme, je criai, mordant dans chaque syllabe ;–Spétermatorinxétanglobe ! – Une nouvelle langue était née, le Bérénicien […] Le Bérénicien compte plusieurs synonymes. – Mounonstre, béxéroorisiduel et spétermatorinx sont synonymes.19
19Car c’est dans le rapport à l’autre que la langue est manifestement inefficace, qu’elle doit être considérée, avec cette voix intérieure qui ponctue et conclut. Quand les dialogues sont commentés par la voix silencieuse du narrateur qui crée l’illusion d’une solitude, quand les personnages eux-mêmes sont des interférences qui viennent buter sur le commentaire définitif d’une négation – celle de l’étranger, bien sûr–, quand les pronoms oublient leur qualité grammaticale pour désigner d’autres que ceux qu’ils sont censés nommer. Ainsi cet indéfini « on » qui tour à tour englobe le « je », le « tu », le « nous » et qui, tout en multipliant les usages, s’amuse à déborder une règle qui s’ouvre à toutes les libertés de la transgression. Il faut que les personnages agressent les codes moraux et démontrent que la langue a toujours à voir avec la morale. C’est sans doute pour cela que Sade et Bataille sont encore scandaleux. Il eût fallu qu’ils ne touchent qu’à la morale ou à la langue pas au rapport qui unit les deux, qui les structure. Bérénice fréquente La Lesbienne, se moque des religions, en particulier de la religion juive qui devrait être sacrée :
Si Einberg ne m’emmenait pas de force à la synagogue, je n’y mettrais pas les pieds. Ça sent le sang et la cendre dans les synagogues. C’est ça qui les excite. Il y en a qui ont hâte que leur père meure pour ne plus aller à l’école. Moi, j’ai hâte que mon père meure pour être impie tant que je veux. […] Les frissons qu’il me donne, son – Dieu des Armées–, ce sont des frissons de colère.20
20Les personnages sont sales, cultivent leurs poux, s’ingénient à trouver de nouvelles injures sacrilèges. Le steamer dans lequel vivent les Ssouvie se nomme Mange-de-la-merde. Le rejet de la loi passe par celui de la plus terrible des institutions polies : l’école. Les instituteurs sont des monstres de haine et d’inhumanité, qu’il convient de rejeter avec violence. Ne rien apprendre, tout déprendre :
La maîtresse insiste. Elle veut à tout prix que je me lève. Tu ne me feras pas lever le petit doigt, grosse hypocondriaque célibataire ! Je continue, imperturbablement au possible, à épouiller ma crinière brune et graisseuse. Elle s’envole de la tribune. Sur moi elle saute. Elle est aussi hérissée de bras qu’une pieuvre. Elle s’agite tellement et crie si fort que, soudain, ses lunettes tombent sur ma tête. Je reste indifférente, passionnément. Je chasse mes poux comme on se cramponne à une planche de salut.21
21Cette maîtresse lui avait donné un chat qu’elle a tué par haine de la tendresse et du don. Tout comme Bérénice dans L’Avalée des avalés qui extermine les chats de sa mère.
22Mais il ne s’agit pas d’un simple jeu. L’écriture de Ducharme n’est pas une écriture de la subtilité qui opère en un clin d’œil un commentaire distancié. Ducharme n’est pas le fils qui se moque ou qui renouvelle le principe paternel. Il coupe dans la douleur, il scande son angoisse et précise que la posture langagière est fondamentalement aporique, simultanément contradictoire. Aimer, comme Bérénice veut aimer, refuser l’amour comme Bérénice veut le refuser. Il ne s’agit même pas d’un mouvement oscillatoire qui permettrait de rationaliser la recherche d’une petite fille déchirée entre l’appartenance juive au père et la tentative d’appropriation par la mère catholique. Chat mort, chameau mort sont les noms qu’elle donne à sa mère à cause de sa beauté inaccessible, à la compromission qui la désigne et à la béance qui interdit le trajet de l’évolution. Tout l’un, tout l’autre, aucun des deux. Il s’agit là d’une folie littéraire, qui ne conduit pas à une simple utilisation comminatoire du discours. La langue est en elle-même, imparlable. Parce que les idées et les sentiments qu’elle veut décrire sont indescriptibles. Elle est cette nécessité faillible, ce besoin d’énonciation d’une béance et d’une lucidité : quand elle désigne déjà, par sa présence, la corruption inacceptable. Parler, écrire, c’est déjà accepter d’utiliser un matériau qu’il convient de mettre à distance. Le rapport amoureux à la langue, obsessionnel et puritain est le même que celui qui lie Bérénice à sa mère. Fascination-répulsion, anorexie délirante, oxymore de la peur et de la fuite. La langue de Ducharme est essentiellement une langue du refus qui se construit comme une explosion du dire, dans laquelle l’oralité est sous-jacente et qui de la conjonction des contraires fait naître un espace qui se veut de désappartenance pour mieux revendiquer le droit à la parole. Elle est française de ne pas l’être, introduisant de nouvelles expressions, jouant sur les sonorités et les détours, procédant à une décomposition lyrique des structures narratives.
