La succession dans les pme au Québec
p. 165-189
Texte intégral
1Autant d’entreprises et d’individus, autant de façons de transmettre une entreprise ! Affirmation avancée par nombre d’intervenants auprès des entreprises familiales. Pourtant, même s’il est vrai que chaque cas est unique, il peut être utile de dégager des tendances tant sur le plan des difficultés éprouvées par les entrepreneurs que des stratégies qu’ils utilisent pour réussir le transfert.
2Afin de mieux cerner les tendances, nous avons mené une étude d’envergure auprès de 173 prédécesseurs et successeurs du Québec ayant déjà vécu un processus de transmission d’entreprise. En nous inspirant du modèle de Hugron (1991), nous nous sommes documentés sur les stratégies utilisées par les répondants pour réaliser le transfert de la propriété et celui du leadership. Nous les avons ensuite interrogés sur les défis qui se sont présentés à eux à cette occasion. Nous avons également mesuré le degré d’avancement de la planification au moment du transfert pour en évaluer le mérite. Cette recherche, la première de cette envergure menée au Québec sur ce thème, permet de mieux cerner l’expérience québécoise en matière de relève et de mieux comprendre les besoins des entrepreneurs.
3L’échantillon de départ a été constitué à partir du fichier du Centre de recherche industrielle du Québec (criq). Plus de 26 000 entreprises y étaient inscrites au début de l’année 2002. Une première sélection, directement à partir de ce fichier, a été effectuée au moyen des critères suivants :
- Entreprise constituée avant 1974 ;
- Entreprise embauchant de 10 à 499 employés ;
- Entreprise avec un chiffre d’affaires supérieur à 1 million de dollars.
4Les restrictions sur la taille (chiffre d’affaires et nombre d’employés) visaient l’obtention d’un échantillon d’entreprises pour lesquelles le transfert de direction présentait un certain niveau de complexité. Quant à la date de constitution de l’entreprise, elle se devait d’être assez éloignée afin d’augmenter les probabilités qu’un transfert ait déjà eu lieu. Dans le fichier du criq, 2 003 entreprises répondaient à ces critères. Plusieurs dirigeants n’ont pu être contactés, d’autres ont refusé de participer. Enfin, dans certains cas, aucun transfert n’avait pris place au cours des 20 dernières années. L’échantillon final était composé de 173 participants ayant répondu à un questionnaire totalisant 50 questions. Ce dernier a été transmis majoritairement par téléphone.
Portrait des répondants
5Le tableau 1 nous indique que les entreprises de fabrication et de transformation prédominent (65 % de l’échantillon) et que les entreprises de service sont en faible nombre. Ceci s’explique essentiellement par l’utilisation du fichier du criq1. Quarante-trois pour cent des entreprises ont un chiffre d’affaires qui se situe entre un et cinq millions de dollars et 39 % emploient entre 10 et 25 employés. Seulement 27 % des entreprises proviennent de la région de Montréal, seule région sous-représentée par rapport à l’échantillon de départ2. La majorité des répondants sont des successeurs (88 %) et des hommes (82 %). Quatre-vingt-deux pour cent occupent les plus hautes fonctions de l’entreprise (président, pdg, dg) et leur âge moyen est de 48 ans. Près de 80 % des répondants ont acquis l’entreprise d’un membre de la famille. Les entreprises sont majoritairement de la deuxième génération (64 %), 27 % de la troisième, 9 % de la quatrième et de la cinquième.
6Les répondants provenaient-ils d’entreprises familiales ? Répondre à cette question demande de définir ce qu’est une entreprise familiale. La plupart des auteurs s’accordent pour dire que trois conditions doivent être réunies pour qu’une entreprise soit classée comme telle. D’abord, la propriété de l’entreprise doit être partagée par au moins deux membres de la famille. De plus, deux personnes ou plus de la famille doivent y travailler. Finalement, comme nous l’avons mentionné dans l’introduction, l’intention de conserver l’entreprise dans la famille doit être exprimée.
7On entend souvent dire que de 80 à 90 % des entreprises au Québec sont familiales. Il est difficile de connaître l’origine de cette statistique, car aucun registre des entreprises familiales n’est disponible. Si on considère uniquement les deux premiers critères, soit le partage de la propriété et des responsabilités, seulement 49 % des entreprises de l’échantillon sont familiales (voir tableau 2). Mais si l’on privilégie un seul des deux critères, le pourcentage augmente de façon importante. Par exemple, si on considère que c’est le partage du travail qui est essentiel (même si la propriété ne l’est pas), la proportion grimpe à 68 %.
