Le passage de la deuxième à la troisième génération
Paroles de successeurs devenus prédécesseurs
p. 96-126
Texte intégral
Aliments Krispy Kernels inc. – Denis Jalbert, propriétaire dirigeant
1Aliments Krispy Kernels est une entreprise située dans le parc Colbert, à Québec ; elle a été incorporée en 1951. C’est un des rares exemples d’une entreprise américaine acquise par des Québécois. Elle fait partie d’un holding, Distribution Denis Jalbert inc., propriété de Denis Jalbert : « C’est avec cette agence de distribution de journaux que j’ai acquis les actions des entreprises familiales. »
2Pendant longtemps, Denis Jalbert a pensé qu’il était un entrepreneur, mais aujourd’hui, à 55 ans, il affirme qu’il ne le sait plus trop :
Mon père était certainement un entrepreneur. Sans aucun doute. Moi, je n’ai pas créé d’entreprise. J’ai pris des choses qui étaient en place, je les ai fait progresser. Est-ce que je suis plus un administrateur qu’un entrepreneur ? Ou un opérateur qu’un entrepreneur ? Ce serait à voir. Peut-être plus un administrateur professionnel de par ma formation.
Historique
3Le grand-père maternel de Denis Jalbert a longtemps été directeur du tirage de L’Événement, un journal de Québec acheté par Le Soleil par la suite. Le directeur du tirage du journal acheté a été remercié de ses services ; c’était en 1938, et il avait 43 ans. « Les journaux, dit son petit-fils, c’est ce qu’il connaissait. » Il a donc mis sur pied une petite entreprise d’importation et de distribution de magazines et de revues de toutes sortes provenant d’Europe et des États-Unis. Huit ans plus tard, en 1946, son gendre, le père de Denis Jalbert, a acheté cette entreprise, Agence provinciale, lui qui avait démarré une compagnie semblable à Trois-Rivières, Jalbert Distribution, en 1943.
4C’est dans le cadre d’une recherche de produits complémentaires aux revues et magazines qu’il a commencé à distribuer avec succès les noix et les arachides de la compagnie Carr. Celle-ci a repris ensuite la distribution de ses produits, mais M. Jalbert y avait vu un potentiel intéressant. Il faisait alors affaires aux États-Unis, notamment avec des éditeurs de New York, et un jour, dans le New York Times, il a appris l’existence d’un producteur d’arachides du New Jersey, Krispy Kernels. Il est allé le visiter, a commencé à distribuer ses produits, là où il distribuait revues et magazines, et finalement, il s’est associé au producteur pour former, vers 1951, une entreprise au Canada, Krispy Kernels Canada Limited.
5Le producteur a apporté comme mise de fonds de la vieille machinerie qui a été remise en état, afin de commencer la production au Canada. M. Jalbert a ensuite racheté les parts de son associé américain, un certain M. Gidritch. Par la suite, l’entreprise américaine a disparu.
6C’est au cours des années 1950 que les chips, ou croustilles, sont apparues. La famille Jalbert passait les étés dans le Maine, et c’est ainsi qu’une entente est survenue avec la compagnie Humpty Dumpty, originaire de Portland, Maine, pour distribuer ses produits au Canada. Encore une fois, le volume des ventes est devenu assez important pour que l’entreprise reprenne la distribution de ses produits, à la fin des années 1950. Pour combler le vide laissé par ce rapatriement, Paul Jalbert achète alors, en 1959, un petit manufacturier local de croustilles, Yum Yum.
7Les activités de ventes de Krispy Kernels et de Yum Yum ont d’abord été réunies, même si les deux usines fonctionnaient séparément puisque, à l’origine, Humpty Dumpty était un produit distribué par Krispy Kernels. Par la suite, Yum Yum a pris son envol et les deux organisations sont devenues autonomes. Denis Jalbert travaille aujourd’hui à regrouper tout ce qu’on appelle opérations, administration, comptabilité, informatique, tout en conservant deux réseaux de distribution séparés, deux produits distincts, même si les produits se prêtent à certaines comparaisons. C’est pour cette raison que Denis Jalbert se voit maintenant plus comme un gestionnaire qu’un entrepreneur.
8Le siège social de la compagnie situé à Québec abrite également l’usine de transformation d’arachides.
Ici, on transforme. Les arachides, on les cuit, on les sale, on les assaisonne, on les emballe. On les achète aux États-Unis, principalement, et un peu partout dans le monde. On va les chercher nous-mêmes. On achète directement des écaleurs, c’est-à-dire des gens qui achètent des producteurs agricoles, puis qui écalent le produit et le vendent vert, essentiellement nettoyé. Nous, on le cuit à la bonne température pour faire ressortir la saveur.
9À l’entrée se trouve encore le petit bonhomme orangé à la langue sortie, symbole de ces grignotines :
On l’a gardé parce que mon père a commencé avec ce logo, et parce que changer d’image en cours de route, c’était accepter de perdre beaucoup d’achalandage. Quand on a été obligés de franciser le nom, on a ajouté « Aliments » devant. Mais les gens pensent encore que c’est une compagnie américaine et demandent si on est une division ou si on a un contrat de distribution avec une compagnie américaine.
10Denis Jalbert n’était pas là quand son père a fait toutes ces démarches, mais il les replace dans le contexte de l’après-guerre, où ceux qui avaient accès à l’approvisionnement, les fournisseurs, étaient rois : « Aujourd’hui, c’est le client qui est roi. Dans ce temps-là, les débrouillards allaient chercher des sources d’approvisionnement et le marché était relativement facile. Il y avait moins de compétition. Les gens manquaient de tout. »
11Aliments Krispy Kernels possède deux usines, celle de Québec qui transforme les noix et les arachides, et qui compte quelque 100 employés, et celle de Warwick, près de Victoriaville, deux fois plus grosse, qui loge Croustilles Yum Yum, et qui compte 220 employés : « Il y a des cycles un peu plus forts, de la fin de l'été jusqu’au temps des fêtes, mais c’est pas mal régulier. » Le chiffre d’affaires des deux entreprises représente de 60 à 80 millions de dollars par année, dont un tiers provient de Krispy Kernels et deux tiers de Yum Yum.
Les étapes du transfert de direction
12Denis Jalbert a commencé à travailler très jeune avec son père, mais n’est entré dans l’entreprise que plus tard :
En 1959, quand mon père a acheté Yum Yum, j’allais passer mes journées de congé avec lui. À l’Agence provinciale, la compagnie de distribution, le samedi matin, je descendais avec lui et on travaillait toute la journée. Je suis le plus vieux d’une famille de huit enfants. Les gens disaient que j'étais le futur patron... À partir de l’âge de 10-12 ans, lui et moi, on parlait affaires à table, au souper. Il parlait de ce qui arrivait et de ce qu’il fallait faire et ne pas faire.
