Le processus de relève et sa planification
p. 23-46
Texte intégral
1Développer un produit, le mettre sur le marché, améliorer la production, choisir l’équipement le mieux adapté à une production, établir un prix plancher, se fixer une marge bénéficiaire, promouvoir le produit, le vendre, préparer un dossier pour obtenir du financement, embaucher du personnel compétent, tenir les livres, payer ses comptes : voilà des activités en affaires que tous les dirigeants d’entreprise connaissent bien. Pour que l’entreprise voie le jour, croisse et atteigne d’abord la rentabilité, puis une vitesse de croisière acceptable, et ensuite prenne de l’expansion en dehors de la ville, de la province, du pays, le dirigeant choisit des moyens, les ordonne, établit des priorités, impose des conditions et évalue les résultats de ses démarches et de ses efforts.
2Toutes ces activités liées les unes aux autres qui sont le quotidien des gens d’affaires font partie intégrante de ce que les théoriciens appellent des processus. Plongés dans l’action, les gens d’affaires ne discutent pas nécessairement de théories ; ils font des affaires et connaissent souvent des succès plus que mérités. Ne devrait-il pas en être de même de ces activités qui feront en sorte que l’entreprise bâtie avec tant d’efforts se poursuivra au-delà de la génération qui l’a mise en place, au-delà de la deuxième, de la troisième génération et plus loin encore ? C’est de cette manière qu’un pays ou une communauté développe une culture et une tradition d’affaires originales. À cet égard, le Québec est jeune, ce qui est loin d’être une lacune : c’est plutôt un défi.
3Pour les universitaires et les chercheurs qui se sont intéressés à la relève, pour les gestionnaires et les professionnels, garantir la relève d’une entreprise, qu’elle soit familiale ou non, est un processus qui se divise en étapes et qui progresse selon les règles de la logique, en tenant compte de contraintes et d’obligations fiscales ou légales. Par contre, pour les entrepreneurs, hommes et femmes, l’opération ressemble à un casse-tête dont on doit assembler les pièces tout en s’occupant de nombreuses autres tâches. Comme point de départ de ces démarches, dont l’objectif est de planifier la continuité de leur entreprise, certains dirigeants s’interrogent sur les qualités indispensables dont leur successeur à la tête de l’entreprise devra faire preuve, alors que d’autres se préoccupent plutôt de l’entreprise elle-même. Est-elle dans une situation financière suffisamment solide pour envisager un transfert ? Est-elle devenue trop grosse pour demeurer une entreprise familiale ? Dans les deux cas, le risque financier ne serait-il pas trop élevé pour leurs proches ? Enfin, la qualité de la communication et l’harmonie au sein de la famille sont des préoccupations majeures, car il arrive que les relations familiales ne puissent supporter davantage de tensions.
4Curieusement, d’autres prédécesseurs et successeurs pourraient voir dans ces mêmes points de départ quelque chose qui ressemblerait à des défis. Existe-t-il un ou des moyens d’assurer un leadership dynamique et tout à fait acceptable en assignant aux successeurs différentes fonctions dans l’entreprise ? Qui, parmi les successeurs, peut le mieux aider l’entreprise à se réorienter et à franchir le plateau qu’elle n’arrive pas à traverser ? Comment conserver un leadership familial tout en ayant plusieurs actionnaires en dehors de la famille immédiate ? Si l’entreprise est en difficulté ou trop stable, la relève a-t-elle des idées pour la sortir du marasme ou d’une certaine léthargie ? Que l’on soit théoricien, gestionnaire, professionnel ou dirigeant d’une entreprise, l’objectif est le même : réussir ce qu’on a entrepris, c’est-à-dire mettre en place les éléments qui permettront la continuité de l’entreprise d’une génération à une autre.
5Aborder la question de la relève, de la continuité d’une entreprise familiale, c’est s’engager dans un processus, comme tout dirigeant l’a fait maintes et maintes fois au cours de sa carrière. Cependant, il s’agit d’un processus très particulier parce qu’il touche des émotions chez le dirigeant qui n’a aucune envie de se voir exclure de l’entreprise et, surtout, d’envisager l’entreprise privée de sa présence et de ses bons soins. Cette émotivité s’étend à la famille, à l’entreprise, même à l’environnement de la famille et de l’entreprise. C’est pourquoi il y a une très grande quantité de littérature portant sur la nécessité pour le dirigeant de réfléchir à cet enjeu et d’enclencher ce que, bien timidement au départ, on peut appeler le processus de succession, et avec plus d’optimisme : le processus de continuité de l’entreprise.
6Pour garantir cette continuité, les éléments de réflexion, les décisions, les initiatives, les structures à établir se situent sur deux dimensions : celle de la continuité du leadership et celle du transfert de la propriété. Pour plusieurs, professionnels, consultants et dirigeants d’entreprises, la question du transfert est une affaire de nomination et de montage financier. La question du transfert ou de la continuité se pose dans l’immédiat, parfois au moment où le prédécesseur est malade ou choisit de se retirer et qu’un successeur est intéressé à racheter l’entreprise.
7Envisagé à court ou à moyen terme, le processus est affecté par des conditions qui incitent à prendre des décisions dans un climat d’urgence, loin des satisfactions et de la sérénité qu’avaient imaginées prédécesseur et successeur. L’entreprise subit l’impact parfois malheureux de ces décisions, d’où les constats amers, mille fois entendus, sur la fragilité et la difficile pérennité des entreprises familiales attribuables au manque flagrant de planification de la part des prédécesseurs. Si l’on parle de ces difficultés et de ces malheurs, on parle moins des conditions minimales de planification qui assurent, finalement, la survie de ces entreprises et leur passage d’une génération à une autre.
