Introduction
p. 13-21
Texte intégral
1Le domaine d’études des petites et moyennes entreprises (pme) familiales s’est développé rapidement, et les raisons qui justifient cet essor auraient dû nous interpeller depuis longtemps. Premièrement, parce que les pme, familiales ou non, sont nombreuses au Québec. Très petites, petites ou moyennes, elles sont présentes dans tous les secteurs d’activité et dans toutes les régions. Deuxièmement, parce que la grande majorité de ces pme présentent une dimension familiale. En effet, chacune de ces entreprises a été créée par un entrepreneur qui la gère et qui la contrôle. Ce dernier est le plus souvent un père ou une mère de famille. Plusieurs de ses proches travaillent dans l’entreprise : son conjoint ou sa conjointe, ses enfants, des belles-sœurs, des beaux-frères, des cousins, des cousines, etc. Troisièmement, parce que les dirigeants des pme familiales font face à un défi commun qui caractérise ce type d’entreprise : préserver l’intégrité de sa structure, assurer sa continuité, sa survie, en choisissant un ou des successeurs parmi les membres de la famille.
2Malheureusement, dans les registres d’entreprises, il n’est pas indiqué si une pme est familiale ou non. Ces entreprises se fondent donc dans l’ensemble des pme. Pour avoir une bonne idée de l’importance économique et sociale des pme familiales, considérons d’abord le portrait global des pme que nous présentent les statistiques, dans ce « royaume de la pme » que serait le Québec. Cette étape est importante parce que la réalité québécoise est passablement éloignée de la réalité américaine à partir de laquelle les premières études sur les pme et les pme familiales ont été faites. Nous analyserons ensuite comment les pme familiales du Québec traitent cet enjeu primordial de leur survie et de leur continuité par le biais du processus de la relève.
Définition d'une pme
3Comment définir la pme ? Même si le chiffre d’affaires ne constitue pas nécessairement le critère essentiel d’appartenance à cette catégorie, il est raisonnable de penser qu’une entreprise dont le chiffre d’affaires est supérieur à 50 millions de dollars n’est plus une pme. Le critère d’appartenance à un secteur d’activité est intéressant, mais les pme, à l’image de l’ensemble des activités d’un pays, ne se restreignent pas à un seul secteur. Par contre, le nombre d’employés œuvrant au sein de l’entreprise constitue le critère le plus fréquemment utilisé. Une pme se définit en fonction du nombre de ses employés, le plus souvent inférieur à 100, à l’exception du secteur manufacturier qui hausse la barrière à 200, parfois même à 250.
4Cette définition cache plusieurs réalités. Personne n’aurait l’idée de considérer du même œil l’entreprise d’un travailleur autonome qui travaille seul, une microentreprise qui embauche 3 employés, un atelier d’usinage qui en regroupe 30 et une autre entreprise du domaine de la construction qui fournit du travail à plus de 100 personnes.
5Selon les dernières compilations du ministère de l’Industrie et du Commerce1, il y aurait au Québec 195 925 employeurs, un nombre relativement stable depuis le début des années 1990. Or, là encore, des recoupements sont nécessaires et nous indiquent que de 1990 à 1996, le nombre d’entreprises de moins de 5 employés est passé de 137 333 à 144 368 (74 % des employeurs) ; celui de 5 à 49 employés est passé de 49 243 à 43 269, montrant une légère baisse (22 % des employeurs) ; celui de 50 employés et plus est passé de 7 920 à 8 288 (soit 4 % des employeurs). Au Québec, tout comme en Ontario, 97,7 % de ces employeurs auraient donc moins de 100 employés.
6Ces entreprises sont réparties inégalement dans les trois secteurs économiques : le secteur primaire (agriculture, pêcheries, mines), le secteur secondaire (activités manufacturières et de transformation) et le secteur tertiaire (les services). Au Québec, un de ces secteurs a même une forte tradition de relève familiale : il s’agit de celui des exploitations agricoles où le taux de jeunes qui s’établissent en agriculture en prenant la relève de leurs parents ou de leurs beaux-parents varie de 90 à 98,8 %.
7La répartition des pme selon les secteurs peut varier légèrement selon qu’elles embauchent moins de 100 employés ou plus de 100 employés. Les pme qui embauchent moins de 100 employés se distribuent à 6 % dans le secteur primaire, à 18 % dans le secteur secondaire et à 76 % dans le secteur tertiaire. Celles qui embauchent plus de 100 employés se répartissent de façon quelque peu semblable. Elles sont un peu moins présentes dans le secteur primaire, tandis qu’elles sont plus répandues dans le secteur manufacturier et le secteur tertiaire.
