Un transfert tardif, un établissement simultané et une relève non familiale
p. 127-163
Texte intégral
Outillage et soudure Beauvais – Pierre Jutras, président-dirigeant*
1Pierre Jutras est président d’Outillage et soudure Beauvais, une entreprise située à Sainte-Geneviève. L’entreprise, spécialisée dans l’usinage de précision, fabrique de la machinerie sur commande et assure la distribution d’outils pneumatiques.
2Même si le bureau de Pierre Jutras est décoré dans des tons de rose et de bourgogne, selon les goûts de son épouse, il n’avait jamais songé, comme beaucoup de dirigeants d’entreprises traditionnellement masculines, qu’une de ses filles prendrait la relève : « Ce n’est pas une entreprise que je croyais facilement transférable à une femme. L’acier, c’est dur. C’est une affaire d’hommes. » Cela semblait clair pour Claudine qui voulait devenir policière, qui est devenue criminologue, et qui n’a jamais mis les pieds dans l’entreprise, tandis qu’Isabelle, qui y a travaillé l’été et qui a étudié en comptabilité à l’uqàm, semblait avoir trouvé sa place dans un cabinet de comptables.
3À 50 ans, Pierre Jutras avait décidé de vendre l’entreprise, de passer peut-être plus de temps en Floride, où il possède une maison, mais surtout d’entreprendre une deuxième carrière. Et il avait commencé à parler de ce projet à sa famille. Mais lors d’un des soupers familiaux habituels, Isabelle est restée plus longtemps qu’à l’habitude. « J’ai de la peine que tu vendes l’entreprise parce que j’ai étudié pour pouvoir ensuite travailler avec toi », lui dit-elle.
4Pierre Jutras et sa femme se sont regardés. Qu’adviendrait-il de leurs projets de préretraite, des vacances en Floride ? Après cinq minutes, il lui répondit : « Demain matin, tu donnes ta démission, deux semaines d’avis, et tu t’en viens au bureau. On ne vend plus. » Ce projet a été pour lui un merveilleux changement de cap : « J’étais très heureux et, dans le fond, c’était ce qu’on voulait. »
Historique
5Pierre Jutras a l’expérience des transferts d’entreprise et sait bien que le passage de la deuxième à la troisième génération est délicat. Il l’a constaté en prenant la relève de son père et en s’associant avec le fils d’un ami de ce dernier. Outillage et soudure Beauvais a en effet une histoire plutôt mouvementée.
6Le père de Pierre Jutras, Arthur, avait un atelier de soudure, Jutras machinerie, qu’il avait mis sur pied après avoir perdu son emploi. En 1965, à l’âge de 55 ans, un infarctus le terrasse, et son médecin lui interdit même de se promener à proximité de l’entreprise. Il la cède donc à ses fils. Pierre Jutras a 19 ans et son frère est de 7 ans son aîné. Ils en seront les deux copropriétaires de 1965 à 1992 :
Je sortais de l’école. Je ne voulais plus y aller. Je faisais la comptabilité dans le bureau avec un vieux monsieur retraité du CN que mon père avait engagé, et qui a été mon premier mentor. Un homme extraordinaire qui m’a montré ce qu’était le débit et le crédit, un bilan, etc.
Dans ce temps-là, c’était le ledger. Il m’a montré comment être propre en écriture et comment être ordonné. J’ai passé deux ou trois belles années avec ce monsieur. Pour notre père, les crédits de banque n’existaient pas. On payait les factures avec l’argent qu’il y avait dans le compte. Et puis en 1969, il y a eu une première expansion.
7En 1982, les deux frères achètent les deux tiers des parts d’Outillage et soudure Beauvais, propriété d’un ami de leur père. Techniquement, l’entreprise était en faillite parce qu’un client important qui représentait peut-être 50 ou 60 % de son chiffre d’affaires était en grève depuis neuf mois. Au début, Outillage et soudure Beauvais a été dirigée à distance par les frères Jutras ; en 1986, les ventes étaient d’un million de dollars, à peu près.
8Outillage et soudure Beauvais avait été fondée par Joseph Beauvais, l’arrière-grand-père de Jean Beauvais, en 1903 ; son grand-père et son père avaient repris l’entreprise à leur tour. Jean Beauvais représentait donc la quatrième génération de l’entreprise au moment où Pierre Jutras en a acquis des parts :
En 1982, Jutras machinerie avait aussi des activités d’usinage. Notre entreprise était la plus florissante de Sainte-Geneviève. Nous étions jeunes et ça marchait, on travaillait fort. On a fait un atelier d’usinage plus sérieux, plus professionnel, plus structuré. Évidemment, Jean, lui, était très heureux. L’atelier s’appelait toujours Joseph Beauvais, mais depuis qu’on faisait de l’export, on parlait de Beauvais Technologie, division d’Outillage et soudure Beauvais. Jamais je n’aurais changé de nom. Ça ne m’était même pas venu à l’esprit. J’avais trop de respect pour cette famille. M. Beauvais était un homme d’une gentillesse extraordinaire.
9Jean Beauvais est demeuré dans l’entreprise et est resté l’associé de Pierre Jutras jusqu’en 1995. Les deux hommes ont appris à se connaître. Pierre Jutras admire celui qui est devenu un de ses employés clés.
C’est un bonhomme travaillant, qui a un sens des affaires extraordinaire ; ici, il est en charge du plus gros client. Il est très important dans les rouages de l’entreprise. Il a un œil que je n’ai pas parce que je suis assis ici, souvent ; Isabelle est en haut, mais lui, il se promène et il voit tout. Il a le sens de ce qui se passe dans l’atelier. On le traite très bien et il nous traite très bien aussi.
Situation actuelle
10Pour ce qui est de la retraite, Pierre Jutras l’a mise en veilleuse, du moins pendant encore environ cinq ans, car son projet le plus cher pour le moment est de réussir ce passage à la prochaine génération, projet pour lequel il ne lésine ni sur les moyens à prendre, ni sur les outils mis à sa disposition : « Il y a 18 mois, c’est par le Fonds de solidarité ftq qu’on a appris qu’il y avait un programme de formation pour les familles en affaires, et un autre de financement, pour faciliter la transition. »
11Depuis 2000, Pierre Jutras, sa fille Isabelle, le directeur financier et un observateur du Fonds de solidarité ftq forment le conseil d’administration de l’entreprise. Il est prévu, selon les besoins en marketing, en production ou en administration, de recruter une cinquième personne. Le conseil devrait siéger au moins quatre fois par année, mais Pierre Jutras prévoit plutôt six réunions, car il estime qu’il est important de tenir le Fonds de solidarité ftq bien au courant pour que ses représentants connaissent bien son dossier et qu’il soit plus facile de s’entendre :
C’est lorsque le Fonds de solidarité ftq est entré qu’Isabelle est devenue actionnaire, en juillet 2000. On venait de vendre des actions, on connaissait la valeur de l’entreprise. Isabelle possède 30 % des actions et sa sœur, 20 %. Avec le temps, elle aura 80 % des actions détenues par sa mère et son père. Les deux sœurs ont droit aux dividendes. Le Fonds de solidarité ftq est actionnaire minoritaire et la famille demeure en contrôle de l’entreprise.
12Pierre Jutras et sa famille ont pris leur temps, car accepter l’aide du Fonds de solidarité ftq signifiait accepter la présence d’un partenaire rattaché à la ftq : « Tous les entrepreneurs n’ont pas peur, mais ils discutent un peu. Ils observent avant de s’engager. Ce n’est pas surtout le fait que ce soit la ftq, c’est l’idée d’avoir un partenaire dans nos affaires. »
13Pierre Jutras voyait certains avantages dans ce partenariat : en tant qu’actionnaire principal, cela le sécurisait, car le Fonds de solidarité ftq avait beaucoup de liquidités, beaucoup d’idées et surtout, des gens compétents qui les ont aidés à professionnaliser le conseil d’administration et la gestion de l’entreprise.
Étapes du transfert de direction
Quand on est allés à la formation des familles en affaires, c’était pour mettre toutes les chances de notre côté en ayant le plus possible d’outils à notre disposition. Le côté fiscal, c’est facile à régler avec un bon comptable, un bon fiscaliste et un bon avocat. Ils te règlent ça et tu n’as qu’à signer. Mais le transfert du savoir-faire, ce n’est pas évident.