La gestion de la continuité dans les pme
8Jetons un coup œil sur ce « processus » de préparation de la relève, particulièrement sur le modèle proposé par Pierre Hugron1. Ce modèle a l’avantage d’intégrer l’ensemble des démarches et des acteurs dans une perspective globale du déroulement d’un processus qui tient compte d’un transfert de propriété qui s’effectue à plus ou moins long terme, mais qui s’est amorcé aussi loin que dans une étape « d’incubation des successeurs ». Le modèle de Pierre Hugron s’inspire de la littérature nord-américaine à ce sujet, tout en s’appuyant sur l’expérience d’entreprises québécoises.
9Sans être étanches et absolument linéaires, les dimensions du transfert de leadership et de la propriété découpent le processus en étapes et permettent de préciser les rôles des acteurs (le prédécesseur, le successeur, les professionnels) ainsi que le positionnement des enjeux à l’intérieur de la famille, de l’entreprise et de l’actionnariat. Chacune de ces dimensions se divise en quatre étapes (voir figure 1). Pour ce qui est du transfert de leadership, les étapes sont les suivantes : l’incubation du ou des successeurs, le choix du prochain leader, le règne conjoint et l’étape du désengagement du prédécesseur. Pour ce qui est du transfert de propriété, on parle d’une première étape caractérisée par la fixation d’un modèle de dévolution de la propriété, c’est-à-dire de la manière de transférer les actions du dirigeant de l’entreprise à la prochaine génération, soit par le don de parts ou par le rachat de parts par les héritiers. Les experts sont consultés lors de la deuxième étape. À la troisième étape, un choix est effectué parmi un éventail de solutions présentées, réalistes et disponibles. À la quatrième étape, les documents légaux sont signés et les ententes financières sont ratifiées.
Figure 1. Le processus successoral - adaptation du modèle de Pierre Hugron (1986,1991)
DIMENSION I | DIMENSION II |
ÉTAPE 1 : L’INCUBATION | ÉTAPE 1 : L’ÉLABORATION DU MODÈLE DE DÉVOLUTION DE LA PROPRIÉTÉ |
Tâches : | Tâches : |
Sphère dominante : | Sphère dominante : |
Intervenants principaux : | Intervenants principaux : |
ÉTAPE 2 : LE CHOIX DU SUCCESSEUR | ÉTAPE 2 : LA CONSULTATION D’EXPERTS |
Tâches : | Tâches : |
Sphère dominante : | Sphère dominante : |
Intervenants principaux : | Intervenants principaux : |
DIMENSION I | DIMENSION II |
ÉTAPE 3 : LE RÈGNE CONJOINT | ÉTAPE 3 : LE CHOIX DES SOLUTIONS POSSIBLES |
Tâches : | Tâches : |
Sphère dominante : | Sphère dominante : |
Intervenants principaux : | Intervenants principaux : |
ÉTAPE 4 : LE DÉSENGAGEMENT DU PRÉDÉCESSEUR | ÉTAPE 4 : LA SANCTION ET LA MISE EN OEUVRE |
Tâches : | Tâches : |
Sphère dominante : | Sphère dominante : |
Intervenants principaux : | Intervenants principaux : |
Le transfert de leadership
10Précédant de très loin l’avis de nomination publié dans les journaux ou la fête qui souligne l’entrée en fonction d’un nouveau président ou d’une nouvelle présidente, le transfert de leadership est un processus qui est amorcé dès la petite enfance.
11L’étape d’incubation. Les familles sont des incubateurs privilégiés de leur relève en affaires. C’est pourquoi le processus de transfert de leadership intègre cette étape qui inclut la petite enfance du successeur, qu’il soit fils ou fille. Il n’y a pas si longtemps, selon la tradition, on saluait avec fierté l’arrivée du premier fils qui acquérait sans grand mérite le statut de dauphin. Chez les filles, ce statut n’est pas encore de nos jours aussi largement et spontanément acquis, mais plusieurs d’entre elles figurent parmi les successeurs potentiels. L’étape de l’incubation se termine au moment où les enfants entrent à temps plein dans l’entreprise familiale. Cette étape est marquée par des messages implicites et des apprentissages qui constituent une véritable initiation à la vie d’un entrepreneur, à la vie d’une famille où l’on brasse des affaires.
12Sans entrer dans les concepts psychanalytiques ou nous étendre trop longtemps sur les concepts complexes de construction de l’identité, il est clair que c’est à partir des modèles paternel et maternel que l’enfant apprend à connaître qui il est, ce qu’on attend de lui, et ce qu’on refuse, également. Au cours de l’enfance, on apprend que l’entreprise familiale est un lieu de travail épanouissant ou une source de soucis, qu’on est, parfois, incapable de parler d’autre chose à table, mais qu’on en tire un bien-être et des privilèges individuels, familiaux, économiques et sociaux non négligeables.
13L’apprentissage des enfants de ces familles est très varié : ils apprennent très jeunes à répondre correctement au téléphone et à bien prendre les messages, parce qu’un client, c’est important. Aussitôt obtenu le permis de conduire, certains adolescents sont bien fiers de servir de coursiers et d’aller chez les fournisseurs. C’est ce qui a conduit un dirigeant à nous dire : « Une entreprise, c’est toujours, au départ, une entreprise familiale. » L’enfant, successeur potentiel, apprend que l’honnêteté, un bon produit, un service de qualité sont les valeurs de l’entreprise, et qu’il faut les respecter parce que la réputation de la famille en dépend. Bien sûr, certaines tâches sont moins intéressantes, comme le nettoyage des locaux, mais en revanche, la recherche d’un emploi d’été se trouve grandement facilitée.
