La parole aux entrepreneurs
Le passage de la première à la deuxième génération. Paroles de successeurs*
p. 47-95
Texte intégral
Produits de piscines Vogue – Gilles Lebuis, président
Historique
1Située à Ville LaSalle, Produits de piscines Vogue est une entreprise qui se consacre aux plaisirs de l’été des citoyens québécois, en fabriquant des piscines hors terre et résidentielles. L’entreprise compte aujourd’hui 125 employés au cours de l’été et 75 pendant toute l’année. Son chiffre d’affaires se situe autour de 30 millions de dollars par année.
2Fondée en 1957 par Guy Lebuis, qui en a été le président jusqu’en novembre 2002, l’entreprise est maintenant sous la gouverne de son fils Gilles, âgé de 45 ans, et d’un associé, Paul Guay, âgé de 53 ans, vice-président aux finances et à l’administration. Depuis la fin des années 1980, Produits de piscines Vogue exporte aux États-Unis et dans plusieurs pays d’Europe, entre autres en France et en Belgique : « On était des pionniers. Aujourd’hui, nous occupons la plus grosse part de marché en France et en Belgique, pour ce type de produits. »
3Selon Gilles Lebuis, son père est un entrepreneur-né et tous les qualificatifs de ce titre lui conviennent parfaitement : visionnaire, aimant le risque, capable d’idées nouvelles, etc. À ses débuts, l’entreprise fabriquait des sièges de motoneige, entre autres pour Bombardier. « Nous avons toujours été dans le saisonnier et dans le domaine des loisirs », précise Gilles Lebuis, en ajoutant que les années 1960 ont été excellentes pour la pratique du sport de la motoneige : « Au début, mon père parlait de sa ppe, sa petite, petite entreprise. Ensuite, il a acheté quelques machines pour faire du thermoscellage — c’est-à-dire de la soudure de pcv ou de vinyle —, ce qui l’a amené à faire de la soudure de toile de piscine, en 1970. » Gilles Lebuis connaît bien l’entreprise de son père puisqu’il y travaille depuis plus de 20 ans. Avant d’occuper la présidence de l’entreprise, Gilles Lebuis était vice-président au marketing, aux ventes et au développement.
Situation actuelle
4Les trois associés de l’entreprise partagent la même philosophie. Guy Lebuis détient toujours près de 70 % des actions, tandis que Gilles Lebuis et Paul Guay détiennent chacun 15 % des parts. Gilles Lebuis est l’aîné des quatre enfants de la famille Lebuis et le seul qui se soit intéressé à l’entreprise familiale. Le deuxième fils de la famille est cependant entrepreneur lui aussi : « Il n’a pas voulu s’intégrer à la business parce qu’il voulait s’établir à son compte. Il est propriétaire de Glacier Bilboquet, à Outremont. Ma sœur vient de se joindre à nous, au service à la clientèle. Mon autre frère travaille dans le domaine de l’informatique, pour une autre compagnie. »
5Le choix du successeur s’est fait sans conflit dans la famille. Jusqu’à ce jour, le parcours professionnel des autres enfants Lebuis ne les destinait pas à reprendre l’entreprise. Gilles Lebuis et son associé auraient bien aimé que le deuxième des fils se joigne à eux : « Il a un très grand talent d’entrepreneur. On s’entend bien avec lui. Nous, les Lebuis, nous sommes des gens de compromis. On comprend le gros bon sens. » Les parents Lebuis forment un couple uni :
Ma mère, c’est celle qui ramasse les pots cassés. Quand je disais qu’on est une famille de compromis... Pour elle, c’est important de garder la famille unie. Elle était là pour aider mon père, pour le soutenir dans les moments difficiles. Et c’est quelqu’un qui pardonne. C’est une personne dévouée à son entreprise familiale.
6Gilles Lebuis a hérité d’elle un côté un peu effacé. Elle a toujours été la partenaire silencieuse de Guy Lebuis : « Comme chez elle, mon style de leadership est discret. Je suis une personne réservée. » Pour illustrer son propos, il explique que lorsqu’il y a un silence dans une conversation, pour lui, c’est un simple silence, alors que pour son père, c’est un vide qu’il faut combler immédiatement par des mots. Pour Gilles Lebuis, comme pour ses parents, l’éducation compte beaucoup ; c’est une valeur qu’il transmet lui-même à ses deux garçons et qu’il transmettra bientôt à sa fille. Il lève le voile sur sa vie privée : « Ma femme et moi, nous formons un couple qui fonctionne bien. Nous partageons les mêmes valeurs sur l’essentiel. »
7Son associé, Paul Guay, est comptable de profession et diplômé de hec Montréal. Il est entré au service de l’entreprise en 1985, au moment où Produits de piscines Vogue avait décidé de suivre une direction stratégique d’intégration verticale, c’est-à-dire que l’entreprise, qui était alors manufacturière, se lançait dans le commerce de détail. Plutôt que de rester employé, Paul Guay a accepté de s’associer aux Lebuis père et fils :
Premièrement, il était bien dans l’entreprise. Il s’entendait bien avec moi. Je m’entendais bien avec lui. Il savait que j’étais destiné à prendre la relève. La confiance entre nous est totale et mutuelle. C’est un gars qui, en plus de partager notre philosophie et notre vision de l’entreprise, possède des qualités de gestion et des compétences qui complètent celles de Guy Lebuis et les miennes.
8Selon Gilles Lebuis, l’entreprise demeure familiale à cause de ce lien entre les deux générations, le père et le fils, surtout parce que l’industrie et les employés la considèrent ainsi :
Les perceptions sont, à ce sujet, souvent plus importantes que la réalité. Je suis comme mon père, une personne à l’esprit ouvert. Quand il y a des personnes qui ont du talent, qui ont des capacités complémentaires aux nôtres, et qui partagent les mêmes valeurs, pourquoi ne pas les intégrer dans l’entreprise, tout spécialement si les frères et sœurs ne sont pas intéressés ? Je recommanderais à toute entreprise, même familiale, de recourir à cette formule associative pour garantir sa relève.
Défi actuel
9Actuellement, les défis de l’entreprise sont reliés, en partie, à la gestion d’une crise de croissance, plus précisément à l’arrimage des opérations de la ligne de production et de la demande : « Les occasions d’affaires sont là. Le développement est freiné par les opérations qui ne répondent pas aussi rapidement qu’on le souhaite au potentiel de croissance de l’entreprise. » Le maintien de la culture et des valeurs Vogue qui sont les fondements de l’entreprise représente également un défi : « Nos employés, nos ressources humaines, constituent l’actif le plus important de Vogue. » Dans le contexte hautement compétitif d’aujourd’hui, Gilles Lebuis affirme que l’entreprise doit maintenir et entretenir un climat propice à la productivité des employés et ce, en les motivant et en les responsabilisant :
Il est important que nos employés soient productifs et heureux. Il est vrai que nous développons des produits à l’aide de technologies en constante évolution qui permettent de satisfaire les besoins du consommateur à qui, dans les années 1970, on avait promis une société des loisirs. Dans les années 1960 et 1970, tout le monde pensait qu’en l’an 2000, on ne travaillerait que trois ou quatre jours par semaine, alors que c’est tout le contraire aujourd’hui. Les gens ont moins de temps pour profiter de la vie. Alors, il faut trouver des façons, par la nature et la qualité de nos produits, de permettre au consommateur d’en profiter au maximum. La piscine dans la cour fait maintenant partie d’un style de vie.
10Au début, l’entreprise s’est dotée, pour ses opérations, de « systèmes maisons », mais actuellement, elle doit intégrer des systèmes beaucoup plus sophistiqués, par exemple, le « code à barres », ou système MRP qui facilite la gestion des inventaires : « La compagnie grossit et il nous faut maintenir des standards élevés de qualité et de service. » De nouveaux employés devront être embauchés et formés :
Quand on met l’accent sur l’être humain, c’est un grand défi. Il faut trouver des moyens. Une pme comme la nôtre ne doit pas tomber dans le piège de l’automatisation pour se plier aux exigences de la mondialisation. Souvent, on pense que c’est le remède à nos bobos et on oublie que c’est encore l’être humain qui est la locomotive du succès d’une entreprise. Et pas seulement les gestionnaires.
11Pour Gilles Lebuis, il est important de garder ses gens heureux, supportant un niveau de stress raisonnable : « On essaie de trouver des façons rapides par les machines, par des équipements nouveaux d’accroître nos ventes, et ce n’est pas toujours là que sont les solutions. » Il souhaiterait moins de changement au sein du personnel :
Depuis quelques années, à cause de la concurrence mondiale, la performance à tout prix fragilise la capacité des employés à suivre cette course effrénée. Avec la compétitivité des salaires, avec le stress, on en demande de plus en plus à nos employés qui sont conscients que l’entreprise doit faire des profits. On partage de plus en plus les profits avec nos employés. Mais les profits ne sont pas juste une question d’argent. Pour garder son noyau d’employés motivés, l’entreprise doit prendre tous les moyens nécessaires pour stimuler, former, responsabiliser, valoriser, encourager.
12Chez Produits de piscines Vogue, un comité social a été formé. Des fêtes sont organisées pour célébrer toutes sortes d’événements. Des réunions axées sur une décision à prendre regroupent les employés impliqués : « C’est autant d’exemples qui affirment le souci de Vogue de prendre soin de ses employés. »
Étapes du transfert de direction
13Gilles Lebuis n’a jamais été pressé de s’asseoir dans le fauteuil du président : « Pour moi, assumer la présidence, c’est assurer une continuité. Je savais que le jour viendrait. On apprend beaucoup en 20 ans ! Par la force des choses, la vie t’amène plus tôt que prévu à certains niveaux de responsabilité. L’avantage que j’ai eu, moi, c’est que c’est un processus qui s’est fait en plusieurs étapes. »
14Pendant cinq ou six étés, alors qu’il était étudiant, Gilles Lebuis a travaillé à l’usine de son père :
J’ai touché à un peu de tout. Oui, j’ai commencé à la base, à plier des toiles de vinyle, à les mettre dans des boîtes. J’ai passé le balai quand il fallait. J’ai travaillé dans la construction de piscines résidentielles pour les détaillants et les distributeurs. Je connais bien l’industrie et tous ses paliers.
15Gilles Lebuis aurait aimé travailler un temps à l’extérieur de l’entreprise :
Mon seul regret, c’est d’avoir été tout le temps dans la même bulle, dans le même village qui a grossi. J’aurais aimé vivre des cultures corporatives différentes, vivre ce que c’est que de travailler pour quelqu’un d’autre, comprendre ce que c’est que de travailler comme salarié. Mais ici, heureusement, je n’ai pas fait seulement de la fabrication. J’ai été impliqué dans des processus de franchisage, de distribution, d’importation, d’exportation, de sous-traitance. Notre compagnie a touché à un peu de tout dans l’industrie et même à l’extérieur de l’industrie.