Je transforme, je reforme, tous les mots qui me viennent à l’esprit. Je suis seule et veux l’être davantage. – Feu – se transforme en – Pheu –, ville de chine. – Eau – se change en – oh–. – Fleuve – se change en – F. Leuve–, chirurgien-dentiste. Un grand bateau passe. Pour ne pas sentir que je vois la même chose qu’eux, j’écris dans ma tête – Un grand sabot blanc passe.22
23Étrange objet que l’écriture, qui tire sa substance de sa défaillance et que Ducharme questionne au cœur même de son essence. S’il faut des mots nouveaux, c’est que les anciens ne suffisaient pas. On peut comprendre la frustration que peut susciter un néologisme qui dans son désir de trouver mieux ne fait qu’approfondir l’écart. Ducharme a senti que la vie et la langue ont une intimité scandaleuse et la décomposition de l’une va de pair avec la décomposition de l’autre. La vraie colère ne porte pas sur la relation du centre à la périphérie. Elle porte sur l’incapacité de la langue à parler de la faillite humaine, qui trouve dans le statut ambivalent de la langue une vengeance jubilatoire. Plus on la protège et la respecte moins elle trouve son auditoire. Plus on la corrompt et la contamine, plus elle met en relief la contamination qui touche la condition humaine. Ou la langue est l’outil qui traduit l’unité et la communauté et elle meurt par statisme, de l’inexistence de celle-ci, ou elle est expérience ontologique et échappe à l’analyse historique qui malgré tout la fonde, tout comme elle fonde les thèmes choisis par l’écrivain. L’actualité de Ducharme tient à ce paradoxe, d’appartenir à un Québec désigné et surdéterminé historiquement dans des querelles et réflexions largement décrites par Lise Gauvin, tout en présupposant déjà que la langue va échapper à ses concepteurs pour devenir ce que Glissant appelle une langue du Tout-Monde.
Notes de bas de page
1 Réjean Ducharme, L’Océantume, Paris, Gallimard, « Folio », 1968, p. 177.
2 Réjean Ducharme, L’Avalée des avalés, Paris, Gallimard, « Folio », 1966, p. 32.
3 Ibid, pp. 218-219.
4 Réjean Ducharme, Le Nez qui voque, Paris, Gallimard, « Folio », 1967, p. 13.
5 Ibid., pp. 11-12.
6 Réjean Ducharme, L’Océantume, op. cit., p. 147.
7 Réjean Ducharme, L’Avalée des avalés, op. cit., p. 51.
8 Réjean Ducharme, L’Océantume, op. cit., p. 111.
9 Ibid., p. 231.
10 Ibid., p. 195.
11 Réjean Ducharme, L’Avalée des avalés, op. cit., p. 286.
12 Philippe Sollers, L’Écriture et l’Expérience des limites, Paris, Seuil, « Point », 1968, p. 22.
13 Réjean Ducharme, L’Océantume, op. cit., p. 155.
14 Ibid., p. 116.
15 Réjean Ducharme, Le Nez qui voque, op. cit., pp. 54-55.
16 Réjean Ducharme, L’Océantume, op. cit., p. 219.
17 Lise Gauvin, Langagement, Montréal, Boréal, 2000, pp. 167-168.
18 Réjean Ducharme, Les Enfantômes, Paris, Gallimard, 1976, p. 254.
19 Réjean Ducharme, L’Avalée des avalés, op. cit., p. 337.
20 Ibid, p. 15.
21 Réjean Ducharme, L’Océantume, op. cit., p. 27.
22 Réjean Ducharme, L’Océantume, op. cit., p. 185.
Auteur
Maître de conférences de littératures francophones à l’Université de Lille III, docteur ès Lettres et par ailleurs agrégé d’économie et de gestion, a consacré sa thèse à Maeterlinck.
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