14La période d’incubation intègre la période du choix d’un programme d’études, un moment déclencheur pour affirmer son intérêt pour l’entreprise familiale ou, plus largement, pour les affaires. Il n’est pas évident que le successeur potentiel souhaite travailler toute sa vie dans l’entreprise familiale. Peut-être serait-il intéressant et formateur d’explorer un autre domaine, un autre secteur, pour gagner sa vie ou faire carrière, avant de s’engager dans l’entreprise familiale. À cette étape, les parents protestent haut et fort : ils n’ont pas l’intention de « forcer » leurs enfants à travailler dans l’entreprise familiale, mais plusieurs souhaitent que leurs enfants s’y investissent pendant un certain temps. Ils respectent toutefois en général leur « liberté de choisir ce qu’ils aiment ». C’est ce qui explique, à l’occasion, une certaine ambivalence au sujet de cette caractéristique familiale de l’entreprise où les parents n’envisagent pas que la liberté de leurs enfants puisse être, de façon plus affirmative, une liberté sous influence. De leur côté, les successeurs disent qu’ils ne veulent pas mettre leurs parents sous pression et se disent respectueux de leurs intentions et de leur rythme : « Après tout, cette entreprise, c’est la leur. Ils en feront bien ce qu’ils voudront. » Mais ils aimeraient bien que leurs parents fassent clairement connaître leurs intentions.
15Le choix professionnel de la relève potentielle n’est pas toujours directement lié au désir de faire ou de ne pas faire carrière dans l’entreprise familiale. En fait, ce choix professionnel exprime et prolonge ce besoin du jeune de s’affirmer en tant que personne et, ensuite, d’acquérir de l’expérience dans un autre contexte que celui de la famille, de l’entreprise, de l’entreprise familiale. Malheureusement, s’il n’y a pas eu quelques perches tendues réciproquement entre le successeur et le prédécesseur, il y a de bonnes chances qu’un malentendu s’installe et que l’éloignement du successeur de l’entreprise soit perçu comme un manque d’intérêt. C’est particulièrement le cas pour les filles, à qui l’on prête des rêves de mariage et de famille, loin de cette dure réalité de l’entreprise familiale. Pourtant, puisque les filles s’instruisent de plus en plus et travaillent pratiquement toute leur vie, même avec de jeunes enfants, elles sont de plus en plus nombreuses à succéder à leurs parents à la tête de l’entreprise familiale. Les cadets sont dans la même situation : souvent le dirigeant ne perçoit pas leur désir de s’investir dans l’entreprise familiale, car son choix de père-dirigeant s’est fait sans véritable consultation et sur la base d’une seule personne, en général l’aîné, en qui il met tous ses espoirs.
Facteurs caractérisant l’étape de l’incubation :
• La naissance des enfants ;
• Les premiers modèles et leur rôle dans la vie : les pères et les mères ;
• Les premiers contacts avec l’entreprise ;
• Les emplois de vacances ;
• L’intérêt pour l’entreprise ;
• Le choix d’un programme d’études ;
• Une formation à la hauteur des attentes de la génération précédente ;
• L’insertion professionnelle : dans l’entreprise ou en dehors de l’entreprise ;
• Le choix de faire carrière dans l’entreprise familiale ;
• L’entrée du successeur à temps plein dans l’entreprise familiale. □
16L’étape du choix du successeur. Le moment venu, il faut bien prendre une décision et identifier la personne qui assumera la direction de l’entreprise. Il n’est pas toujours facile de choisir un successeur. Parfois, le choix s’impose de lui-même : la seule personne intéressée possède toutes les qualités requises. Mais ce n’est pas toujours le cas. Plusieurs successeurs peuvent toutefois être en place et le choix d’un seul leader parmi eux peut être encore plus difficile à cause des talents et de l’implication de tous. Certains prédécesseurs ne savent pas si c’est à eux de choisir le prochain dirigeant ; ils se demandent s’ils ne devraient pas laisser ce choix à leurs héritiers. Ils sont hésitants et embarrassés de communiquer leur décision à ceux qui ne sont pas choisis, par crainte de susciter des conflits au sein de l’entreprise et surtout de la famille. D’autres se demandent enfin s’il est nécessaire de choisir un seul leader. Ils envisagent un coleadership dont ils ignorent cependant les avantages et les inconvénients.
17Afin de choisir son successeur, le prédécesseur doit d’abord se fixer des balises et des critères. Outre ceux d’honnêteté, de détermination, de tempérament, de sens des responsabilités, qui sont reliés à des valeurs morales et civiques, la formation et les compétences font partie des exigences des prédécesseurs envers la génération future. Parmi toutes les qualités qui conviendraient à un successeur idéal, le prédécesseur devra trancher en faveur de quelques-unes, en fonction de la réalité de la famille et de l’entreprise.
18À ce sujet, une étude réalisée au Canada2 et publiée en 1998, a présenté à des prédécesseurs une liste des qualités et caractéristiques qu’ils aimeraient trouver chez leur successeur. Trente caractéristiques étaient regroupées en six catégories. La première catégorie portait sur la qualité des relations entre le prédécesseur et le successeur ; la deuxième, sur la qualité des relations avec les autres membres de la famille ; la troisième, sur le statut du successeur dans la famille ou le lien de parenté (aîné, fils, fille, conjoint des enfants) ; venaient ensuite les catégories qui touchaient aux compétences, puis les traits de personnalité, et finalement, l’implication actuelle dans l’entreprise familiale.
19Les 485 chefs d’entreprises familiales qui ont répondu à cette étude ont accordé la priorité aux traits de personnalité du successeur et à son implication actuelle dans l’entreprise familiale. Ces attributs seraient des plus importants, car ils contribuent à établir la confiance entre les deux générations et sont liés à la performance de l’entreprise. Les prédécesseurs affirment n’accorder que peu d’importance au sexe du successeur et au statut d’aîné de la famille.