16Alors qu’il était au cégep, Gilles Lebuis faisait partie de la sélection nationale de l’équipe de soccer et il a presque terminé un baccalauréat en commerce à l’Université Concordia :
C’était devenu difficile de concilier mes activités sportives, mes études et mon entrée dans l’entreprise. Il s’est présenté une occasion au bout de mes 90 crédits et le fameux cours que je n’ai jamais pu terminer... Je me disais que le cours, je le ferais à la prochaine session... Mais ce cours, tu le reportes toujours, parce que, à partir du moment où tu t’intègres dans une entreprise...
17En décembre de cette année-là, quelqu’un d’important dans l’entreprise est parti et c’est alors que Gilles Lebuis a choisi de travailler à temps plein dans l’entreprise : « J’ai commencé comme ça, à froid. » À cette époque, l’entreprise ne faisait peut-être que deux millions de dollars de chiffre d’affaires.
18Il s’agit bien, pour Gilles Lebuis, d’un cheminement très progressif, étapiste, vers la direction de l’entreprise où il a rarement été question de succession avec son père : « Moi, je ne lui en ai jamais parlé. Lui, il m’en parlait à l’occasion. Était-ce planifié ? Je ne sais pas. Mais rien n’a été formalisé. Le message a toujours été qu’il avait confiance et que ma place était là si je la voulais. Pas s’il le voulait, mais si je le voulais. »
19Gilles Lebuis, Guy Lebuis et leur associé, Paul Guay, étaient en quelque sorte en attente d’un moment déclencheur :
Mon associé et moi, de toute façon, on agissait comme si on était les décideurs. Et Guy Lebuis en était parfaitement conscient. Prendre la relève, cela allait de soi en autant que nous arrivions à prouver que nous étions capables de le faire, de projeter cette capacité dans l’entreprise, auprès des employés, des fournisseurs, des clients, des partenaires. [...] Mon travail, ç'a été le développement des affaires. Si le chiffre d’affaires de l’entreprise est passé de 2 millions à 32-33 millions de dollars en 20 ans, c’est que je me suis personnellement investi, entre autres dans le développement des affaires, que j’ai établi mon leadership et que je me suis entouré d’une équipe performante.
20Pour ce qui est de la fierté, qu’il serait normal d’éprouver devant les résultats, il lui semble nécessaire de relativiser le concept : « Chez nous, cela n’existe pas en terme de réalisations personnelles. On peut avoir un ascendant pour ce qui est du leadership, mais tout succès est associé au travail d’équipe. »
21En 1980, peu d’entreprises de deux millions de dollars de chiffre d’affaires exportaient leurs produits. Le défi de Gilles Lebuis a été de reconnaître qu’il y avait des possibilités en dehors du Québec : « Ma vision était que le monde s’ouvrait et qu’il fallait s’ouvrir au marché américain qui représente maintenant de 60 à 70 % de nos affaires. » S’il est capable aujourd’hui de décider et de trancher, Gilles Lebuis l’attribue à l’expérience que son père lui a permis d’acquérir en faisant ses propres erreurs, sans sentir qu’il était constamment sous surveillance.
22Guy Lebuis est, selon son fils, un homme à l’esprit ouvert mais qui respecte beaucoup les conventions. Il conseillait à son fils, qui en était à ses débuts, de toujours porter une chemise et une cravate « parce qu’un jour, tu vas t’apercevoir que la façon dont les gens perçoivent ton image est bien importante ». Gilles admet qu’il a fait des compromis même si « pour moi, il était plus important d’avoir une personnalité qu’une façade à cravate et à veston. Mais j’ai compris qu’il y a beaucoup de gens qui ont cette perception. »
23Il en est de même de sa présence lors d’événements sociaux qu’il jugeait, au contraire de son père, moins prioritaires. Parmi ces activités sociales, il y a celles des réseaux d’affaires, l’ouverture d’un nouveau bureau, des conférences de toutes sortes, par exemple.
Moi, je lui ai fait comprendre mon point de vue. Je me voyais plus dans l’obligation de faire fonctionner la business. Il fallait quelqu’un qui soit opérationnel. Je lui ai dit qu’un jour, tranquillement, pas vite, quand je sentirais que les opérations, le marketing, les ventes, le développement des affaires et le développement des nouveaux produits auraient des assises plus solides, tranquillement, pas vite, j’assumerais une partie de ces activités sociales.
24Entre le père et le fils, les valeurs sont les mêmes, à peu de choses près. Premièrement, le respect des êtres humains, dont ils font la promotion : « Moi, je me promène dans l’usine régulièrement. Les employés ont confiance en nous. Il existe un respect mutuel entre les employés, entre les anciens et les nouveaux. Ces derniers sentent très rapidement la culture Vogue. »
25Et il faut faire confiance aux gens... Même si Guy Lebuis a souffert dans le passé des actions de certains partenaires qui ne se sont pas montrés à la hauteur, Gilles a beaucoup appris en voyant agir son père : « Mon principe, c’est que la confiance se gagne. Il faut du temps avant que je l’accorde. J’ai trop vu mon père faire confiance rapidement à des gens sur la base d’un diplôme ou d’une expérience. Il a été un temps où les entrepreneurs, y compris mon père, attachaient beaucoup d’importance aux diplômes. »
26Gilles Lebuis a confiance en son associé et il apprécie profondément ses valeurs humaines et son gros bon sens : « Il a les qualifications pour gérer un service des finances. Il a bien plus ! Combien de fois on oublie le gros bon sens ! Et le gros bon sens ne s’acquiert pas avec un diplôme. Le gros bon sens, tu l’acquiers à partir de ton expérience de vie bien plus qu’à l’école ! L’école, elle, te fournit des outils. » Gilles Lebuis qualifie le leadership de Paul Guay de « leadership éduqué ». Il partage les mêmes valeurs humaines que Guy Lebuis, « avec en plus la rigueur et la structure, sans compter... tout le plaisir qu’on a à travailler avec lui. C’est un bon vivant », conclut Gilles Lebuis.
27Avec leurs collaborateurs (employés), Gilles Lebuis et Paul Guay attachent beaucoup d’importance à la responsabilisation de chacun et au mentoring des nouveaux venus par les plus anciens : « Parce qu’on doit assurer la relève dans les postes clés et parce que l’acclimatation des nouveaux au milieu de travail est essentielle. » Mais si les responsabilités sont généreusement déléguées, la porte des patrons demeure ouverte et le soutien se veut maximal. À la fête de Noël et à différentes occasions au cours de l’année, les deux associés se font un devoir d’être présents et de rencontrer chacun des employés, pas seulement de faire un grand discours.
28Gilles Lebuis affirme qu’il est plus rationnel que son père et avoue être moins impressionné que lui par les diplômes : « Mon père n’avait fait que des études secondaires et n’avait pas une formation qui lui aurait permis d’aller chercher un plus grand bagage théorique pour l’adapter à différents besoins de l’entreprise. » « Le collectif avant l’individu », c’est le principe qui rend Gilles Lebuis capable de prendre certaines décisions, de justifier rapidement une mise à pied, par exemple : « Guy Lebuis n’aurait jamais été capable de faire cela », dit son fils. Serait-il plus manager que son père ? Oui. Guy Lebuis aurait eu beaucoup de difficultés à rédiger un plan d’affaires : « Lui, c’était l’instinct ». Chez le fils, l’instinct se serait développé avec l’expérience. Sa formation lui a permis de mieux structurer la planification de son entreprise. À propos des relations interpersonnelles, « Guy Lebuis, c’est vraiment l’homme des relations publiques ! », tandis que son fils peut l’être aussi, quand il le faut... absolument !
29Un jour, Guy Lebuis a pensé vendre l’entreprise parce qu’il en avait assez. Plusieurs compagnies l’avait approché et les discussions se sont poursuivies jusqu’au moment où Gilles a dit à son père que ce n’était pas le temps, qu’il ri avait que 40 ans et qu’il avait vraiment le goût de continuer : « On sentait la fatigue de tous les combats qu’il avait menés. Il se détachait des opérations. » Cependant, Gilles Lebuis se souvient de son père coincé, perdant plusieurs millions de dollars, mais se redressant tout à coup. Et, témoigne son fils :
Il était là comme un chêne, et moi, je n'avais pas cette stature-là, cette expérience-là. Je l’ai senti comme un bulldozer. J’ai vu à quel point il était capable d’aller chercher la confiance des gens et de les encourager à repartir cette affaire : les employés, les financiers, tous les partenaires stratégiques ont eu confiance en lui et en ses gestionnaires. Paul Guay et moi, nous avions quasiment lancé la serviette !
30En novembre 2002, Gilles Lebuis a succédé officiellement à son père à la présidence de l’entreprise. Le moment déclencheur attendu par les trois associés s’était présenté. En fait, il s’agissait d’une situation qui durait depuis quelques années. Un employé clé, proche de Guy Lebuis, avait dû quitter l’entreprise pour des raisons de santé. Ce cadre au niveau des opérations travaillait étroitement avec Guy Lebuis... qui n'était plus assidûment dans l’entreprise : « Nous nous sommes tous rendu compte que nous avions besoin de quelqu’un qui vivait le quotidien de l’entreprise. » Et à la suite d’impératifs nécessitant l’intervention du président, Gilles Lebuis s’est assis avec son père. Un coup de barre devait être donné. Gilles Lebuis a dit à son père : « Est-ce que tu lis dans mes pensées ? » Guy Lebuis a répondu à son fils : « Oui. Je te passe les rênes. C’est le geste logique à faire. » Et cette passation des pouvoirs s’est effectuée « dans la continuité des valeurs de l’entreprise ».
31Gilles Lebuis a réfléchi aux prochaines étapes avec son père et son associé. Les membres du conseil d’administration ont bien joué leur rôle et Gilles Lebuis a pleinement confiance en eux. Les membres de ce conseil, autres que les Lebuis, père et fils, sont Paul Guay, vice-président aux finances et à l’administration, Jean Guertin, professeur et ancien directeur hec Montréal, Luc Chabot, pdg de Capital régional et coopératif Desjardins, et Sylvie Pelletier, présidente de Sylvie Pelletier Consultants inc., une firme de ressources humaines qui gère des programmes d’aide aux employés (pae). « Ils ont tous des compétences reconnues dans leur domaine. Il faut parler ici de sagesse et d’expérience. » Et tout s’est mis en place. Guy Lebuis conserve pour un temps ses actions et les deux associés envisagent d’acheter l’entreprise au moment opportun. Gilles Lebuis se sent très à l’aise dans ce nouveau rôle de leader, tout en étant un actionnaire minoritaire de l’entreprise :
L’important, actuellement, c’est de faire rouler la compagnie. À un moment, Guy s’est senti dépassé par les nouveautés, le système informatique, le système mrp. Il avait de la difficulté à suivre l’évolution, les changements nécessaires pour faire avancer l’entreprise. Racheter ses actions de son vivant, ce serait bien. Il a travaillé fort. Ce serait une belle récolte.
