Thème 5. La gestion des carrières
p. 95-112
Texte intégral
FACTEURS CRITIQUES DE SUCCES
1La gestion des carrières se pose en interface avec plusieurs autres activités de la fonction ressources humaines. D’un côté, elle prend appui sur les exigences liées à la planification des ressources humaines et repose également sur le type et le niveau des compétences ciblées dans le recrutement. D’un autre côté, elle influence grandement les programmes de développement des compétences compris dans la formation et la reconnaissance du travail accompli lors de l’évaluation du rendement.
2Dans son sens le plus large, cette activité touche la planification, l’organisation, la mise en œuvre et le contrôle de la mobilité du personnel à l’intérieur d’une organisation. Elle ne se limite pas exclusivement aux mouvements de promotion du personnel (verticaux ascendants), mais elle s’étend également aux mouvements horizontaux, et même verticaux descendants. Ultimement, elle fait en sorte que le potentiel de l’employé soit bien identifié, développé et surtout pleinement utilisé. En fait, sa fonction principale consiste à assurer une relève à tous les niveaux hiérarchiques.
Les bénéfices organisationnels découlant de la gestion des carrières constituent l’amélioration de la flexibilité organisationnelle, l’assurance d’une relève qualifiée, le renforcement de la culture et une mobilisation accrue du personnel. □
3Les bénéfices organisationnels découlant de la gestion des carrières constituent l’amélioration de la flexibilité organisationnelle, l’assurance d’une relève qualifiée, le renforcement de la culture et une mobilisation accrue du personnel. En effet, la mobilisation du personnel passe par un environnement de travail qui soit compatible avec la mise en valeur des talents des employés et qui permette d’éviter qu’ils ne se retrouvent en situation de plateau de carrière. La gestion des carrières est donc un point de rencontre des besoins des employés et de ceux de l’organisation.
4Néanmoins, rares sont les organisations publiques qui développent véritablement et pleinement cette activité. Cela s’explique sans doute par le fait que les gestionnaires ont souvent peur qu’en s’intéressant à la carrière des employés, cela crée chez eux des attentes auxquelles ils ne sauraient répondre. De plus, ils craignent que le fait d’identifier certaines personnes et de les préparer en vue d’assurer la relève puisse eue interprété comme étant du favoritisme ou encore de la discrimination.
5Aujourd’hui, il existe une nouvelle perspective pour travailler à la gestion des carrières. Ce n’est plus la responsabilité exclusive de l’organisation, mais elle est partagée plutôt avec chaque employé qui doit prendre en charge le développement de son employabilité et la gestion de sa mobilité. Ainsi, ce dernier doit-il contrer l’obsolescence professionnelle et ses conséquences éventuelles sur son cheminement de carrière. Par conséquent, une place importante sinon centrale, doit être prise par l’employé dans cette activité.
6Les facteurs critiques de succès liés à la gestion de cette activité comportent l’appui de la haute direction, celui des gestionnaires, de même que sa mise en œuvre. Du côté de la haute direction, il doit être évident que le personnel est au cœur des stratégies de renouvellement de l’organisation. À cet égard, un préjugé nettement favorable pour les promotions à l’interne doit se dégager pour tout le monde. De plus, il faut que les chances d’avancement données au personnel soient perçues comme déterminantes dans le développement de l’organisation. En définitive, il est nécessaire que la culture organisationnelle fasse montre d’une préoccupation constante envers la qualité de travail et envers la compétence professionnelle du personnel de l’organisation.
7Les gestionnaires de tous les niveaux sont aussi des acteurs clés de cette activité de gestion des carrières. Ils doivent s’impliquer personnellement dans la planification et la réalisation du cheminement de carrière de chacun de leurs employés. Pour bien remplir ce rôle, ils doivent être formés et obtenir tout le soutien dont ils ont besoin de la part des responsables de la fonction ressources humaines.
8Pour ce qui est de la mise en œuvre de l’activité de gestion des carrières, il faut qu’elle repose sur une politique qui énonce une stratégie à long terme visant l’utilisation et le développement des compétences du personnel. On doit aussi y retrouver les énoncés qui concernent la mobilité, et surtout la priorité qu’on veut accorder au personnel de l’interne en ce qui concerne la dotation des postes à tous les niveaux hiérarchiques. Finalement, il convient que cette politique exprime clairement les objectifs fixés pour le plan de gestion des carrières, les principes de base qui doivent guider les actions et les programmes entrepris, de même que la contribution attendue et le niveau d’implication de chacun des acteurs clés.