20Les qualités que l’on attend des successeurs varient en fonction de plusieurs caractéristiques de l’entreprise familiale. Tout d’abord, ces qualités varient selon le nombre de membres de la famille présents au conseil d’administration et selon le nombre de membres de la famille travaillant dans l’entreprise. Ensuite, ce choix est influencé par la génération actuelle de l’entreprise (première, deuxième ou troisième, etc.), par son chiffre d’affaires et par le nombre de gestionnaires dans l’entreprise qui ne sont pas membres de la famille. La part des actions détenue par la famille et le nombre de successeurs potentiels a aussi un impact. Enfin, si le dirigeant prévoit prendre sa retraite dans une dizaine d’années, cela va influencer les critères du choix de son successeur. Si l’intégrité et l’engagement de l’individu, son implication dans l’entreprise sont considérés comme les facteurs fondamentaux, les répondants à l’étude ont tout de même souligné l’importance de la compétence.
21Pour éprouver justement les traits de caractère de l’individu et la solidité de son implication, les prédécesseurs ont choisi pour leur successeur un cheminement et une progression de carrière dans l’entreprise familiale. Plusieurs auteurs se sont intéressés à ce cheminement et ont examiné les stratégies d’entrée du successeur en tentant d’identifier les avantages et inconvénients de chacune d’entre elles.
22Deux stratégies principales sont favorisées3. La première stratégie consiste en une entrée progressive des successeurs dans l’entreprise par le biais de tâches simples ou d’emplois d’été. La deuxième stratégie consiste en une entrée différée où le successeur gagne de l’expérience en travaillant à l’extérieur de l’entreprise familiale.
23L’entrée progressive du successeur l’initie au milieu de l’entreprise et lui permet d’établir graduellement une relation forte avec les employés. Elle facilite ainsi son acceptation par les cadres et les employés de l’entreprise et lui permet d’obtenir de la crédibilité au sein de l’entreprise. Les principaux inconvénients d’une telle stratégie sont d’abord le risque de conflit avec le prédécesseur quand ce dernier a de la difficulté à déléguer son pouvoir et, ensuite, la possibilité que les erreurs commises par le successeur soient perçues comme des signes d’incompétence.
24La stratégie qui consiste à acquérir de l’expérience en dehors de l’entreprise familiale permet au successeur de consolider sa confiance en ses propres compétences et de se forger une expérience qui lui est propre, en dehors du cadre familial. Puisque ces succès et ces compétences auront été jugés de manière « objective », ils lui permettront d’établir sa crédibilité et de faciliter son acceptation parmi les autres acteurs de l’entreprise familiale. Le principal inconvénient de cette entrée différée dans l’entreprise est que le successeur n’aura pas une aussi grande connaissance de la culture, de l’organisation de l’entreprise et des facteurs clés de son succès. De plus, son avancement rapide au sein de la direction de l’entreprise pourrait être mal accueilli par les employés de longue date.
25La majorité des dirigeants ont déclaré que l’expérience acquise dans l’entreprise familiale, au cours d’emplois d’été et en accomplissant, ensuite, des tâches diverses, leur avait été précieuse. Ils comptaient adopter la même stratégie pour former leurs enfants. Pour que le successeur et le prédécesseur aient le temps et l’occasion de travailler ensemble, il est donc important que cette entrée du successeur dans l’entreprise soit préparée et planifiée, car elle influence directement la capacité des héritiers d’acquérir une légitimité et, en conséquence, celle d’occuper rapidement des postes stratégiques et d’assumer un certain leadership dans l’entreprise familiale, bien avant le départ du prédécesseur.
26Une fois le successeur choisi, l’information est véhiculée auprès des employés, des fournisseurs, des amis, à l’intérieur du réseau du même secteur ou domaine d’activités, des associations ou des chambres de commerce, de manière formelle ou informelle. Lorsque le choix d’un ou des successeurs est fait, le règne conjoint peut commencer.
Facteurs caractérisant l’étape du choix du successeur :
• Les critères du choix ;
• La communication de ces critères ;
• Le mode d’entrée du successeur dans l’entreprise ;
• La communication du choix du successeur. □
27L’étape de règne conjoint. Entre le choix du ou des successeurs et le règne conjoint, dans le quotidien, tout est question de nuances et d’intensité. Il s’agit de l’étape où prédécesseur et successeur travaillent côte à côte et dirigent l’entreprise ensemble, le premier exerçant l’autorité et le pouvoir, transmettant l’expérience et les compétences, le second prenant sa place, désireux de prouver qu’il est cligne de confiance et capable d’insuffler à l’entreprise une énergie nouvelle.
28Sur le plan personnel, les grandes questions de cette étape sont reliées à l’adaptation mutuelle des caractères et des tempéraments du prédécesseur, père ou mère, dirigeant en poste, et du successeur, fils ou fille, futur dirigeant plus ou moins pressé de foire sa marque. Le successeur ne veut pas demeurer dans l’ombre et le dirigeant refuse que son entreprise soit mise en danger ou sa gestion, remise en cause. Pour que l’expérience soit fructueuse dans les deux cas, le dirigeant doit faire preuve d’ouverture d’esprit et la meilleure manière de le démontrer, c’est de confier au successeur des mandats suffisamment précis où il pourra exercer ses compétences, connaître des succès et apprendre. Ces succès rejaillissant à l’intérieur et à l’extérieur de l’entreprise, la crédibilité du successeur sera mieux assise et son leadership sera reconnu. Plus souvent qu’autrement, l’entreprise profite de cette injection de sang neuf.