13Cependant, c’est à sa mère qu’il doit d’avoir pris goût à son rôle de successeur : « Je dois dire que mon père était chef d’entreprises, mais ma mère était chef de famille. Mon père a quand même repris l’entreprise de mon grand-père maternel. C’est ma mère qui m’a conditionné à reprendre l’entreprise. » C’est elle qui lui a expliqué ce que son père faisait, qu’il était un bâtisseur, que la famille lui devait d’être maintenant à l’aise et qu’il fallait se préparer à reprendre l’entreprise pour continuer son œuvre.
14Ensuite, Denis Jalbert a fait son cours classique et s’est inscrit à l’Université Laval, en administration : « Mais en même temps que j’allais à l’université, je travaillais à temps plein dans l’entreprise. » À 22 ans, il a terminé un baccalauréat en administration et s’est inscrit à la maîtrise, mais une occasion de se lancer lui-même en affaires s’est présentée :
À l’Agence provinciale, on distribuait aussi des quotidiens — le Montréal Matin, la Gazette, Le Devoir —, ce qui cadrait de moins en moins bien avec la distribution hebdomadaire des magazines. Il y avait un peu de friction et les journaux voulaient se regrouper pour réduire leurs coûts. Mon père avait décidé de laisser aller la partie des journaux quotidiens. Je lui ai proposé de m’en occuper et je me suis associé avec une autre personne qui était distributrice à La Presse et nous avons formé une entreprise, devenue par la suite Distribution Denis Jalbert inc. Je n’ai jamais fait la maîtrise. Quinze ans plus tard, je suis allé à Harvard faire le programme opm, Owner President Management. J’ai alors pensé qu’il valait peut-être mieux saisir la chance et remettre les études à plus tard. Je ne suis plus convaincu que ce fut le meilleur choix.
15Plusieurs des enfants de la famille Jalbert ont passé un certain temps dans l’entreprise, mais seul Denis, l’aîné, est resté. Denis Jalbert ressemble à son père.
J’imagine que celui qui doit être le plus flexible, c’est le plus vieux. Quand tu es jeune, tu es cassant... J’étais sûrement comme ça. J’étais plus intransigeant que lui pour ce qui était des garanties à donner à la banque et des syndicats. Des fois, oui, il m’a laissé me planter. Il ne pouvait pas faire autrement. J’étais trop têtu.
16Il en a gardé plusieurs valeurs et façons de faire. Il résume ainsi cette filiation :
Il n’a pas eu la chance d’étudier longtemps. Moi, les études m’ont donné des outils pour partir. Je suis parti de la marche 2 ; lui, il est parti de la marche o. Il a pavé mon entrée dans l’entreprise, et j’ai pavé sa sortie.
S’il avait vendu l’entreprise il y a 30 ans, sa vie aurait été différente. L’œuvre de sa vie, il continue à la toucher tous les jours, il s’intéresse... Sans avoir le stress des responsabilités. Il continue de voir évoluer l’entreprise à travers sa famille et ses petits-enfants qui y entrent. Ma fille va souvent le voir et jaser avec lui. C’est le genre de choses qu’il ne vivrait pas s’il avait vendu à des étrangers. J’espère que ça va m’arriver.
17Et son père, qui aura bientôt 83 ans, a toujours son bureau, même s’il n’est plus acdf dans l’entreprise :
Les gens l’appellent encore l'ingénieur en chef... Non, il n’est pas ingénieur, il est ingénieux... Il joue le rôle de fondateur, de mentor. Même moi, aujourd’hui, je ne suis plus actif dans les opérations quotidiennes. J’ai un président dans chacune des divisions Krispy Kernels et Yum Yum et j’ai aussi trois autres entreprises dans lesquelles il y a un directeur général. Je travaille beaucoup plus sur le plan des stratégies, du développement et de la formation des équipes. Je dirige les gens qui gèrent mes entreprises, si vous voulez. J’ai gardé le titre de chef de l’exécutif.
18En fait, pour « paver son entrée dans l’entreprise », c’est Denis Jalbert lui-même qui s’est donné des mandats :
Je suis entré dans l’entreprise progressivement, mon père m’amenait partout avec lui et j’ai connu ainsi un peu tous les rouages de l’entreprise. Mon père comptait un peu sur le fait que j’arrivais avec des connaissances techniques. Je me suis donné des mandats un peu comme ça et dans les choses qui m’intéressaient davantage. J’ai acquis le petit commerce de distribution de quotidiens et quelques entreprises en parallèle pour me bâtir une équité... et être capable d’acheter.
Les étapes du transfert de propriété
19Denis Jalbert a acheté au prix du marché, « non maximisé », il en convient :
Par rapport à mes frères et sœurs, il fallait quand même qu’il y ait une justification. Il ne pouvait pas me donner l’entreprise ou les entreprises. Après quelques années, j’avais ramassé plusieurs contrats de distribution de journaux et 35-40 personnes travaillaient pour moi. L’entreprise générait un certain profit, ce qui me permettait de faire une acquisition. Cela me permettait d’avancer. J’ai commencé par acquérir une partie d’Agence provinciale. En fait, la transition avec mon père s’est étalée sur 26 ans, sur une génération... J’ai fait ma première transaction avec lui en 1970 et la dernière, en 1989, mais j’avais 10 ans pour payer. J’ai fini en 1996.
Je suis sorti de l’université en 1969, ai démarré mon commerce de distribution en mars 1970, acheté une première moitié d’Agence provinciale en septembre 1970, à crédit, et commencé dès lors à m’impliquer dans cette entreprise. En 1971, nous avons fait un grand saut en quittant les locaux loués par Agence provinciale et Krispy Kernels pour venir nous installer dans un bâtiment tout neuf, séparé en deux, dont la moitié est occupée par Agence provinciale et l’autre moitié par Krispy Kernels. Le 9 décembre 1971, après neuf mois de démarches et plusieurs refus, nous avons finalement obtenu notre financement hypothécaire à condition de nous engager et de signer conjoints et solidaires. Le 15 décembre, nous sommes déménagés ici, à l’usine Krispy Kernels.
J’ai acquis le contrôle d’Agence provinciale en 1974, une première concession automobile en 1976 et, en 1978, j’ai proposé et obtenu d’acheter, toujours à partir des mêmes marges, la moitié de Krispy Kernels et de Yum Yum, payable en 10 ans. Sept ans plus tard, le tout payé, j’ai de nouveau pu acheter une autre tranche de 40 % qui me venait également d’autres membres de la génération de mon père qu’il avait associés au fil des ans. La transition de propriété s’est donc effectuée dans ce cas de 1978 à 1985 ou 1989, puisque j’ai acquis les derniers 10 % en 1989 et fait mon dernier paiement en 1996.
J’ai par la suite acquis, en dehors des liens familiaux, une concession de camions lourds, à Québec, et une autre concession d’autos à Montréal. J’ai vendu ou liquidé l’opération distribution de journaux, début 2000, pour ne conserver que l’aspect société de portefeuille à Distribution Denis Jalbert inc.
J’avais dit à mon père que j’étais prêt à reprendre ses entreprises mais que je ne voulais pas arriver à 50 ans et me trouver minoritaire.