32L’important dans la démarche de transfert, selon Gilles Lebuis, c’est de conserver les valeurs et la philosophie de l’entreprise : « Pour moi, Vogue, c’est une continuité dans ses valeurs. » Peut-être Guy Lebuis a-t-il été très paternaliste, selon son successeur :
Cela fonctionnait. Ce style de leadership a bien servi l’intérêt de l’entreprise pendant plusieurs années. Aujourd’hui, les besoins des individus peuvent être différents, mais l’entreprise doit surfer sur un objectif rassembleur. On peut appeler cela la vision de l’entreprise, la culture de l’entreprise, mais il faut avoir un but, un objectif commun, qui soit tout le temps le même.
33Gilles Lebuis rappelle aussi que pour son père, l’intégrité des pratiques commerciales et la qualité des produits étaient importantes : « Guy Lebuis disait qu’il voulait être capable de se regarder dans le miroir tous les matins. »
34Aujourd’hui, tous les collaborateurs et partenaires stratégiques de l’entreprise savent à quoi s’attendre. Guy Lebuis n’a pas eu à présenter officiellement son successeur. On voyait moins souvent Guy Lebuis au bureau et tous ont appris à travailler avec le fils. Ils ont donc vraiment le sentiment d’une continuité à la direction.
35En novembre 2002, tous ces collaborateurs et partenaires ont reçu un carton discret annonçant la nomination de Gilles Lebuis à titre de président de Produits de piscines Vogue ; un avis a également été publié dans la revue Les Affaires.
Étapes et moyens du transfert de propriété
36À la fin des années 1989-1990, l’entreprise a connu de sérieuses difficultés financières, à cause de la récession et des choix stratégiques qui l’avaient orientée vers le commerce de détail. C’est au cours de ces années que le Fonds de solidarité ftq est venu à la rescousse de l’entreprise, en même temps que quelques investisseurs privés. Une nouvelle répartition des actions a été alors décidée et les investisseurs privés ont été représentés au conseil d’administration de l’entreprise. En 1998, les affaires étant bonnes et les associés considérant que leur part du gâteau ne tenait pas compte du travail qu’ils investissaient dans la compagnie, ils décident de racheter les actions des investisseurs privés :
On leur a fait faire de l’argent. Vogue a été un bon placement. Certains ne voulaient pas vendre leurs actions, mais ils se sont rendus à l’évidence que nous, en tant que gestionnaires, on n’avait plus autant d’intérêt. On faisait faire de l’argent à d’autres et on ne recevait que notre salaire. Le Fonds de solidarité ftq est passé de 45 à 20 % des actions. Moi, j’avais une toute petite part d’actions avec mon associé. On parle d’à peine 2 %. Guy Lebuis demeurait majoritaire pour ce qui est des votantes. On avait le contrôle, mais il fallait penser à l’avenir.
37Gilles Lebuis avait alors 40 ans et son partenaire, 48 ; ce dernier lui a dit : « Écoute, j’aime mieux bûcher encore quatre ou cinq ans, aller chercher le financement nécessaire et les racheter. » Tous deux considéraient qu’ils avaient prouvé qu’ils étaient de bons gestionnaires ; ils savaient où ils allaient. Tous deux ont négocié le financement et le rachat des actions s’est concrétisé. C’est à la suite d’un gel successoral que la répartition actuelle des actions est entrée en vigueur.
38Un facteur important de ce processus a été le rôle du conseil d’administration, selon Gilles Lebuis :
Guy Lebuis a été un visionnaire en mettant sur pied un conseil d’administration à une époque où ce n’était pas très courant dans une pme. C’est avec les années, que je me suis rendu compte de toute l’importance d’un conseil. J’ai l’intention de continuer à l’enrichir, tout en maintenant les administrateurs actuels, comme dans le cas de l’arrivée récente de Sylvie Pelletier. Leurs compétences serviront les intérêts de Vogue et l’aideront à faire face aux nouveaux défis qui l’attendent. Ce sont nos watch dogs, mais nos sages en même temps.
39Selon Guy Lebuis, il y a des avantages et des inconvénients à être tous d’une même famille dans une entreprise : « L’avantage, c’est que si on est intègre, si on se fait confiance et qu’on croit à la prospérité dans une transition familiale, on peut dormir en paix et le fondateur, tranquillement pas vite, peut se retirer et avoir confiance dans la relève. Mais ce n’est pas toujours évident. » Guy Lebuis, âgé de 68 ans, a déjà commencé à prendre sa retraite. Il s’éloigne des préoccupations quotidiennes de l’entreprise. Il vient régulièrement au bureau, mais maintenant, selon son fils, il fait uniquement ce qu’il a toujours aimé faire :
Tu deviens entrepreneur, mais il y a des activités plus stimulantes que d’autres dans une entreprise. Il y a tellement de sphères d’activités ! Dans le cas de Guy Lebuis, un gars de relations publiques et de vente, il aime côtoyer son monde ici, il aime aller dans des expositions et revoir les gens de l’industrie. Alors, il choisit ses activités et il choisit le temps qu’il veut leur consacrer. Guy restera tant qu’il voudra. Il est le fondateur. Son aura demeure importante pour l’entreprise.
Atelier Arboit – Benoît Verstraete, président-directeur général
40Benoît Verstraete est un jeune entrepreneur de 34 ans, beaucoup plus à l’aise dans la sciure de l’atelier et en jeans qu’en complet, dans son bureau. Il représente la troisième génération de l’entreprise créée par son grand-père, d’origine belge, en 1951.
41Le bâtiment où loge l’entreprise, à L’Épiphanie, jouxte l’usine Poitras. Un mur mitoyen sépare les deux entreprises qui ont accru leur espace de production au cours des dernières années. Les deux entreprises fabriquent des meubles en bois : l’Atelier Arboit travaille le merisier et l’usine Poitras, le frêne. L’entreprise compte 44 employés dont 36 ou 37 en production. Le chiffre d’affaires de l’entreprise est, cette année, de cinq millions de dollars.
42Arboit fabrique des bibliothèques, des éléments muraux, du mobilier de chambre à coucher pour adultes et pour enfants, des tables de salon. Une partie de la production consiste en des meubles prêts à assembler et à finir. Son marché couvre le Canada en entier. Pour ce qui est de la compétition, Benoît Verstraete a des idées bien arrêtées :
Les compétiteurs ne sont pas vraiment nombreux dans ce secteur. Je vends aux grands magasins, à de grandes surfaces. On n'a pas de boutiques. Même s’il y a de la compétition, tu fais ta niche, tu fais tes modèles. Il faut tout le temps que tu sois différent des autres et ça va bien. Avec mon gérant des ventes, je crée les modèles et même si je n’aime pas toujours ce qu’on me demande, je le fais quand même. C’est ce qui se vend.
Historique
43Au début, le grand-père Verstraete faisait rouler l’usine avec Georges Arboit qui en était le gérant. Le père de Benoît est entré dans l’entreprise à l’âge de 18 ans ; il y a travaillé jusqu’à l’âge de 45 ans, au moment de son décès inattendu, en 1989. C’est le petit-fils du pionnier belge qui a repris l’entreprise à ce moment-là ; il y travaillait depuis l’âge de 16 ans :
Je n’ai pas beaucoup de scolarité, je n’ai pas terminé la quatrième secondaire et c’est une chance ! J’ai pu prendre de l’expérience avec mon père, de 16 à 21 ans, parce qu’il aurait été impensable de se retrouver avec une telle affaire sans la connaître ! J’ai suivi des cours du soir en comptabilité, en anglais. Pour mes bilans, je me débrouille tout seul. Je n’ai besoin de personne. J’ai un comptable. Tous les mois, il y a des rapports à faire, et c’est moi qui les fais.
44Benoît Verstraete est fier de lui-même, car il a atteint cette année l’objectif qu’il s’était fixé il y a deux ans, soit d’assurer le maintien de l’entreprise tout en poursuivant les changements de production amorcés il y a cinq ans. À ce moment, l’entreprise avait un chiffre d’affaires de 700 000 $ par année et fabriquait des meubles en mélamine. Aujourd’hui, tous les meubles sont en bois de merisier : « Cela a été le grand tournant, sinon, je fermais l’entreprise. J’étais écœuré de la mélamine. Je perdais de l’argent chaque année. J’étais décidé à fermer la bâtisse et à m’en aller chez moi. » Outre le changement de produits, l’entreprise est passée au contrôle numérique de la production, ce qui a exigé un investissement important.
45Benoît Verstraete dirige seul son entreprise, sans conseil d’administration, mais avec l’aide d’employés fidèles :
J’ai quelqu’un aux ventes, un autre à la comptabilité ; j’ai quelqu’un au service à la clientèle et aux achats. Je m’occupe plus de la production à l'arrière et d’une partie des achats. Je ne trouve pas important d’avoir un conseil d’administration. Si l’entreprise n'était pas familiale, ce serait la même chose. On appelle ça des one mon shows. Comme mon père.
46Dans un avenir prochain, l’expansion de l’entreprise exigera probablement plus de ressources, mais pour le moment, Benoît Verstraete préfère refuser des clients. Cependant, il sait que certains collaborateurs, dont son gérant des ventes qui a une formation universitaire, seraient intéressés à s’associer avec lui : « Ils savent que si je réalise ce que je veux faire d’ici deux ans, ils auront la possibilité d’embarquer, mais je resterai grandement majoritaire. »
Une entreprise familiale
47La relève de Benoît Verstraete n'est pas pour demain, mais il a une fille de huit ans et un garçon de six ans. L’entreprise a conservé un certain caractère familial :
Ma femme a travaillé un peu pour moi, mais ça n’a pas vraiment marché parce qu’on emmenait les problèmes à la maison. Moi, quand j’arrive chez moi le soir, c’est mes enfants que je veux voir et je ne veux pas parler de l’usine. Ma mère travaille pour moi, mais elle est déjà avisée que lorsqu’elle prendra sa retraite, il n’y aura plus de famille. Ma sœur a travaillé pour moi pendant six mois et je l’ai remerciée parce que je n’étais plus capable... Mon frère n’est jamais venu dans l’usine.
48Benoît Verstraete précise que ce qui est vraiment difficile quand on travaille avec des membres de la famille, c’est d’être trop sensible à leurs besoins et parfois de dire non à certaines demandes alors qu’il n’aurait aucun problème à refuser les mêmes requêtes venant de tout autre employé :
Si un employé vient me voir et me dit qu’il aimerait aller à Disney World avec ses enfants, je lui dirais simplement qu’il a deux semaines de vacances en juillet, qu’il aille en juillet ! Quand c’est ta sœur et ton filleul et que tu dis non, elle risque d’être fâchée... Il faut gérer ça tout le temps, et moi, je n’aime pas me casser la tête avec ces affaires-là.
49Quand il pense à ses enfants, il aimerait qu’ils suivent un chemin plus facile que celui qu’il a connu :
Je sais comment j’ai travaillé et je ne pense pas que je veux les faire travailler de même. La valeur du travail bien fait, ils vont l’avoir. Mais de là à les faire travailler comme moi j’ai travaillé ! Pendant longtemps, je n’ai presque pas pris de salaire. Ce que je fais, je le fais aussi pommes enfants. On verra avec le temps...