14À son entrée dans l’entreprise, Isabelle Jutras avait 25 ans. Il fallait lui trouver une place dans l’entreprise. Justement, Pierre Jutras avait l’intention de déplacer, au service des ventes, le coordonnateur d’une équipe de production d’une dizaine d’employés qui fournissait un client très important. « C’était la meilleure façon de la mettre dans le bain, en bas, avec les gens de production. Elle a accepté le défi, et ce qui m’a surpris, c’est que trois ou quatre jours après son entrée, déjà, elle me nommait les pièces par leur numéro et savait à quoi elles servaient. »
15Le coordonnateur de l’équipe est resté avec elle pendant un mois afin de faciliter la transition. Et Isabelle est restée à ce poste pendant deux ans et demi. Pendant ce temps, la production de ce service a doublé. Un premier bon point pour elle : « J’ai adoré ça ! J’avais des employés à ma charge, j’avais à acheter le matériel, de A à Z, tout pour la fabrication. Je ne pense pas qu’on puisse travailler à l’administration sans savoir ce qui se passe en bas. Je suis venue ensuite à la facturation. Il y a des morceaux qu’on ne connaît pas. » Ensuite, Isabelle a occupé un poste administratif Elle était bien encadrée par son père et le directeur général, en fait le vice-président aux finances, un comptable agréé de formation.
16Pierre Jutras et sa fille ont établi un programme de formation, d’environ cinq ans, pendant lesquels Isabelle devra développer le savoir-faire nécessaire pour diriger l’entreprise. Aujourd’hui, elle gère le personnel. Hier, elle gérait la production. Elle a embauché un directeur de production, sans même en parler à son père. Elle est très autonome. Et son père ne regrette pas sa décision :
Nous, les parents, sommes souvent mal placés pour analyser. On voit nos enfants, soit en culottes courtes, soit en présidents. C’est difficile, l’intermédiaire. Quand Isabelle est arrivée ici, je ne savais vraiment pas comment ça irait. Cependant, il y a une chose que je savais : elle a été très, très bien éduquée par sa mère. C’est une fille droite, travaillante et très organisée. Ses études se sont déroulées rondement.
Je m’aperçois maintenant qu’elle a des qualités de leadership, elle va être bonne pour gérer le personnel. Elle est capable de transmettre l’information, de faire ses suivis, elle est ordonnée. Elle est comptable. Depuis un an, elle a implanté plusieurs indicateurs de performance. Tout ça, je l’apprécie.
17De qui Isabelle tient-elle ces qualités ? Pierre Jutras hésite : « Nous avons sûrement des ressemblances... Moi, j’ai été formé pour les ventes, plus que pour l’administration. Dans le domaine des ventes, elle a beaucoup à apprendre. Tous les deux, nous sommes travaillants. Là où elle me ressemble le plus, c’est dans sa façon d’être ici, d’être présente et de tout voir. »
18Pierre Jutras a toujours fait partie de plusieurs associations et participé aux travaux de nombreux comités. Isabelle aime aussi les relations publiques ; elle est membre du Club Rotary, présidente du conseil d’administration du cégep et vice-présidente de l’Association des femmes en affaires de la région. S’il pense que le sens de l’organisation quelle manifeste lui vient surtout de sa mère, son père ajoute : « Nous les Jutras, quand on arrive quelque part, on finit toujours par être président ou vice-président. Les gens me disent qu’ils ont du plaisir à travailler avec elle. »
19Afin d’apprendre à gérer les conflits qui pourraient surgir, Pierre Jutras et sa fille ont recours à un mentor venant de l’extérieur. Ce qui est normal, selon Pierre Jutras : « Le plus difficile, quand ça fait 35 ans qu’on est propriétaire de son entreprise et qu’on a pris toutes les décisions importantes, c’est de voir quelqu’un d’autre prendre ces décisions. À chaque fois, on s’arrache un peu de soi-même. Parfois, c’est plus frustrant que d’habitude. »
20Pierre Jutras veut que sa fille prenne ces décisions. Entre elle et lui, les discussions peuvent porter sur le congédiement ou l’embauche de quelqu’un. Père et fille ne sont pas toujours d’accord. Il semble qu’Isabelle ait recours à de bons arguments puisque son père admet qu’elle gagne toujours :
J’ai toujours dit que faire des études, c’est apprendre à apprendre. Isabelle a une préparation académique supérieure à la mienne. Quand elle est arrivée ici, je lui ai dit que le succès de l’entreprise passe par la gestion du personnel et sa formation. Elle est allée faire un certificat en gestion des ressources humaines et elle étudiait le soir et la fin de semaine, en même temps qu’elle travaillait.
21Isabelle a choisi elle-même son mentor ; il s’agit d’un consultant qui avait été embauché, dans un premier temps, pour évaluer le personnel de l’entreprise. Les cadres, les employés, tous ont participé et sont fiers des résultats. Isabelle est satisfaite du choix qu’elle a fait :
Il m’a aidée à m’orienter moi-même, à être capable de fonctionner dans l’entreprise. Ce que papa sait, ce serait bien plaisant s’il pouvait me le transmettre. Il faut que je marche dans le chemin qu’il a tracé. Je fais mon bout de chemin. Il y a des choses qui ne sont pas faciles à se dire.
Quand j’ai des idées, c’est parfois difficile de les communiquer. Les mots sont différents. C’est peut-être une question de génération... ou bien je ne comprends pas pourquoi on fait les choses de cette façon. J’avais le goût d’en discuter d’abord avec ce consultant. Parfois, il va tâter le terrain du côté de papa avant qu’on en discute ensemble. Ça rend les choses plus faciles, des fois. Moi, quand j’ai une idée, si mon père ne la trouve pas bonne, je veux savoir pourquoi, il faut que je comprenne. Mais je tiens mon bout si cela peut apporter du nouveau... Mon mentor vient de l’extérieur, et il voit parfois au-delà de notre situation.
22Pierre Jutras est content de ce choix pour une raison en particulier :
En tant que coach, je ne gagnerai pas la coupe Stanley.... C’est la partie la plus difficile, mais avec le temps, on apprend. Ma fille, elle m’arrache mon entreprise ! Je veux quelle me l’arrache, mais elle me l’arrache pareil. Moi, je sers à quoi maintenant ? Je ne me vois pas comme étant le meilleur coach. Je vais peut-être le devenir. On est en devenir.
Depuis le début, Isabelle assiste à tout. Elle a rencontré les principaux clients. Elle a visité quelques fournisseurs. Elle a rencontré les gens de la banque, les gens du Fonds de solidarité ftq, elle est venue suivre le cours « La Carte routière ». C’est une fille qui s’intéresse. Oui, on a insisté. Mais elle participe bien.
Je ne suis pas un pédagogue, mais un gars qui fait des ventes et fait des affaires. On n’a pas la facilité de faire comprendre à l’autre ce qu’on voudrait lui faire comprendre. Moi, je le sais, ce n’est pas inné ; ç’a m’a pris 30 ans pour l’apprendre. Pourquoi l’apprendrait-elle en cinq minutes ?
23La deuxième raison, c’est que lui-même reconnaît avoir eu non seulement un mentor, mais deux :
Il y a eu ce monsieur retraité qui m’a initié à la comptabilité, au début, dans l’entreprise de mon père et beaucoup plus tard, mon père lui-même. Un mentor, c’est quelqu’un avec qui on peut jaser et discuter, qui donne de bons vieux conseils. C’est quelqu’un de l’extérieur qui a une vue différente. Il nous voit souvent ensemble. Ça évite les conflits.
En 1980,15 ans après son départ de l’entreprise, j’ai eu une belle relation avec mon père. Il avait décroché de l’entreprise, mais il avait toujours une ouverture d’esprit, une façon de faire, une logique incroyable.