La vitalité des pme
8La première grande qualité des pme, c’est qu'elles créent de l’emploi, même en période de ralentissement économique, dans l’ensemble de la société et ce, malgré les difficultés personnelles sérieuses que peuvent vivre des individus. L’histoire de la création de beaucoup d’entreprises ne débute-t-elle pas à la suite d’une perte d’emploi ? De plus, les pme sont dynamiques et innovatrices. Elles prennent les virages beaucoup plus rapidement que les grandes entreprises. La preuve en est que de 1983 à 1996, au Québec, une période difficile et morose, les entreprises de moins de 30 employés ont maintenu leur part de l’emploi, soit 34 %, celles de 50 à 499 employés ont connu une légère croissance de l’emploi, de 21,7 à 24,4 %, tandis que les grandes entreprises et les gouvernements ont réduit de 44,3 à 41 % leur part des emplois.
9Mais surtout, les pme ont une grande importance sociale, car elles maintiennent la qualité du tissu socioéconomique d’une région. Elles procurent de l’emploi aux jeunes. Les femmes disent que la conciliation de la famille et du travail est facilitée dans ce type d’entreprises. On dit aussi que les emplois sont plus intéressants parce qu’ils font appel à l’esprit d’initiative des travailleurs et travailleuses et qu’ils sont moins cloisonnés dans une seule définition de tâche. Ces pme, en effet, surtout les plus petites, font plus souvent appel à la polyvalence des membres de leur personnel que les plus grandes. Bien plus, ce serait dans les pme que le niveau de satisfaction des travailleurs serait le plus élevé en ce qui concerne le climat de travail.
Le caractère familial d'une entreprise
10Selon une étude internationale, les préoccupations des dirigeants de toutes les pme sont les mêmes : pour 85 % d’entre eux, ce sont le développement stratégique et la croissance financière de leur entreprise qui viennent en premier2. Pour 79 % des entrepreneurs, le maintien de l’équilibre et de l’harmonie au sein de la famille est d’une importance capitale. Pour plus de 50 % des dirigeants, la troisième source de préoccupations est la question de qui les remplacera à la tête de leur entreprise et en quatrième place, se trouve l’élaboration d’un projet de retraite pour le dirigeant, projet tenant compte des aspects financiers intimement reliés à la survie de l’entreprise. Ces dernières sources de soucis sont nettement plus présentes chez les dirigeants qui affirment le caractère familial de leur entreprise.
11Il s’agit donc de mieux définir les comportements et les démarches qu’on attendrait d’un dirigeant d’entreprise familiale pour vérifier à quel point, justement, cette entreprise est gérée en tenant compte de la famille. Mais tout d’abord, il est indispensable que ce dirigeant fasse un choix en ce qui concerne ses objectifs, car c’est ce qui définira ses stratégies : l’entreprise a-t-elle été conçue pour rester familiale ? lui est-il indifférent qu'elle demeure familiale ou soit vendue ? ou dès le départ, la création de cette entreprise n’avait-elle rien à voir avec la famille ? En effet, il est très concevable que l’on mette sur pied une entreprise pour la revendre au moment de la retraite, tout comme il est légitime de caresser des rêves de dynasties invincibles.
12Les résultats de cette même étude internationale ont permis d’établir que chez nos voisins américains, entre 80 et 90 % des dirigeants affirment fermement le caractère familial de leur entreprise. Dans d’autres pays, comme au Japon, on parle de 99 % des entreprises identifiées comme étant familiales, une tendance encore plus prononcée, et en Italie, de 40 %. Au Canada, ce serait autour de 66 % et au Québec, autour de 68 à 69 %. Cette tendance est encore plus remarquable en dehors des grands centres.
13Les Québécois font partie d’un groupe ambivalent, partagé entre le désir de voir les enfants prendre la relève dans l’entreprise et le respect de leur liberté de choix. L’étude internationale a conclu que c’était la vision du dirigeant qui déterminait le caractère familial de l’entreprise, et qu’il ne suffisait pas de l’exprimer, il fallait aussi la concrétiser.