Le transfert de propriété
50Benoît Verstraete a acquis l’entreprise de son père lors du règlement de la succession. Par testament, son père, qui s’était marié trois fois mais n’avait d’enfants que du premier lit, a légué ses biens à ses trois enfants uniquement, et en parts égales. Outre l’entreprise, il avait d’autres biens, des terres, par exemple, mais aucune assurance :
J’ai acheté les parts de mon frère et de ma sœur. Et je l’ai fait pas mal d’un coup. Dans le temps, on vendait peut-être pour un million, un million et demi de dollars de meubles en mélamine par année. C’est pas comme aujourd’hui. J’avais un certain capital qui me revenait par testament, et mon frère et ma sœur m’ont financé une autre partie ; il restait un solde de 70 000 $ pour chacun, que j’ai payé à même les profits générés par l’entreprise.
51L’entente s’est négociée entre les membres de la famille et les liquidateurs nommés par testament, soit le notaire, le comptable et la troisième épouse. Ces derniers ont d’ailleurs failli vendre l’entreprise ; seul Benoît s’y est opposé parce que c’était son gagne-pain.
J’ai dit aux exécuteurs testamentaires qu’il y avait du niaisage. La femme qui remplaçait mon père dans le bureau barrait toutes les portes du bureau. Je me suis tanné et j’ai défoncé les portes. C’est à ce moment-là qu'elle est partie. Salut ! Ici, il n’y a plus une seule porte barrée. Il y en a plusieurs qui pensaient que je ne passerais pas au travers.
52La sœur et le frère n’étaient pas vraiment impliqués dans ces décisions. La première avait 19 ans, et le second, 16 ans. Aujourd’hui, ce dernier a démarré une entreprise qui fabrique des clôtures. Benoît dit que c’est un fonceur et qu’il ressemble plus à son père : « Il est plus dans le bureau. Il ne travaille pas de ses mains. » Les négociations entre les parties ont duré pendant un an et demi et furent difficiles : « J’ai pris la place de la troisième femme à titre d’exécuteur testamentaire et finalement, tout s’est réglé chez le notaire. » Trois personnes l’ont soutenu au cours de ces moments pénibles : M. Robert Poitras, de l’usine voisine, le comptable, M. Bérubé, et le gérant des ventes à cette époque, M. Pierre Laflamme. La bonne entente a duré deux ou trois ans, jusqu’à ce que l’impôt s’en mêle :
Dans le règlement de la succession, ils ont oublié de former une petite compagnie. Je les ai tramés en cour. Je paye encore aujourd’hui, il me reste encore neuf mois à payer pour des erreurs de comptable et d’avocats sur lesquelles je ne veux pas donner de précisions. Cela aura duré huit ans et m’aura coûté 100 000 $ !
Le transfert de direction
53Pendant les cinq années au cours desquelles Benoît a travaillé dans l’entreprise familiale, son père ne lui a pas appris grand-chose :
Lui, il n’était pas manuel. Il avait une usine de meubles, mais il ne fallait pas lui demander d’aller visser une vis, il n’était pas capable. C’était un gestionnaire. Moi, j’ai appris sur le tas, en arrière, avec les gars, à travailler jour et soir. Et à faire des heures supplémentaires... Moi, je ne suis jamais, jamais dans le bureau, je suis toujours à l’usine. Moi, j’ai un gérant des ventes. Mon père, c’était le contraire. Il avait quelqu’un qui s’occupait de l’usine et lui, il s’occupait des ventes en avant. [...] Je ne lui ressemble pas. Il n’était pas sportif. Je suis beaucoup plus fonceur que lui. À 34 ans, j’ai un actif de cinq millions. J’ai dépassé ce que mon père avait. C’était un des objectifs de ma vie.
54Benoît Verstraete aurait hérité de l’esprit d’entreprise du grand-père Verstraete, mort jeune lui aussi, qu’il n’a pas connu.
Au point de vue vision, je suis du côté des Verstraete, c’est sûr. Lui, il investissait pas mal dans les terres ; il en avait même en Afrique. C’était un aventurier. Je commence moi aussi. Je viens d’acheter I 500 000 pieds carrés en arrière. Pour agrandir, pour un développement, pour moi, plus tard, ou pour la revendre. Mais j’ai hérité aussi du côté de ma mère : s’il n’y a pas de porte, je vais passer quand même. Il faut que ça passe ou que ça casse.
55Il pourrait facilement passer pour un grand impulsif, mais, dit-dit-il : « Je ne prends jamais une décision impulsive. C’est tout le temps réfléchi. Si on doit mettre une personne à pied, je peux y penser pendant six mois. La terre que je viens d’acheter, ça faisait un an que je préparais le coup, jusqu’à ce que je sois sûr de faire une bonne affaire. » À part les 200 000 $ qu’il a empruntés pour l’agrandissement de 8 000 pieds carrés, il n’a pas de dettes : « Je suis un gratte-la-cenne. »
56Les employés lui sont restés fidèles, c’est pourquoi l’expérience a été moins catastrophique que ce à quoi on aurait pu s’attendre d’une situation si imprévue.
J’ai encore des employés qui travaillaient pour mon grand-père. Il y a eu des changements, surtout dans l’administration. Quand ils ont vu rentrer le petit jeune, il y en a qui n’ont pas aimé ça. J’ai eu moins de misère dans l’atelier parce que j’étais avec eux tout le temps. Dans le bureau, il y a des fois que ça a brassé. Il y avait une femme qui s’occupait pas mal du bureau et des achats ; à un moment donné, elle est tombée enceinte et elle m’a dit qu'elle ne reviendrait pas. C’est beau ! Moi, j’ai ma façon de rouler, de travailler.
57Son père avait cependant eu le temps de présenter Benoît aux fournisseurs et ils fréquentaient ensemble les expositions de meubles. En ce qui a trait à l’administration de l’entreprise, Benoît devait commencer son initiation à la suite des vacances de juillet : « Le 15 juillet, j’avais un meeting avec lui, et il est mort le 19. Ça donne un coup ! Moi, je me fais vérifier chaque année chez Médicis, un examen complet. À part la cigarette, je suis en pleine forme. »
58Parmi les principales personnes qui l’ont aidé, il y a eu le contremaître de l’atelier, M. Henri Bigras, et le propriétaire de l’usine voisine, M. Poitras, qui lui a montré la fabrication des meubles en bois solide, ce qui lui a permis de réorienter la production. Finalement, le gérant de banque de son père : « Il m’a beaucoup aidé au point de vue feeling. Il m’a aidé à sentir les choses. C’est un vieux de la vieille. Pour moi, le feeling, l’instinct, c’est le gros bon sens. »
59Il est attentif aux besoins de ses employés :
Quand quelqu’un me dit qu’il ne se sent pas bien, je lui dis de prendre sa journée, mais j’en connais qui en profitent. Il y a un petit syndicat de boutique à l’arrière. Je suis plus ferme qu’avec la famille. Même avec ma sœur, ça s’est arrangé avec le temps. Et il n’y a pas de conflit avec elle et mon frère depuis que l’entreprise va bien. Quand je l’ai achetée, on perdait de l’argent à chaque année. Je pense qu’ils étaient contents de ne pas avoir à s’en occuper.
60S’il avait à conseiller des jeunes intéressés à prendre la relève de l’entreprise familiale, Benoît Verstraete demanderait de les rencontrer, d’abord :
Pour les évaluer. Je leur dirais qu’il va leur falloir travailler. Si, comme moi, ils sont tentés de s’asseoir au premier succès, ils se trompent. Moi, quand l’entreprise a atteint 1 700 000 $, j’ai commencé à relaxer et pouf, on est retombé à 700 000 $. La mélamine ne se vendait plus. Je n’ai pas cherché au début. Je me disais que ça reviendrait. Petit train va loin. Mais après ça, quand c’est reparti, je me suis dit que plus jamais je ne manquerais d’ouvrage, et je n’ai jamais congédié personne.
Laboratoire Médical Biron – Ève-Lyne Biron, présidente-directrice générale
Historique
61Le Laboratoire Médical Biron, une entreprise fondée par Denis Biron en 1952, offre des services paramédicaux privés. Les clients apprécient la rapidité avec laquelle ils peuvent obtenir un rendez-vous pour des prélèvements et des tests nécessaires à un diagnostic médical ou dans le cadre d’un bilan de santé. Denis Biron est toujours président du conseil d’administration qui réunit les cinq membres de la famille ; en 2002, deux membres extérieurs à la famille y sont entrés. La fille aînée, Ève-Lyne, est présidente-directrice générale depuis le 9 janvier 1995, moment où des problèmes de santé ont forcé son père à prendre sa retraite.
62L’entreprise compte aujourd’hui de 180 à 190 employés, un nombre qui varie selon les périodes de l’année. Installée uniquement sur le territoire du Québec, l’entreprise répartit ses services dans plus de 100 centres, mais envisage une expansion à l’extérieur du Québec dans un avenir plus ou moins lointain. Le chiffre d’affaires du Laboratoire Médical Biron atteint presque les 11 millions de dollars ; le taux de croissance de 15 % par année, en incluant les plus récentes acquisitions, est encourageant.
Situation actuelle
63L’entreprise est familiale depuis ses débuts, « c’était la vision de mon père », affirme Ève-Lyne Biron, pour qui le contrôle et la direction de ce type d’entreprise doivent rester entre les mains de la famille. Ève-Lyne Biron représente la deuxième génération de l’entreprise familiale, qui a fêté son 50e anniversaire en 2002.
64Mme Biron mère a commencé à travailler régulièrement dans l’entreprise au début des années 1970, s’occupant de la comptabilité avec minutie et rigueur. Aujourd’hui encore, refusant de prendre une retraite complète, elle vient parfois dans l’entreprise et aime contribuer à la solution de problèmes qui sont de ses compétences.
65Les deux sœurs d’Ève-Lyne Biron occupent des postes clés dans l’entreprise. Caroline Biron, plus jeune qu’Ève-Lyne d’un an seulement, est ingénieure civile ; elle est la seule des trois filles à avoir une expérience de travail significative en dehors de l’entreprise familiale : elle a travaillé pour une firme d’hydraulique pendant quelques années. Elle s’occupe de tout ce qui est informatique. Geneviève Biron, de cinq ans plus jeune qu’Ève-Lyne, est chef d’exploitation. À ce titre, elle s’occupe des opérations des laboratoires et de leurs tentacules. Sa sœur et patronne dit d’elle : « Elle a beaucoup de tact avec les gens. Avant, elle était aux ressources humaines. Elle a beaucoup de qualités pour faire ce travail, elle est très méthodique, très axée sur les résultats, mais la façon dont elle s’y prend pour y arriver convient bien au style des employés. »
66Geneviève Biron a travaillé comme réceptionniste à l’Hôtel de la Montagne pendant un certain temps. Elle détient un baccalauréat en administration des affaires. Ève-Lyne n’a pas acquis d’expérience hors de l’entreprise familiale :
Cela m’aurait probablement aidée en me donnant une autre perspective. J’aimerais pouvoir dire à mes employés d’aller voir comment cela se passe ailleurs quand ils critiquent et me trouvent dure. J’aimerais détenir cet élément de comparaison qui me permettrait de dire de façon concrète que je l’ai vu, que je l’ai fait dans telle ou telle entreprise.