24Après avoir recouvré la santé, le père de Pierre Jutras a commencé une deuxième carrière et il revenait à l’usine à l’occasion : « Il s’est aperçu qu’il suivait mal, que tout avait changé, mais il avait toujours son raisonnement, sa façon d’être et, moi, j’ai commencé lentement à jaser avec lui. Et il est devenu mon mentor. »
25Qu’en est-il maintenant d’une fille à la tête d’une entreprise traditionnellement masculine ? Pour Pierre Jutras, l’enjeu est ailleurs : « Ma fille a été la première femme à travailler en production. Les vieux employés me disaient que je leur avais envoyé un sourire, en bas. Il y en a même qui lui apportaient des roses ! » C’était, pour Pierre Jutras, toute une découverte : sa fille avait su gagner la confiance des employés :
Que ce soit un homme ou une femme qui arrive dans l’entreprise de son père, il faut que la personne gagne la confiance des gens ! Tout le monde regarde et se demande ce qu’elle va changer, ici. Il y a des employés qui ont 15, 20, 30 années de service, des cadres, des collaborateurs. Il faut leur prouver qu’on est capable, il faut leur inspirer confiance. Elle est aimée en production.
26Pour Isabelle Jutras, il ne semble pas y avoir de problème non plus :
Pour moi, la shop, c’est là où papa travaille. Quand j’étais petite, on allait se promener à l’usine. Oui, c’est un milieu d’hommes. Je ne peux pas vous dire que ça m’a dérangée parce que si ça m’avait dérangée, je ne serais pas capable de faire mon travail. J’ai déjà travaillé dans une Caisse populaire, un milieu de femmes, et j’ai trouvé ça difficile. Un milieu d’hommes, c’est différent, l’approche est différente. Puis, je trouve que les gens sont ouverts. Quand j’ai travaillé en bas, je ne connaissais rien. Les gens m’ont beaucoup, beaucoup aidée. J’ai essayé de mettre les gens de mon côté, j’avais beaucoup à apprendre. En bas, les gars venaient me voir : « On est en train de finir telle pièce, ça se fait de même. »
Créer notre place, écouter les gens avec qui nous travaillons parce que ce sont eux qui vont nous apprendre comment l’entreprise vit au quotidien, et avoir une personne de l’extérieur pour nous aider à nous orienter nous-même dans l’entreprise et nous fournir des outils de gestion sont des facteurs de succès qu’un successeur ne doit pas négliger.
27C’est ainsi qu’Isabelle Jutras traduit son expérience de successeure : « La formation, les réunions familiales, les conseils d’administration, tout cela nous aide, mais c’est dans le quotidien que c’est le plus difficile. »
Étapes et moyens du transfert de propriété
28Isabelle Jutras est actionnaire de l’entreprise depuis que le Fonds de solidarité ftq est intervenu dans le processus. À cette occasion, Pierre Jutras et son épouse ont procédé à un gel successoral. Isabelle aura le choix dans cinq à six ans de racheter ou non les actions de sa sœur et du Fonds de solidarité ftq ; peut-être, selon son père, qu’après avoir fait deux ou trois acquisitions, le Fonds décidera de continuer à investir.
29Pierre Jutras considère que le Fonds de solidarité ftq n’est pas un partenaire difficile. Et ce n’est pas la première fois qu’il fait affaire avec un bailleur de fonds semblable. En 1993, au moment de former Beauvais Technologie, la Société de développement (sdi) lui avait accordé un prêt participatif d’un peu plus de 100 000 $ pour le développement d’une machine à fabriquer des moteurs en aluminium, un succès de l’entreprise. Ensuite, pour l’achat de la bâtisse actuelle, la sdi a consenti un prêt de 250 000 $ pour un investissement de 600 000 $.
Un enjeu de taille
30Ce qui pourrait expliquer une partie des problèmes de ce passage de la deuxième à la troisième génération serait, selon Pierre Jutras, non seulement la formation des successeurs, mais la retraite du dirigeant et les différences de valeurs entre les générations :
Vous allez me trouver bien terre à terre mais un facteur important, c’est la retraite du fondateur. Normalement, il n’est pas millionnaire. Il part de zéro. Il travaille, il bûche, il élève ses enfants. Sans grands moyens.
Rendu à la deuxième génération, les enfants sont élevés, un peu plus gâtés que lui l’avait été, parce qu’il y a un peu plus de sous. Moi, j’ai eu mon auto à 16-17 ans, en sortant de l’école, mais je n’avais pas 10 $ dans mes poches. J’ai été élevé assez sévèrement.
À la troisième génération, on en fait plus, on part déjà plus riches. Les enfants font des études. L’entreprise double, triple, quintuple... et les enfants se promènent en Corvette. Ça n’a pas été le cas des miens mais c’est souvent ce qui se passe. Quand ils arrivent dans l’entreprise, ils ne sont pas nécessairement prêts, si on n’y voit pas.
À la quatrième génération, il y a plus de monde : il y a les fils mais aussi les neveux. Dans les grandes entreprises, c’est le meilleur qui dirige, pas nécessairement le fils du président. Ils sont tous allés étudier à Harvard, à Oxford.
La prochaine étape
31L’entrée d’Isabelle dans l’entreprise a donné un coup de jeunesse à Pierre Jutras, semble-t-il. Non seulement est-il heureux des succès de sa fille, mais il a repris certains rêves : « Quand on a un partenaire aux reins solides comme le Fonds de solidarité ftq, on peut envisager, d’ici cinq ans, de doubler et même de tripler les ventes. Pas uniquement avec Outillage et soudure Beauvais, mais grâce à des acquisitions. »
32C’est au développement de ce projet qu’il consacre maintenant le temps libre que la venue de sa fille lui procure. « On a une équipe de gérance capable de le faire. Je travaille à la réalisation de ce projet depuis six mois, et j’ai bien du plaisir. »
33Depuis 1985, mais surtout depuis 1993, Outillage et soudure Beauvais fait des affaires dans le monde entier :
Faire de l’export, c’est se confronter à des mentalités tellement différentes ! Ce n’est pas la même chose de vendre au Mexique, de vendre au Québec, de vendre en Europe, de vendre aux États-Unis ou dans l’Ouest du Canada. Le crédit, le crédit irrévocable, les paiements, les termes, ce n’est pas évident mais c’est un beau métier qui a été mon rêve toute ma vie ! Et on va y arriver !
Les valeurs familiales d’abord
34Pour Pierre Jutras, la famille est une valeur fondamentale. Il est fier que sa fille Isabelle se marie et que son autre fille le soit déjà ; il est grand-père d’une fille de cinq semaines et d’un garçon de deux ans et demi :
Chez nous, on est des gens croyants, pratiquants pas plus que la plupart des gens, mais on va à l’église encore souvent. Dieu est dans notre vie et dans la vie des enfants. C’est un sujet qui n’est pas tabou. On croit encore à la famille, qui est pour moi bien plus importante que l’entreprise. Bien sûr, l’entreprise nous rapporte nos payes du jeudi, mais la famille, c’est encore plus important que ça. Et on a vu au Québec de grandes familles avec de grandes entreprises qui ont brisé ces mêmes familles. Ah ! pour moi, la famille, il ne faut pas qu’elle se brise.
35À la base des relations familiales saines, il y a d’abord l’équité. Et Pierre Jutras l’affirme : « Dans le partage du patrimoine familial, mes filles seront à égalité. Si on donne l’entreprise à Isabelle, Claudine aura l’équivalent, soit de notre vivant, soit à notre décès. »
36Ses beaux-fils ne travaillent pas actuellement dans l’entreprise. Le mari de Claudine est dans un tout autre domaine, mais Pierre Jutras n’est pas réticent à l’idée que le mari d’Isabelle entre dans l’entreprise, un jour :
Il est acheteur pour un de nos clients. Ils se parlaient tous les jours. C’est comme ça qu’ils sont tombés amoureux. Pour le moment, je pense que les deux préfèrent travailler chacun de son côté. Mais c’est un bonhomme intéressant, et si on faisait des acquisitions... Ma fille et son mari, est-ce qu’ils pourraient faire une bonne équipe ? C’est le rêve de tous les vieux parents... Ce n’est pas moi qui vais décider ça.