Je lui ai dit que je voulais avoir les coudées franches. Tout ce que je lui demandais, puisqu’il avait plusieurs entreprises, c’était qu’il me donne le choix en premier. Si d’autres personnes montraient de l’intérêt, elles feraient leur choix à leur tour.
20Son premier choix a été Agence provinciale, parce que c’était une entreprise de distribution où les flux de trésorerie étaient beaucoup plus réguliers :
Si vous faites un montant d’argent à la fin de l’année et que c’est bien géré, les comptes clients vont peut-être monter un peu, les stocks vont peut-être monter un peu, mais ça dégage de la liquidité. En industrie, c’est beaucoup plus difficile et si on veut progresser, cela demande plus de capital. Quand on développe, on a beau faire de l’argent, il est difficile de ne pas rester endetté. Je voulais m’acheter une cash machine, ça me prenait un cash cow avant d’acheter des cash sponge.
Défis actuels
21Denis Jalbert a participé récemment aux activités d’un regroupement de présidents du Québec. À l’ordre du jour, les questions suivantes : Quelle est votre plus grande réalisation ? Quel est votre plus grand défi ?
Les gens parlaient des problèmes qu’ils ont eus l’année dernière et des problèmes qu’ils ont cette année. Moi, je regarde ça plus sur la base des générations. Ce que j’ai dit, c’est que ma réalisation a été de ramasser le flambeau de la génération précédente et de faire progresser l’entreprise et mon défi, c’est de le transmettre à la génération à venir. C’est un peu comme ça que je me suis toujours vu, comme le fiduciaire de la prochaine génération.
22Denis Jalbert a quatre filles ; l’une d’elles est déjà dans l’entreprise et une deuxième y entrera sous peu. Il leur a fixé la barre très haute :
Je leur ai dit qu’il leur fallait deux maîtrises. Les deux plus vieilles les ont obtenues. Elles savent que, si elles veulent venir travailler dans l’entreprise, elles sont les bienvenues. Je trouve intéressant qu’elles acquièrent de l’expérience ailleurs.
Marie-Claude, l’aînée, a une maîtrise en finance et un cfa ; elle a travaillé aux finances chez Hydro-Québec pendant quatre ans avant de travailler chez un gestionnaire privé de portefeuilles. Valérie, la deuxième, possède une maîtrise en psychologie et termine un mba. Elle est entrée à notre service, il y a trois ans, aux ressources humaines. Elle va connaître tout le monde et je crois qu'elle a la trempe d’un leader. Michèle, la cadette, est encore à l’université. Elle étudie en consommation. Elles ont toutes étudié à Laval, mais les deux aînées ont ou auront une maîtrise de hec. Renée-Maude, la troisième, a fait un baccalauréat en administration. Elle est allée étudier en Europe et, après avoir occupé un poste comme directrice du marketing pour une entreprise d’importation de vins et spiritueux à Montréal, elle est entrée dans l’entreprise comme directrice du marketing de Croustilles Yum Yum.
23À Valérie, qui est entrée aux ressources humaines, Denis Jalbert laisse la plus grande liberté pour choisir son cheminement. Elle a récemment eu des responsabilités importantes : à l’été 2000, l’entreprise a vécu une grève. En tant que cadre, elle a fait comme les autres : « On a assumé les opérations pendant les sept semaines de grève. Tous les cadres ont travaillé très fort. Elle a eu une sorte de petit baptême. Et là, elle est aux ventes depuis le mois de septembre 2000. »
24Son père sent qu’elle a la fibre de l’entrepreneur : « Elle a le pif, elle sent le vent, c’est important en affaires. C’est pas toujours rationnel, mais c’est par là qu’on va. » Toutes les quatre pourraient investir leurs talents au profit de l’entreprise. Denis Jalbert est prêt à diviser les entreprises : quatre chefs dans quatre entreprises : « L’important, c’est qu’elles aient les coudées franches. »
Je veux qu’elles fassent un choix éclairé. Je n’ai jamais été malheureux de mon sort mais je n’ai jamais fait de choix. J’étais le plus vieux et le plus vieux s’en allait là. Je ne me suis jamais rebellé, et cela faisait mon affaire, cela m’accommodait. Je ne veux pas que mes filles me reprochent un jour de les avoir forcées ou indûment influencées. Aujourd’hui, les jeunes ne se laissent plus manœuvrer. C’est : « Allez de par le monde, faites-en le tour et si vous pensez que ce qu’on a ici, c’est quelque chose de valable et que ça vaut la peine de continuer, on en parlera et on prendra les dispositions dans ce sens-là... » C’était un peu l’approche de mon père aussi.
25Denis Jalbert ne s’attend cependant pas à ce que ses filles fassent comme lui et achètent l’entreprise, même si dans son cas, c’était la meilleure façon de ne pas créer de conflits avec ses frères et sœurs :
J’avais hâte d’avoir tout payé et je me suis forcé pour que ce soit fait le plus rapidement possible, de façon à ce qu’il n’y ait pas d’équivoque. Si jamais mon père était mort en chemin, cela n’aurait pas causé de problèmes. On ne sait jamais. Il vaut mieux que ce soit clair et que ce soit loin derrière soi. Mon père avait subi l’ablation d’une tumeur cancéreuse à 41 ans. Ça fait réfléchir !
Mais ça n’a pas été la façon la plus facile pour moi ! Je vous dirais que je suis conscient aujourd’hui que c’est une formule que moi j’ai choisie et j’ai trimé pour me pousser. Mais je ne m’attends pas à ce que mes filles soient en mesure de le faire. Actuellement, je n’ai pas la solution.
C’est une formule qui n’a pas que des avantages. J’ai dû, dans cette optique, limiter la croissance à l’occasion pour limiter l’endettement et maintenir le contrôle. Limiter l’expansion est devenu un choix pour protéger les valeurs choisies.
26Denis Jalbert est unique actionnaire de Distribution Denis Jalbert inc. où il n’y a pas de conseil d’administration :
J’ai quand même des mentors... Mon père a toujours été mon mentor. Je fais partie de groupes de gens d’affaires, mais je n’ai pas de conseil d’administration. J’ai deux associés dans une des divisions, Camions Freightliner, dont je détiens 62 % des actions. Je détiens 100 % du holding, 100 % des concessions automobiles et 100 % de Krispy Kernels.
27Malgré cette concentration, Denis Jalbert estime que l’entreprise est bel et bien familiale, parce qu'elle a été transmise d’une génération à la suivante et qu’il prépare la transition vers ses filles : « D’ici 5 ans, je veux savoir où l’on va, et dans 10 ans, je veux avoir pris ma retraite. Je serai là comme mentor mais quand j’aurai 65 ans, je veux qu’il y ait quelqu’un à la barre, idéalement, toutefois il peut y avoir des contretemps. Comment on va le faire ? Je ne le sais pas. » Il s’est assuré les conseils de fiscalistes, mais :
Il faut d’abord décider de ce qu’on veut faire. Et après, avec le fiscaliste, ce sera plus une question de trouver des moyens et des formules pour y arriver, mais il faut commencer par savoir ce qu’on va faire. C’est un peu tôt encore.