Défi actuel
67Le Laboratoire Médical Biron a traversé des périodes difficiles, particulièrement au début des années 1970, quand l’assurance-maladie a été instaurée au Québec. Ève-Lyne Biron s’en souvient : « Ce fut un gros coup. Tu as une petite entreprise et ton compétiteur s’installe à côté d’elle et offre ses services gratuitement. Tu vas concurrencer comment ? »
68Depuis qu’elle a assumé la relève de son père, Ève-Lyne Biron affirme que le premier défi pour elle est de supporter la pression « qui vient de la responsabilité d’être à la tête d’une entreprise construite par quelqu’un d’autre, et qui est le fruit d’un rêve et d’une passion. Il faut réussir, il faut poursuivre la croissance et accroître le rendement. C’est avec des résultats qu’on prouve qu’on est capable de faire le travail. » Le second défi, c’est de s’entendre avec Caroline et Geneviève en tant que sœurs, mais aussi en tant que professionnelles et cadres. Ève-Lyne trouve difficile de séparer les « affaires de la famille » des intérêts de l’entreprise : « Ce ne sont pas de pures étrangères. Il faut parler des affaires de famille en famille et des affaires de l’entreprise en entreprise. Pour nous aider, on a fait appel à des consultants spécialisés, des psychologues industriels qui connaissent bien la mécanique de l’entreprise familiale. »
69Naturellement, les parents apportent leur propre dynamique et leur désir de maintenir l’harmonie entre tous les membres de la famille. Ève-Lyne a d’ailleurs osé dire un jour à son père :
Mes sœurs, je ne les ai pas choisies. Je les aime parce qu’elles sont mes sœurs. Ce qui ne m’oblige pas à m’entendre avec elles à tout prix, et à me plier à tous les compromis. Quand une de mes sœurs a une idée et que je ne suis pas d’accord avec elle, j’ai le droit de lui dire.
On doit se respecter en tant qu’employées de l’entreprise et en tant que membres de la direction. Le lien hiérarchique doit aussi être respecté et je dois suivre un projet que je leur ai confié avec la même vigilance que je le ferais avec un autre employé.
70M. Biron a compris cet argument. Malgré tout, si l’une des sœurs a un problème, tombe malade ou souhaite prendre des vacances, les deux autres l’aident plus que s’il s’agissait d’une étrangère.
71La vie familiale est importante pour les cinq membres de la famille. Les sœurs se voient en dehors du bureau, aux anniversaires des membres de la famille. Toutes trois ont une forte personnalité et s’acceptent comme individus, avec leurs différences. Si un problème se présente ou si un conflit surgit, tout de suite, elles prennent les moyens pour trouver une solution le plus rapidement possible.
72Afin que ses filles puissent consacrer plus de temps à leur conjoint et aux amis, Mme Biron a dû accepter de rompre la tradition du souper en famille le dimanche soir. Cependant, elle est toujours très présente auprès des petits-enfants et s’en occupe énormément. Selon Ève-Lyne Biron : « L’important est de créer un équilibre. Si on n’a pas envie de se voir, ce sera pour une autre fois. »
Étapes du transfert de direction
73La préparation qu’Ève-Lyne Biron a suivie en vue de son rôle de dirigeante a été soignée. Comme ses sœurs, elle a été initiée au travail au sein même de l’entreprise, au cours des vacances d’été et le samedi : classement, travail au téléphone, messagerie et travail de laboratoire. Elle a fait le choix d’une formation universitaire de 1er cycle en marketing aux États-Unis. Une fois intégrée à l’entreprise, des mandats précis ont alterné avec des études de 2e cycle, à Montréal. La prise en charge de son développement se manifeste par un recours ponctuel à des consultations externes pour affronter des situations critiques, qu’elles soient reliées à la vie de l’entreprise ou de la famille. En définitive, comme son père, elle a touché à tout dans l’entreprise.
74Lorsque sa fille est revenue des États-Unis, en 1989, Denis Biron lui a proposé de s’occuper du marketing, un secteur pratiquement inexistant dans l’entreprise. Déjà, selon sa fille, il commençait à planifier sa relève : « Il m’a déjà dit par la suite que si j’avais refusé ou si j’avais choisi un autre chemin, il aurait pensé sérieusement à vendre l’entreprise. » D’ailleurs, à partir du moment où sa fille a accepté son invitation, Denis Biron l’a amenée partout, aux réunions d’affaires ou de réseaux, afin qu'elle acquière de l’expérience.
75Le premier mandat important dont elle se souvient a été, en 1991, la participation à titre d’entreprise opérante dans un montage de capital de risque pour des projets de recherche dans un institut de recherche clinique. Ève-Lyne Biron affirme que le comptable et l’avocat de la compagnie ont été consultés : « Cette participation permettait à la société d’aller chercher des investissements de 23 millions, mais je n’avais aucune idée de ce dont il s’agissait ! Les partenaires étaient sérieux. » Ève-Lyne s’en est bien tirée mais elle avoue s’être sentie « un peu embarquée malgré elle ». Sans aucun doute, cette expérience de travail avec une vingtaine d’avocats et de comptables autour d’une table — et ce jargon professionnel qu'elle n’était pas sûre de comprendre — l’a décidée à s’inscrire à la maîtrise en administration des affaires, ce qui a été pour elle un excellent investissement :
Ce que j’ai apprécié du programme de maîtrise, c’est qu’on voit les choses avec un œil bien différent. Les analyses de cas, cette réflexion sur des situations réelles, c’est tellement moins technique ! Les gens viennent de tous les milieux. Ils partagent leurs expériences. On travaille en équipe. Les cours sont intéressants. Les conférenciers sont des présidents d’entreprise. C’est sérieux.
76Ève-Lyne Biron est encore plus fière de son rôle de négociatrice lors de certaines acquisitions. En 2000, elle a réussi à conclure une entente avec un concurrent de l’Ouest de l’Île de Montréal :
Mon père avait commencé à négocier en 1992. Sept ans de négociation, c’est long ! Deux ou trois fois, ils étaient venus bien près de s’entendre et tout à coup, le concurrent changeait d’idée. Cette acquisition nous permettait d’envisager une augmentation de 12 % du chiffre d’affaires, en plus de rejoindre la clientèle anglophone. Au bout de huit ou neuf mois, j’ai conclu l’entente, toute seule.
77Les premiers mois dans l’entreprise n’ont pas été faciles. Ève-Lyne Biron voudrait bien faire des changements, mais il se trouve que le marché change lui aussi. La réforme des Centres locaux de services communautaires (clsc), qui, du jour au lendemain, acceptent les patients sans rendez-vous, vient mettre ses projets en veilleuse. L’entreprise connaîtra presque trois années de stagnation. C’est à ce moment-là seulement (1995-1996) que l’impact de la récession de 1992. se fait sentir parmi la clientèle : « Les gens perdaient leur emploi et, par le fait même, leur assurance collective. Les entreprises qui mettaient leurs employés à pied n’avaient plus besoin de bilan de santé. » De leur côté, les médias n’ont donné aucun répit à ceux qui dispensaient des services médicaux privés. Ève-Lyne Biron a appris à communiquer efficacement avec les journalistes, surtout lors d’entrevues en direct :
Je n’étais pas préparée à cela. J’ai suivi des cours de gestion de crise pour savoir ce qu’on dit et ce qu’on ne dit pas au cours d’une entrevue téléphonique. Cela prend quelques années avant d’être vraiment à l’aise. Ironiquement, aujourd’hui, ces mêmes médias nous font une véritable publicité gratuite. Aujourd’hui, on est des partenaires du système, mais on reste prudent.
78Sans doute est-ce leur ressemblance profonde qui a poussé Denis Biron à choisir son aînée comme successeure :
Mon père et moi, on se regarde et on se comprend. On a la même philosophie, la même façon de voir les choses, et je pense qu’il savait que je n’avais pas l’intention de tout changer. Pour moi, la culture qu’il avait développée dans l’entreprise, c’était bien important et je voulais la conserver.
79Lorsque Denis Biron a confié à Ève-Lyne la direction générale de l’entreprise, il avait lui-même consulté ses deux autres filles, qui ont endossé sa décision :
Je sais maintenant que mes sœurs ne voudraient pas nécessairement être dans mes souliers. Il y a des avantages mais aussi des inconvénients. Cela représente beaucoup de responsabilités, beaucoup de pression, beaucoup de relations publiques, de conférences à gauche et à droite. Je sais que mes sœurs n’aiment pas nécessairement faire cela. En bout de ligne, c’est moi qui suis responsable des résultats de l’entreprise, et je le suis 24 heures sur 24.
80Ève-Lyne Biron a beaucoup appris sur le tas. Elle n’a pas eu de mentor externe, mais la comptable de l’entreprise l’a aidée dès le début : « Mon père l’avait choisie et quand j’ai pris sa place, elle est restée très près de moi. On s’entendait bien. Elle ne m’a pas traitée différemment de mon père. Son bureau n’est pas loin, et elle était facile à joindre. » Cette professionnelle l’a aidée lors des acquisitions. Elle lui a appris à structurer une entente, à évaluer l’achalandage, les équipements, les impacts fiscaux : « Je n'ai que peu de formation en fiscalité. J’ai compris qu’elle était là pour m’aider et que je n’avais qu’à l’appeler. Je n’essayais pas de tout deviner toute seule. »
81Des différences existent pourtant entre le père et sa fille. Ève-Lyne se dit moins entrepreneure que son père, mais plus gestionnaire. Elle ne pense pas qu'elle aurait été capable de démarrer elle-même une entreprise : « J’aime mieux prendre ce qui est là et travailler à partir de cela, faire du redressement, mais partir de rien, je n’y arriverais pas comme lui. Il y a des gens, comme lui, qui l’ont dans l’âme. Il est très patient, je le suis moins. »
82À l’exception des relations avec les employés, le style de gestion d’Ève-Lyne Biron ressemble à celui de son père. Quand Denis Biron arrivait au travail, il pouvait passer 20 minutes avec les employés ; il s’assoyait avec eux et demandait des nouvelles de leur famille, ce que sa fille se sent incapable de faire : « Mon père est très paternaliste. Ces employés ont souvent l’âge de ma mère, et je ne me vois pas m’asseoir dans le bureau et demander comment vont les enfants. Ce n’est pas naturel pour moi. Il faut que les employés fassent le deuil de cette relation. » Cependant, contrairement à son père, Ève-Lyne Biron organise de petites fêtes, des « 5 à 7 ». À l’anniversaire de chacun, elle envoie une carte et des chocolats, selon la tradition familiale.