8Afin d’obtenir un taux qui s’approche du niveau des 80 à 90 % dont on entend si souvent parler, il nous faut prendre en considération le troisième critère, soit l’intention ou non de conserver l’entreprise dans la famille. Nous avons recueilli cette information en demandant d’emblée aux répondants si, d’après eux, leur entreprise était familiale. À cette question, 83 % des participants ont répondu par l’affirmative. Il y a donc une proportion importante d’entrepreneurs qui, même s’ils ne partagent ni la propriété ni le travail, affirment le caractère familial de leur entreprise. Pour les fins d’analyse des données de cette enquête, c’est la perception des répondants que nous avons adoptée à ce chapitre. Quatre-vingt-trois pour cent des entreprises de notre échantillon sont donc familiales.
Défis et stratégies
9Les statistiques sur les transmissions d’entreprises laissent entendre que de réussir la succession est un véritable défi. Comme les répondants à notre enquête ont tous terminé un processus de transfert et que l’entreprise a survécu, nous pouvons affirmer qu’ils ont réussi. Bien sûr, la mesure de la réussite peut varier d’un cas à l’autre. Après tout, l’appréciation du succès est quelque chose de personnel. Mais tentons de dégager des stratégies qui minimisent les difficultés.
10Examinons d’abord le transfert de propriété. En utilisant une échelle allant de un à cinq3, nous avons demandé aux répondants d’évaluer cinq énoncés qui portaient sur les défis associés à cette dimension du processus de transmission. Nous présentons les scores moyens accordés par les participants à trois de ces énoncés (scores moyens supérieurs à 2 sur un total de 5) et nous tentons d’établir des liens entre les difficultés rapportées et les moyens utilisés pour réaliser le transfert.
11Obtenir le capital pour l’achat de l’entreprise constitue le défi le plus important, les participants lui attribuant un score moyen de 2,44 sur 5. Si les modes d’acquisition sont diversifiés, l’épargne ou l’emprunt personnels sont les sources de financement les plus utilisées : 40 % des répondants y ont recours. Le rachat de l’entreprise par le biais des bénéfices futurs ou par celui d’un emprunt contracté par cette dernière vient en deuxième avec une fréquence de 38 %, suivi d’un don du prédécesseur pour 19 % des participants. L’épargne personnelle ou l’emprunt personnel auprès d’institutions financières sont les modes de financement les plus utilisés par les répondants rapportant les plus grandes difficultés. Plusieurs d’entre eux disent avoir choisi cette source de fonds en fonction de la santé financière de l’entreprise et de son niveau d’endettement. Il n’était donc pas possible, dans ces cas, de financer l’acquisition via la capacité de gain de l’entreprise, ce qui sous-entend un choix contraint. Comme ces sources de fonds sont plus largement utilisées par les entreprises non familiales, il en ressort que les difficultés au chapitre de l’obtention du financement sont plus grandes pour ces dernières (voir tableau 3).
12Établir un juste prix pour l’entreprise n’est pas une mince tâche non plus, puisque le score moyen s’élève à 2,42. La difficulté peut s’expliquer facilement. Comme l’échantillon est composé d’entreprises à capital fermé, c’est-à-dire dont les actions ne se transigent pas sur les marchés publics, l’évaluation présente un défi important. La détermination d’un juste prix semble être une difficulté plus grande pour les entreprises non familiales (60 % de ces dernières lui attribuent un score supérieur à 3, contre 43 % pour les entreprises familiales). On comprend que les négociations peuvent s’avérer plus ardues dans un contexte non familial. Notons cependant que 10 % des répondants d’entreprises familiales ont attribué le score maximum de 5 à l’établissement d’un juste prix. Les négociations peuvent donc être aussi très difficiles au sein de la famille.
13Faire les remboursements relatifs à la succession obtient un score moyen de 2,05 sur 5, ce qui sous-entend une bonne planification des aspects financiers de la transaction par la majorité des répondants. Ceux qui mentionnent avoir choisi un mode de financement en fonction d’un événement familial plus ou moins planifié (par exemple, choix contraint par le décès subit ou une maladie grave du prédécesseur) sont d’ailleurs plus nombreux à éprouver des difficultés à ce chapitre. Cette difficulté se présente de nouveau plus souvent chez les entreprises non familiales.