Une seule de mes filles est impliquée dans l’entreprise, mais Renée-Maude m’a récemment demandé de ne pas donner sa place pendant qu'elle n’était pas là, puisque c’est moi qui ai insisté pour qu’elle prenne de l’expérience ailleurs. Elle a, depuis, décidé de se joindre à nous.
28Denis Jalbert sait ce que c’est que de faire affaire avec les banques. Il a jonglé longtemps avec les chiffres, mais il n’a jamais traité avec des institutions spécialisées en capital de risque :
Les entreprises avaient des dettes et ce n'est pas facile de faire croître une entreprise en même temps que l’on réduit la dette et que l’on achète les actions de l’entreprise. Les actions, on les achète avec du capital après impôt. Il a fallu jouer du coude pas mal. Chaque entreprise connaît des cycles et il y en a souvent une qui va plus ou moins bien. Par contre, quand on a quatre, cinq ou six entreprises, les autres peuvent l’aider. Il est impensable que mes filles revivent cette formule-là, que j’ai inventée et avec laquelle j’ai vécu, mais qui m'a été très onéreuse. Il faut que j’en trouve une autre, ou peut-être devrais-je la leur laisser trouver ?
La prochaine étape
29Denis Jalbert a pensé à former un conseil de famille pour traiter de ces questions. Il en a été question récemment. Il connaît l’existence de quelques ressources et il assiste à des rencontres sur ce sujet. La planification de ses affaires personnelles est à repenser :
Tout le temps que j’étais jeune et endetté, je faisais une planification de telle sorte que si je décédais, je laissais les entreprises sans dettes, avec des assurances pour couvrir les dettes. Il est trop tôt maintenant pour un gel successoral. Je viens de finir de payer mon père, il y a six ans. Je vais en jouir quelques années et je vais passer à la prochaine étape. D’autant plus que l’espérance de vie augmente tout le temps. Dans le temps, tu voyais les entrepreneurs mourir à 50-60 ans. Aujourd’hui, c’est moins vrai. Je ne travaille plus directement aux opérations dans aucune des entreprises. Je les ai toutes dirigées mais aujourd’hui, je peux partir un mois en vacances et il y a des gens en place pour s’en occuper, donc le risque d’un départ accidentel diminue.
30À partir de maintenant, évidemment, Valérie sera de plus en plus impliquée dans le recrutement des cadres puisque ce sera elle qui, à l’avenir, travaillera avec eux. Il existe dans l’entreprise depuis fort longtemps une politique de participation aux profits pour motiver les cadres.
31Au cours des prochaines années, la vie de Denis Jalbert s’inspirera de celle du lion :
Je vais peut-être vous décevoir mais je vous dirais que, sans être un écologiste, à un moment donné, tu vas chercher ce dont tu as besoin et tu essaies de ne pas prendre plus. Le lion qui chasse, s’il a besoin d’une proie par semaine, il n’en tue pas trois ; il prend ce dont il a besoin. Pour moi, l’entreprise, c’est un outil, un instrument au service de la famille...
32Si ses filles décidaient de ne pas entrer au service de l’entreprise, Denis Jalbert pense qu’un partenariat avec des employés ou des cadres serait difficile. L'entreprise demeure dans un secteur compétitif mais se trouve en bonne position :
Dans le secteur d’Aliments Krispy Kernels, il y a un seul gros compétiteur au Canada et aux États-Unis, mais on l’a délogé. On est de loin le numéro 1 au Canada. On a profité de ses erreurs. La compétition est très segmentée et notre position est pas mal dominante, bâtie à grands frais. Du côté des croustilles, c’est le contraire. Le numéro 1 est très gros. Il y a des joueurs régionaux, et on est un petit joueur régional, dans le sens qu’on a une base locale, une seule usine, alors que d’autres joueurs régionaux ont quatre ou cinq usines. On est le dernier des petits. Tous les plus petits se sont éteints.
33Denis Jalbert ne craint pas pour l’avenir : « Avec des joueurs plus gros qui sont publics, on suit leurs résultats sur une base régulière, on se dit que si on peut fonctionner à meilleur coût et surtout innover régulièrement, il y a une place pour nous. »
Bestar inc. – Paulin Tardif, président du conseil d'administration et chef de la direction
Historique
34Chez Bestar, on fabrique des meubles de rangement et du mobilier de bureau prêts à assembler. Le siège social et l’usine se trouvent à Lac-Mégantic, mais Bestar a un bureau à Toronto et en a ouvert un, depuis peu, à Saint-Hubert ; de nouveaux locaux ont remplacé ceux de Lachine, à la demande des employés qui habitent surtout la Rive-Sud de Montréal. On y trouve un bureau de vente et de marketing, et une partie des locaux est consacrée aux activités de recherche et de développement. En tout, Bestar embauche près de 500 personnes.
35Avec un chiffre d’affaires qui varie entre 60 et 80 millions de dollars, selon les années, on est loin de l’entreprise fondée en 1948 par Jean-Marie Tardif, qui a commencé en fabriquant des chaises berçantes, des tables de salon et des tables basses. Son fils, Paulin Tardif, nous raconte comment l’entreprise actuelle a démarré :
Un jour, Jean-Marie Tardif est allé chez un de ses frètes qui venait d’acheter une encyclopédie Grolier, laquelle était posée sur un porte-livre en bois. En le regardant de près, il s’est dit qu’il serait capable de fabriquer un tel support. Il a produit un modèle, il a téléphoné aux dirigeants, qui ont accepté de le rencontrer.
C’étaient eux qui fabriquaient ces supports avec des copains, dans leur sous-sol. Je pense que le prix demandé par mon père était deux ou trois fois moins cher. Ils n’ont pu faire autrement que d’accepter sa proposition.
36Au cours des années, l’encyclopédie Grolier a compté plus de volumes, et les porte-livres sont devenus des bibliothèques. Jusqu’au début des années 1970, les bibliothèques de Grolier ont été la production principale de l’entreprise, mais Jean-Marie Tardif avait aussi d’autres clients. Aujourd’hui, de 70 à 75 % de la clientèle de Bestar inc. se trouve aux États-Unis, sans compter l’Amérique latine, l’Europe et l’Asie où l’entreprise tente de percer.