83Pour lui demander officiellement de prendre sa place, Denis Biron est simplement allé la voir dans son bureau situé au bout du corridor. Il lui avait fait part de ses problèmes de santé et des recommandations de son médecin. Il estimait qu’elle était prête à prendre la relève. Déjà, le couple Biron résidait plusieurs mois par année en Floride, laissant l’entreprise aux bons soins des filles. Ève-Lyne n’a jamais pensé lui dire non. L’annonce a été faite aux employés lors de la fête de Noël de 1994. Pendant un certain temps, Ève-Lyne est demeurée dans son bureau, assumant ses fonctions de directrice du marketing — fonctions que son mari assume depuis — en même temps que la direction générale :
Mon mari n’est pas actionnaire. C’est la décision de mon père qui tient, tant qu’il est vivant, à ce que seuls les membres immédiats de la famille soient actionnaires. Quand mon mari a commencé à travailler avec nous, il savait très bien à quoi s’en tenir. Il n’est pas venu ici pour l’actionnariat. C’était une occasion comme une autre de travailler, et tant mieux si c’était dans une entreprise qu’il connaissait. On ne pourrait pas prendre la décision de changer cela sans passer par mon père, car il a droit de veto. On n’en parle même pas. Les conjoints de mes sœurs ne travaillent pas dans l’entreprise.
84Pendant une courte période de transition, Ève-Lyne Biron a assumé les responsabilités des deux postes : « Mon père a eu la sagesse, quand il a pris sa retraite, de la prendre complètement. Il n’est jamais venu voir par-dessus mon épaule comment je faisais mon travail ».
85Denis Biron, maintenant âgé de 71 ans, est demeuré président du conseil d’administration. Son activité principale est cependant son sport préféré, le golf. Il vient faire un tour de temps en temps et vient dire bonjour aux employés. Il vient à Noël. Il dîne avec sa fille pour discuter tranquillement, s’il y a un problème. Il s’occupe des relations publiques de façon plutôt informelle. Son plus grand plaisir ? « Aller rencontrer les concurrents et leur demander s’ils sont à vendre. »
Étapes et moyens du transfert de propriété
86Si Ève-Lyne Biron est directrice générale et actionnaire, ses sœurs et ses parents sont aussi actionnaires et membres du conseil d’administration. Selon Ève-Lyne Biron, les enjeux de l’actionnariat doivent être distincts de ceux des opérations quotidiennes de l’entreprise. Les Biron ont appris à faire ces distinctions et à discuter des bons sujets aux bonnes tables. Les enjeux de l’actionnariat se discutent au conseil d’administration qui regroupe les cinq membres de la famille, et les deux membres de l’extérieur, trois fois par année.
87Dès leur naissance, les filles ont reçu des actions de l’entreprise, même si elles ne l’ont su que bien plus tard. En 1993, Denis Biron a fait un gel successoral et les actions ont été redistribuées. En parts égales, les trois filles ont reçu en cadeau les actions ordinaires de l’entreprise, tandis que leurs parents conservaient les actions privilégiées, qu’ils détiennent toujours : « Ce fut un remaniement de l’actionnariat, et le but, c’était que nous, les trois sœurs, puissions profiter de la plus-value de l’entreprise à partir de cette date, c’était une question de fiscalité. » Ces actions sont réparties également, que les filles travaillent ou non dans l’entreprise. Si les actionnaires décident de se verser des dividendes, elles le font en parts égales : « C’est la décision de mon père, et tant qu’il est vivant, il est toujours le noyau central. Ce que lui décide... C’est sa volonté, et nous la respectons. »
88Si l’une des trois sœurs quittait l’entreprise ou souhaitait vendre ses parts, elles décideraient ensemble, à ce moment, ce qu’elles feraient : « Mais pour le moment, toutes considèrent que la situation est équitable », conclut Ève-Lyne Biron.
89L’avenir de Denis Biron et de son épouse est assuré par le salaire qu’il reçoit de l’entreprise et le versement de dividendes. Toute sa vie, il a fait des économies et des investissements qui lui permettent aujourd’hui de s’assurer une retraite confortable et de bien vivre et, surtout, de ne pas mettre l’entreprise en péril :
Il savait que nous n’aurions pas les moyens d’acheter l’entreprise parce que nous serions trop jeunes quand il allait quitter la compagnie. Il a prévu des assurances pour payer les impôts de la succession.
Mon père, c’est le plus grand planificateur que je connaisse. Encore aujourd’hui. Il avait planifié sa relève depuis longtemps. Je ne suis pas certaine qu’il avait planifié de prendre sa retraite comme il l’a fait. Je pense qu’il avait imaginé qu’il serait impliqué plus longtemps, peut-être moins activement, venant moins souvent, travaillant à temps partiel, mais ce n’est pas ce qui s’est produit.
90Puisque le Laboratoire Médical Biron est une société de services, les relations humaines sont très importantes : « Ce n’est pas seulement une manufacture. Il y a beaucoup de monde, des gens qui sont là depuis longtemps, qui ont besoin de travailler. Il y en a qui doivent faire des heures de plus. » Là réside probablement la plus grande différence entre les entreprises familiales et celles qui ne le sont pas : « Je vous dirais que dans les opérations de tous les jours, c’est une entreprise comme n’importe laquelle. Je la gère comme je gèrerais une autre entreprise où je ne serais pas avec mes sœurs. »
La prochaine étape
91Selon Ève-Lyne Biron, son père a réalisé son rêve d’entrepreneur. Il a bien sûr construit cette entreprise pour lui, pour avoir des revenus, se payer des dividendes et vivre à l’aise. Par la suite — sa fille en est convaincue —, il s’est dit qu’il voulait léguer un patrimoine à sa famille. Il voulait certainement que ses filles vivent sans soucis financiers, qu’elles aient une certaine stabilité. Il a toujours souhaité que ses trois filles travaillent dans l’entreprise. Comme le dit si bien Ève-Lyne, c’est « un peu comme un père qui va donner un cadeau à ses enfants ».
Cela a des avantages et des inconvénients. Nous ne sommes pas des fonctionnaires, nous n’avons pas de sécurité d’emploi à vie. La sécurité d’emploi, nous la créons nous-mêmes et nous nous assurons de créer une certaine richesse. Nous travaillons au succès de l’entreprise et nous réussissons à faire grossir le chiffre d’affaires, nous contrôlons les dépenses, nous faisons des profits, nous réinvestissons, nous créons des emplois.
92Si Ève-Lyne Biron avait à décider, aujourd’hui, pour ses enfants, elle ferait la même chose que son père : « Je leur donnerais des catégories B, juste pour les impliquer et je verrais s’ils sont actifs ou non dans l’entreprise, quel intérêt ils lui portent ou s’ils prennent part aux décisions. » Par contre, elle ne le ferait pas ou ne leur dirait pas trop tôt, pas avant la vingtaine. Dans son cas, le fait de savoir quelle détenait des actions n’a pas changé son niveau d’intérêt pour l’entreprise : « Je ne savais pas ce que cela voulait dire jusqu’à ce que je commence à travailler ici. Lors du gel successoral, il nous a fallu refaire la convention entre actionnaires. Nous en avons eu chacune une copie, nous l’avons lue, et nous l’avons signée nous-mêmes. » D’un trait, elle ajoute que pour qu’une entreprise demeure familiale, il est nécessaire qu’au moins deux membres d’une même famille — des frères et sœurs, des cousins, des parents, des enfants, toutes sortes de combinaisons — soient présents dans l’entreprise.
93Ève-Lyne Biron croit qu'elle envisagera ce passage de la deuxième à la troisième génération un peu comme son père a vu son entreprise dès le début : pour contribuer à la santé financière de ses enfants, pour leur donner un coup de pouce et pour s’assurer qu’ils feront de bonnes études.
Si, de leur côté, ces enfants voulaient contribuer d’une façon directe ou indirecte à la vie de l’entreprise, ce serait bien, mais de là à dire que c’est mon objectif vraiment ultime que l’entreprise passe entre les mains de la troisième génération avec la même énergie, le même succès, c’est pas mal tôt pour le décider.
Contrôler la direction, c’est plus difficile que contrôler l’actionnariat, ce qui ne veut pas nécessairement dire que le président ou le directeur général doivent être de la famille, mais il faut que les membres de la famille soient impliqués dans la prise de décision. Les actionnaires de la famille peuvent ne pas avoir l’expérience, la capacité ou le goût d’être président d’une entreprise, mais il faut qu’ils aient leur mot à dire lors des grandes décisions.
Développement Germain-des-Prés – Le Groupe Germain – Christiane Germain, présidente-directrice générale
Historique
94Développement Germain-des-Prés, maintenant le Groupe Germain, est une entité corporative qui gère des hôtels-boutiques à Sainte-Foy, à Québec, à Montréal, à Toronto (2003) et peut-être dans l’avenir, à Boston. Le Germain-des-Prés est situé à Sainte-Foy ; le Dominion 1912, dans le Vieux-Port de Québec ; Le Germain, à Montréal, me Mansfield.
95Les hôtels-boutiques sont de petits hôtels d’une quarantaine à une centaine de chambres qui visent une clientèle de gens d’affaires, en semaine, et de couples en voyage de loisir, la fin de semaine. Une minutieuse attention aux moindres détails en ce qui concerne la literie, les serviettes, les salles de bain, l’ameublement et les services destinés à une clientèle d’affaires caractérise ces hôtels de charme : « Ce sont des hôtels où l’on peut travailler dans sa chambre sans avoir l’impression de dormir dans son bureau. »
96Le Germain à Montréal s’est vu décerner la cote quatre étoiles par le Mobile Travel Guide 2001, la plus haute distinction jamais accordée à un établissement de Montréal, et qu’il ne partage qu’avec trois établissements montréalais. L’excellent service à la clientèle, le décor et le style unique de l’hôtel ont fait sa réputation. Le Groupe Germain embauche entre 100 et 125 employés selon la saison, et le chiffre d’affaires de l’entreprise est de 10 millions de dollars.
97Christiane Germain, la présidente-directrice générale du Groupe Germain, a par ailleurs reçu le prix de l’Hôtelier de l’année 2000, lors de la remise annuelle des Pinnacle Awards, la 12e soirée organisée par la revue spécialisée Foodservice & Hospitality. En 1999, lors du Gala des grands prix du tourisme québécois, Christiane Germain a été nommée Personnalité de l’année. En décembre 2000, à Paris, elle était la seule femme d’affaires québécoise invitée à une journée d’échanges sur les programmes de certification des entreprises de services.
98La famille Germain n’en est pas à ses premières armes dans la restauration et l’hôtellerie. Le Groupe Germain appartient aux trois enfants de la famille Germain : Christiane, Jean-Yves et Richard, mais leurs parents ont déjà une excellente réputation à Québec dans les domaines de la restauration et de l’immobilier.
99La tradition de l’entrepreneurship dans la famille a débuté à Québec, en 1954, dans une petite tabagie tenue par Victor Germain et sa femme, nouvellement mariés. Bientôt, un comptoir-lunch s’est ajouté. Il y aura une, deux, trois tabagies... Victor Germain avait été représentant d’un distributeur de magazines et de journaux à travers le Québec ; il connaissait bien ce genre de commerce.