La stratégie familiale
14Pour pouvoir établir une relève, les dirigeants doivent faire des choix. Pour la majorité d’entre eux, le choix spontané est de régler les problèmes à la pièce : ils ne planifient pas de démarche, ils prennent quelques décisions qui leur semblent tout à coup très importantes et ils demeurent seuls, ne discutant avec personne de leur succession. En effet, de nombreux dirigeants ont en horreur la simple idée d’en parler parce que celle-ci semble annoncer leur propre disparition... Et si on parlait plutôt de vie, de continuité ? Que sera l’entreprise dans 5 ans, dans 10 ans ? Que souhaiteriez-vous qu’elle soit ? Avec ou sans vous ? Il faut oser parler de cette réalité et de l’avenir qui se prépare.
15Les dirigeants disent que les démarches qu’ils entreprennent sont, le plus souvent et en premier lieu, liées à leur succession personnelle. Ils disent qu’ils mettent de l’ordre dans leurs dossiers. Ils parlent de testament, de procuration et de contrats d’assurance, des sujets relatifs à leur mort. Mais là encore, il y aurait un écart important entre ce qui est dit et ce qui se fait. Selon une étude canadienne3, seulement 74 % des dirigeants auraient rédigé leur testament et 44 % auraient signé une procuration en cas d’inaptitude temporaire ou prolongée. Alors que l’on sait que le plus mauvais tour qu’un dirigeant puisse jouer à sa conjointe (ou une dirigeante à son conjoint), c’est de lui léguer l’entreprise par testament et de lui confier le soin de tout régler, surtout si cette personne n’a presque jamais été impliquée dans les activités de l’entreprise. Pour ce qui est des assurances, il n’est pas toujours clair qu’en plus d’une assurance sur la vie, le dirigeant détienne une assurance suffisante pour payer l’impôt au décès. C’est ainsi que plusieurs entreprises disparaissent, à l’avantage du fisc...
16Les dirigeants disent qu’ils s’informent et qu’ils y pensent. Mais s’informent-ils systématiquement, après avoir précisé ce qu’ils veulent vraiment, individuellement, en tant que dirigeant et membre d’une famille ? Font-ils appel à des personnes-ressources ? En réalité, on tâte le terrain et la plupart du temps, c’est le comptable, le fiscaliste ou le notaire qui avertissent le dirigeant qu’il est plus que temps d’y penser. Les études ont montré que seulement 23 % des dirigeants consultent un spécialiste de la planification de la relève et que 33 % ont suivi des cours, assisté à des conférences, des séminaires, etc.
Les grands enjeux
17Les dirigeants disent qu’ils pensent plus ou moins à leur retraite. Dans les faits, quand il s’agit de s’asseoir et de réfléchir à ces questions, ils n’ont pas le temps, ils ont des choses plus importantes à faire. Or, pour 52 % des dirigeants, l’entreprise représente plus de 50 % de leur patrimoine. En dépit de ce fait, 26 % n’auraient fait aucun calcul pour évaluer leurs besoins à la retraite, 93,2 % n’auraient aucun régime de pension, 36 % auraient des reér et d’autres biens et 24 % comptent sur des dividendes et un salaire que l’entreprise continuerait à leur verser.
18Ils en viennent ensuite aux grandes questions : Qui prendra la relève ? Pourquoi ? Comment ? Quand ? Ces questions sont reliées à la présence d’un successeur crédible, et beaucoup de dirigeants se les posent tard, même si des jeunes sont déjà dans l’entreprise. Dans les faits, 66 % des dirigeants n’ont pas établi de stratégie pour choisir un successeur et cela, à 10 ans de la retraite. Dans les pme familiales de tous les secteurs, il semble bien que le successeur sera la personne qui sera demeurée le plus longtemps dans l’entreprise.
19Quand il est question d’assurer la continuité d’une entreprise à caractère familial, cela signifie que le dirigeant décide d’adopter une stratégie de relève bâtie en fonction du maintien de ce caractère familial. Cela signifie aussi que pour le choix du successeur, il a déterminé des critères basés sur la formation, le caractère, la qualité de leadership et la présence de valeurs semblables aux siennes. Enfin, le dirigeant doit faire en sorte que ces critères soient connus des principaux intéressés, soit le successeur lui-même et l’ensemble de la famille. Avoir une stratégie, c’est se donner les moyens de faire avancer le successeur en lui confiant des mandats, en le faisant connaître aux clients, aux fournisseurs, au banquier. Or, 70 % des dirigeants n’auraient encore fait aucun choix, toujours sous le prétexte de la liberté de choix des enfants.
20Pourtant, ce successeur travaille souvent dans l’entreprise. Parfois, il a l’assurance du futur héritier. Souvent, il est en retrait et n’ose pas s’avancer, par respect pour son père ou sa mère. Il se demande si le dirigeant va lui donner sa chance, s’il a les qualités requises pour prendre la relève, et s’il pourra bientôt contribuer de façon intéressante au dynamisme de l’entreprise. Cela fait beaucoup d’énergie non canalisée dans le développement de l’entreprise.