Situation actuelle
37L’entreprise se prépare au passage de la deuxième à la troisième génération. La fille, les deux fils et le beau-fils de Paulin Tardif sont déjà dans l’entreprise, de même qu’un de ses frères. De plus, un beau-frère et un cousin de sa femme font également partie de la direction de l’entreprise. Paulin Tardif dirige l’entreprise depuis plus de 20 ans. Il est le président du conseil d’administration et chef de la direction. Au conseil d’administration, le président et chef d’exploitation de l’entreprise est également présent, de même que trois représentants du Fonds de solidarité ftq qui détient 38 % des actions, et trois chefs d’entreprise d’autres secteurs : « Il y en a un qui fait des bicyclettes et l’autre est dans une entreprise de distribution internationale. Le troisième était dans l’imprimerie. Au conseil, il y a toujours eu des entrepreneurs et des gestionnaires. »
Le transfert de direction
38Paulin Tardif est entré dans l’entreprise de son père dès la fin de ses études. Il avait obtenu un baccalauréat en administration de l’Université Laval et il venait d’obtenir sa maîtrise en administration des affaires, à l’Université de Sherbrooke. Il entendait bien acquérir de l’expérience en dehors de l’entreprise familiale : « L’entreprise n’avait que 25 employés. Pendant mon stage, j’avais commencé à élaborer un système de prix de revient, mais je ne l’avais pas terminé. J’ai dit à mon père qu’avant de chercher un emploi, je viendrais travailler trois semaines. Je ne suis jamais parti. » Les années se succèdent et les responsabilités augmentent selon la demande, à tel point que Paulin Tardif n’arrive pas à établir des étapes ou à identifier les points forts de son cheminement vers la direction :
Mon père a toujours été un homme d’usine. Il aimait travailler avec ses machines, bien plus que de diriger des gens. Il avait tout d’un ingénieur mécanique, sauf les études. Plus il voyait que j’étais capable de gérer l’entreprise, plus il m’en donnait. Quand on a formé un conseil d’administration, il ne voulait pas être président. Il m’a dit : « Prends la direction, je vais être là, je resterai au conseil. » Il n’a quitté l’entreprise que 15 ans plus tard. J’aurais aimé qu’il gère l’entreprise un certain temps avec moi.
39L’entreprise grossissait, des employés sont devenus responsables de la production, et Jean-Marie Tardif s’est réservé le département de mécanique. Malgré une offre alléchante d’aller travailler aux grands chantiers de la baie James, malgré la possibilité de faire autre chose que des meubles, Paulin Tardif n’a jamais regretté sa décision de rester : « Je ne voulais pas le laisser tomber. » Sur plusieurs points, Paulin Tardif ressemble à son père, à l’exception de ce côté manuel :
Mon père n’était pas un entrepreneur typique. Je devrais dire que ce n’était pas le gars qui avait l’ambition d’avoir une grande entreprise. Il n’aimait vraiment pas faire des affaires. Il aimait être dans l’usine. C’est un inventeur. À une certaine époque, la moitié des machines de l’usine, c’est lui qui les avait faites. Moi, je ne suis pas très manuel.
40Jean-Marie Tardif s’était formé lui aussi en travaillant avec son père qui avait une petite boutique de menuisier et d’ébéniste, et qui faisait des meubles sur mesure. Vers l’âge de 20 ans, Jean-Marie Tardif a travaillé dans une scierie et dans un moulin où l’on faisait du bardeau. Ensuite, il a travaillé comme mécanicien. Mais ce qui l’intéressait vraiment, c’était la production en série. Il a démarré sa petite usine juste à côté de celle de son père. Aujourd’hui, il est toujours intéressé à l’entreprise : « Il est près des gars et va voir tous les jours si tout va bien », nous dit son fils.
41S’il y avait des étapes dans le cheminement de carrière de Paulin Tardif, ce serait peut-être cette période de 10 ans, à compter de 1985-1986 : non seulement s’installe-t-il à Montréal avec sa famille, mais c’est aussi le moment où l’entreprise devient publique, dans le cadre de ce qu’il qualifie « l’aventure du réa » :
Cette aventure du réa, ça nous a aidés à nous planter ! Puisque l’on avait de l’argent provenant de l’émission publique, il fallait absolu ment faire des acquisitions. Les années qui ont suivi, j’ai passé la moitié de mon temps, sinon plus, à voyager, à aller voir toutes sortes d’entreprises qu’on aurait pu acheter. On a acheté Décabois en 1987, à Granby, et la récession est arrivée. On a dû vendre les actifs en 1991. On a perdu plusieurs millions. Cela nous a fait reculer de 10 ans !
42C’est en ces temps de profonds changements que Paulin Tardif décide d’assumer lui-même la direction des ventes et demande à sa fille, Michèle, de devenir son adjointe. Michèle travaillait alors au service du marketing depuis mai 1990, en attendant de retourner aux études, pour faire une maîtrise en administration des affaires : « Il y a bien eu des offres d’achat, mais je me sentais trop jeune alors, à 40-45 ans, pour vendre. D’ailleurs, cela n’a jamais fait partie de mon plan de match. »
43Plutôt que vendre l’entreprise, Paulin Tardif accepte l’intervention du Fonds de solidarité, en 1990 : « On était presque en faillite. Ils ont vu qu’on était une bonne entreprise et ils ont décidé d’investir. Le Fonds de solidarité ftq a investi autour de quatre millions, à l’époque, et détient toujours 38 % des actions. Sans eux, je ne sais pas si on s’en serait sortis. »
44Pour ce qui est de l’acquisition du statut de société ouverte, Paulin Tardif constate que cela change passablement les règles du jeu pour une entreprise familiale.
45Le passage de la deuxième à la troisième génération de l’entreprise est une grande préoccupation de Paulin Tardif qui n’écarte, à l’abord, aucune possibilité :
On s’est fixé l'objectif de grossir l’entreprise d’ici cinq ans. Si on ne peut pas l’atteindre, je pense qu’on ferait mieux de considérer différentes avenues, parce qu’on peut se faire bouffer. Nos clients, ils travaillent aujourd’hui dans un monde de géants.
Nous, nous sommes à la fois trop gros pour être petits et trop petits pour être gros. Dans notre industrie, il y avait une trentaine de fabricants plus ou moins importants dans les années 1980. Malgré une croissance moyenne du marché de près de 10 % par année, la moitié de ces fabricants sont disparus. La même chose s’est produite chez les distributeurs. Plusieurs regroupements ont contribué à diminuer leur nombre, mais ils sont devenus de plus en plus gros. C’est pourquoi grossir la taille de l’entreprise est devenu une obligation pour nous.
46Paulin Tardif admet que son entreprise a des chances de s’en sortir en grugeant des parts du marché des concurrents :
Notre plan stratégique est là. On y va ou bien on meurt, comme entité séparée, j’entends. Nos clients sont maintenant trop gros. Et ils se font bouffer à mesure qu’ils grossissent. On dirait qu’ils grossissent, justement, pour se faire acheter ! C’est bien beau de dire qu’on continue l’entreprise familiale, mais la continuité passe peut-être par autre chose...
47Les exigences de la croissance, les contraintes du marché, la mondialisation, il faut en parler, affirme Paulin Tardif, car c’est dans ce contexte que s’insère maintenant pour lui le choix d’un successeur. Quand Paulin Tardif a succédé à son père, les critères de choix de ce dernier étaient probablement les suivants :
C’est sûr qu’il me faisait bien confiance. Je pense que l’honnêteté, la façon de voir les choses, la façon de penser, l’ardeur au travail, la compétence, c’est ce qu’il cherchait. Et c’est toujours vrai. Mais aujourd’hui, la compétence est vitale. Il faut quelqu’un au-dessus de tout. Il ne faut pas avoir de doutes sur la compétence. Et il faut quelqu’un qui va véhiculer les mêmes valeurs que les gens de chez nous.
