Chapitre 23. L’évolution du nationalisme québécois
p. 647-667
Texte intégral
1On parle du nationalisme au Québec presque aussi allègrement qu’on parle du temps qu’il fait. Le mot ne semble faire peur à personne et même les adversaires de ce qu’on appelle le nationalisme osent rarement évoquer les effets catastrophiques associés sous d’autres cieux à ce phénomène. Il existe ici, comme pour beaucoup d’autres mots de la langue française, un écart sémantique entre les usages québécois et français. Car on considère habituellement, en France, le nationalisme comme une sorte d’exacerbation du sentiment national tandis qu’au Québec, le mot ne désigne guère autre chose que la manifestation de ce sentiment. C’est dans ce dernier sens qu’il sera question de nationalisme au cours de ce chapitre, c’est-à-dire, précisément, d’un mouvement qui vise à la promotion de l’appartenance à une nation donnée.
2La nation dont il s’agit ici est la nation canadienne-française qui regroupe des personnes d’origine française vivant en Amérique du Nord auxquelles se sont intégrées, au cours des années, des personnes d’origines diverses. Cette nation est fortement concentrée au Québec et, en raison de facteurs relatifs à la modernisation, elle s’est définie de plus en plus, au cours des trente dernières années, en fonction de sa dimension québécoise. Le nationalisme des Canadiens français du Québec est devenu, en conséquence, résolument québécois.
3Cette évolution a donné lieu à un certain nombre de tensions ; des enjeux sont apparus assez clairement et des défis doivent être relevés.
4Tensions, enjeux et défis seront analysés plus bas. Mais il importe d’abord de bien dégager la signification du nationalisme québécois en évolution.
Nature du nationalisme québécois
5Rappelons tout de suite qu’avant les années soixante, le mot même de « québécois » était d’un usage plutôt restreint. Il désignait le plus souvent les résidents de la ville de Québec et, assez rarement, l’ensemble des habitants de la province de Québec. On parlait beaucoup plus volontiers des Canadiens français pour désigner les francophones québécois, car leur appartenance se situait sur le plan culturel et linguistique beaucoup plus que sur le plan territorial.
6Plusieurs mutations relatives à la Révolution tranquille et à la modernisation de l’État du Québec sont à l’origine du changement d’appellation. Au point de convergence de ces mutations, on peut reconnaître une prise de conscience nouvelle (plus ou moins articulée, plus ou moins répandue) d’une association intime de l’avenir de la culture canadienne-française au territoire de la province de Québec. On s’est rendu compte, peu à peu, de ce fait sociologique inéluctable : nulle part ailleurs sur le continent américain est-il possible de constituer une nation moderne et dynamique fondée sur l’usage de la langue française. En d’autres termes, il ne devenait plus possible de vivre à la fois en français et à la moderne en dehors du territoire du Québec.
7Vivre à la moderne, cela veut dire utiliser tous les moyens de communication qui tissent la trame des sociétés dites développées, c’est-à-dire les grands médias écrits et électroniques, la presse quotidienne, la radio et la télévision, les livres, le cinéma, les transactions financières et commerciales, les moyens de transport modernes. Cela veut dire encore avoir accès à un système d’éducation complet, du préscolaire à la formation continue, avoir accès à des services sociaux, hospitaliers et culturels dans sa langue maternelle.
8Or, il parut de plus en plus évident, à mesure que progressait la modernisation au cours de la période de l’après-guerre, que la consolidation du réseau d’institutions et du réseau de communications rendus indispensables par cette modernisation, supposait une masse critique de population qu’on ne trouvait pas hors du territoire du Québec, excepté peut-être dans certaines régions limitrophes : la partie orientale de l’Ontario et la région du Madawaska au Nouveau-Brunswick.
9Aussi longtemps que la culture canadienne-française s’était définie en fonction de ses institutions religieuses, notamment la paroisse, et d’une vie familiale intense, il avait été possible de concevoir une certaine survivance française en des régions éloignées du Québec, en dépit de politiques hostiles des gouvernements locaux. Quand l’univers culturel est défini par les limites du village ou de la paroisse, on peut toujours vivre en fonction d’une culture minoritaire. Cela n’est plus possible dès que l’univers s’élargit et englobe un vaste territoire.