Les employés sont les principaux acteurs de cette mise en œuvre. □
9À partir de la nouvelle approche de la gestion des carrières, les employés sont les principaux acteurs de cette mise en œuvre. Par conséquent, l’organisation doit, dans un premier temps, initier et encadrer le processus de gestion des carrières. Il faut aussi clairement déterminer les critères de mobilité qui vont être appliques pour combler les postes vacants. Habituellement, la convention collective définit assez bien les modalités de mouvement de personnel en ce qui touche les emplois syndiqués. Dans un deuxième temps, les gestionnaires doivent aussi fournir l’information nécessaire, assister et soutenir leurs employés dans leur développement professionnel et leur cheminement de carrière.
10Enfin, il est essentiel qu’une information précise et à jour soit disponible. Précisément, on parle de l’identification des postes, des descriptions de tâches, de même que des compétences requises pour prendre charge de ces postes. On pense aussi à une liste de candidats effectivement ou potentiellement capables d’assurer le remplacement. On se réfère également aux dossiers des employés, dans lesquels on peut retrouver une liste de leurs compétences et des efforts de développement qu’ils ont faits. On doit aussi pouvoir compter sur un système d’évaluation du rendement efficace qui fournit beaucoup d’information sur l’utilisation du potentiel des employés et leurs aspirations de carrière. L’information contenue dans la planification des ressources humaines, notamment en ce qui concerne les prévisions quantitatives et qualitatives des besoins de main-d’œuvre, est également absolument essentielle.
11Dans le contexte actuel où le travail n’a plus une valeur aussi déterminante dans la réalisation des individus, et où les chances de promotion sont souvent plus limitées, il est primordial que l’organisation accroisse la valeur rattachée aux mouvements de carrière non traditionnels (horizontaux et verticaux descendants). Il faut aussi développer un système de rémunération qui s’adapte à la stratégie de gestion des carrières. Par exemple, les mouvements de personnel horizontaux ou encore verticaux descendants ne doivent pas être indûment pénalisés financièrement.
12Finalement, une communication efficace quant à l’activité de gestion des carrières est essentielle pour informer, soutenir et assister les acteurs clés de cette activité, à savoir les gestionnaires et les employés. Cette communication est, entre autres choses, très utile pour endiguer ou gérer les problèmes perçus ou réels identifiés plus haut quant à la discrimination ou au favoritisme.
5.1 UN PROGRAMME DE GESTION DES CARRIÈRES POUR CADRES INTERMÉDIAIRES
Mise en situation
Le processus de réduction des effectifs de l’hôpital universitaire Du Savoir a grandement modifié l’organisation du travail de l’ensemble des employés, mais les cadres intermédiaires, dont bon nombre de postes ont été abolis, ont été particulièrement affectés. Ceux qui ont conservé leur poste sont accablés par la surcharge des responsabilités qui leur sont maintenant confiées. La démotivation des cadres intermédiaires est grande.
Les résultats d’un sondage suggèrent qu’une nouvelle politique de gestion des carrières pour les cadres intermédiaires contribuerait à résorber les problèmes signalés, mais certains administrateurs de l’hôpital s’opposent à ce projet.
13Officiellement constitué depuis vingt ans, l’hôpital universitaire Du Savoir est le résultat de la fusion de deux hôpitaux qui avaient été fondés par la communauté religieuse des Sœurs grises en 1942.
14En plus de sa mission d’offrir des soins de santé à la population dans une région urbaine, on y retrouve également une vocation d’enseignement, de recherche et de santé publique. Ces trois volets interdépendants le distinguent des autres centres hospitaliers et en font un centre universitaire reconnu. En raison des soins spécialisés et ultraspécialisés qui y sont offerts, la technologie y atteint son développement maximal.
15Une proportion significative de la clientèle est référée par les hôpitaux non universitaires de la région. L’hôpital Du Savoir est un centre hospitalier à haut taux d’occupation qui procède annuellement à l’admission d’un grand nombre de patients. Il dispose de 450 lits et ses spécialités sont la cardiologie, l’orthopédie, la neurochirurgie, la néphrologie, la pneumologie, la chirurgie générale et vasculaire et la pédiatrie.