Toutes les entreprises sont familiales, au départ. Parce qu’on prend notre bâton de pèlerin et on se dit qu’à partir d’aujourd’hui, l’un vend des pilules, l’autre de la soudure. Chez nous, on est une petite famille et ça inclut tous les employés de l’entreprise, pas seulement la famille immédiate, mais les beaux-frères et belles-sœurs, les neveux et les nièces, ce qu’on ne trouve pas dans les grandes entreprises. Ce que je dis souvent aux cadres qu’on engage, jeunes ou plus vieux : « Venez-vous-en dans la famille, on va travailler en équipe et on va devenir la meilleure entreprise du monde dans notre secteur. »
37Dans cette situation, il y a bien sûr du positif et du négatif :
Le positif, c’est que des membres de la famille vont souvent performer parce qu’ils sentent qu’ils font un peu partie de l’affaire ; le négatif, c’est qu’ils peuvent penser qu’on excusera leurs moins bonnes performances parce qu’ils font partie de la famille. Ailleurs, ils se feraient mettre dehors. Nous, c’est plus compliqué.
38Isabelle Jutras partage l’attachement de son père à l’entreprise :
Si je travaillais ailleurs, je pense que l’attachement à l’entreprise serait différent. Mon 100 %, je le donnerais pareil, mais... Ici, j’arrive le matin, et mon patron, c’est mon père. Je donne plus que du 100 %. Je veux que ça marche. Les inquiétudes que je peux vivre, si l’entreprise n’était pas à moi, je ne les vivrais pas. Tous les employés font partie de la famille, et certains depuis plus de 35 ans.
39En plus de cet attachement à l’entreprise, Isabelle Jutras partage avec son père cette persévérance qu’il manifeste depuis qu’il est tout jeune :
Je pense que j’ai cette persévérance de mon père et son amour du travail, et que j’ai la tête dure de ma mère. Papa et moi, on travaille bien ensemble. Maman, elle est là pour toute l’écoute. Même quand j’étais aux études, elle a toujours été là pour m’écouter. C’est une femme qui est bien patiente. Je suis minutieuse comme elle au travail. Quand il y a un problème, elle apporte toujours une façon de voir différente.
Défis
40Le premier défi de l’entreprise, affirme Pierre Jutras, c’est qu’Isabelle prenne la relève, et que tout se passe bien. Le deuxième, c’est que l’entreprise Outillage et soudure Beauvais demeure chef de file dans son domaine, et qu’elle atteigne un chiffre d’affaires de 30 à 35 millions de dollars avant que Pierre Jutras quitte définitivement l’entreprise : « Isabelle sera assise sur quelque chose de plus intéressant pour son avenir. Elle aura 35 ans à ce moment-là et elle aura quelque chose de beau à gérer. »
41C’est le conseil de famille qui sera appelé à se prononcer sur ces nouveaux projets. Déjà, une première réunion a eu lieu :
La prochaine, c’est pour la formation économique. Le vice-président aux finances va venir expliquer aux membres de la famille comment on lit un bilan, ce que veut dire le mot dividende, pourquoi on investit. On est en train de monter une offre sur une entreprise, actuellement, et avant de faire l’offre, il va y avoir un conseil de famille pour décider. Ils ont besoin d’être convaincants pour m’arrêter si je veux y aller, mais cela implique toute la famille. C’est une consultation importante.
Boulangeries Première Moisson – Liliane Colpron, présidente-directrice générale
Historique
42Boulangeries Première Moisson est une entreprise qui a débuté en 1992 alors que Bernard Fiset, le fils de Liliane Colpron, lui a soumis un modeste projet de boulangerie :
Je lui ai dit qu’il nous fallait sa sœur, Josée, aux ventes et qu’on créerait non seulement une boulangerie, mais tout un réseau de boulangeries. Sans mes enfants, je n’aurais pas réalisé ce projet parce que j’étais indépendante financièrement : j’avais vendu une grosse entreprise. Mais à 55 ans, j’étais jeune, trop jeune pour prendre ma retraite.
43En effet, quelques années auparavant, Liliane Colpron s’était départie de ses intérêts dans une entreprise industrielle qu’elle avait fondée 10 ans plus tôt, les Boulangeries Mansion, où elle avait travaillé avec ses enfants.
44Aujourd’hui, 11 boulangeries sont regroupées sous la bannière de Boulangeries Première Moisson, dont 9 en partenariat, et leur chiffre d’affaires est de 25 millions de dollars. Si l’on considère que chacune des boulangeries embauche de 50 à 60 employés, Première Moisson fournit du travail à près de 600 personnes : « C’est une de mes grandes joies. Ma meilleure valorisation, c’est de créer de l’emploi au Québec. Quand on a acquis une expérience comme la mienne, il faut contribuer à la société en redonnant un peu de ce qu’on a reçu, et c’est aussi pour cela que j’ai voulu repartir en affaires. » Sans aucun doute possible, selon Liliane Colpron, l’entreprise est familiale : « Toute la famille y travaille. Mes enfants et moi en sommes les actionnaires. Ce n’est pas une entreprise qui a été créée pour être vendue. Elle a été créée pour en faire un patrimoine familial et pour que mes enfants en assurent la continuité. »
45Boulangeries Première Moisson est donc une entreprise familiale de première génération qui réunit deux générations de la famille et qui bénéficie à la fois de l’expérience et du soutien financier de la mère, une entrepreneure chevronnée au succès incontesté.
La propriété de l’entreprise
46Au début, Liliane Colpron travaillait avec sa fille Josée Fiset, maintenant âgée de 39 ans, qui est responsable des ventes et du marketing, et son fils aîné Bernard, 43 ans, responsable de la production. Ils détenaient chacun le tiers des actions d’un holding, Gestion Première Moisson. À cette époque, Stéphane, maintenant âgé de 40 ans, que Liliane Colpron désigne comme « son bras de fer » en administration, avait décidé de travailler dans un autre domaine pendant un certain temps, puis de fonder sa propre entreprise avec son beau-frère d’origine française et charcutier de formation.
47La première boulangerie Première Moisson a été celle de Dorion. La famille s’entend avec Stéphane et son associé pour que la boulangerie de Terrebonne abrite aussi une usine de charcuterie qui desservira la boulangerie de Dorion. Encore aujourd’hui, Stéphane détient 40 % des parts de cette entreprise de charcuterie et son beau-frère, 15 % ; Gestion Première Moisson détient 45 % des parts de la charcuterie. Depuis, Stéphane et son associé alimentent le réseau de boulangeries avec leurs produits de charcuterie, et Première Moisson leur rend la pareille avec ses produits de pâtisserie. Actuellement, Liliane Colpron, Josée et Bernard détiennent chacun 30 % des actions de Gestion Première Moisson, et Stéphane, 10 %, en plus de sa part de l’usine de charcuterie.
48Pour acquérir leurs actions, les enfants de Liliane Colpron ont déboursé eux-mêmes un petit capital. Pendant les deux premières années, lorsque l’entreprise fonctionnait encore à perte, Liliane Colpron a avancé des fonds quelle vient de récupérer : « Le vrai gros cadeau, c’est que je me remette dans une entreprise avec toute l’expérience que j’ai acquise. »
49Le défi actuel de l’entreprise, c’est de s’étendre, de s’installer partout au Québec et à l’étranger, tout en maintenant la qualité des produits et une image de marque.
La direction de l’entreprise
50Même si le mot formation ne figure dans aucun agenda de la famille, en travaillant avec ses enfants depuis neuf ans, Liliane Colpron les a formés. Ils sont propriétaires de leurs actions et ce, depuis le début de l’entreprise : « Quand il y a de l’argent à partager, on en partage. S’il n’y en a pas, on n’en partage pas. Ce ne sont pas des salariés. Les dividendes sont à eux autant qu’à moi. C’est ça, la formation. Quand on se met en affaires, on est responsable de nos gestes. L’argent qui arrive, il n’arrive pas tout seul. » Ses enfants ont de bons salaires, mais ils doivent apprendre « à faire des affaires comme il faut, à suivre leurs dossiers et à devenir un peu visionnaires, à se positionner sur le marché. C’est ce qu’on appelle apprendre sur le tas. La formation s’acquiert en le faisant. »
51C’est pourquoi ses enfants ont toujours eu des mandats précis. Par exemple, c’est à Stéphane qu’incombe la gestion des relations avec les neuf partenaires qui détiennent 50 % des actions de chacune des boulangeries. Les autres 50 % appartiennent à Gestion Première Moisson. Des rencontres ont lieu une fois par mois. Stéphane anime les réunions et doit faire comprendre à ces partenaires que « les règles du jeu viennent d’en haut ; autrement, ce serait une tour de Babel », dit Liliane Colpron. Actuellement, les premiers contrats de 5 ans sont renouvelés et s’échelonneront sur une période de 10 ans :
C’est clair que la marque de commerce appartient à Gestion Première Moisson et que c’est nous qui la développons. Nous faisons tout pour l’améliorer et ils doivent se plier à nos directives. C’est écrit presque tel quel dans le contrat d’affiliation. Les règles du jeu sont très bien écrites. Les achats sont négociés par nous. Nous suggérons des prix pour les produits. On forme des comités, mais on ne peut pas être 25 pour orienter une entreprise. La marque de commerce nous appartient. C’est à nous de la protéger et de l’orienter.