14De façon générale, on peut affirmer que le transfert de propriété est plus difficile dans le cas d’entreprises non familiales. Ce constat confirme certaines recherches antérieures réalisées sur le financement de la transmission d’entreprises. Les transactions effectuées à l’intérieur de la famille ont plus de chances d’être faites à rabais par rapport au juste prix, ce qui donne une certaine marge de manœuvre à l’acquéreur. D’ailleurs, dans le cas de notre échantillon, les répondants d’entreprises familiales sont plus souvent devenus propriétaires à la suite d’un don partiel ou total des parts et sont plus nombreux à mentionner l’avantage d’un rabais par rapport au juste prix. De plus, le transfert de propriété s’est échelonné sur un plus grand nombre de mois, ce qui offre des avantages sur le plan du financement de la transaction. Il semble donc que ceux qui assument la relève de l’entreprise familiale bénéficient souvent d’un support financier de la part de la génération précédente.
15Le transfert du leadership ou de la direction constitue un aspect tout aussi névralgique pour la survie et la croissance de l’entreprise. Le modèle de Hugron (1991) le divise en quatre phases, allant de l’incubation au désengagement du prédécesseur. Pour nous documenter sur cette dimension du processus de transmission auprès des répondants, nous avons adopté une démarche semblable à celle présentée dans la section précédente. Nous avons d’abord questionné les participants sur les stratégies utilisées dans le cadre du transfert de direction en focalisant sur les quatre enjeux suivants : les critères utilisés pour faire le choix de la personne qui succédera, la préparation du successeur, le transfert des responsabilités en tant que tel et la détermination du rôle du prédécesseur après le transfert. Puis, nous leur avons demandé d’évaluer, à l’aide de dix énoncés, la facilité avec laquelle ils ont réalisé le changement de leadership. Encore une fois, les répondants devaient accorder une note allant de 1 à 5 à chacun des énoncés.
16Sur une échelle de 1 à 5, les répondants accordent un score moyen de 2,17 à Choisir un dirigeant lorsqu’il y a plusieurs successeurs potentiels. Le choix du successeur ne semble donc pas présenter de difficulté pour plusieurs des participants à l’enquête. Même si le score moyen est plus élevé pour les entreprises non familiales (2,39 contre 2,13), ce sont surtout des entreprises familiales qui attribuent la cote la plus haute à cette difficulté4.
17Soulignons que le choix apparaît :
- Plus difficile pour les plus grandes entreprises ;
- Plus difficile dans les entreprises où plusieurs membres de la famille travaillent au sein de l’entreprise. Dans ces circonstances, on peut penser que plusieurs enfants sont intéressés, d’où la difficulté de choisir ;
- Plus facile lorsque le degré de motivation de la personne qui succède pour atteindre la direction de l’entreprise est très élevé. Ceci peut s’expliquer puisque, dans ces cas, le choix devient plus évident pour le prédécesseur.
18En définitive, les questions qui visaient à cerner les difficultés entourant le choix du successeur (évaluation du successeur, établissement de critères de choix, détermination du niveau de poste d’entrée du successeur) nous indiquent que les défis à cet égard sont loin d’être insurmontables et ce, pour une bonne majorité de répondants, puisque les scores moyens sont inférieurs à 2,0. Notons que la plupart des successeurs interrogés ont été capables de préciser le critère utilisé par le prédécesseur pour le choix du successeur.
19La compétence au sens large (incluant les connaissances techniques, les habiletés de gestion et le niveau de préparation) est, de loin, le critère mentionné le plus souvent (31 % des répondants) suivi du désir de choisir dans la famille (18 %) et de la motivation, détermination et engagement des successeurs (16 %). Neuf pour cent disent ne pas avoir eu vraiment le choix, mais cette réponse est spécifique aux entreprises familiales. Nous constatons d’abord une différence par rapport à l’étude canadienne évoquée au début (Chrisman et al., 1998), puisque la motivation, l’engagement et la détermination arrivent non pas en première mais en deuxième place, après la compétence. Le fait que la compétence arrive bonne première dans notre échantillon contredit la croyance populaire selon laquelle les dirigeants d’entreprises familiales sont choisis pour toutes sortes de raisons qui n’ont rien à voir avec leur capacité à gérer. Soulignons tout de même les différences marquées pour deux des quatre critères apparaissant au tableau 4 (choix dans la famille et manque de choix). Ces différences sous-entendent des choix contraints plus fréquents dans les entreprises familiales. Notons finalement qu’une grande partie des successeurs affirment qu’ils connaissaient à l’avance les critères de choix du successeur.