29Lorsque le successeur fait son entrée dans l’entreprise, il a le droit de s’attendre à être plus qu’un simple exécutant. Il s’attend à ce que le prédécesseur, lui-même ou par le biais du conseil d’administration, le mette à l’épreuve et lui confie des mandats. Si le prédécesseur ne se sent pas des qualités de coach et ne veut pas jouer ce rôle auprès de son successeur, des employés de l’entreprise — le responsable des finances ou le directeur de la production, par exemple — peuvent le prendre en charge. Prédécesseur et successeur peuvent aussi faire appel à une personne de confiance à l’extérieur de l’entreprise qui peut agir à titre de mentor.
30La durée du règne conjoint varie selon les entreprises, l’état de santé du prédécesseur, le niveau de patience du successeur, les intérêts du prédécesseur et les fonctions qu’il souhaite exercer dans l’entreprise ainsi que ses moyens financiers à la retraite. Dans certains cas, le prédécesseur quitte l’entreprise dès que le successeur est prêt à s’asseoir dans le fauteuil du directeur et à acquérir l’entreprise. Cependant, et c’est souvent le cas, le prédécesseur se retire progressivement des opérations et ensuite des diverses fonctions quotidiennes de l’entreprise, pour ne s’occuper, par exemple, que des relations publiques et présider le conseil d’administration. Il conserve alors un bureau ; les services d’une secrétaire lui sont assurés ; il peut recevoir un salaire ; il a alors le temps d’élaborer plus librement un projet de retraite, de penser à des voyages, de bénéficier de périodes de loisirs plus nombreuses et fréquentes, sous l’inspiration plus ou moins avouée de son conjoint et de ses enfants.
31Cette étape du règne conjoint peut être très courte si le successeur doit assumer le leadership alors que l’entreprise ou la famille vit de sérieuses difficultés ou si le prédécesseur fait face à des problèmes de santé ou meurt subitement. Si ce règne conjoint n’a pas permis au prédécesseur d’enclencher un début de planification qui mettra l’entreprise et lui-même à l’abri du fisc, par exemple, l’entreprise peut en être irrémédiablement affectée. Il en est de même si le successeur n’a pas acquis la formation indispensable pour jouer adéquatement son rôle et si un conseil d’administration et un conseil de famille n’ont pas été prévus et organisés pour assurer une transition sans trop de soubresauts entre le règne des deux leaders.
32Cette étape du règne conjoint peut être longue, car elle dépend de l’âge du prédécesseur et de celui du successeur, du niveau d’attachement du prédécesseur à l’entreprise, de la diversité de ses intérêts ainsi que de ses moyens financiers. Dans tous les cas, le règne conjoint est une occasion d’apprentissages extrêmement précieux. En France, la durée de ce que nous appelons ici le règne conjoint dépasse les 40 mois et les études lui attribuent le succès du transfert des entreprises d’une génération de dirigeants à l’autre4.
Facteurs caractérisant l’étape du règne conjoint :
• Un poste intéressant pour le successeur ;
• Des occasions de faire valoir ses compétences ;
• L’adaptation sur le plan des caractères et de la vision de l’entreprise ;
• Le soutien de la part de mentors ;
• Une période riche en apprentissages ;
• Une garantie de survie... Un souffle nouveau dans l’entreprise. □
33L’étape du désengagement. La quatrième étape du transfert de leadership est marquée par le départ définitif du prédécesseur qui prend sa retraite et par la cession de tous les pouvoirs au successeur désigné. Souvent, on assiste au plein transfert de propriété à la génération suivante, mais ce n’est pas toujours le cas, car des dirigeants conservent une part plus ou moins importante des actions jusqu’à leur décès et même jusqu’au décès de leur conjoint, sans participer à la gestion de l’entreprise.
34Comme pour les étapes précédentes, différents facteurs peuvent jouer, mais le plus décisif est certainement la situation financière du dirigeant au moment de prendre sa retraite. Selon l’ensemble du patrimoine accumulé, ces revenus permettent une aisance et des activités de retraite liées étroitement aux conditions du transfert de propriété entre les deux générations de dirigeants.
Facteurs caractérisant l’étape du désengagement :
• Choisir entre un départ progressif ou une sortie rapide ;
• Conserver un rôle dans l’entreprise ;
• Se construire un projet de vie ;
• S’assurer d’une retraite avec des moyens financiers suffisants. □
Le transfert de propriété
35Le transfert de propriété est la deuxième dimension du processus de transmission. Souvent, cette dimension est planifiée beaucoup plus tardivement dans le processus qui assure la continuité de l’entreprise, plus tardivement tout au moins que la préparation des successeurs qui a ses origines, nous l’avons vu, très tôt dans l’enfance. Si la question tarde si souvent à être soulevée, c’est parce que le dirigeant-fondateur n’avait pas nécessairement envisagé de créer une entreprise familiale au départ. Pour lui, l’entreprise était un moyen de gagner sa vie et celle de sa famille. Il avait comme projet de mener son entreprise à un certain niveau de maturité, à un certain chiffre d’affaires, pour ensuite la vendre, à bon prix, et s’assurer ainsi une retraite confortable.
36L’idée d’intégrer une entreprise à un patrimoine familial est nouvelle pour bon nombre d’entrepreneurs. Il faut aussi considérer le fait que cette étape du transfert s’avère pénible pour le dirigeant qui doit s’intéresser non seulement aux impôts que le gouvernement prélèvera à son décès, donc à sa disparition, mais aussi à la façon de partager équitablement, entre ses enfants, le patrimoine familial qu’il a constitué.