10Même au Québec, on devait constater que la plupart des moyens de communication et des réseaux de transport étaient contrôlés par des anglophones. Au cœur de Montréal, la langue des transactions importantes était le plus souvent l’anglais. Cet obstacle au progrès de la nation canadienne-française, qui devenait insurmontable ailleurs, il était possible d’y faire face au Québec, en raison même de l’importance numérique des francophones.
11C’est dans cet effort nouveau de consolidation de la culture canadienne-française au Québec que le nationalisme québécois s’est manifesté et défini comme une volonté affirmée par un nombre grandissant de personnes de bâtir le Québec français moderne.
12Il serait faux de voir dans ce mouvement un phénomène tout à fait spontané et incompressible. Ce mouvement, comme tous les mouvements sociaux, a d’abord été conçu et stimulé par des élites culturelles, sociales et politiques. Il a été parfois largement et délibérément amplifié au-delà des nécessités sociologiques. Peut-on en conclure qu’il s’agit d’une construction intellectuelle au service de certains intérêts ? Peut-on affirmer, comme certains auteurs, que la nation appartient au domaine de l’imaginaire ?
13Je crois qu’il en va du nationalisme comme de la publicité. Il arrive souvent que la commercialisation d’un produit soit à l’origine de la création de besoins nouveaux, que la consommation soit stimulée par l’imaginaire. Mais il est assez rare que la publicité puisse demeurer longtemps tout à fait mensongère. La qualité du produit peut être grandement exagérée mais, dans une certaine mesure, elle doit être fondée. Ainsi, des leaders politiques ou autres peuvent mettre un accent démesuré sur l’appartenance nationale quand cela leur permet de séduire les foules. Mais peuvent-ils y réussir quand il n’existe aucun fondement dans la vie des gens, dans leurs souvenirs historiques, dans leurs habitudes, dans leurs aspirations ? À cet égard, les poètes, les artistes semblent bien plus révélateurs d’archétypes sociaux profonds que les orateurs politiques. Quand Gilles Vigneault chante le pays du Québec, le fait-il pour servir les intérêts politiques de ses amis ?
14Le nationalisme québécois a été à la fois propagé par des élites et entériné par de larges secteurs de la population. Il s’est manifesté, pour une grande part, à l’entour du gouvernement de la province de Québec. Une nouvelle élite politique, dynamique et ambitieuse, a voulu d’abord redéfinir ce gouvernement en lui conférant une nouvelle noblesse. On s’est mis à parler de l’État du Québec et la législature du Québec a pris le nom d’Assemblée nationale à la fin des années soixante. Jean Lesage, entre autres, a défini le Québec comme « l’expression politique du Canada français » et « la mère-patrie » des francophones d’Amérique. La province de Québec ne pouvait plus, de ce fait, être considérée comme une province au même rang que les autres. Le gouvernement du Québec s’octroyait la responsabilité de veiller à l’épanouissement d’une culture originale en Amérique du Nord. Une mission toute particulière. Certes, cela servait les intérêts d’une fonction publique aguerrie. Mais cela trouvait aussi des échos dans la population où le sentiment d’appartenance au Québec devenait très fort. Plusieurs manifestations culturelles des années soixante et soixante-dix en témoignent.
15Une nouvelle communauté québécoise devait prendre forme et, naturellement, les anglophones et les immigrants devaient en faire partie. Mais comme le nationalisme québécois ne se départissait que lentement de sa gangue ethnique canadienne-française et que les anglophones et les néo-Québécois dits allophones ne renonçaient pas facilement à la prépondérance absolue de leur allégeance canadienne, le processus de québécisation de tous les Québécois ne se mit en branle que lentement et ne produit encore aujourd’hui que des résultats mitigés.
16Plus récemment, le nationalisme québécois s’est donné une nouvelle composante, avec une classe d’affaires francophone qui s’est constituée graduellement, au cours des années soixante-dix, dans le sillage des grandes opérations de redressement économique entreprises par le gouvernement québécois au cours des années soixante. Telles sont la nationalisation de la plus grande partie du réseau québécois de production d’électricité et l’apparition de la première véritable grande entreprise québécoise, Hydro-Québec1, la création par le gouvernement d’une multitude d’agences ou de sociétés autonomes devant servir aux intérêts économiques des Québécois, en particulier la Caisse de dépôt et placement.