La famille : un appui négligé mais non négligeable
21Aborder la question de la continuité de l’entreprise avec la famille crée un problème chez 14 % des dirigeants. Pour l’aider à engager la discussion, le dirigeant de pme devrait songer au membre de la famille qui démontre les plus grandes qualités de communication, à celui qui favorise le dialogue, qui négocie, qui établit des ponts entre les générations. La relève, c’est une affaire de famille. Les talents de tous et de toutes doivent être mis à profit.
22Si une entreprise dépend de la famille pour assurer sa continuité, il serait important que les membres le sachent d’entrée de jeu et se sentent tous impliqués dans les décisions à prendre et les choix à faire, même si la décision finale revient au dirigeant. Ceci signifie que le dirigeant doit exprimer ses attentes, son désir d’un successeur provenant de la famille, qu’il doit oser parler de l’entreprise comme d’un héritage, d’une valeur liée à la famille et à la communauté, par exemple. Il est important que le dirigeant donne une idée de la date de sa retraite.
23Du côté des enfants, cette formulation du souhait d’une relève familiale a un impact. Ils ont pu travailler dans l’entreprise ou y travaillent actuellement, ce qui leur permet d’y prendre goût et de faire un véritable choix. Le dirigeant et toute la famille peuvent faire valoir l’intérêt d’une carrière dans l’entreprise et l’importance d’une formation pertinente, ce qui ne constitue en rien une entrave à leur liberté. À cet égard, 48 % des dirigeants disent s’intéresser aux enfants qui sont déjà dans l’entreprise, mais pas nécessairement à la carrière des autres enfants.
24En parler en famille implique aussi que l’on regarde plus loin que l’immédiat et que l’on pose les questions fondamentales suivantes : Comment se fera le partage des parts entre les enfants qui ne travaillent pas dans l’entreprise et ceux qui y travaillent ? Les conjoints des enfants auront-ils une place dans l’entreprise ? En seront-ils propriétaires au même titre que les héritiers directs, les enfants ? Quels sont les critères d’entrée et de sortie des employés actionnaires dans l’entreprise ? Et les critères pour se départir de leurs actions ? Il est indispensable de discuter de ces questions et de prendre des décisions avant que la famille ne soit obligée de traiter ces problèmes dans un contexte difficile, par exemple l’arrivée d’un conjoint qui ne suscite pas le plus grand enthousiasme parmi les autres membres de la famille, le règlement d’un divorce, etc. Dans un autre ordre d’idées, il peut s’agir de déterminer la rémunération des membres de la famille, des cadres ou des employés extérieurs à la famille. Cela signifie que le dirigeant et la famille devront susciter des occasions « officielles » d’en discuter afin que l’opinion de chacun des membres de la famille soit prise en considération.
25C’est pourquoi un conseil de famille est une structure fortement recommandée aux familles en affaires. Cette réunion réserve bien des surprises, et pas nécessairement de mauvaises ! Sous prétexte de respecter la liberté de choix des enfants et de respecter le rythme des parents, les familles se privent de précieuses discussions.
26Au Québec, d’ici 5 ou 10 ans, 56 % des dirigeants actuels d’entreprise prendront leur retraite. L’héritage qu’ils confieront à leurs successeurs est bien plus qu’un patrimoine familial : c’est un patrimoine économique et social. Après avoir présenté brièvement les étapes du processus de relève, nous cédons la parole aux entrepreneurs, hommes et femmes du Québec, qui nous livreront des témoignages précieux. Ils nous parleront de la façon dont ils ont vécu ou vivent le processus de la préparation à la relève au sein de leur entreprise. Les résultats de la première étude d’importance sur la planification de la relève, au Québec, sont ensuite présentés. Des outils, des pistes de solution pour aborder la planification de la relève terminent cet ouvrage sur la transmission d’entreprise.
Notes de bas de page
1 Gouvernement du Québec, Finances, Économie et Recherche, Les pme au Québec – État de la situation, 1999, <http://www.mic.gouv.qc.ca/dgae/pme-99/>.
2 Grant Thornton, prima International Research, London, Imperial College, University of London, 1999.
3 Université de Waterloo et Samson/Bélair/Deloitte et Touche, Les entreprises familiales canadiennes sont-elles en voie de disparition ?, Waterloo, Centre d'études et de recherches fiscales, 1999, <http://www.deloitte.ca>.
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