20Une bonne préparation du successeur peut faire la différence pour assurer la pérennité d’une entreprise. Les répondants ont accordé un score moyen de difficulté de 2,33 à l’énoncé Préparer le successeur à assumer son rôle de leader. Ce sont, encore une fois, les participants d’entreprises non familiales qui rapportent le plus de difficultés à ce chapitre. Notons, de plus, que le score augmente avec le nombre d’employés, ce qui peut s’expliquer par la complexité de la gestion qui s’accroît avec la taille de l’entreprise.
21Quels sont les moyens mis en œuvre pour assurer la préparation des successeurs ? Bien que de nombreuses stratégies existent, nous présentons ici les données recueillies auprès des participants relativement à trois éléments, soit la formation collégiale ou universitaire, l’acquisition d’une expérience de travail pertinente à l’extérieur et les techniques d’apprentissage à l’interne.
22L’importance d’une formation pertinente semble faire l’unanimité parmi les auteurs. Bien que la formation sur le tas ait été largement utilisée dans le passé au sein des entreprises familiales, il semble acquis qu’un niveau d’instruction élevé constitue un atout pour les successeurs. Les répondants semblent bénéficier de cet avantage : 48 % ont complété des études universitaires, 27 % détiennent un diplôme d’études collégiales et 25 % un diplôme d’études secondaires. Soulignons cependant une différence significative entre l’entreprise familiale ou non familiale. Dans le cas des entreprises non familiales, seulement 8 % des répondants détiennent un diplôme d’études secondaires (comparativement à 35 % pour les répondants d’entreprises familiales) et 64 % ont complété des études universitaires. La grande majorité des participants à l’enquête n’ont cependant pas choisi leur domaine d’études en fonction d’assumer un jour la direction de l’entreprise. On ne peut donc pas avancer que le choix d’études ait été un moyen d’affirmer leur choix professionnel pour les répondants.
23L’acquisition d’une expérience de travail pertinente à l’extérieur de l’entreprise constitue également un des moyens dont disposent les successeurs pour se préparer à leur rôle de dirigeant. Habituellement, le niveau d’entrée du successeur dans l’entreprise varie selon cette expérience et la durée de celle-ci. La plupart des écrits sur ce sujet vantent les mérites de la prise d’expérience à l’extérieur de l’entreprise mais soulignent les difficultés que peuvent éprouver les successeurs qui entrent dans l’entreprise à des postes élevés sans avoir pris le temps d’acquérir une légitimité suffisante.
24La majorité d’entre eux (58 %) ont occupé un emploi extérieur avant d’intégrer l’entreprise, mais cette statistique varie considérablement, de 52 à 88 %, si l’on considère le caractère familial ou non de l’entreprise. Qui plus est, la durée de l’emploi extérieur est plus grande quand l’entreprise est non familiale (moyenne de 56 mois plutôt que de 37 mois).
25Si on ajoute aux variables « formation » et « expérience extérieure » celle du « niveau d’entrée dans l’entreprise », trois profils principaux de préparation des successeurs à la fonction de dirigeant se dessinent. Le premier est celui de la personne bénéficiant d’une formation secondaire, qui ne possède aucune expérience extérieure et qui, par conséquent, est entrée dans l’entreprise à un poste de niveau hiérarchique peu élevé ; c’est un profil que nous retrouvons uniquement dans les entreprises familiales (14 répondants – voir figure 2-A, profil 6). Le deuxième profil se compose de répondants ayant poursuivi les études au-delà du secondaire mais qui ne possèdent aucune expérience à l’extérieur de l’entreprise et qui débutent leur carrière dans un poste peu élevé. Les participants répondant à ce profil proviennent presque essentiellement d’entreprises familiales (27 répondants – voir figures 2-A et 2-B, profil 12). Le troisième profil nous montre des personnes avec un niveau de scolarité plus élevé, bénéficiant d’une expérience à l’extérieur et assumant un poste de direction, dès leur entrée dans l’entreprise. Bien que ce profil ressorte clairement chez les répondants d’entreprises non familiales (13 répondants – voir figure 2-B, profil 7), il est tout de même présent dans les entreprises familiales (23 répondants – voir figure 2-A, profil 7). Tel que nous le constatons à l’examen des figures 2-A et 2-B, bien que d’autres combinaisons de ces trois variables soient possibles, ces trois profils regroupent 49 % des répondants.