16Afin de répondre aux besoins de la population et de mener à bien sa vocation universitaire, l’hôpital Du Savoir doit compter sur une main-d’œuvre variée et compétente. Par conséquent, elle dispose de plus de 3 000 employés équivalents temps complet (ETC), répartis sous huit directions. Une centaine de cadres intermédiaires ont sous leur responsabilité une moyenne de 24 employés chacun. À eux seuls, les infirmiers et infirmières ainsi que le personnel paramédical forment 55,5 % des effectifs. L’équipe médicale est composée de 202 médecins, pratiquant 30 spécialités différentes regroupées dans 17 départements.
17L’hôpital Du Savoir possède une longue tradition administrative basée sur l’implication de ses ressources humaines et de son encadrement dans le processus de gestion. Sa philosophie de gestion repose sur les communications, la transparence et la décentralisation. Des programmes en gestion des ressources humaines relatifs à l’évaluation du rendement, à l’assiduité et aux relations de travail ont été depuis longtemps implantés.
18L’hôpital consacre une proportion significative de son budget annuel à la formation pour assurer le maintien et le développement des compétences des ressources humaines. La Direction est également consciente de l’importance de l’équilibre et du bien-être de ses employés, et s’efforce de développer des services tels qu’une garderie en milieu de travail, une caisse d’économie et un club social. L’hôpital dispose de nombreux programmes de reconnaissance pour la contribution du personnel à la réalisation de ses objectifs. On y retrouve, entre autres, des événements tels que la semaine du personnel, un concours annuel pour la reconnaissance de l’excellence du personnel, des primes à l’initiative et une remise de prix pour les années de service.
19La situation des cadres intermédiaires de l’hôpital Du Savoir s’est considérablement modifiée depuis cinq ans, alors qu’un exercice de réduction des effectifs mena à l’abolition de 28 postes qui se traduisit dans le quotidien par des responsabilités accrues pour ceux qui avaient conservé leur poste.
20Il y a deux ans, l’Association locale des cadres intermédiaires se dota d’un nouvel exécutif qui démontra une plus grande sensibilité à l’isolement de ses membres et à leurs besoins de communications. Les membres de cet exécutif organisèrent des conférences-midi sur des sujets variés portant, entre autres, sur le « mitan » de la vie et l’élaboration d’un plan de carrière.
21À la même période, la Direction des ressources humaines, en collaboration avec l’association, procéda à un sondage. Les résultats de ce sondage permirent de tracer un profil des cadres intermédiaires et d’examiner leur intérêt relativement à une politique de gestion des carrières.
22Voici quelques données issues du sondage complété par 89 % des cadres intermédiaires :
- les femmes représentent la très grande majorité des cadres intermédiaires, soit 77,4 % ;
- ils sont âgés de 35 à 55 ans, et la moyenne d’âge est de 41 ans ;
- la moitié des cadres intermédiaires possèdent un diplôme universitaire de premier et/ou de deuxième cycle ;
- près de 50 % d’entre eux ont un salaire qui se situe au maximum de l’échelle salariale ;
- plus de 30 % d’entre eux cumulent entre 1 an et 5 ans d’expérience ;
- près de 50 % des cadres intermédiaires cumulent une ancienneté de plus de 12 ans à l’hôpital Du Savoir ;
- un cadre intermédiaire sur cinq a bénéficié d’une promotion au cours des quatre dernières années ;
- les deux tiers d’entre eux aimeraient progresser dans leur carrière grâce à la promotion interne ;
- 15 % d’entre eux envisagent de quitter l’hôpital si une promotion leur est offerte par une autre organisation ;
- 40 % d’entre eux s’estiment plafonnés.
23À la question portant sur les éléments qui, selon eux, devraient faire partie d’une éventuelle politique portant sur la gestion des carrières, la majorité des cadres intermédiaires répondirent qu’ils souhaitaient la mise en place d’un plan de préparation de la relève (68 %) et d’un plan de mobilité interne (60 %). De plus, 51 % d’entre eux étaient favorables à des mutations interhospitalières, et 45 % d’entre eux à des stages ou à la mobilité interdirectionnelle.
24L’an dernier, un nouveau directeur des ressources humaines a été nommé à l’hôpital Du Savoir. On lui a confié, entre autres, le mandat de mettre en place des stratégies pour développer et valoriser la carrière des cadres intermédiaires. Étranger au réseau de la santé, il dut consacrer quelques semaines à l’apprentissage de la culture des services hospitaliers, et plus particulièrement de celle de l’hôpital Du Savoir, avant d’être en mesure d’amorcer un tel projet.