37Au cours de cette étape, le dirigeant réfléchit à la façon dont la propriété ou l’actionnariat de son entreprise évoluera à travers le temps. Dans le cas d’une entreprise familiale, la question se pose ainsi : Qui seront les actionnaires de cette entreprise dans 5, 10, 20 ans ? Dans le partage du patrimoine de la famille, tous les héritiers sont-ils traités équitablement ?
38Bien avant de consulter des ressources extérieures, c’est au dirigeant de réfléchir à ce qu’il veut en tenant compte des relations qu’il entretient avec son conjoint, avec chacun de ses enfants, et avec celui qui prendra sa place à la tête de l’entreprise. Il est essentiel qu’il partage aussi ses réflexions avec les principaux intéressés. Le pouvoir de tester, c’est-à-dire d’exprimer ses dernières volontés, est un privilège que la loi réserve au prédécesseur qui décide de la façon dont le liquidateur disposera de ses biens, sans réserves autres que celles qui sont prévues dans les régimes matrimoniaux du Québec et le partage du patrimoine familial entre conjoints.
39Dans un premier temps, le dirigeant évalue ce patrimoine formé non seulement par l’entreprise, mais aussi par les résidences, les assurances, les REÉR, les biens mobiliers et immobiliers, les placements, tous les biens qu’il possède. Il prend en considération la valeur de l’entreprise à l’intérieur de ce patrimoine et décidera à qui elle appartiendra après son départ. Le dirigeant détient le pouvoir de céder son entreprise à un seul propriétaire ou à plusieurs actionnaires. Si l’entreprise est cédée à un seul héritier, le dirigeant se doit d’être équitable avec tous ses enfants et de tenir compte de la part de l’entreprise à l’intérieur du patrimoine familial. Le dirigeant peut décider si les enfants qui ne travaillent pas dans l’entreprise exerceront ou non un pouvoir de gestion au sein de l’entreprise. Si le dirigeant décide que tous ses enfants seront actionnaires, la responsabilité lui incombe de voir à ce que chacun des héritiers comprenne bien son rôle ainsi que ses responsabilités d’actionnaires.
40Sans oublier la part que l’impôt viendra chercher. Si le dirigeant n’y pense pas, le fisc s’assurera d’avoir la part du lion au moment du transfert. Des assurances suffisantes sont indispensables, car plusieurs entreprises familiales ont succombé à la ponction du fisc. Parmi les éléments de planification du transfert de propriété, le gel successoral, qui fixe la valeur de l’entreprise à un certain moment et redistribue les actions aux enfants du vivant du prédécesseur, est une solution que plusieurs dirigeants envisagent. Le gel successoral et le remaniement des actions règlent deux éléments du transfert de propriété en permettant au prédécesseur de profiter d’une meilleure retraite et aux successeurs et héritiers de savoir à quoi s’en tenir au moment de la liquidation de la succession. Cette étape est le plus souvent franchie sous l’impulsion du notaire ou du comptable qui, un jour, déclare que : « Ce serait prudent de commencer à y penser... »
41Une étude américaine portant sur les faillites d’entreprises à la suite d’un transfert a montré que, d’après les héritiers interrogés, ce n’était pas tellement l’absence de planification du transfert de la direction qui était à l’origine de leurs échecs, mais plutôt une planification inadéquate du transfert de la propriété5. Le prédécesseur aurait été mal conseillé. Les héritiers ont eu besoin de financement additionnel pour payer les impôts et droits sur la succession et l’entreprise n’a pas survécu.
La fixation du modèle de dévolution de l’entreprise :
• Les actionnaires de l’entreprise dans 5, 10 et 20 ans ;
• La valeur de l’entreprise ;
• L’ensemble du patrimoine ;
• Le gel successoral ;
• L’impact des impôts sur la succession ;
• Des assurances suffisantes. □
42Les lois changent ainsi que la fiscalité. Les règlements se suivent, mais il est difficile, pour le commun des mortels, de se tenir à la fine pointe de l’information et de prendre des décisions, particulièrement quand il est aux prises avec de fortes émotions. Décider de ce qui adviendra de nos biens après notre mort peut être bouleversant. Nombreux sont les professionnels compétents qui se feront un plaisir de fournir à tout dirigeant non seulement un, mais plusieurs scénarios pour assurer la continuité. Ces professionnels seront capables d’expliquer les conséquences de chacun de ces scénarios ainsi que le degré de flexibilité qu’ils autorisent. Car, plus que quelques conseils, il faut rechercher des scénarios et des montages juridiques et fiscaux avantageux, parce qu’ils correspondront aux désirs du prédécesseur et respecteront les contraintes légales, tout en évitant aux héritiers des problèmes de succession qui pourraient affecter non seulement l’entreprise mais aussi (et surtout) la famille. Au cours de cette étape, l’important est d’obtenir un éventail de possibilités et d’y réfléchir avec son conjoint et les enfants impliqués. Un conseil de famille, en parallèle du conseil d’administration, peut s’avérer utile.
43Il existe un éventail de possibilités. Aucune porte ne devrait rester fermée : le testament, le legs, le gel successoral, la fiducie, la pleine propriété, la donation, la vente pure et simple, le remaniement des actions, la création d’un holding ou compagnie de gestion, un protocole entre actionnaires d’une même famille prévoyant l’entrée et la sortie des membres unis par les liens du sang comme des membres par alliance. Ces possibilités peuvent être réunies et adoptées en fonction du temps, des objectifs du dirigeant, des membres de la famille, des partenaires en dehors de la famille et des possibilités de l’entreprise.
44À cette étape, on précise et on discute des choix possibles. Plus on est éloigné de la retraite, plus on a de choix en ce qui concerne les moyens.