17Durant les années quatre-vingt, alors que le nationalisme politique s’atténuait en raison de la morosité postréférendaire et des manœuvres du premier ministre Trudeau, le nationalisme économique prit la relève. Ceux que Jacques Parizeau a appelés la « garde montante » manifestaient, d’abord discrètement, puis peu à peu publiquement, leur allégeance à la nation québécoise. Plusieurs, dans le milieu des entreprises contrôlées par des francophones, se faisaient les avocats de la spécificité québécoise en raison même d’intérêts économiques et de l’élargissement des marchés.
18Ainsi, le nationalisme québécois se révèle aujourd’hui plus que jamais comme une affirmation d’identité totalement ouverte sur le monde. Déjà, au cours des années soixante, la dimension internationale était apparue comme une composante essentielle du nouveau nationalisme. Mais on pouvait toujours assimiler l’affirmation nationale à une sorte d’exclusivisme. Depuis quelques années, le doute n’est plus possible : le nationalisme québécois se situe résolument dans le système des échanges mondiaux et de l’interdépendance croissante.
19Ce nationalisme n’en serait pas un toutefois s’il ne concernait des enjeux bien concrets et s’il ne devait relever de redoutables défis. Examinons d’abord les tensions qui se manifestent par ces enjeux et par ces défis.
Tensions
20Dès le milieu des années soixante, il semble bien qu’une bonne majorité des Canadiens français vivant au Québec avaient embrassé, plus ou moins explicitement, l’idée d’une patrie québécoise et d’un État national du Québec. Déjà ils se disaient Québécois d’abord, Canadiens ensuite. À tout le moins, les partis politiques québécois étaient unanimes quant à la nécessaire affirmation d’une spécificité du Québec et, en conséquence, quant au renforcement des pouvoirs du Gouvernement du Québec.
Une majorité diffuse
21Mais l’accord n’était pas complet. En 1965, trois Québécois influents décidèrent de joindre les rangs du Parti libéral du Canada pour contribuer à renforcer l’allégeance des leurs au pouvoir fédéral. En termes simples, pour Jean Marchand, Gérard Pelletier et Pierre-Elliott Trudeau, les Québécois avaient tout avantage à élargir leur horizon à l’ensemble du Canada. Quand Trudeau devint chef du Parti libéral canadien et premier ministre du pays en 1968, il reçut un appui massif de l’électorat du Québec. Cela lui permit d’affirmer une volonté nouvelle des Canadiens français d’être présents à Ottawa et de réclamer le bilinguisme à travers tout le pays. Les Canadiens de langue anglaise ont bien compris son message : le Canada serait bilingue mais constituerait une seule nation, une seule culture nationale, tout en encourageant le multiculturalisme.
22Mais, en cette même année 1968, des Québécois lançaient un autre message, aux antipodes de celui de Trudeau. René Lévesque fondait le Parti québécois sous le signe de la souveraineté-association et recevait l’appui de plusieurs fédéralistes désenchantés et du contingent enthousiaste des indépendantistes québécois. Lévesque voulait œuvrer dans la foulée de la conception québécoise qui avait mûri au cours de la Révolution tranquille. Pour lui et pour plusieurs à ses côtés, c’était peine perdue que de continuer à réclamer un statut particulier pour le Québec ou quelque renforcement du pouvoir québécois, surtout depuis que Trudeau apportait une sorte de légitimité québécoise au processus de centralisation du pouvoir au Canada.
23En fait, la nouvelle affirmation d’un Québec moderne et d’un État national des Canadiens français heurtait de plein fouet la conception nouvelle du Canada qui s’était formée à compter des années trente. A partir du moment où le Canada s’était vu octroyer la souveraineté complète (extérieure autant qu’intérieure) par la métropole britannique, la tendance bien naturelle de ceux qui détenaient le pouvoir à Ottawa fut de constituer un État-nation moderne, un centre de légitimation et d’inspiration de tous les projets politiques, un lieu de définition de la société moderne et de redistribution de la richesse. On allait penser de plus en plus, dans la capitale fédérale, en fonction d’une nation canadienne qu’on voulait unie et solidaire. Ce processus de « nationalisation » du Canada se poursuivit en trois étapes : d’abord, à la faveur de la crise économique des années trente, en mettant sur pied les composantes d’un « New Deal » canadien, dont un certain nombre de programmes sociaux qui empiétaient souvent sur les compétences provinciales ; puis, à l’occasion du second conflit mondial et enfin, après la guerre, par toutes sortes de mesures destinées à confirmer la nette prépondérance de l’appartenance à une grande nation canadienne sur l’appartenance à une province donnée. Mentionnons, entre autres, la nomination d’un gouverneur général canadien, la création d’une citoyenneté canadienne, l’envahissement du domaine culturel et d’une partie du champ de l’éducation.