25Il y a six mois, un nouveau directeur général a été nommé. À la même période, de nouvelles restrictions budgétaires ont entraîné la réduction du nombre de gestionnaires et provoqué le départ à la retraite d’un certain nombre de cadres intermédiaires. De plus, des changements de personnel se sont produits au sein des postes de gestion, comme à la Direction des soins infirmiers. La nouvelle directrice des soins infirmiers se montre plus disposée que la collègue qui l’avait précédée à combler certains postes de sa direction par des cadres non infirmiers. Historiquement, pour obtenir un poste cadre à la Direction des soins infirmiers, il était exigé que les candidats soient titulaires d’un diplôme en techniques infirmières ou d’un baccalauréat en nursing. Par conséquent, 40 % des postes cadres étaient inaccessibles à d’autres types de professionnels. En outre, si la mobilité des cadres infirmiers avait toujours été bien intégrée lorsqu’il s’agissait d’un déplacement d’une unité de soins à une autre, il avait toujours été très difficile pour un cadre intermédiaire d’être muté à un poste de même niveau dans un autre secteur de l’hôpital.
26Plusieurs règles administratives qui n’ont pas été revues depuis plusieurs années ont contribué largement à ce manque d’ouverture et de souplesse lace à la mobilité professionnelle, tant horizontale que verticale. Les nombreuses restrictions budgétaires imposées aux établissements de santé ont aussi rendu de plus en plus difficiles les promotions à l’interne. La mobilité interétablissements a également été très peu pratiquée en raison des conséquences associées à la perte de certains droits reconnus.
27Plusieurs cadres intermédiaires de l’hôpital Du Savoir ont investi beaucoup de temps et d’énergie dans une perspective de progression de carrière. Leurs responsabilités, dans le contexte de la décroissance, sont de plus en plus lourdes et difficiles à assumer. Certains éprouvent de plus en plus de difficulté à s’identifier à leur travail, d’autres trouvent que la pression du travail est trop grande, d’autres encore ne sont plus satisfaits de leur travail.
28À titre de directeur des ressources humaines de l’hôpital, vous croyez fermement qu’il est important de mettre en place un système de gestion des carrières qui permettrait de maintenir l’intérêt et la motivation au travail des cadres intermédiaires performants, d’éviter le plafonnement des plus anciens, et de préparer la relève aux postes de cadres supérieurs. Par contre, la plupart des administrateurs de l’hôpital comprennent difficilement le bienfondé d’un tel système dans un contexte de restrictions budgétaires où les possibilités de promotions sont très limitées.
***
29Devant des opinions si diverses, le conseil d’administration de l’hôpital universitaire Du Savoir vous a demandé de lui faire un rapport complet de la situation et, le cas échéant, de lui faire des recommandations sur les stratégies qui pourraient être mises en place pour faciliter le développement de la carrière des cadres intermédiaires.
Annexe
5.2 SURPLUS D’EFFECTIFS AU SERVICE DE POUCE DE LA RÉGION DU LAC
Mise en situation
Compte tenu de la conjoncture économique actuelle, les administrateurs doivent développer de nouvelles méthodes de gestion. Soumis à des restrictions budgétaires, ils doivent apprendre à gérer la réduction de personnel, le transfert de responsabilités et la réorganisation du travail.
Le Service de police de la région du Lac (SPRL) doit aussi faire face à ces exigences, et c’est pourquoi il a amorcé la première phase d’une restructuration de son organisation visant à réduire ses dépenses de fonctionnement. Toutefois, le service se retrouvera avec un surplus de 101 cadres à la fin du processus. De fait, comme les cadres sont syndiqués et qu’ils bénéficient d’une sécurité d’emploi, le SPRL n’atteindra pas les objectifs de diminution de budget qu’il s’était fixés. Pire encore, cette situation a déjà commencé à engendrer un sentiment d’insécurité chez les membres du personnel touchés par la réorganisation. En raison de l’état de crise qui menace d’éclater au sein du personnel, il devient impératif de réévaluer la mise en place de la deuxième phase de restructuration.