52Bernard est responsable de l’instauration et de l’ouverture des milieux de production. Il s’occupe des machines, ce qui le fait voyager en Europe, surtout en Allemagne : « Il est moins intéressé par la gestion. » L’implantation des nouvelles succursales, le respect des directives, du matériel d’étalage, l’emballage et les points de vente sont la responsabilité de Josée.
53Les relations des enfants avec les employés sont des plus agréables : « Ils sont tellement fins ! Nos employés, ce sont nos amis. On rit, ils nous aiment, on les aime. Moi, pour les employés, je suis la grande boss. Ils me voient sur un piédestal. Et les autres sont les petits boss. Mais ce sont leurs boss aussi. » Mais si Liliane Colpron sent qu’il faut intervenir à tel sujet auprès des employés, elle ne s’adresse pas directement à eux. Elle parle « au petit boss » dont c’est la responsabilité.
54Les fournisseurs connaissent bien tous les membres de la famille, mais pour ce qui est des banquiers, Liliane Colpron se réserve le plaisir de traiter avec eux : « Les banques, c’est encore moi, elles veulent me voir. Peut-être que je leur inspire confiance. C’est encore moi qui renouvelle les prêts ou qui vais en chercher de nouveaux. Je fais préparer les dossiers par mes comptables. C’est souvent avec le vérificateur que je vais voir les banques. »
55Gestion Première Moisson est dirigée par un conseil qui est plus un conseil de famille qu’un conseil d’administration traditionnel. Il se compose de Liliane Colpron et de ses trois enfants. Parfois, les discussions entre les membres de la famille sont assez vives, mais ces derniers s’excusent rapidement. D’ailleurs, Liliane Colpron ne croit pas qu’une entreprise familiale de cette taille ait besoin d’un conseil d’administration faisant appel à des personnes de l’extérieur. Ses expériences antérieures n’ont pas été des plus heureuses à ce sujet :
Lorsque j’ai pris de l’expansion avec mon entreprise précédente, les Boulangeries Mansion, qui était une grosse entreprise industrielle, j’ai eu recours au capital de risque à deux occasions. Dans le premier cas, ces partenaires souhaitaient faire des profits rapidement et sortir de l’entreprise. Ils ont mis leurs actions sur le marché et j’ai dû emprunter un million pour les racheter. Ils m’ont mise en difficulté, temporairement. Je n’avais pas, alors, beaucoup d’expertise en finance. Maintenant, je l’ai. Il faut payer le prix pour ses erreurs quand on ha pas été formé dans les écoles de commerce, il faut apprendre sur le tas.
56L’entreprise les Boulangeries Mansion avait grandi trop vite et ces partenaires détenaient 50 % des actions ; ils voulaient se retirer avec leur mise de fonds initiale de 300 000 $, qui avait triplé : « La personne qui les représentait venait se fourrer le nez dans nos affaires sans nous aider vraiment. Les réunions étaient désagréables. »
57La deuxième fois, Liliane Colpron a fait affaire avec une jeune société de capital de risque qui n’avait ni l’intention de sortir rapidement ni de prendre le contrôle de l’entreprise. Ils ont même investi dans l’entreprise quelque 700 000 $ ou 800 000 $ : « Cela m’a permis d’avoir de l’argent comptant, ce que je n’avais jamais eu, et j’ai pu survivre. Eux, ils soutenaient bien la compagnie, ils avaient un délégué qui donnait des conseils intéressants. Mais quand même, c’était un intrus. » Liliane Colpron était seule à ce moment au conseil d’administration. Elle y amenait cependant trois directeurs de l’entreprise, ses enfants, qui n’étaient pas actionnaires de cette entreprise. Lorsque l’offre d’achat d’une multinationale s’est présentée, Liliane Colpron en a discuté avec ses enfants qui lui ont conseillé « de passer à la caisse ». Elle était au seuil de l’épuisement : « C’était la misère ! La compétition, c’est très dur. Le stress, la pression, il n’y avait plus de plaisir. »
58Le partenaire a été payé, le prêt participatif du gouvernement du Québec, acquitté. Liliane Colpron aurait pu placer ce qui est resté de manière bien conservatrice et dépenser les intérêts sans toucher au capital : « Mais j’aurais été limitée... J’étais jeune. Je pense que je serais morte pauvre, ma foi de Dieu ! »
59Même sans conseil d’administration traditionnel, Liliane Colpron s’est toujours bien entourée : un avocat négocie pour elle, un comptable l’aide beaucoup :
Lorsque l’on commence en affaires, le domaine de la finance, ce n’est pas évident ! Je commençais. Les entreprises étaient petites, au début. Ensuite, j’étais tellement pressée de trouver de l’argent pour agrandir, pour être capable de prendre le marché, qui était là. La demande était forte et on n’était pas capable de la saisir. Il fallait agrandir.
60Maintenant, Liliane Colpron connaît la finance, et elle adore ce monde où elle a trouvé « des gens très corrects, qui ont du talent, qui brassent de grosses affaires, et qui ne le font pas au détriment des autres. Je ne connais pas beaucoup de requins. »
Interrogations et difficultés
61Pour Liliane Colpron, les grandes questions demeurent : « Qui prendra ma place ? Qui assumera la présidence et la direction générale de l’entreprise ? » Ses trois enfants ont des qualités exceptionnelles et à eux seuls, ils forment un bureau de direction très compétent. Bernard a fait l’école d’hôtellerie et est chef cuisinier. Il gère l’usine de Dorion en plus de toute la production du réseau : « Il manque un boulanger ? On appelle Bernard. Quelle machine acheter ? On appelle Bernard. Il travaille avec l’architecte pour organiser la production. Il est très intelligent, et c’est un bon bonhomme. »
62Josée serait-elle en lice ? Directrice des ventes et du marketing, elle a étudié à hec Montréal, où elle a complété un baccalauréat en administration des affaires, option marketing : « Elle en mange des ventes, elle ! Le marketing... elle connaît ça ! Elle fera probablement un mba, un peu plus tard. »
63Stéphane a étudié en techniques d’aviation au cégep. Il est pilote d’avion commercial : « Les mathématiques, lui, il était heureux là-dedans. À Chicoutimi, il a terminé son cours au premier rang. C’est un garçon très talentueux, un génie. Mais l’université, c’était trop long pour lui. C’est un pressé, un rapide. »
Le critère de sélection
64Bernard, Stéphane et Josée sont tous excellents dans leur domaine. Le hic, pour Liliane Colpron, c’est qu’elle ne perçoit la fibre de l’entrepreneur chez aucun de ses enfants :
Un entrepreneur, c’est quelqu’un qui bâtit, qui développe des entreprises. Le vrai entrepreneurship, c’est ça, ce n’est pas de faire de la gestion ! La gestion, tout le monde peut en faire ! Le développement, c’est encore moi dans l’entreprise. Le bâtisseur de l’entreprise, c’est encore moi.
65Si ce n’était de ses responsabilités familiales actuelles qui lui laissent peu de temps, la meilleure entrepreneure, ce serait Josée :
Elle a envie de développer. Quand je veux ouvrir une autre succursale, c’est Josée que je vais voir. Bernard est très timide. Stéphane met les freins. Il joue le rôle de l’avocat du diable parce que, selon lui, Josée et moi sommes trop émotives. Ce rôle d’avocat du diable est nécessaire, voire même indispensable, dans une entreprise.