26D’autres techniques de formation à l’intérieur peuvent être utilisées. Nous avons demandé aux participants s’ils avaient recours ou non à l’une des techniques suivantes : la prise en charge de mandats particuliers, la formation par une personne de l’intérieur et la formation par une personne de l’extérieur. Au total, 127 répondants, soit un peu plus des trois quarts d’entre eux, ont utilisé au moins une de ces trois techniques. Soulignons la présence d’un lien entre l’utilisation de deux de ces techniques et la présence d’expérience à l’extérieur. Les successeurs qui ne possèdent pas d’expérience extérieure ont été plus nombreux à recevoir des mandats particuliers dans le cadre de leur formation à la direction et à bénéficier d’une formation d’une personne de l’extérieur. Un phénomène de compensation semble jouer entre les méthodes de formation utilisées et les profils de préparation des participants.
27Les données recueillies démontrent entre autres qu’il y a un lien entre les profils de préparation des successeurs et certaines difficultés ressenties par les répondants en ce qui concerne le transfert de la direction. Les répondants ayant une formation collégiale ou universitaire et qui entrent dans l’entreprise à un poste de niveau intermédiaire ou de base sont ceux qui obtiennent le score de difficultés le plus bas à toutes les questions relatives aux difficultés entourant le choix et la préparation du successeur (voir tableau 5). Ce résultat demeure le même, que l’entreprise soit familiale ou non.
28Se retrouver à la direction de l’entreprise, en assumer toute la responsabilité présente aussi sa part de défis. Être le patron des membres de la famille constitue le défi le plus important (score de 2,48), suivi de très près de Se donner des structures de décision dans l’entreprise (score de 2,45) et Diriger ensemble prédécesseur et successeur (score de 2,44). Obtenant un score nettement moins élevé, on retrouve au quatrième rang Être accepté par les autres employés (score de 1,88).
29Si les premier et troisième défis concernent surtout les entreprises familiales, les deuxième et quatrième constituent d’importants enjeux de gestion, peu importe que l’entreprise soit familiale ou non. À l’instar de ce que nous avons constaté concernant le transfert de propriété, les répondants ayant affirmé que leur entreprise n’était pas familiale ont accordé en moyenne un score de difficultés plus élevé que les autres à tous les énoncés (voir tableau 6).
30Il peut être surprenant que certains répondants d’entreprises non familiales aient attribué un score de 2 ou même 3 à l’énoncé Être le patron des membres de la famille5 Il faut cependant se rappeler qu’il est fort possible qu’un répondant ne considère pas son entreprise comme étant familiale, même si certains membres de la famille y travaillent. L’étude nous révèle ici que, dans ces cas, les répondants éprouvent plus de difficultés à diriger ces personnes. De plus, nous remarquons que la période de transition du leadership est perçue comme difficile, que ce soit dans une entreprise familiale ou non.
31Au-delà du caractère familial ou non familial de l’entreprise, d’autres éléments influencent la perception des défis reliés à la direction. Les individus peu motivés à assumer la direction lors de leur entrée dans l’entreprise et ceux intégrant une entreprise qui éprouve des difficultés financières au moment du transfert ont un score de difficultés plus élevé, à cet égard. Notons que la présence d’un conseil d’administration semble atténuer les difficultés, mais seulement en ce qui a trait à la direction conjointe, prédécesseur et successeur.
32Les façons d’envisager le départ du prédécesseur sont multiples et dépendent notamment de sa personnalité. Le tiers des répondants ont pris leur retraite définitivement à la suite du transfert, tandis qu’environ 20 % poursuivent leur carrière au sein du conseil d’administration et un peu moins de 50 % continuent d’assumer des postes divers dans l’entreprise. La moitié de ceux qui ont pris leur retraite avaient déjà prévu la date de cette retraite. Ce n’est le cas que pour le quart de ceux qui ont continué de jouer un rôle dans l’entreprise (voir tableau 7).