La consultation d’experts :
• Ne pas négliger l’expertise du comptable, du notaire, du fiscaliste, de l’avocat ;
• Envisager toutes les possibilités ;
• Envisager même la vente de l’entreprise à des tiers. □
45Le choix d’un scénario définitif est l’affaire du dirigeant et doit correspondre à ses objectifs et aux besoins de sa famille. Ces objectifs tiennent compte des enjeux de la famille, de l’entreprise et de l’actionnariat. Une fois que toutes les personnes impliquées sont bien informées des possibilités et des moyens, le temps des décisions est venu : des décisions axées sur l’avenir, sur la continuité, qui peuvent être plus complexes en fonction de l’importance de l’entreprise mais aussi de la génération. Les entreprises de troisième génération impliquent souvent non seulement des frères et des sœurs mais des conjoints et des conjointes, des cousins et des cousines, et un chiffre d’affaires plus élevé. Le passage vers la quatrième génération peut être prévu et structuré dès le passage de la deuxième à la troisième génération. La vision du dirigeant actuel peut déjà guider les décisions de quelques générations suivantes. Oser se projeter dans le temps et imaginer ce que pourrait être l’entreprise dans 5 ou 10 ans demande des talents de planificateur et requiert, certainement, une solide vision de l’entreprise et de ses possibilités.
Le choix des solutions :
• Être réaliste ;
• Tenir compte des valeurs de la famille et de l’entreprise ;
• Tenir compte que la volonté du prédécesseur est déterminante. □
46Le conseil d’administration de l’entreprise, le conseil de famille, tous les membres de la famille, le dirigeant lui-même, le notaire, le comptable, le fiscaliste et parfois l’avocat sont appelés à contribuer au succès du passage de l’entreprise d’une génération à l’autre. Les compétences professionnelles disponibles pour que ce projet aboutisse sont nombreuses. Cependant, dans ce bel ouvrage, ce qui est important, c’est que le prédécesseur, le successeur, la famille et les actionnaires y reconnaissent les volontés du prédécesseur ainsi que la vision et les valeurs propres à la famille et à l’entreprise. Les professionnels jouent un rôle de premier plan à cette étape ponctuée par la rédaction de documents légaux et d’ententes entre toutes les parties intéressées.
La sanction et la mise en œuvre :
• Un héritage qui ressemble au prédécesseur ;
• La satisfaction d’une mission accomplie ;
• Des professionnels respectueux. □
L’importance de la planification du processus
47Comme il s’agit d’un long processus, la planification s’avère être un facteur de succès important. D’ailleurs, depuis l’étude de John Ward publiée en 19876, l’impact du manque de planification du transfert sur la pérennité des entreprises familiales demeure un sujet d’inquiétudes. Cette étude sur la longévité d’entreprises manufacturières familiales américaines de l’Illinois a montré que sur une période de 60 ans, seulement 13 % des entreprises étudiées avaient survécu jusqu’à la troisième génération. Il faut noter de plus que 5 % d’entre elles avaient été vendues à des tiers et 2 % étaient devenues publiques et n’étaient plus contrôlées par la famille du fondateur. Le taux de disparition des entreprises s’élevait donc à 80 %.
48Parmi les facteurs qui expliquaient ce taux de mortalité impressionnant se trouvait, en premier lieu, la petite taille de ces entreprises qui ont certainement manqué de ressources humaines et financières pour faire face à la compétition et affronter des défis d’ordre technologique. Le deuxième facteur était relié aux conflits à l’intérieur des familles qui ont eu une incidence indéniable sur le taux de survie des entreprises. Le troisième facteur, et celui qui s’est avéré le plus déterminant, a été l’absence d’un plan stratégique de relève, et cela dans beaucoup d’entreprises familiales.
49Il faut bien noter que si les aspects stratégiques de la planification du transfert de direction sont importants, les aspects plus techniques du transfert de propriété doivent également être considérés de façon adéquate pour maximiser les chances de survie de l’entreprise.
Retard dans la prise de décision
50La personnalité du prédécesseur constitue le premier obstacle à la planification de la relève7. Le fondateur, bien que conscient de la nécessité de la planification, ne la considère pas prioritaire, tant qu’il est jeune et en bonne santé. Il reste ambivalent devant cette relève qui lui enlève en quelque sorte son entreprise, celle qu’il a construite pendant des années, et qui est d’une certaine manière une extension de sa propre personne. Son identité, tant individuelle que sociale, s’est bâtie autour de son entreprise. Il ne veut pas en perdre le contrôle.
51Planifier la relève signifie non seulement que l’on accepte d’envisager sa propre mortalité mais aussi que l’on accepte de se retirer de l’entreprise et de perdre une grande partie de son pouvoir et de son statut social8. Le dirigeant perçoit généralement les autres comme des rivaux potentiels et éprouve de la difficulté à déléguer son pouvoir9. En fait, il aimerait être irremplaçable, voire immortel10. Quand on pense que le dirigeant peut avoir la certitude de signer son propre arrêt de mort11 en planifiant sa relève, on ne devrait pas être étonné que ce processus soit ignoré, négligé, reporté le plus loin et le plus tard possible.
52La qualité de la relation entre le prédécesseur et le successeur pourrait également avoir un impact sur la planification du processus. Planifier la relève demande que le prédécesseur favorise l’intégration du successeur dans l’entreprise. Pour ce faire, il doit jouer un double rôle de parent et de mentor auprès de ce dernier, sans confusion et sans anxiété. Quant au successeur, il doit être capable de distinguer ces différents rôles et les pouvoirs qui y sont associés.