48Le style de gestion adapté au monde d’aujourd’hui, que ce soit ou non au sein d’une entreprise familiale, serait, selon Paulin Tardif :
celui qui est prôné depuis 10 ou 15 ans, avec son concept de qualité totale, de suppression des niveaux hiérarchiques, de consultation et de communication du bas vers le haut, tout en étant innovateur à tous les niveaux. C’est le travail d’équipe et l’amélioration continue. C’est la nouvelle façon de gérer les entreprises, et je me sens bien là-dedans.
Le transfert de propriété
De la première à la deuxième génération
49Paulin Tardif est issu d’une famille de quatre enfants. Il est l’aîné de cette famille. Vingt-deux années le séparent de son frère cadet qui avait quatre ans quand Paulin Tardif a succédé à son père. Le deuxième enfant, plus jeune que Paulin de deux ans, est avocat. Sa sœur n’était qu’une adolescente, à ce moment. Plus tard, elle est venue travailler dans l’entreprise pendant quelques mois, mais elle n’était pas intéressée à continuer. Selon Paulin Tardif, elle est plutôt une artiste et travaille aujourd’hui dans le domaine des communications.
50À un moment donné, les vérificateurs ont conseillé à Jean-Marie Tardif de vendre ses actions, car c’était son fonds de pension. Vérificateurs et comptables ont évalué l’entreprise de façon très scientifique, « pour que ce soit accepté par l’impôt ». Paulin Tardif a conclu la transaction avec son père. Jusqu’à il y a cinq ans, il payait une partie du capital et les intérêts courus, à chaque année. Au début, il était le seul actionnaire. Puis, l’entreprise grossissant plus vite que ce que ses moyens ne le permettaient, il a vendu des actions privilégiées et ordinaires à une quinzaine d’investisseurs de la région. Plus tard, Paulin Tardif, avec un partenaire, a racheté toutes ces actions vendues en ville, sauf deux petits lots qui ont été rachetés par des dirigeants. Au moment où l’entreprise est devenue une société ouverte, Paulin Tardif avait racheté son partenaire et il ne restait que les deux dirigeants. Il détenait alors 93,6 % des actions.
51Son père, Jean-Marie Tardif, aurait préféré donner l’entreprise à ses quatre enfants plutôt que de la vendre à un seul. Paulin Tardif explique ainsi la situation :
Moi, j’étais le seul, vraiment, qui s’impliquait. J’ai dit que si les parts étaient partagées entre tous les enfants, si c’était comme ça, on ne se chicanerait pas, mais que moi, je ne resterais pas. Je lui aurais donné le temps de trouver quelqu’un pour me remplacer. Ou bien, je proposais de lui payer la totalité des actions, que s’il voulait, on allait les faire évaluer.
52Jean-Marie Tardif en a probablement parlé aux autres enfants, mais il n’y a pas eu de conseil de famille comme tel parce que, selon les souvenirs de Paulin Tardif, dans ce temps-là, on n’en parlait pas. Le père prenait lui-même sa décision :
Au cours des années, quand l’entreprise a grossi, j’ai senti des fois que ma sœur et mes frères nous pensaient bien riches. Ils devaient avoir l’impression qu’ils auraient dû avoir un peu d’argent, mais je n’ai jamais eu de difficulté à en jaser avec eux. Pendant 10 ans, je n'avais pas un cent, j’ai travaillé fort pendant qu’eux faisaient autre chose. Dans les moments difficiles, ils étaient loin de nous envier !
53Paulin Tardif considère que c’est au moment où il est entré dans l’entreprise qu elle est devenue familiale. Aujourd’hui, le seul fait d’être une société ouverte a changé le caractère familial de l’entreprise puisque les actionnaires qui ne sont pas de la famille ont aussi droit de parole.
À venir : le passage de la deuxième à la troisième génération
54Aujourd’hui, à cause de la valeur de l’entreprise, Paulin Tardif dit ne pas pouvoir envisager de la vendre à ses enfants, comme son père l’avait fait avec lui. Depuis quelques années, il a fait un gel successoral parce que, pour lui et sa femme, l’entreprise appartient maintenant aux enfants : « Ils travaillent tous les trois dans l’entreprise, ils détiennent les actions ordinaires, mais nous détenons toujours les actions de contrôle, ma femme et moi. Le contrôle, ils l’auront à la mort du dernier parent, par testament. »
55La fille et le beau-fils de Paulin Tardif sont tous deux vice-présidents, tandis que les deux fils, plus jeunes, sont des directeurs. Ils sont respectivement directeur des relations de travail et directeur du génie industriel.
Le premier a fait de bonnes études mais, à première vue, elles ne semblaient peut-être pas appropriées pour l’entreprise. Il détient un baccalauréat en psychologie et un baccalauréat en éducation physique.
Quand il a commencé à travailler à plein temps pour l’entreprise, il a été assigné au service de la qualité. Mais pendant plusieurs étés, il avait travaillé au service des ressources humaines et les gens de ce service l’avaient bien aimé. Alors, lorsque le poste en gestion des ressources humaines — qui correspondait mieux à sa formation — s’est libéré, on le lui a offert.
56Il a suivi depuis différents cours reliés directement à ses fonctions, entre autres, en droit du travail et en relations industrielles. Il est responsable des relations avec le syndicat et les employés.
57Le plus jeune détient un certificat en administration. Après avoir travaillé à la production pendant plusieurs étés durant ses cours, il s’oriente maintenant vers la gestion de la production. Il a occupé différents postes dans ce secteur : technicien en génie industriel, planificateur de la production aux systèmes informatiques, surintendant de la production de fin de semaine, coordonnateur de projet d’expansion. Il a aussi participé à plusieurs séminaires reliés à cette orientation, en gestion de projets, sur le coaching, le leadership, l’ergonomie, etc. Il est actuellement directeur du secteur génie industriel.
58Après avoir occupé divers emplois d’été durant ses études, sa fille, Michèle, a été successivement adjointe aux ventes, directrice des ventes, vice-présidente aux ventes et au marketing, vice-présidente au marketing et gestion de produits, vice-présidente à l’administration et elle est, actuellement, vice-présidente à l’approvisionnement :
C’est un nouveau poste aujourd’hui dans les entreprises. Elle doit s’assurer que les approvisionnements arrivent à temps, qu’on a ce qu’il faut pour la production et que les commandes sont expédiées et livrées à la bonne date, en bonne quantité et que les produits sont de bonne qualité. Elle supervise les déplacements des marchandises.