100Avant de se lancer dans l’immobilier, vers la fin des années 1970, Victor Germain, qui avait depuis déménagé à Sainte-Foy, ouvre un premier restaurant, plutôt modeste, puis un deuxième, le Fiacre, un steak house, qui a rapidement remporté un grand succès. Dans les années 1980, Christiane Germain, qui revient d’un séjour d’études à Toronto, au Humber College, et d’un stage à Vancouver et en Californie, travaille avec son père et ses frères dans les restaurants de la famille : le Bistango, le Cousin Germain et le Café Saint-Honoré. Mais le métier de restaurateur est exigeant, voire éreintant.
101À l’époque du Cousin Germain, Christiane et son frère Jean-Yves, qui vient de terminer ses études à l’Institut de tourisme et de l’hôtellerie du Québec (ithq), travaillent ensemble même s’il n’y a pas vraiment de place pour deux patrons : « C’est alors que mon père nous a donné un coup de main. » Le Cousin Germain lui appartenait toujours, mais c’est Christiane qui le faisait fonctionner. Monsieur Germain avance l’argent pour acheter le Saint-O, sur Grande-Allée, à Québec, que Jean-Yves prend en main. « Mais ensuite, précise Christiane Germain, on a continué avec l’argent qu’on faisait, on réinvestissait. »
102En 1986, on vend le premier restaurant. Puis l’idée d’un hôtel vient à l’esprit de Christiane et de son frère Jean-Yves. « J’ai été la première à en parler, explique Christiane Germain, maintenant âgée de 45 ans, mais mon frère me suivait de près. Il a 44 ans. Richard a 10 ans de moins. Il s’est joint à nous un peu plus tard. »
Avec mon frère, on allait voir des restaurants à New York. Le Fiacre de Sainte-Foy avait besoin d’être retapé. Les installations étaient désuètes. C’est bon de se ressourcer ailleurs. C’est à New York que l’idée d’un hôtel est née. Mon frère aime bien les projets de construction.
Le concept des hôtels-boutiques, c’est une approche européenne qui a été adaptée aux États-Unis. Le premier de cette génération, c’est le Morgan, à New York. C’était très ambitieux, très audacieux comme projet.
103Ce qui les frappe, c’est l’aspect général de l’hôtel. Lorsque Christiane et son frère voyageaient, sauf à Paris ou dans les villes d’Europe, ils choisissaient toujours de grands hôtels, « tous pareils ! ». Le Morgan se distinguait par son aménagement et son design mais surtout par l'attention portée au client.
104Afin de concrétiser le projet d’hôtel, un deuxième restaurant est alors vendu, une décision ne faisant aucunement partie d’un exercice de planification stratégique. Selon Christiane Germain, « dans la vie, il faut se laisser porter un peu ; quand on est entrepreneur, on a tendance à saisir les opportunités ».
Situation actuelle
105Depuis une quinzaine d’années, Victor Germain, maintenant âgé de 71 ans, est à la retraite. Ses activités immobilières se retrouvent sous la bannière de Gestion casot. Victor Germain a pris sa retraite lentement, graduellement, naturellement. « Depuis cinq ou six ans, selon sa fille, la scission est complète. »
Défi actuel
106Le défi actuel du Groupe Germain est la croissance : « Réussir la croissance est ce qu’il y a de plus important et c’est un gros défi. L’année prochaine, on ouvre à Toronto. Dans les deux ou trois prochaines années, on ouvrira deux ou trois hôtels. »
Étapes du transfert de direction
107Lorsqu’elle est revenue à Québec à la fin de ses études et forte de ses expériences de travail, Christiane Germain ne pensait jamais y rester pendant 20 ans : « La vie a fait que je suis restée, mais j’avais alors des ambitions très internationales. Je me voyais partout. J’ai toujours rêvé d’aller en Afrique, et j’irai, un jour. Le seul endroit où je ne me voyais pas, c’était à Québec. » Aujourd’hui, rien ne la dérange plus, ni d’aller à Toronto ni l’animosité qui règnerait, selon certains, entre les Montréalais et les Québécois. Au début de sa carrière, Christiane Germain se voyait employée d’une grande organisation, de la taille de Victoria Station, une chaîne de restaurants américains, pour laquelle elle avait travaillé à San Francisco. Cette chaîne l’avait embauchée, car ses dirigeants prévoyaient ouvrir un restaurant à Montréal ; elle avait été formée pour devenir directrice de restaurant.
108Être présidente du Groupe Germain, pour Christiane Germain, « ce n’est pas la présidence d’Hydro-Québec » :
La façon dont on travaille est différente. C’est une entreprise familiale. Je suis peut-être plus présente au niveau des opérations. Je travaille plus souvent avec Jean-Yves, mais on décide, ensemble, tous les trois, des orientations de l’entreprise. Jean-Yves et moi, c’est vraiment bicéphale. Entre nous trois, il y a beaucoup de respect et d’affection. C’est pour cela que ça fonctionne.
109Étant donné que Christiane Germain a été mentionnée plusieurs fois dans les pages de journaux, un certain degré d’envie pourrait être ressenti par ses frères, mais : « Il n’y a aucune envie. Il a été décidé que c’était moi qui prendrais publiquement de la place. » D’ailleurs, c’est elle-même qui a demandé la présidence, « parce que j’étais très impliquée dans la communauté, dans les organismes de tourisme à Québec, l’organisation du Festival d’été... D’autant plus que mon père venait de nommer mon frère président de casot. »
110Ses contacts dans la ville de Québec lui ont ouvert plusieurs portes dans sa vie professionnelle, mais d’abord dans sa vie personnelle :
En fait, j’ai commencé pour des raisons personnelles. Quand on me proposait des responsabilités, j’acceptais parce que j’ai toujours aimé la diversité. Cela me permettait de rencontrer des gens. Je m’accomplissais. C’est bien après que je me suis rendu compte de ce que cela m’avait apporté dans ma vie professionnelle. Je suis une personne qui livre la marchandise quand on lui confie des mandats.
111En travaillant en collaboration si étroite avec son père et sa mère et en entendant parler de la business depuis l’enfance, Christiane Germain se dit qu’elle a sûrement appris quelque chose de l’un ou de l’autre mais, dit-elle : « Mon père n’était pas un bon professeur. Je n’aimais pas ce genre de coaching. Il était très exigeant et très dur. Il évaluait mon travail en fonction du temps que j’y passais. J’étais toujours là, le matin, la nuit... Les restaurants étaient toujours pleins. À la fin, j’étais brûlée. » Elle lui est cependant reconnaissante, car « il ne m'a jamais laissé l’occasion de ne rien faire. Je n’aimais pas l’école. Alors, il a exigé que je travaille. » Pendant un an, Christiane est commis à l’épargne dans une banque : « Je détestais ça ! » De plus, elle se rend compte qu’un garçon qui faisait le même travail quelle était payé 39 $ de plus par semaine : « Je gagnais 72 $ et il gagnait 111 $. J’étais tellement insultée ! On m’a expliqué qu’il avait fait son cégep. » Elle conclut que les études, c’est payant. L’expérience a été utile puisque, au moins, elle a su ce qu'elle ne voulait pas faire.
112Plus que tout, Christiane Germain voulait partir de Québec : « Je n’avais pas d’argent pour vivre à Toronto. Il fallait que j’étudie. C’était la seule raison pour laquelle mes parents me laisseraient partir et payeraient mes dépenses. » À Toronto, le programme semblait intéressant et c’était l’occasion d’apprendre l’anglais.
113Aujourd’hui, ce qu’elle apprécie le plus chez ses collaborateurs, c’est que sans vivre et penser uniquement par et pour l’entreprise, ils lui sont dévoués : « Ce n’est pas seulement un job. On fait équipe. Je leur communique ma façon de penser et il faut qu’ils soient réceptifs. Je ne suis pas facile à suivre, mais je demande qu’on me suive tout le temps. Il faut que je les aime, et il faut qu’ils m’aiment. »
114Au conseil d’administration du Groupe Germain siègent Christiane, ses deux frères et deux représentants de nouveaux partenaires investisseurs. Les conjoints n’ont aucune part. Plus que de nouveaux membres au conseil d’administration, les dirigeants du Groupe Germain auraient besoin, semble-t-il, d’un comité de gestion qui les conseillerait à l’occasion. Il n’y a pas non plus de conseil de famille. Christiane Germain explique comment l’information circule dans l’entreprise et comment les problèmes sont abordés :
Dans une organisation, il y a toujours un point de chute. Ces jours-ci, c’est moi, le point de chute. Quand un problème se pose, je rassemble l’information, je laisse passer du temps, j’en parle à chacun et je pense que ça va se régler. Si je me chicane avec un de mes frères, j’en parle à l’autre. On échange beaucoup d’information. On se sert beaucoup l’un de l’autre pour régler nos problèmes. Ce ne sont jamais des gens de l’extérieur qui viennent régler nos affaires.
115Christiane Germain ne pratique pas le culte des stars : « Ce sont surtout des images. » Mais dans l’histoire du Québec, elle est impressionnée par ces femmes qui sont parties de si loin : « Voir comment elles ont réussi me stimule. » Serait-elle une self-made woman ? « Oui et non. Dans la vie, il y a plein de monde qui m’ont aidée. Quand ces gens m’ont ouvert des portes, je suis entrée et j’ai profité des occasions. »
116Elle se souvient de sa grand-mère qui travaillait dans un magasin de vêtements quand les autres femmes restaient à la maison. Elle ne se sent pas coupable d’avoir élevé sa fille seule, de l’avoir fait souper tard, vers le milieu de la soirée, et parfois sans adresse fixe puisqu’elles vivaient alors presque dans leurs valises : « Cela fait partie de la formation, aussi. Il y a les circonstances de la vie, mais il y a surtout mon caractère. Je suis organisée, mais je suis un peu bum dans la vie. »
Étapes et moyens du transfert de propriété
117Au moment où les restaurants ont été vendus, Victor Germain a récupéré son argent, casot, l’entreprise de gestion immobilière, lui appartient toujours : « Le véritable cadeau de mon père, c’est quand il nous a aidés à démarrer Gestion famiger. » Dans le cas de casot, un gel successoral a été fait il y a quelques années. Victor Germain en détient les actions votantes. Le Groupe Germain est l’entreprise des enfants. Il s’agit donc de deux entités différentes, mais en fait, il y a eu plusieurs compagnies : « Le Fiacre appartenait uniquement à mon père ; le Cousin Germain, que nous avions fait avec lui, lui appartenait aussi, mais c’est lors de l’achat du troisième restaurant, le Saint-O, que Gestion famiger, le holding, a été créé. »
118La recherche de financement pour le projet d’hôtel ha pas été une sinécure. Le projet était ambitieux. Christiane et Jean-Yves Germain n’ont pu compter sur le soutien financier de leur père :
J’ai démarré avec des marges de crédit personnelles. Et si je n’avais pas été avec mon frère, je ne sais pas si je l’aurais fait. Les relations avec les banques ont été très difficiles. Elles nous disaient qu’il n’y avait pas de problème, que nous n’avions qu’à passer.
On arrivait dans les bureaux et les formulaires étaient déjà prêts à signer. Quand on leur disait que notre père ne signait pas, tout était à recommencer. On a ouvert le premier hôtel en avril 1988 et on a finalisé le financement en janvier 1989.