Il était 23 h 30. Le lieutenant Allaite s’adressait aux sergents et aux équipes de patrouille qui allaient être de faction cette nuit-là. Apprécié pour son habituelle bonne humeur et ses grandes qualités humaines, le lieutenant Allaire n’avait jamais manqué une occasion de faire savoir à ses collègues à quel point il était fier de leur travail, et comment ces derniers prouvaient toujours compter sur lui en cas de besoin. Ce soir-là, c’est un autre homme qui s’est adressé à ses troupes. Il était tendu, son ton était cassant et laissait clairement entendre qu’il valait mieux ne pas le déranger pour un rien. Voici ce qu’il leur a dit : « Vous savez que c’est la nuit de l’Halloween, tâchez d’être plus fins que les fêtards ! Arrangez-vous pour agir en polices, pas en ti-gars déguisés en polices ! »
Sans saluer ses troupes, il tourna les talons et entra dans son bureau en claquant la porte derrière lui. On aurait pu entendre une mouche voler dans la salle.
À minuit, Mike et Vicky quittèrent la centrale en direction de leur secteur de patrouille. Ils étaient nerveux, car ils avaient en tête l’événement qui s’était produit la nuit précédente et qui avait nécessité l’intervention du lieutenant Allaire. Mike et Vicky en avaient gros sur le coeur. Le lieutenant n’avait vraiment pas été correct avec eux. Ils s’arrêtèrent donc pour faire le plein de café bien fort et se souhaitèrent que rien de fâcheux ne se produise cette nuit-là.
Le Service de police de la région du Lac (SPRL) vit déjà au rythme de l’implantation des polices de quartier, car la phase I est maintenant complétée. Dans la nouvelle structure, les postes de lieutenants sont abolis, le travail est réorganisé et les postes de commandants sont effectifs. En raison de ces modifications, plusieurs lieutenants se sentent trahis, d’autres ont l’impression d’avoir été floués par la direction du service. D’autres encore, comme le lieutenant Allaire, sont inquiets. Ils se sentent diminués, voire incompétents, car avec l’avènement de la phase II, ils seront, eux aussi, appelés à occuper de nouvelles fonctions. La plupart des lieutenants vivent ces changements négativement, car peu d’entre eux ont perçu la possibilité d’une promotion.
En patrouillant, Mike proposa à Vicky de déposer ensemble une plainte concernant l’attitude du lieutenant Allaire à leur égard. Vicky adhéra à cette proposition : « Je suis d’accord, dit-elle, mais il faudra cependant faire cette démarche dans un esprit positif. J’insiste sur le fait qu’il faudra prendre grand soin d’exprimer la détresse qu’on a perçue dans l’attitude du lieutenant, et que notre intention est de lui venir en aide. Il me semble que la conjoncture est favorable pour ça, car le nouveau directeur a mentionné dans son discours qu’il souhaitait être informé rapidement si des événements fâcheux méritaient d’être portés à son attention. C’est le moment ou jamais de faire bouger les choses. »
Un appel d’urgence vint interrompre leur conversation, mais tous deux se mirent d’accord pour entreprendre leur démarche dès le lendemain.
En dépit de la nuit mouvementée qu’ils venaient de passer, Mike et Vicky se rendirent au bureau du comité des relations professionnelles pour déposer leur plainte. Le préposé accueillit leur déposition et les assura que le dossier serait acheminé au cours des prochains jours. Dans les faits, le processus fut enclenché dans les minutes qui suivirent. Le préposé avait jugé que l’accumulation de plaintes portant sur des attitudes de lieutenants venait d’atteindre un seuil critique et qu’il était devenu urgent que le directeur soit saisi de l’affaire.
En prenant connaissance des faits, le directeur dut se rendre à l’évidence qu’une crise importante sévissait au sein de son personnel et qu’il se devait de réunir ses adjoints pour évaluer les actions à entreprendre afin de redresser la situation. À l’unanimité, ils recommandèrent de retarder la mise en place de la phase II d’implantation des polices locales, et d’engager un conseiller en gestion des ressources humaines afin que soit réévalué leur plan de restructuration. Une mise au point fut rapidement adressée au personnel, car on souhaitait que cette nouvelle contribuât à calmer les inquiétudes.
Deux semaines plus tard, Pierre Salvas, conseiller en gestion des ressources humaines, fit son entrée au bureau du directeur du SPRL. Il avait demandé qu’un historique du service lui soit dressé lors de cette première rencontre. Le directeur commença donc en précisant que, lors de sa création en 1972, le SPRL s’était vu confier deux grands mandats : assurer une meilleure coordination des opérations policières et des enquêtes criminelles sur le territoire du Lac Richelieu, et veiller à un partage plus équitable des coûts.