66Josée est rieuse, expressive et parle vite comme sa mère :
Josée, c’est mon inspiration, ma muse. Bernard, c’est la beauté intérieure, la bonne pâte à pain et mon bâton de vieillesse. Stéphane est peut-être celui qui a le moins hérité de mes qualités d’entrepreneure. Je lui dis parfois qu’il vient de la planète Mars. Il n’a pas la bosse de l’entrepreneurship, mais il la bosse de la gestion. Il m’aide beaucoup dans la gestion de plusieurs dossiers difficiles.
67Liliane Colpron se donne encore quatre ou cinq ans avant de prendre sa retraite :
Je vais diminuer le rythme. Je vais travailler encore deux ans parce qu’on n’a pas fini de développer le Québec. Il faut ouvrir deux succursales cette année. C’est important qu’on se positionne dans plusieurs quartiers de Montréal. Et ensuite, j’aimerais beaucoup regarder un développement à l’étranger... Après ça, ils s’envoleront pas mal d’eux-mêmes.
68Liliane Colpron confesse qu’elle ne voit pas de retraite à l’horizon : « Je ne pourrais pas vivre à la retraite, je ne ferais pas de vieux os. » Pourtant, elle a une vie en dehors du travail : « Il y a bien des choses que j’adore faire, mais pour moi, c’est un complément des activités de travail. Ce ne sont pas des activités à plein temps. Si elles l’étaient, je pense que je m’ennuierais beaucoup. »
69La dynamique de sa vie se transforme graduellement en désir de partage :
Ce n’est plus l’attrait de l’argent qui me pousse. J’ai toujours voulu gagner de l’argent parce qu’en divorçant, je voulais que mes enfants aient droit à la même éducation que s’ils avaient un père à la maison. L’argent n’a jamais été ma motivation première. C’est plutôt de faire des affaires, c’est de contribuer à la société, c’est de faire ce que j’aime, et quand on aime ce qu’on fait, on réussit.
70Le choix d’un successeur qui sache rallier les deux autres enfants demeure au cœur du problème :
Bernard est moins intéressé à la gestion, mais il ne veut ni de son frère ni de sa sœur comme patron. Avec les partenaires, Stéphane ne met pas toujours des gants. Il manque parfois de souplesse. Josée aurait bien besoin d’une main de fer pour gérer les relations avec les partenaires. Elle a de la difficulté à le faire, mais cela s’acquiert.
La prochaine étape
71À la recherche d’une prochaine étape à franchir, Liliane Colpron reprend la suggestion d’une amie fiscaliste, un nouveau gel successoral, probablement. Elle en a fait un premier, il y a quelques années, et elle a été obligée de l’annuler. Elle songe à une fiducie qui deviendrait un gel successoral, en temps et lieu. Gestion Première Moisson est déjà un holding. La planification de sa succession personnelle est déjà avancée : « Mon testament est fait depuis longtemps, de même que mon mandat d’inaptitude. Là, je pense à une fiducie. J’ai des assurances pour tout. »
72C’est en ce qui concerne la succession à la tête de l’entreprise qu’elle manque de repères : « Je ne sais pas comment ça se passerait si je n’étais plus là demain. Je pense que c’est Stéphane qui émergerait au détriment des deux autres, qui seraient bien malheureux. »
73Certaines ententes ont cependant été conclues, par exemple, en ce qui concerne les conjoints de ses enfants ou les conjoints de ses partenaires des succursales. La convention d’actionnaires stipule que les conjoints ne seront pas nécessairement des partenaires. Le fruit de la police d’assurance devra servir à racheter les parts des conjoints. Toutefois, si le conjoint a la compétence et est compatible avec le groupe, il pourrait y avoir une entente nouvelle. Pour le reste, en attendant mieux, diverses solutions sont envisagées : « Moi je crois que ce qu’on doit vivre, le hasard le met sur la route... Les réponses vont arriver. La présence d’un président extérieur à la famille n’est pas exclue. Je connais une famille qui a fait cela... pendant un certain temps. »
Le Groupe Pierre Beivédère – Guy Bélanger, c. a., propriétaire dirigeant
Historique de l’entreprise
74Le Groupe Pierre Belvédère, fondé en 1960 par Pierre Desmarais et dirigé aujourd’hui par Guy Bélanger, est essentiellement une entreprise de distribution de jeux éducatifs et de produits de papier fin, dont le siège social est situé rue Saint-Pierre, dans le Vieux-Montréal. Le centre de distribution est établi à Ville LaSalle. L’entreprise comprend deux entités légales, dont La Carterie, et compte 220 employés. La Carterie gère cinq magasins Essence du papier, spécialisés dans la vente et la distribution de produits de papier fin d’édition. Des points de vente sont répartis un peu partout au Canada. Le chiffre d’affaires de l’entreprise, qui était de 11 millions de dollars, en 1994, a atteint 32 millions en 2002.
Situation actuelle
75Le Groupe Pierre Belvédère est une entreprise non familiale qui en est à la deuxième génération de dirigeants. Le transfert de propriété et de leadership est complété. En achetant l’entreprise en 1994, Guy Bélanger, comptable agréé, diplômé de hec Montréal en 1976, en a conservé non seulement le nom, mais aussi la mission qui est d’offrir des produits esthétiques et d’une qualité supérieure ; pour ce qui est des jouets, ils sont choisis en fonction de leurs qualités éducatives et des valeurs non violentes et non sexistes qu’ils véhiculent. Le Groupe Pierre Belvédère a choisi de maintenir le caractère exclusif et raffiné de ses produits en travaillant avec les marchés spécialisés. La compagnie ne vend généralement pas au marché de masse.
Défi actuel
76Après avoir connu une bonne croissance et triplé son chiffre d’affaires en sept ans, le Groupe Pierre Belvédère a atteint un certain plateau. Plusieurs idées et orientations sont à l’ordre du jour du conseil d’administration où siègent maintenant quelques professionnels. Le président du conseil est Raymond David, autrefois associé senior chez Samson Bélair Deloitte et Touche, une situation exceptionnelle pour une entreprise de cette taille, précise Guy Bélanger : « C’est un homme qui prend sa place et qui ne se mêle pas des opérations. »
Étapes du transfert de direction
77Guy Bélanger avait toujours rêvé de brasser des affaires, sans pour autant créer une entreprise de toutes pièces. Pour lui, revitaliser une entreprise existante était le genre de défi qui correspondait le mieux à ses intérêts et à ses compétences, car, dit-il : « Les comptables agréés sont plus compétents pour donner des conseils financiers ; ils n’ont pas l’expérience pertinente de l’industrie pour bâtir une entreprise, car il faut être soi-même très impliqué dans une industrie et en connaître toutes les facettes pour réussir. »
78Guy Bélanger a travaillé pendant 10 ans dans un cabinet de comptables afin d’accumuler le maximum d’expérience. Avec neuf entrepreneurs, il a enregistré le premier groupe d’investisseurs dans le cadre des Sociétés de placement enregistré du Québec (speq) où il a connu un échec fertile en apprentissages : « Nous avions déterminé deux grands principes pour nos investissements. Le premier était d’acheter une entreprise déjà rentable ; le second, quelle se situe dans le secteur manufacturier connu par l’un des actionnaires. » Les investisseurs ont ignoré ces principes en achetant une entreprise qui n’avait jamais fait de bénéfices et qui se situait dans un domaine qu’aucun d’entre eux ne connaissait : « L’entreprise était alléchante, elle était impressionnante, les produits étaient beaux, elle était presque donnée parce qu’elle était au bord de la faillite. On a tous été attirés en comptables : on a vu un gain potentiel avec un investissement initial acceptable, et on croyait avoir assez d’expérience à nous tous pour relever le défi. »
79Après cette expérience, en 1989, il trouve intéressante la recommandation d’un chasseur de têtes qui l’avait informé que Pierre Desmarais, le pdg du Groupe Pierre Belvédère, était à la recherche d’un vice-président directeur qui assumerait en grande partie la gestion des opérations et qui, éventuellement, pourrait acheter l’entreprise. Guy Bélanger accepte de venir travailler au Groupe Pierre Belvédère en 1989-1990, au moment où l’entreprise connaît des moments difficiles sur le plan de sa rentabilité. Les années de bénéfices et de pertes alternaient. L’entreprise stagnait et ne semblait pas prendre de direction précise. D’excellents employés avaient pris la décision de partir et plusieurs autres s’inquiétaient de leur avenir. Pierre Desmarais souhaitait consacrer plus de temps à ses placements immobiliers et faire autre chose dans la vie. Dès le début, le changement de leadership était évident :
Comme je n’avais pas fondé cette entreprise, j’en étais plus détaché que mon prédécesseur. Je voulais qu’elle ait une croissance accélérée. Contrairement à Pierre Desmarais, je déléguais... peut-être trop... je faisais confiance aux gens qui n’avaient pas l’habitude de prendre des décisions. Et nous avons fait des changements parmi le personnel, car une entreprise de 30 ans qui n’a pas encore dépassé 10 millions de chiffre d’affaires, ce n’est pas seulement la faute du propriétaire. Certains employés avaient pris de bien mauvaises habitudes.