Les chèques restaient dans le tiroir en attendant d’avoir l’argent, je connais cela. Je survivais avec mes marges de crédit personnelles. Un cauchemar ! Cela nous a obligés à vendre un restaurant. On a récupéré notre mise de fonds, on a fait un peu d’argent. On a réinvesti.
119Les banques ne font de cadeau à personne. Peut-être les problèmes venaient-ils du fait que le premier hôtel logeait dans un immeuble appartenant à casot, et que les propriétaires étaient liés par bail. Ce n’est pas le cas, selon Christiane Germain : « Des garanties, on leur en a donné. Le problème, c’est que les banques ne croyaient pas en ce qu’on voulait faire. Même à Toronto, actuellement, les banques ne frappent pas à notre porte. »
120Le Groupe Germain loue toujours les édifices qui sont transformés en hôtel. Selon Christiane Germain : « Le propriétaire de l’immeuble assume une partie des risques. Les arrangements, c’est nous qui les faisons. Le prêteur peut prendre une hypothèque sur l’édifice, mais la rentabilité est assurée par le loyer. »
La prochaine étape
121La notion de continuité dans une entreprise familiale que les structures juridiques ont scindée ne semble pas apparente. Pourtant, Christiane Germain reconnaît un héritage :
Je dirais qu’il y a plusieurs valeurs liées au travail : le respect de la clientèle, la qualité de ce que l’on fait. On essaie toujours d’aller plus loin, de s’améliorer, de trouver des nouvelles idées. On réinvestit beaucoup dans nos entreprises. Chez nous, il y a toujours eu beaucoup de respect, d’amour, de tolérance, et ce sont des valeurs qui nous suivent dans l’entreprise et dans la vie. Ce sont des valeurs et des comportements que mon père et ma mère nous ont transmis. Aussi, mon père nous a démontré l’importance de la rentabilité de l’entreprise.
122La fille de 19 ans de Christiane Germain, Marie-Pier, a travaillé pendant deux étés au dernier restaurant familial, à Québec :
Je ne veux pas qu’elle travaille avec moi, et elle non plus. Ce n’est pas nécessaire. Marie-Pier étudie à Polytechnique, mais son choix professionnel n’est pas vraiment fixé. Elle est intéressée par le milieu des affaires, elle aime beaucoup les sciences et elle est capable de réussir. Elle veut d’abord aller travailler ailleurs. Elle a certainement son plan de match. Rien ne l’empêcherait un jour de travailler dans l’entreprise.
123Sa mère a vu à maintenir ses droits dans la lignée :
Étant donné que j’ai élevé ma fille seule, j’ai toujours senti le besoin de régler mes affaires. Si je m’en vais, je veux m’assurer que le traitement réservé à ma fille sera le même que si j’étais là. À un moment donné, on s’est assis et on a établi une stratégie pour que les quatre enfants de la famille aient la chance de travailler dans l’entreprise, s’ils le souhaitent.
124Jean-Yves Germain a trois enfants. Son fils aîné étudie à l’Université Concordia et travaille à l’hôtel de Montréal. La plus jeune travaille à l’hôtel de Québec : « Elle est plus une communicatrice. » Son autre fille étudie en droit, à l’Université d’Ottawa, et s’intéresse plutôt au droit des affaires ; elle travaille dans un hôtel d’Ottawa. Il est bien possible que le fils de Jean-Yves, « un gars formidable », soit intéressé par l’entreprise.
Si ma fille et mon neveu veulent travailler tous les deux, il nous faudra déterminer qui va prendre la direction. Il reste cela à déterminer, mais il est bien entendu que tout le monde va avoir sa place dans l’entreprise s’ils veulent y travailler. Et il faudra qu’ils soient bons ! Ceux qui n’y travailleront pas demeureront actionnaires. Pour ceux qui y travailleront, il y a une entente qui assurera qu’ils bénéficient d’une plus-value. Jusqu’à un certain âge, ils auront le droit de revenir dans l’entreprise.
125Pour établir ces mécanismes, la famille Germain a demandé l’aide d’un comptable et d’un avocat : « Les documents sont officiels. Tout a été fait selon les règles de l’art », conclut-elle en riant.
126Christiane Germain ajoute que la succession de son père semble bien compliquée et qu’il n’aime pas en parler. Pour ce qui est de la sienne, elle s’en occupe :
Par respect pour les gens qui seront là. Il ne s’agit pas de leur donner tout cuit dans le bec. Si ce n’est pas bien organisé, ils peuvent avoir des problèmes. Pourquoi ne pas leur éviter cela ? Avant tout, il y a le bonheur des enfants. C’est capital ! C’est leur vie ! L'entreprise, je pourrais la partager avec des employés. Toutes sortes de mécanismes existent. Les enfants ont la possibilité d’y entrer, mais ce n’est pas une obligation.
127Actuellement, les trois associés se partagent les actions dans les proportions suivantes : Christiane et Jean-Yves, 40 % chacun et 20 % pour Richard. Pour ce qui est de l’avenir, il se pourrait qu’une répartition des actions selon les branches de la famille s’avère intéressante.
Bilan
128Les quatre cas que nous venons de lire présentent la situation de successeurs, dont les âges varient de 34 à 45 ans, qui ont vécu une première transition, à la fois de la direction et de la propriété, dans l’entreprise familiale. Voici les tendances qui se dégagent tant au plan des difficultés que des stratégies adoptées.
Le transfert de la propriété
129Le financement de l’acquisition s’est révélé plus difficile dans le cas d’Atelier Arboit surtout à cause du décès prématuré du père et du manque de planification de la situation. Dans les autres cas, le financement n’a pas posé de problèmes : soit qu’il y a eu don de parts ou coup de pouce financier du prédécesseur, soit que l’acquisition n’est pas encore complétée. Bien sûr, dans le cas de Germain-des-Prés, le financement est difficile, mais ce n’est pas l’acquisition en tant que telle qui a présenté des problèmes mais plutôt l’expansion et le développement des affaires.
130Trois éléments semblent jouer dans le transfert de propriété. D’abord, dans les entreprises familiales, l’aide financière reçue des prédécesseurs facilite souvent les aspects financiers de la transition : don de parts, vente à un prix inférieur à la juste valeur, endossement à la banque, balance de vente du prédécesseur, échelonnement de l’acquisition et des paiements sur plusieurs années. C’est ce que nous observons ici dans trois des quatre cas. Ensuite, la planification est importante. Des dossiers en règle, un testament, des assurances et de l’aide de spécialistes compétents sont des éléments essentiels. Enfin, soulignons la diversité des modèles de dévolution de la propriété. Dans le cas du Laboratoire Médical Biron, toutes les sœurs ont des parts égales et ce, depuis leur très jeune âge, donc indépendamment du fait qu’elles seraient entrées dans l’entreprise ou non. Dans le cas de Développement Germain-des-Prés, les deux aînés détiennent un pourcentage plus élevé que le cadet qui n’est entré dans l’entreprise que récemment. Dans le cas de l’Atelier Arboit, M. Verstraete a tenu à racheter les parts de ses frère et sœur. Pour ce qui est des Produits de piscines Vogue, le rachat des parts du prédécesseur n’est pas complété et on ne connaît pas encore le partage final de la propriété. Cette diversité de façons de faire est normale, car chaque cas est unique. Chaque entrepreneur se doit de trouver la situation qui convient à lui et à sa famille.
Le transfert de la direction
131Tous les successeurs ont été initiés à l’entreprise à un très jeune âge et aucun d’entre eux n’est entré directement au poste de président ou de chef de l’exploitation. La plupart (trois sur quatre) ont terminé des études postsecondaires, ce qui semble démontrer l’importance de la formation universitaire pour ces entrepreneurs. Une seule personne a acquis une expérience à l’extérieur de l’entreprise. L’encadré suivant illustre le type de cheminement le plus fréquent.
Cheminement le plus fréquent
Initiation à un jeune âge → formation postsecondaire → entrée à un poste intermédiaire □
132La longueur du règne conjoint varie selon les circonstances. Dans le cas des Produits de piscines Vogue, M. Lebuis père est resté très longtemps dans l’entreprise. Dans le cas du Laboratoire Médical Biron, il a été écourté à cause des problèmes de santé de M. Biron. Dans le cas de l’Atelier Arboit, il n’y a pas eu de règne conjoint à proprement parler, puisque M. Verstraete est décédé subitement à un très jeune âge. Malgré ces variantes en ce qui a trait à la durée du règne conjoint, soulignons l’importance du prédécesseur et de son appui, même si la forme de l’appui varie d’un cas à l’autre. Que ce soit sur le plan de la gestion ou sur le plan financier, tous les successeurs reconnaissent le soutien de la génération précédente. Il n’y a que M. Verstraete qui n’en a pas bénéficié à cause de circonstances particulières, et ce dernier mentionne les difficultés que cette absence lui a occasionnées.
133Quant au choix du successeur, nous remarquons deux situations. D’abord, deux cas où il n'y a pas de choix à faire. Dans les deux autres cas où il y avait un choix, la solution a été de faire à chacun des enfants une place dans l’entreprise. Dans le cas de Développement Germain-des-Prés, deux entités juridiques existent et chacun des enfants est à la tête d’une des entités. Chez Laboratoire Médical Biron, chacune des filles occupe un poste important même si, en définitive, il n’y a qu’une présidente. Il y a donc une volonté, chez les entrepreneurs, d’intégrer tous les enfants qui le désirent dans l’entreprise. Dans ces cas, la communication est très importante pour éviter les situations conflictuelles : d’abord, communication du choix du leader et communication régulière par la suite pour s’assurer de pouvoir régler les problèmes au fur et à mesure qu’ils se présentent.
Les structures
134Même si plusieurs successeurs nous ont parlé de l’importance des échanges, aucun d’entre eux n’utilise le conseil de famille pour faciliter la communication. Le conseil d’administration existe, quant à lui, dans trois des quatre cas et dans deux cas, soit 50 % des situations, des membres extérieurs à la famille y siègent. Ce pourcentage se compare à celui observé par la firme Samson Bélair Deloitte et Touche dans son étude menée au Canada en 19991. Des entreprises familiales ayant participé à cette enquête, 35 % utilisaient les services d’un conseil d’administration avec des membres extérieurs.
Le succès
135Plusieurs ont mentionné l’importance du respect comme condition de succès du processus. Respect du prédécesseur, de son rythme, des autres membres de la famille. M. Vestraete et Mme Biron mettent, quant à eux, l’accent sur le rôle essentiel de la planification. Enfin, soulignons l’importance de la notion de transmission du patrimoine et des valeurs familiales à travers les générations.
Notes de bas de page
1 Université de Waterloo et Samson/Bélair/Deloitte et Touche, Les entreprises familiales canadiennes sont-elles en voie de disparition ?, Waterloo, Centre d’études et de recherches fiscales, 1999, <http://www.deloitte.ca>.
Notes de fin
* Les cas ont été rédigés à partir d’entrevues réalisées en 2001-1002. Ils reflètent les situations telles quelles se présentaient au moment de ces entrevues.
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