« À cette époque, dit-il, 28 services municipaux régionaux avaient été regroupés avec le service de police de Richelieu (ville la plus importante sise sur les bords du lac). Le directeur du service relevait donc de la ville de Richelieu où se situait la masse critique de la criminalité et des autres problèmes. Cela eut pour conséquence de détourner des ressources locales pour répondre aux besoins croissants de la ville pôle, diminuant ainsi la surveillance des parcs et des infractions de circulation. Au début des années 1990, cette situation avait engendré beaucoup d’insatisfaction auprès des populations des villes de la région, et plusieurs maires, exaspérés, avaient doté leur municipalité d’un service de sécurité publique afin de faire appliquer les règlements municipaux dont la police ne s’occupait plus, faute de ressources. L’insatisfaction, à laquelle s’ajoutaient des dépenses toujours croissantes pour des services sans cesse réduits, amena notre service de police à entamer une réflexion sur sa structure. Cette réflexion se poursuivit quelques années. »
« Au milieu des années 1990, le directeur d’alors posa un geste d’éclat en modifiant l’uniforme des lieutenants. Il les invita alors à porter la chemise blanche, pièce vestimentaire jusqu’alors réservée aux officiers d’état-major (non syndiqués). Par ce symbole visible, le directeur voulait faire savoir à tous qu’ils devaient allégeance à la direction du service et non à leur syndicat, et que, même syndiqués, il les considérait comme ses représentants. De plus, au cours d’une cérémonie hautement symbolique, il affirma que les lieutenants étaient les piliers sur lesquels allaient reposer toutes les transformations à venir. »
« Un an plus tard, la direction annonça finalement les résultats de sa réflexion sur la restructuration. C’est alors qu’est apparu le concept de police de quartier qui, pour l’essentiel, consistait à rapprocher le service de police de ses destinataires. Du même coup, on annonça que ces unités seraient confiées à une nouvelle catégorie de cadres non syndiqués, les commandants. Cet aspect de la restructuration occasionna un choc énorme au sein de l’organisation, car cette initiative non seulement entraînait l’aplatissement de la structure et réduisait le budget de fonctionnement, mais elle venait encore abolir les postes de lieutenants et de capitaines, des postes syndiqués. Je vous ai préparé une copie des organigrammes afin que vous puissiez visualiser les effets de la réorganisation (annexes 1, 2 et 3). Plusieurs lieutenants se sentirent trahis, car le directeur n’avait pas respecté l’orientation annoncée lors de son entrée en fonction. Seuls quelques-uns perçurent ce changement comme une chance d’avancement. Pour sa part, le directeur était si fier de son projet de restructuration qu’il alla de l’avant avec l’implantation de la phase I en se disant que les gens allaient s’adapter à la nouvelle situation. Nous vivons maintenant avec les retombées de cette décision. »
Après avoir exposé l’historique à Pierre Salvas, le nouveau directeur y alla de ses propres commentaires. « J’estime, dit-il, que mon prédécesseur était loin de se douter que la situation allait à ce point se détériorer. Depuis mon entrée en fonction, je dois faire face à des situations qui suscitent insatisfaction et insécurité, en plus de ne pas générer les économies escomptées. Étant donné que le personnel constitue une des quatre valeurs de base de l’organisation, et que la valorisation de ce même personnel est une composante fondamentale du nouveau modèle de polices locales, il m’apparaît essentiel de repenser le modèle de restructuration afin que les membres du personnel soient respectés. J’aimerais connaître votre avis sur la question. »
Pierre sourit à son interlocuteur, car il sentait qu’il allait semer en terre fertile. Aussi choisit-il de Élire quelques remarques qu’il jugeait pertinentes à l’égard d’une démarche de restructuration. « Tout changement au sein d’une organisation entraîne des conséquences prévisibles auxquelles il faut être prêt à faire face, ajouta-t-il. Si nous préparons bien le terrain, la restructuration peut toutefois se vivre sereinement. »