80Les employés ont dû apprendre à travailler avec des objectifs et à suivre leur progression. Alors que l’entreprise s’était contentée d’une augmentation de plus ou moins 5 % de son chiffre d’affaires, les objectifs devaient maintenant être formulés avec précision et à plus long terme : « Ce n’est pas la même approche si l’on décide de passer de 10 à 15 millions et de 15 à 20 d’ici cinq ans. La barre était beaucoup plus haute. »
81L’expérience semble être à tout égard positive. Pourtant, au bout de 15 mois de travail dans l’entreprise, Guy Bélanger se retrouve dans une impasse. L’entente entre les deux hommes stipulait qu’au bout d’une année environ, Pierre Desmarais enclencherait des pourparlers afin qu’une vente soit conclue. Cependant, il souhaite garder le contrôle de l’entreprise et n’offre à Guy Bélanger que 5 % des actions à ce moment, avec la possibilité d’acquérir progressivement d’autres actions, un processus trop lent pour l’acheteur qui envisageait plutôt l’acquisition de 30 à 40 % des actions dans un premier temps, et dans un deuxième temps très rapproché, d’un autre bloc d’actions qui lui assurerait le contrôle de l’entreprise, et ce, pour la simple raison que les bailleurs de fonds potentiels exigeaient de lui qu’il détienne le contrôle de l’entreprise, avant d’aborder toute discussion sur le financement ; ce qui est normal étant donné la situation.
82Déçu, Guy Bélanger quitte alors le Groupe Pierre Belvédère et n’y reviendra qu’en 1994, alors qu’il s’était posé comme seule condition de retour l’acquisition à 100 % de l’entreprise, mais auparavant, il s’accorde une année pour prendre une décision, année au cours de laquelle il consacre personnellement 75 000 $ à l’élaboration d’un plan d’affaires solide.
Étapes et moyens du transfert de propriété
83« J’avais besoin d’un plan d’affaires impressionnant pour les banquiers, mais je devais d’abord m’impressionner moi-même », dit-il. Il connaît assez bien l’entreprise, c’est un fait. Il rencontre la compétition lors de foires internationales car, affirme-t-il, « j’aurais bien pu arriver à la conclusion que ce n’était pas Pierre Belvédère que je devais acheter, mais un compétiteur ». Son plan d’affaires bien documenté, il le présente en premier lieu en Ontario, où se trouvent des investisseurs institutionnels importants ; cependant, ces investisseurs ne croient plus au secteur traditionnel dans lequel le Groupe Pierre Belvédère évolue.
84Les financiers exigent un investissement personnel ; Guy Bélanger investira approximativement 20 % de la mise totale et s’engagera au maximum de la valeur de ses actifs personnels. Avec l’appui du Fonds de solidarité ftq, il réussira à trouver trois millions de dollars :
Ce fut une négociation très difficile. Après plusieurs mois de discussions et de travail, le Conseil du Fonds de solidarité a d’abord rejeté les recommandations initiales d’investissement incluses dans une lettre d’intention rédigée par le Fonds parce que l’investissement initial demandé de 3,4 millions était trop élevé pour ce genre d’entreprise classifiée comme entreprise de distribution. Généralement, les sociétés de capital ne veulent pas prendre le contrôle mais s’assurer quand même une bonne proportion des profits. Après avoir investi proportionnellement aux actions détenues, le Fonds de solidarité souscrira la somme additionnelle en actions privilégiées et en dette subordonnée. Les actions se partagent ainsi : 51 % et 49 % des actions votantes. Je tenais absolument à garder le contrôle.
85Le Fonds de solidarité ftq lui fait d’abord la proposition suivante : un tiers des actions participantes pour lui, et les deux tiers des actions restantes pour le Fonds. À la suite des négociations, le Fonds détient 49 % des actions participantes, une proportion qui va diminuer à environ 39 % au moment où les options aux employés et à Guy Bélanger seront exercées.
86Guy Bélanger voulait garder les principaux cadres de l’entreprise, « des éléments fondamentaux », précise-t-il. « Quand j’ai acheté, j’achetais avec eux. Ces gens travaillaient à la recherche de produits spécialisés qu’il faut vraiment connaître. On ne peut pas s’aventurer dans ce domaine sans connaître à fond le marché. » Il couvre d’éloges quelques-uns de ses employés clés qui pourraient occuper des postes de haut niveau dans de grandes entreprises. Il mentionne combien il est difficile pour une pme d’embaucher des employés compétents, car les cadres spécialisés dans l’industrie sont souvent plus attirés par les grandes entreprises. Étant donné les risques financiers au départ, il a exclu, au début, la possibilité d’un engagement financier de la part des employés, même des cadres :
Je ne crois pas à cette idée d’impliquer les employés dans le capital, de les faire emprunter pour investir dans la compagnie. Ce ne sont pas des investisseurs prêts à assumer les risques inhérents à ce genre de transactions, et ils ne doivent pas prendre ces risques financiers. Ce à quoi je crois, c’est offrir des options d’achat d’actions qui peuvent être exercées sans l’obtention d’un financement externe au moment opportun, ce qui élimine la plupart des risques financiers pour les employés cadres.
87Il faudra bien un jour rembourser le Fonds de solidarité en rachetant ses actions. Selon Guy Bélanger, il n’y a que trois façons de le faire :
- La première est de vendre l’entreprise au moment opportun, quand elle aura atteint ses objectifs de rentabilité, et de rembourser les partenaires ;
- La deuxième est de faire en sorte que l’entreprise soit suffisamment profitable afin que les bénéfices permettent de supporter la croissance tout en permettant le rachat en bloc ;
- La troisième est de faire une autre levée de fonds et ce, en devenant une société ouverte.
88Pour Guy Bélanger, il n’est pas question de vendre. Pour ce qui est de profits extraordinaires, bien peu d’entreprises de biens de consommation sont dans cette situation. Et l’accès à la bourse est impossible pour une entreprise de la taille de Pierre Belvédère : « Heureusement, le Fonds n’est pas un partenaire pressé. À ce moment-ci, il est surtout prêt à réinvestir avec nous. Le Fonds de solidarité a été un excellent partenaire financier pour moi. Il est compréhensif et m’a toujours appuyé. »
Questions en suspens
89Guy Bélanger a réalisé son rêve d’acquérir une entreprise et de la faire progresser. Il a l’intention de la développer encore longtemps et souhaite demeurer associé par la suite. Pour assurer la continuité du Groupe Pierre Belvédère, il ne voit pas d’autre solution que de trouver un candidat intéressé, comme l’avait fait Pierre Desmarais, qui s’impliquerait sur le plan de l’actionnariat et qui l’aiderait à racheter par étapes le partenaire financier à même les profits de la compagnie. La question du financement pour l’achat d’une entreprise demeure cruciale.
90Le passage à la génération suivante est délicat et exige à la fois que le successeur ait les moyens et les occasions de faire ses preuves, et que le prédécesseur se retire de l’entreprise rapidement et en tout honneur. Deux leaders à la tête d’une entreprise de la taille du Groupe Pierre Belvédère ne peuvent que se nuire : « La transition doit être courte, à moins qu’il ne s’agisse d’une situation exceptionnelle ; je l’ai appris de mes anciens clients en pratique et j’en ai fait ma propre expérience. Elle doit être courte afin que le nouveau leadership puisse s’exercer rapidement et que les correctifs et ajustements, si nécessaires, soient apportés le plus vite possible. »
91Ce dernier aspect de la succession, soit la question du timing, si l’on peut dire, de la double transition du leadership et de la propriété, doit se faire dans le respect des personnes et de l’entreprise. Les valeurs des individus affectent cette dimension importante de la continuité : « Pierre Desmarais est un homme d’une grande sensibilité. Probablement qu’il l’a découverte en moi. Il a senti que la mission de l’entreprise était partagée », conclut-il.