59Le mari de Michèle est ingénieur industriel et détient un MBA ; il est aujourd’hui vice-président aux opérations manufacturières. Michèle Tardif a épousé celui qui s’occupait de la production dans l’entreprise de son père et elle est retournée vivre à Lac-Mégantic. Au quotidien, il n’y a aucun lien d’autorité entre Michèle et son mari, sauf que leurs postes sont souvent en contact. C’est Michèle Tardif qui succédera à Paulin Tardif à la direction de l’entreprise. Selon son père :
Elle a la bonne attitude. Elle a fini son baccalauréat à McGill, en administration et en marketing, à l’âge de 20 ans. Elle voulait faire son mba tout de suite après pour se débarrasser des études. Mais je lui ai conseillé de le faire plus tard, car elle était trop jeune, d’après moi. Elle n’aurait pu en profiter vraiment, et surtout, j’avais vraiment besoin d’elle dans l’entreprise, au cours de cette période difficile qui a suivi la vente de notre entreprise de Granby. Je lui ai dit que c’était sa chance, à ce moment-là ou jamais. C’est maintenant qu'elle le fait, son mba, à distance.
60Deux autres membres de la famille font aussi partie de la haute direction : un beau-frère de Paulin Tardif est vice-président principal, aux ventes et au développement des marchés, tandis qu’un cousin de son épouse, Gaby, est président et chef d’exploitation à Lac-Mégantic. Il a fait des études en administration et détient un mba de York :
Je cherchais un assistant. Il y a 20 ans, je ne connaissais pas tant de personnes qui pouvaient faire ce travail. Ce n’était pas dans nos habitudes d’engager des chasseurs de têtes. J’y allais avec les gens que je connaissais ou que d’autres pouvaient me présenter.
Il a été embauché à titre de contrôleur. Il a été par la suite vice-président aux finances, vice-président directeur et, comme j’étais à ce moment plus à Montréal et qu’il était important qu’il y ait un vrai patron à Lac-Mégantic, je lui ai confié le poste de président et chef de l’exploitation. Il est présent aux réunions du conseil d’administration, non à titre d’actionnaire mais à titre de pdg.
61Avec l’aide d’Yvon Perreault, Paulin Tardif entreprend des démarches pour préparer sa relève. En premier lieu, un conseil de famille a été créé, et plusieurs réunions ont été tenues depuis. Des questions restaient en suspens. Par exemple, étant donné que selon Paulin et Gaby Tardif, seuls leurs enfants et petits-enfants en ligne directe devraient détenir des parts dans l’entreprise, il fallait prendre des décisions au sujet de la participation des conjoints, actuels ou futurs, au conseil de famille.
Mon beau-fils ne voulait pas être à ce conseil, mais moi, je le voulais, de même que tous les autres membres de la famille. C’est un conjoint, mais il travaille aussi dans l’entreprise.
Nous avons établi des règles afin d’éviter des problèmes futurs. Pour faire partie du conseil de famille, il faut être membre de la famille Tardif et être actionnaire, actuel ou éventuel, de l’entreprise. Pour être admis au conseil de famille, un conjoint doit avoir des enfants avec un membre de la famille Tardif donc des héritiers, avoir l’accord du conjoint concerné et de tous les autres membres du conseil. Il doit occuper un poste dans la haute direction de l’entreprise.
62À une autre occasion, Paulin Tardif a demandé à Yvon Perreault d’aider ses enfants à prendre leur place dans l’entreprise :
Les cadres supérieurs ne savaient pas trop comment réagir par rapport à eux, particulièrement ceux qui les avaient sous leur responsabilité et jouaient presque un rôle de mentor. Yvon Perreault est venu avec sa conjointe et leur intervention a duré quelques mois. Les rencontres avaient lieu la fin de semaine.
Le problème concernait surtout le travail d’équipe et la future direction de l’entreprise. D’abord, j’ai clarifié l’importance que je donnais au travail en équipe. J’ai dit que je m’en irais quand je sentirais qu’ensemble ils forment une équipe solide. Pour ce qui est de la direction, mon choix, c’était Michèle, quand elle serait prête, et quelle aurait démontré quelle en est capable.
Étant donné que l’entreprise est publique, c’est sûr que le conseil d’administration a un rôle à jouer dans le choix du successeur. Évidemment, les membres vont me demander ce que j’en pense.
63En plus de l’aide d’Yvon Perreault, toute la famille Tardif a participé aux sessions de La carte routière de la Fondation des familles en affaires, alors dispensée par le Fonds de solidarité ftq, trois fins de semaine complètes, en avril, mai et juin :
Nous, on a adoré ça ! On pensait qu’on n’en avait pas besoin, mais mes enfants m’ont rappelé qu’il y avait plein de sujets dont on n’avait jamais discuté. Ces rencontres ont permis de nouveaux ajustements, à l’organisation des réunions de famille et du conseil de famille, par exemple.
On avait l’habitude de parler des affaires de l’entreprise au souper de famille, ce qui n’intéressait pas nécessairement tout le monde. Ces rencontres avaient lieu souvent à la fin d’une journée de travail pour certains et on avait tendance à traîner les problèmes. On s’est dit que si on avait des choses à discuter, on se réserverait du temps pour bien le faire. On fait les réunions de bonne heure. On y consacre de deux à trois heures. Chacun présente ses questions. On se fait un ordre du jour. On le fait bien comme il faut.
64Le beau-fils de Paulin Tardif et la conjointe de son fils cadet ont participé à cette formation. Son beau-fils s’est intéressé à toute la démarche, mais la conjointe de son fils ne se sentait pas à l’aise. Il faut dire que le premier est marié à Michèle depuis sept ans et travaille dans l’entreprise, tandis que la seconde ne fréquentait le fils que depuis six mois et ne travaillait pas dans l’entreprise.
65C’est d’ailleurs à la fin de cette session de formation que Paulin Tardif a clairement désigné Michèle comme successeure à la tête de Bestar.
Depuis qu’elle est dans l’entreprise, je lui ai souvent dit que devenir chef de la direction ne se ferait pas automatiquement parce qu’on est une entreprise publique et qu’on a d’autres actionnaires. Je ne serais pas seul à décider. Je lui ai dit qu'elle devrait prouver qu'elle est capable, pas seulement à moi, mais au conseil d’administration et aux actionnaires.
66Paulin Tardif a bien guidé sa fille, et la guide toujours, mais autrement : « C’est un peu délicat pour elle de passer par-dessus son patron et de venir me voir, mais on a le conseil de famille pour le faire. Dans nos fonctions de tous les jours, ce serait tout à frit inapproprié d’agir ainsi. »
67Paulin Tardif a encouragé ses enfants à participer à des séminaires où le sujet du mentorat était abordé : « Ils y sont allés et ils en sont revenus, au début, pas plus enthousiastes que ça, parce que le mentorat n’était pas le sujet principal de ces séminaires. Mais aujourd’hui, ils y retournent ! »
68Paulin Tardif a lui-même fait partie de la Young President Oganization dont les membres doivent être présidents d’entreprise avant l’âge de 40 ans, et il connaît bien le Groupement des chefs d’entreprise qui forme même des clubs pour les enfants.