33Parmi les six profils de sortie des prédécesseurs, qui apparaissent au tableau 7, c’est celui de président du conseil d’administration qui a fixé une date de départ pour la retraite (profil 3) qui a le plus d’incidence sur la perception des difficultés. En effet, lorsque le prédécesseur joue un tel rôle, les scores de difficultés sont inférieurs pour les affirmations suivantes : Établir les critères pour le choix du futur dirigeant ; Évaluer le ou les successeurs ; Trouver le niveau de poste le plus propice pour le successeur ; Préparer le successeur à assumer son rôle de leader ; Diriger ensemble prédécesseur et successeur ; Se donner des structures de décision dans l’entreprise et Être accepté des autres employés. Aucune autre stratégie de sortie ne se voit accorder les scores les plus faibles aussi souvent. Notons que toutes les entreprises répondant à ce profil sont familiales.
Planification du processus
34L’absence de planification du processus de succession est, selon plusieurs, une cause importante de la disparition des entreprises au moment du passage d’une génération à l’autre. Nous avons voulu savoir si les participants à l’enquête s’étaient souciés de planifier la succession dans leur entreprise. Pour ce faire, nous leur avons présenté une liste de 12 éléments de planification6 allant des plus élémentaires (testament, assurances personnelles) aux documents formels correspondant à une véritable stratégie de transfert, et nous leur avons demandé si ces éléments avaient été présents dans leur démarche. Le tableau 8 fournit la liste de ces éléments, regroupés en cinq niveaux démontrant un degré de planification croissant. Le tableau présente aussi la fréquence de la présence de chacun des éléments chez les répondants.
35À la lecture de ce tableau, il semble bien que le prédécesseur règle d’abord sa propre succession à titre individuel, les deux éléments du premier niveau (un testament et des assurances personnelles sur la vie) étant présents chez un grand nombre de répondants (fréquences respectives de 56 % et 67 %). Le gel successoral ou la mise sur pied d’une fiducie, élément qui dépasse la planification personnelle, est aussi adopté par une majorité de participants (fréquence de 54 %). Enfin, dans la majorité des cas (60 %), le successeur est déjà présent dans l’entreprise au moment du transfert, élément considéré de troisième niveau, au-delà des considérations de planification personnelles et fiscales.
Tableau 8. Éléments de planification du processus de succession
Niveau de planification du processus | Éléments de planification du transfert | Présence de l’élément chez les participants | Points accordés |
1er niveau : Succession personnelle | Un testament | 56 % | 1 |
2e niveau : Incidences fiscales | Des assurances pour payer les impôts sur la succession | 34 % | 2 |
3e niveau : Transfert de leadership | Un successeur choisi | 41 % | 3 |
4e niveau : Présence de structures aidantes | Un conseil de famille | 16 % | 4 |
5e niveau : L’après transfert | Un rôle satisfaisant pour le prédécesseur | 39 % | 5 |
36Chez moins de la moitié des répondants mais tout de même chez plus du tiers d’entre eux, on trouve les stratégies que sont les assurances pour payer la succession (deuxième niveau), un choix de successeur déjà (ait (troisième niveau) et la détermination d’un rôle satisfaisant pour le prédécesseur (cinquième niveau). Si nous tenons compte des observations précédentes, c’est dire que tous les éléments des niveaux 1 et 2 et les deux tiers des éléments de niveau 3 sont présents chez plus de 34 % des répondants, ce qui semble refléter un souci de planification de leur part.
37Les structures formelles sont peu utilisées, seulement 28 % faisant appel aux services d’un conseil d’administration et 16 % à un conseil de famille ; les documents écrits sur la vision d’avenir de l’entreprise le sont encore moins (13 %). Ces données confirment les résultats de plusieurs études américaines sur l’utilisation de ces outils par les entreprises familiales.
38Tous les répondants n’ayant pas suivi le même ordre dans la gestion des éléments du processus, une variable a été construite à partir d’un score accordé à chacun des 12 éléments de planification en tenant compte du niveau d’avancement de cet élément, et cela afin de rendre justice à leurs démarches. Au total, 38 points pouvaient être accordés (tableau 8) : 1 point a été accordé pour chacun des éléments du premier niveau auquel les répondants ont répondu par l’affirmative, 2 points pour chacun des éléments du deuxième niveau, 3 points pour chacun des éléments de troisième niveau, etc.
39Selon le nombre de points obtenus, un degré de planification a été accordé à chacun (tableau 9). Le degré 1 a été accordé à l’entrepreneur ayant atteint un score de 1 ou 2, le degré 2 à celui qui a obtenu entre 3 et 6, le degré 3 pour des scores de 7 à 15, le degré 4 pour des scores de 16 à 23 et le degré 5 pour des scores de 24 et plus.