Bilan
92Les trois derniers témoignages présentent chacun une situation particulière. Examinons d’abord le témoignage de Pierre Jutras d’Outillage et soudure Beauvais. Ce dernier a identifié sa successeure, elle travaille dans l’entreprise et une partie de la propriété a déjà été transférée à la génération subséquente. Il s’agit clairement d’un transfert en cours. Pourtant, ce cas diffère des précédents à plusieurs titres. D’abord, avec l’arrivée de la fille de Pierre Jutras à la tête de l’entreprise, il s’agit d’un passage de la deuxième à la troisième génération de l’entreprise familiale, mais d’une sixième génération pour cette entreprise qui a été fondée en 1903 ! Ensuite, le prédécesseur était bien convaincu de ne pas avoir de relève et était sur le point de conclure la vente de l’entreprise à un tiers. Peut-être à cause de cette situation particulière, la phase d’initiation à l’entreprise a été très planifiée : début à la production de façon à mieux connaître l’entreprise et à acquérir une légitimité vis-à-vis des employés, cours d’appoint en gestion des ressources humaines, mandats spéciaux, coach extérieur, toutes les techniques citées dans les livres sur la transmission du leadership sont utilisées.
93Monsieur Jutras nous parle aussi de son souci d’équité envers ses deux filles, étant donné que l’une d’elles n’est pas du tout intéressée par l’entreprise familiale. Il a décidé de donner quand même des parts à sa fille qui n’est pas impliquée, quitte à ce que la successeure les lui rachète plus tard. Nulle part ailleurs n’avons-nous retrouvé cette situation : un membre de la famille, propriétaire de l’entreprise, donc qui reçoit des dividendes, mais qui n’y travaille pas. Le partage de la propriété se distingue ici clairement du partage des responsabilités au sein de l’entreprise. La solution adoptée par Pierre Jutras et sa famille soulève toujours passablement de controverse, comme en témoigne une enquête menée en 2000 à l’échelle internationale par la firme Grant Thorton1. En effet, dans le cadre de cette étude, une proportion importante des entrepreneurs interrogés signifiaient leur désaccord vis-à-vis d’une telle politique et ce, dans la plupart des pays enquêtés (voir encadré). L’Espagne et la Finlande sont les pays qui se sont le plus distingués à cet égard.
Les répondants devaient signifier leur accord ou leur désaccord par rapport à l’affirmation suivante : « Les enfants qui n’entrent pas au service de l’entreprise ne devraient pas recevoir d’actions. » Voici les réponses obtenues pour les pays suivants :
Canada | États-Unis | Espagne | Italie | Finlande | Irlande | Pologne | Japon | |
En accord | 42 % | 45 % | 16 % | 38 % | 29 % | 41 % | 54 % | 46 % |
Neutre | 27 % | 23 % | 26 % | 27 % | 24 % | 25 % | 12 % | 37 % |
En désaccord | 31 % | 31 % | 58 % | 35 % | 47 % | 34 % | 33 % | 17 % |
94La situation de Liliane Colpron de Boulangeries Première Moisson est différente. La question d’équité dans le partage de la propriété ne se pose pas : tous les enfants sont actifs dans l’entreprise et détiennent une proportion jugée équivalente de l’entreprise familiale et de ses constituantes. C’est la question du transfert de leadership qui préoccupe le plus Liliane Colpron. Chaque enfant démontre ses propres compétences, essentielles au bon fonctionnement de l’entreprise. Mais selon elle, aucun ne possède ses qualités d’entrepreneur. Si cette qualité, quelle juge indispensable, apparaissait clairement chez l’un d’entre eux, le choix serait facilité. Comme ce n’est pas le cas, elle se demande qui choisir pour lui succéder.
95Ces questionnements sont légitimes. D’abord, quelles qualités devraient posséder le ou les successeurs ? Peut-être pas les mêmes que celles du prédécesseur. Après tout, l’entreprise est sans doute rendue à un autre stade de son développement et d’autres atouts, présents chez les successeurs, pourraient lui permettre de progresser. Le prédécesseur doit résister à la tentation de choisir quelqu’un qui lui ressemble en tous points. Ensuite, doit-il choisir un seul leader ? Le coleadership est-il une option valable ? Viable ? Dans le cadre de l’étude de Grant Thorton2 dont nous avons parlé précédemment, cette question a été posée aux participants. Dans la majorité des pays, les entrepreneurs ont répondu que le leadership ne devrait pas être partagé entre plusieurs successeurs (voir encadré). Malgré tout, parmi les cas examinés précédemment, celui de Développement Germain-des-Prés semble faire la preuve que le leadership peut être vraiment partagé.
Les répondants devaient signifier leur accord ou leur désaccord par rapport à l’affirmation suivante : « Il ne peut y avoir qu’un seul successeur-leader. » Voici les réponses obtenues pour les pays suivants :
Canada | États-Unis | Espagne | Italie | Finlande | Irlande | Pologne | Japon | |
En accord | 58 % | 61 % | 56 % | 41 % | 58 % | 55 % | 75 % | 63 % |
Neutre | 19 % | 21 % | 19 % | 27 % | 21 % | 17 % | 8 % | 26 % |
En désaccord | 23 % | 18 % | 25 % | 33 % | 21 % | 28 % | 16 % | 10 % |
96Quant au témoignage de Guy Bélanger, propriétaire dirigeant du Groupe Pierre Belvédère, il a ceci de particulier qu’il présente une transmission d’entreprise dans un cadre non familial. En regard des statistiques récentes sur l’importance des transferts qui auront lieu au Québec dans les 10 prochaines années, l’histoire de Guy Bélanger est encourageante puisqu’elle signifie que la continuité d’une entreprise peut se réaliser avec succès à l’extérieur de la famille. Ce témoignage met en lumière deux spécificités d’un transfert de ce type. D’abord, Guy Bélanger nous dit que, selon lui, le règne conjoint ne devrait pas être trop long, que diriger à deux têtes, c’est difficile et que cela peut nuire à l’entreprise. Or, dans les cas précédents, nous avons observé plusieurs situations de règne conjoint prolongé. Nous faisons l’hypothèse que le règne conjoint prolongé est une caractéristique des entreprises familiales. Qui plus est, nous pensons que cette durée plus grande de la codirection s’explique par le fait qu’entre un père ou une mère et son fils ou sa fille, le partage de responsabilités de façon à ce que chacun puisse y trouver son compte est plus facile à faire.
97De plus, Guy Bélanger souligne les difficultés attribuables au financement de l’acquisition qui apparaissent ici beaucoup plus fortement que dans les entreprises non familiales. Dans ces derniers cas, certains enfants n’ont pas eu à faire l’acquisition des parts, elles leur ont été données ou vendues à faible prix. Ceux qui ont acheté au prix du marché ont été financés par le prédécesseur pendant une très longue période. En définitive, il n’y a que Benoît Verstraete qui a éprouvé de véritables problèmes à ce chapitre en raison du décès prématuré de son père et d’une planification inadéquate des conséquences du décès. Le transfert de propriété semble donc facilité par le caractère familial des entreprises. Ceci rejoint les résultats d’une étude menée par la Banque du développement des PME en France qui est arrivée à la conclusion que le taux de succès des transferts familiaux était plus élevé à cause, entre autres, des difficultés moins grandes attribuables au financement de l’acquisition de l’entreprise3.
Notes de bas de page
1 Grant Thornton, prima International Research, London, Imperial College, University of London, 1999.
2 Grant Thornton, op. cit.
3 Banque du développement des petites et moyennes entreprises (bdpme), La transmission des pme-pmi – Dix années d’expérience de la Banque du Développement des pme, France, septembre 1998, <http://www.bdpme.fr/website/bdpme.nsf>.
Notes de fin
* Ce cas est réel mais les noms ont été changés à la demande de la famille.
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