Les rencontres sont régionales. Il y a des petites et des grandes entreprises. Dans la région de Montréal, j’appartenais à un club où il y avait au moins quatre ou cinq entreprises plus grosses que nous. On était au milieu et j’ai adoré ça. Mes enfants auraient certainement aimé cela et développé des affinités, mais ici, à Lac-Mégantic, il y a moins de clubs, et il n’y en a pas pour eux dans les environs.
69L’épouse de Paulin Tardif, Gaby, n’est pas actionnaire, mais elle a toujours été très active dans l’entreprise ; « elle a été un peu comme ma secrétaire un bout de temps et aussi secrétaire du conseil lorsque j’ai formé un conseil avec des personnes de l’extérieur » :
Quand on est devenus une société ouverte, elle s’est retrouvée aussi secrétaire de la compagnie et secrétaire du conseil. Elle s’occupait des relations avec les avocats, les comptables, les actionnaires, ceux de la Bourse et de la Commission des valeurs mobilières.
Elle s’occupait des rapports annuels, elle coordonnait tout. Depuis deux ans, je lui demandais de ralentir un peu. Moi, je déléguais, mais elle ne déléguait pas. Elle était toujours coincée !
70Paulin Tardif admire son épouse, « une femme d’une grande intelligence qui a appris beaucoup seule, d’elle-même ». Il souligne à quel point elle était capable de discuter avec des avocats très spécialisés dans le droit des entreprises, et même de leur tenir tête. Il poursuit : « C’est une femme dévouée qui n’a pas peur de dire ce qu'elle pense. Elle a un bon caractère et quand elle entreprend un travail, elle le finit. »
71Ce que Paulin Tardif apprécie le plus de l’équipe familiale en place, c’est qu’« ils se tiennent beaucoup. Mon gendre et mes garçons sont devenus de bons copains. Ils font beaucoup de sport ensemble. Quand les garçons ont un problème, ils vont consulter autant leur beau-frère que leur sœur. Pour moi, c’est important que l’équipe qu’ils forment soit solide. »
Bilan
72Les deux témoignages précédents présentent plusieurs points communs, autant en ce qui a trait au passage de la première à la deuxième génération qu’à celui qui se prépare de la deuxième à la troisième génération.
Passage de la première à la deuxième génération
73Sur le plan du transfert de propriété, autant M. Jalbert fils que M. Tardif fils ont tenu à acheter la totalité des parts de leur père. Tous les deux sont très clairs à ce propos. « Je voulais avoir les coudées franches », de dire M. Jalbert. « J’ai dit que si les parts étaient partagées entre tous les enfants, on ne se chicanerait pas, mais que moi, je ne resterais pas », ajoute M. Tardif Et tous les deux ont échelonné le versement des sommes dues sur plusieurs années et n’ont terminé que récemment de rembourser leur père. Dans les deux cas, ils ont acheté au prix du marché. Denis Jalbert avoue qu’il s’agissait d’un prix non maximisé. Paulin Tardif mentionne le recours à une firme comptable pour des fins d’évaluation. La notion d’équité vis-à-vis des autres enfants est donc présente.
74En ce qui a trait au transfert de la direction, les deux ont bénéficié d’une formation en gestion assez avancée et ont gravi les échelons dans l’entreprise petit à petit. Les deux sont des aînés. Dans le cas de Denis Jalbert, la socialisation à la fonction de successeur a été très forte, l’influence de sa mère a été très grande. Le règne conjoint est très long chez les Jalbert. M. Jalbert père est encore présent dans l’entreprise. M. Tardif père, lui, a quitté plus tôt l’entreprise et son successeur avoue qu’il aurait aimé que son père y reste plus longtemps. Tous les deux ont fait croître leur entreprise de façon non négligeable, puisque les chiffres d’affaires frisent les 80 millions de dollars.
75Quant aux structures de gouvernance, mentionnons d’abord qu’Aliments Krispy Kernels inc. est une société fermée. Elle ne fait pas appel aux services d’un conseil d’administration. Les Jalbert n’ont pas non plus recours à un conseil de famille. Bestar inc. est une société ouverte. Elle bénéficie des services d’un conseil d’administration avec membres extérieurs et les Tardif se réunissent régulièrement en conseil de famille.
Passage à la troisième génération
76Denis Jalbert et Paulin Tardif ont, tous les deux, plusieurs enfants. Dans le cas de Bestar inc., le transfert est un peu plus avancé, le gel successoral a déjà été instauré et les enfants sont déjà entrés dans l’entreprise. Contrairement à sa situation personnelle quand il a décidé de s’impliquer dans l’entreprise familiale, M. Tardif a partagé les parts entre ses trois enfants et s’est efforcé de trouver un rôle à chacun, même s’il a déjà désigné sa fille aînée comme celle qui lui succédera. Mais, comme il le dit lui-même, le fait de désigner sa fille comme successeure n’empêche pas qu’il lui faudra affirmer son leadership. L’entreprise étant ouverte, le conseil d’administration devra approuver ce choix de successeure.
77Dans le cas d’Aliments Krispy Kernels inc., peu de décisions ont encore été prises à ce chapitre. M. Jalbert admet que le transfert de propriété ne pourra se faire de la même façon que dans son cas. Le partage de la propriété est-il possible ? C’est une question qu’il n’a pas encore résolue mais il ne semble pas avoir éliminé cette possibilité. Au niveau de la direction, la situation est comparable, même si une de ses filles est déjà dans l’entreprise et démontre des qualités d’entrepreneure. Il envisagerait même de diviser l’entreprise pour que chacune de ses filles puisse manœuvrer, si elles sont toutes intéressées à s’intégrer à l’entreprise familiale. Le fait de ne pas être une société ouverte donne une certaine liberté à M. Jalbert et sa famille. Il songe à établir un conseil de famille pour discuter de tous ces sujets.
78Soulignons que les deux entrepreneurs accordent une grande valeur à la formation et au cheminement progressif. Cela ne nous surprend pas puisque c’est ce qu’ils ont eux-mêmes vécu. Soulignons aussi l’attachement à la famille et aux valeurs familiales, que l’on sent chez chacun des entrepreneurs. Dans les deux cas, les successeurs ont apprécié travailler avec leur père. M. Jalbert dit de son père : « J’ai pavé sa sortie comme il a pavé mon entrée dans l’entreprise. » Et ils ont, l’un et l’autre, le désir de transmettre leur expérience à leurs enfants. L’idée de patrimoine familial est très importante, même si Paulin Tardif avoue que « le fait de vendre des actions au public a changé le caractère familial de l’entreprise ». Mentionnons enfin les actions entreprises par Paulin Tardif et sa famille dans le but d’identifier les éléments de solutions pour une transmission harmonieuse dans un contexte où plusieurs enfants sont intéressés : séminaire impliquant tous les membres de la famille, aide d’un spécialiste en entreprises familiales, mise sur pied d’un conseil de famille qui se réunit régulièrement, etc. Nul doute que les occasions d’échanges ainsi créées permettront de trouver une solution qui conviendra à tous.
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