40À titre d’exemple, Monsieur X a obtenu un score de 11 points et se situe au degré 3 de planification (entre 7 et 15 points) parce que, au moment du transfert, il détenait des assurances personnelles sur sa vie (1 point) ; il était clair que son fils lui succéderait (3 points) ; ce fils travaillait déjà à temps plein dans l’entreprise (3 points) et un conseil d’administration avait été formé (4 points). De son côté, Monsieur Y a obtenu un score de 23 points et se situe au degré 4 de planification (entre 16 et 23 points) parce qu’il avait rédigé un testament (1 point) ; il avait souscrit à une assurance-vie (1 point) et à des assurances pour payer les impôts sur la succession (2 points) ; il avait effectué un gel successoral (2 points) ; sa fille avait été désignée comme successeure (3 points) ; elle était déjà dans l’entreprise (3 points) ; elle bénéficiait des conseils d’un mentor, un consultant de l’extérieur (3 points). De plus, un conseil de famille avait été créé (4 points) de même qu’un conseil d’administration (4 points). Enfin, Madame Z a obtenu 14 points et se situe au degré 3 de planification, tout comme Monsieur X, même si les éléments de sa planification sont bien différents. Madame Z avait rédigé un testament (1 point) et avait souscrit à une assurance-vie (1 point) ; elle détenait une assurance pour payer l’impôt sur la succession (2 points) ; elle avait effectué un gel successoral (2 points) et avait mis sur pied un conseil de famille (4 points) et un conseil d’administration avec des membres extérieurs à la famille (4 points) afin de stimuler l’intérêt de sa fille ou de son fils qui poursuivaient leurs études et n’étaient pas certains, ni l’un ni l’autre, d’entrer dans l’entreprise (0 point).
41Au cumulatif, 68 % des répondants atteignent le degré 3. Comme les niveaux 4 et 5 se rapportent à des outils (tels le conseil d’administration et le plan stratégique formel) dont l’utilisation dépasse le cadre de la planification de la succession et qui sont peu utilisés de façon générale par les pme, ce résultat confirme nos constatations antérieures concernant la préoccupation des participants pour la planification du processus de relève. Ce constat, qui nous apparaît important, diffère des conclusions des études citées antérieurement sur le manque de planification de la relève. Bien sûr, notre enquête présente un biais de survie puisque nous avons interrogé uniquement des personnes dont l’entreprise a non seulement enclenché un processus de relève mais y a aussi survécu. On pouvait donc s’attendre, si la planification est un élément qui contribue vraiment à la réussite du transfert, à trouver certains éléments de planification chez les participants.
42Deux questions méritent d’être examinées davantage. D’abord, qui planifie ? et ensuite, qu’apporte la planification ? Les entreprises ayant un plus gros chiffre d’affaires planifient davantage. Ce résultat peut s’expliquer par le fait que le besoin de planifier l’entrée du successeur, par exemple, ou même les aspects fiscaux du transfert de propriété est peut-être plus évident. Les entreprises familiales planifient aussi davantage. Ce peut être l’importance de la pérennité de l’entreprise qui pousse ces entrepreneurs à consacrer plus d’énergie à la planification. Si on examine les caractéristiques individuelles, ce sont les répondants plus scolarisés, très motivés à atteindre la direction au moment d’intégrer l’organisation et les plus jeunes qui atteignent un degré de planification plus élevé.
43Les répondants qui atteignent le plus haut degré de planification7 (degré 5, ou 24 points ou plus) rapportent moins de difficultés et ce, à plusieurs titres. Choisir le dirigeant lorsqu’il y a plusieurs successeurs, Évaluer le ou les successeurs ; Trouver le niveau d’entrée du successeur ; Préparer le successeur à assumer son rôle de leader ; Diriger ensemble prédécesseur et successeur ; Se donner des structures de décisions dans l’entreprise et Déterminer le rôle du prédécesseur après le transfert sont des affirmations qui reçoivent toutes une cote moins élevée de la part de ceux qui ont planifié davantage. Le tableau 10 montre ces résultats. Il s’en dégage, conformément à ce que l’on trouve dans la littérature, que la planification est avantageuse pour les entrepreneurs8.