Puis, il aborda brièvement les enjeux d’une restructuration. « Il faut savoir, dit-il, que l’organisation sur laquelle on agit est une entité à trois dimensions qui sont en étroites relations. Ces dimensions sont sa structure (schémas de direction, de pouvoir, d’autorité), sa culture (l’histoire, les traditions, les valeurs) et ses employés (cadres et non-cadres possédant des aptitudes diverses). Telle que vous me l’avez présentée, votre restructuration bouscule justement ces trois dimensions. En créant les postes de commandants, on a aplati la structure, et on a modifié du même coup les schèmes d’autorité et de pouvoir. Les traditions du passé ne peuvent donc plus servir de cadre de référence, et les individus qui composent cette organisation ne peuvent plus agir en fonction du code de conduite acquis au fil des ans, mais doivent s’approprier de nouveaux modèles. Ce dernier aspect m’amène à vous parler brièvement de trois phases qui ont été identifiées dans un processus de changement organisationnel. La première phase est la décristallisation. Elle consiste en une rupture avec l’ordre établi et l’apparition de résistances. La phase suivante est le déplacement qui se caractérise comme une phase de deuil du passé, et l’apprivoisement de nouvelles valeurs. Finalement, pendant la troisième phase, celle de la recristallisation, on assiste à l’appropriation des nouvelles valeurs. Dans votre organisation, poursuivit-il, on peut dire que vous vous situez en phase de déplacement. La phase I de votre restructuration étant chose faite, les individus ont pleinement pris conscience des conséquences de la réorganisation. Il doivent faire leur deuil de ce qui se passait avant, apprivoiser les nouveaux rapports de force et se trouver une place dans la nouvelle structure. Si vous souhaitez que la phase de déplacement et de recristallisation se vivent sereinement, il faut agir rapidement en mettant en place des mécanismes d’accompagnement qui aideront les employés à accepter cette nouvelle réalité, et qui favoriseront l’appropriation des nouvelles valeurs. »
« Je termine en revenant sur la création du grade de commandant, car cela touche directement les individus et les rapports qu’ils entretiennent au sein de l’organisation. Il est nécessaire de bien mesurer les effets de la restructuration sur le cheminement de carrière des individus. Dans votre organisation, il est évident que vous vous trouvez face à une situation d’individus en plateau de carrière. En abolissant les postes de lieutenants et de capitaines, les possibilités de progression de carrière ont été lourdement hypothéquées. Il faut comprendre que plusieurs réactions sont possibles en fonction du tempérament et des aspirations des personnes touchées. Le phénomène de plateau de carrière renvoie souvent à des sentiments d’échec ou de frustration que peut ressentir une personne face à la cessation de la progression de sa carrière, et il importe de mettre en place des mécanismes qui pourraient prévenir, ou à tout le moins atténuer, les effets néfastes du plateau de carrière. »
« J’ai choisi de vous transmettre ces quelques réflexions, poursuivit-il, car elles permettent de comprendre que des règles bien précises doivent guider les administrateurs quand vient le temps de choisir les options d’une restructuration. Il est donc sage et nécessaire de bien évaluer la question avant d’entreprendre l’implantation de la phase II de votre projet. Au cours des prochains mois, vous aurez à mettre en œuvre des moyens qui vont contribuer à minimiser les impacts négatifs de la restructuration. Je pense bien sûr aux impacts d’ordre budgétaire, mais aussi aux impacts qui affectent l’équilibre affectif des policiers touchés par cette restructuration. Il faudra aussi veiller à préserver l’expérience qui constitue une richesse au sein de votre corps policier, et garder des programmes déjà existants qui ont fait leurs preuves dans l’organisation. Soyez assuré que mes recommandations tiendront compte de toutes vos préoccupations. »
En saluant Pierre Salvas, le directeur avait le sentiment d’avoir entrepris une démarche qui serait salutaire pour le corps policier qu’il dirigeait. Il avait confiance que les lumières qu’apporterait Pierre Salvas permettraient de rétablir un meilleur climat de travail car la personne humaine se retrouvait au cœur des théories qu’il avait brièvement exposées.
***
Vous avez fait équipe avec Pierre Salvas. Quelles recommandations avez-vous proposées afin que la phase II se vive plus harmonieusement ?
Annexe 1. Service de police de la région du Lac Organigramme type d’un poste de district (avant le changement)

Annexe 2. Service de police de la région du Lac Organigramme type d’un poste de district (après le changement)

Note : ce sont les capitaines et les lieutenants de l’ancienne structure qui assument, dans la nouvelle structure, les postes de commandants.
Annexe 3. Service de police de la région du Lac Tableau comparatif des structures organisationnelles

Note : ce sont les capitaines et les lieutenants de l’ancienne structure qui assument, dans la nouvelle structure, les postes de commandants.
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