53Autant le prédécesseur que le successeur ont besoin de développer une confiance et un respect mutuels afin que personne ne se sente menacé au cours de la transition. Si les relations entre ces deux acteurs sont déjà tendues au départ, le prédécesseur aura d’autant plus de difficultés à envisager la planification de telles interactions. Cependant, dès qu’un successeur crédible est nommé, le processus s’enclenche plus rapidement12.
54Bien qu’il soit le principal initiateur du processus de relève, le prédécesseur n’est pas le seul à éprouver des réticences à l’envisager. Au sein de la famille, les discussions que la planification du processus de succession engendre peuvent faire ressurgir de vieux conflits entre frères et sœurs. Les parents, la famille entière, tous ont peur de briser une certaine harmonie. Il arrive d’ailleurs que le prédécesseur décide de ne pas choisir parmi les enfants présents dans l’entreprise et de laisser à ses héritiers la responsabilité de cette décision. Certains dirigeants adopteront des plans de codirection qui sont parfois satisfaisants pour les individus mais qui se révèlent inadéquats pour l’entreprise13.
55Le conjoint du fondateur ou du prédécesseur peut éprouver beaucoup d’inquiétudes, car l’entreprise constitue le centre des activités de la famille et une composante non négligeable de son identité. Les gestionnaires auront également de la difficulté à discuter de la planification de la relève. En parler, c’est prendre conscience que des changements surviendront dans l’entreprise et que les relations personnelles privilégiées qu’ils avaient développées avec le fondateur le seront peut-être moins avec le successeur.
56En ce qui a trait aux autres propriétaires, qu’ils soient membres de la famille ou non, ils doivent souvent au prédécesseur leur pourcentage de participation dans l’entreprise, soit en guise de remerciement pour de loyaux services, soit comme geste d’encouragement. Ils ne peuvent donc pas insister sur la préparation de la succession sans se sentir déloyaux envers le fondateur. Finalement, l’environnement extérieur contribue également à accentuer ces résistances dans la mesure où les clients, les fournisseurs et les banquiers ne veulent pas perdre la relation privilégiée qu’ils ont établie avec le fondateur.
57L’entreprise familiale est un espace aux frontières mal définies dans lequel la famille, l’entreprise elle-même, la propriété et l’environnement externe représentent des intérêts, ce qui explique que plusieurs sinon tous ont de bonnes raisons de résister aux changements. Il s’agit, selon Ivan Lansberg, d’une « véritable conspiration14 ».
Notes de bas de page
1 Hugron, E, L’entreprise familiale. Modèle de réussite du processus successoral, Montréal, L’Institut de recherches politiques et Presses hec, 1991.
2 Chrisman, J. J., Chua, J. H. et Sharma, P., « Important Attributes of Successors in Family Businesses: An Exploratory Study », Family Business Review, 1998, vol. 9, no 1, p. 19-30.
3 Barach, J. A., Gantisky, J., Carson, J. A. et Doochin, A, « Entry of the Next Generation: Strategic Challenge for Family Business », Journal of Small Business Management, no 26, 1988, p. 49-56.
4 Banque du développement des petites et moyennes entreprises (bdpme), La transmission des pme-pmi – Dix années d'expérience de la Banque du développement des pme, France, septembre 1998, <http://www.bdpme.ff/website/bdpme.nsf>.
5 File, P. et Prince, R A., « Attributions for Family Business Failure: The Heir Perspective », Family Business Review, vol. 9, no 2, 1996, p. 171-184.
6 Ward, J. L., Keeping the Family Business Healthy, San Francisco, Jossey-Bass, 1987.
7 Levinson, H., « Conflicts That Plague the Family Business », Harvard Business Review, vol. 49,1971, p. 90-98; Ketz de Vries, M. F. R., « The Dark Side of Entrepreneurship », Harvard Business Review, vol. 63,1985, p. 160-167; Lansberg, I. S., « Managing Human Resources in Family Firms: The Problem of Institutional Overlap », Organizational Dynamics, vol. 12, no 1,1983, p. 39-47.
8 Lansberg, 1983, op. cit.
9 Levinson, 1971, op. cit. ; Ketz de Vries, 1985, op. cit.
10 Becker, E., The Denial of Death, New York, Free Press, 1973.
11 Barnes, L. B. et Hershon, S. A., « Transferring Power in the Family Business », Harvard Business Review, vol. 54, no 4, 1976, p. 9-21.
12 Chrisman, J. J., Chua, J. H. et Sharma, P., « Important Attributes of Successors in Family Businesses: An Exploratory Study », Family Business Review, vol. 9, no 1, 1998, p. 19-30.
13 Les différents modèles de coleadership et les défis qui y sont associés sont présentés dans l’ouvrage de K. E. Gersick et al. intitulé Generation to Generation : Life Cycles of Family Business, Cambridge (MA), Harvard Business School Press, 1997, p. 39-45.
14 Lansberg, I. S., « The Succession Conspiracy », Family Business Review, vol. 1, no 2, 1998, p. 119-143.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L'éducation aux médias à l'ère numérique
Entre fondations et renouvellement
Anne-Sophie Letellier et Normand Landry (dir.)
2016
L'intégration des services en santé
Une approche populationnelle
Lucie Bonin, Louise Belzile et Yves Couturier
2016
Les enjeux éthiques de la limite des ressources en santé
Jean-Christophe Bélisle Pipon, Béatrice Godard et Jocelyne Saint-Arnaud (dir.)
2016
La détention avant jugement au Canada
Une pratique controversée
Fernanda Prates et Marion Vacheret (dir.)
2015
La Réussite éducative des élèves issus de l'immigration
Dix ans de recherche et d'intervention au Québec
Marie McAndrew (dir.)
2015
Agriculture et paysage
Aménager autrement les territoires ruraux
Gérald Domon et Julie Ruiz (dir.)
2014