44Les entreprises ayant participé à l’enquête ont complété avec succès la transmission de leur entreprise. De l’avis même de 90 % des répondants, le transfert a été un succès. Il s’agit d’une appréciation subjective et plusieurs d’entre eux ont donné des précisions sur leur définition du succès. Des exemples de réponses apparaissent au tableau n. Nous avons regroupé ces réponses selon la raison du succès qui pouvait être lié à la famille, à l’entreprise ou, plus généralement, au processus lui-même. Ce sont les critères associés à l’entreprise qui ont été mentionnés le plus souvent.
45Si on examine des critères plus objectifs de succès, comme la croissance de l’entreprise (chiffre d’affaires et nombre d’employés), l’ouverture vers de nouveaux marchés ou l’appréciation générale de la santé de l’entreprise, les conclusions sont les mêmes. En effet, 65 % des entreprises ont connu une croissance de leur chiffre d’affaires depuis le transfert, 77 % une croissance du nombre d’employés, 73 % ont percé un ou plusieurs nouveaux marchés. Et 92 % évaluent que la santé financière de l’entreprise est relativement bonne. En fait, si on établit un score global de succès en accordant un point à chacun des indicateurs précédents (un indicateur subjectif et quatre objectifs, donc un minimum de 0 et un maximum de 5), 48 % des répondants obtiennent un score de 4 ou plus.
Tableau 11. Critères de définition du succès
Catégories de critères | Critères de succès reliés à la famille | Critères de succès reliés à l’entreprise | Critères de succès généraux |
Exemples de réponses | • conservation de l’harmonie dans la famille | • entreprise en expansion | • s’est fait facilement |
46Succès ne signifie pas absence de difficultés. Nous avons été à même de constater les défis auxquels les répondants ont eu à faire face. Néanmoins, il semble bien que les stratégies adoptées par les répondants leur aient permis de les surmonter. Parmi les stratégies utilisées pour faciliter le transfert, soulignons :
- en ce qui a trait à la préparation du successeur, un niveau d’études postsecondaires jumelé à une entrée à un poste de niveau de base ou intermédiaire ;
- en ce qui a trait au rôle du prédécesseur après le transfert, le poste de président du conseil d’administration pour une durée limitée, fixée à l’avance.
47D’autres facteurs influencent le niveau des difficultés, entre autres la motivation du successeur à assumer un jour le leadership au moment de son entrée dans l’entreprise et la qualité de la communication dans la famille, telle qu’elle a été évaluée par les répondants. De façon plus générale, le caractère familial de l’entreprise a une incidence sur la perception des difficultés : les entreprises familiales obtiennent un score de difficultés plus faible. Ceci se vérifie tout au long du processus, mais est particulièrement vrai en ce qui a trait aux défis associés au transfert de propriété. Enfin, les éléments de planification du processus adoptés par les répondants influencent le niveau des difficultés ressenties et donc le succès du transfert.
Notes de bas de page
1 Le Centre de recherche industrielle du Québec gère une banque de données sur les entreprises québécoises de fabrication, de distribution en gros et de services aux entreprises. L’inscription se fait sur une base volontaire et est gratuite. Les entreprises œuvrant dans le secteur des services y sont en moins grand nombre.
2 Dans l’échantillon de départ, 42 % des entreprises se trouvaient dans la région de Montréal.
3 L’échelle était ascendante, i.e. le score 1 signifiant « aucune difficulté » et le score 5 « très difficile ».
4 Sur 11 répondants attribuant un score de 5 à cette difficulté, 10 proviennent d’entreprises familiales.
5 Ce qui est possible, puisque le score moyen attribué à cet énoncé par les répondants d’entreprises non familiales est de 2,69 (voir tableau 6).
6 Cette liste s’inspire de l’étude internationale menée en 1999 par la firme Grant Thornton, sur les entreprises familiales (op. cit).
7 Le profil des répondants ayant atteint le degré 5 de planification est le suivant : la grande majorité (89 %) provient d’entreprises familiales, près de la moitié a moins de 40 ans et dans 80 % des cas, le prédécesseur est resté dans l’entreprise après le transfert. Quant à la préparation du successeur à assumer son rôle, ces répondants ont pour la plupart complété des études postsecondaires et ont fait leur entrée dans l’entreprise à des postes de base ou de niveau intermédiaire (profils de préparation 8, 9, 11 et 12, voir figures 2-A et 2-B).
8 Plusieurs auteurs ont vanté les mérites de la planification, entre autres Ward (1987), File et Prince (1996) et Cliffe (1998).
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