24Ceux qui se sont réjouis, à Ottawa et dans l’ensemble du Canada anglais, de la Révolution tranquille au Québec et de la modernisation de la société québécoise, eurent tôt fait de déchanter. Car la nouvelle prise de conscience qui se manifestait allait à l’encontre du « rêve canadien » d’une grande nation unie et solidaire. Pour les Québécois, l’appartenance au Canada pouvait garder son sens, mais il n’existait pas vraiment de nation canadienne. À partir du moment où est apparue l’idée québécoise incarnée dans des formules comme celle de Lesage (Québec, expression politique du Canada français), l’affrontement entre Québec et Ottawa devenait inévitable.
25Si tous les nationalistes québécois s’étaient ralliés à une conception particulière d’un Québec fort, autonome, spécifique, patrie des Canadiens français, il serait probablement apparu assez tôt que la conception outaouaise d’une grande nation canadienne n’avait pas d’avenir au Québec. Mais les Québécois se sont tellement opposés entre eux quant à la forme concrète à donner à leur appartenance que la majorité québécoise se dessinait assez mal. Les affrontements entre les tenants de l’indépendance du Québec, ceux qui prônaient la souveraineté-association, les promoteurs d’un statut particulier, les partisans d’un fédéralisme décentralisé et d’autres encore ont souvent pris le devant de la scène et laissé dans l’ombre l’antagonisme fondamental entre le Québec et le Canada modernes.
26L’opposition majeure entre Pierre-Elliott Trudeau et René Lévesque nous a conduits à une polarisation assez artificielle au cours des années soixante-dix. Alors que la majorité des Québécois refusait à la fois et le Canada de Trudeau et le Québec souverain de Lévesque, tout le drame s’est joué entre ces deux protagonistes et leurs options respectives. Trudeau a remporté une victoire négative à court terme mais, pour n’avoir pas respecté le nationalisme des Québécois, il enregistre une lourde défaite en 1990.
Les trois publics québécois
27La partie s’est toujours jouée sur trois fronts ou, si Ton veut, dans une sorte de triangle. Car il existe, en gros, trois grands publics au Québec. Appelons-les, faute de mieux, les fédéralistes, les confédéralistes et les indépendantistes. Ces derniers sont faciles à reconnaître. Les premiers aussi, si Ton désigne ainsi ceux qui embrassent la conception trudeauiste du Canada ou ses variantes. Le troisième groupe, presque invariablement majoritaire, est le plus hétérogène et le plus difficile à cerner. Disons qu’il est formé de ceux qui sont profondément insatisfaits du fédéralisme canadien, celui de Trudeau, mais aussi de celui de la plupart des grands partis politiques canadiens. Tantôt, ils réclament un fédéralisme renouvelé, c’est-à-dire un Canada dans lequel il y aurait place pour un État national québécois, tantôt ils se rabattent sur la souveraineté, à condition qu’elle soit limitée et qu’elle n’abolisse pas l’union canadienne. On peut les appeler confédéralistes, car ils souhaitent une confédération dans laquelle le Québec demeure un acteur autonome.
28Toutes les stratégies ont reposé sur l’existence de ces trois publics et, en particulier, sur la manière de traiter le public confédéraliste. Retenons en particulier quatre stratégies qui se sont affrontées au cours de l’histoire récente. Les deux premières sont celles des fédéralistes, les deux autres celles des souverainistes. Il n’existe pas de véritable stratégie confédéraliste, car il est rare que l’initiative soit venue du centre. La dynamique du rapport Allaire (du Parti libéral du Québec en janvier 1991) et celle du rapport de la Commission Bélanger-Campeau (mars 1991) correspondaient pourtant bien à cette tendance confédéraliste majoritaire, encore mal articulée au printemps de 1992.
29Du côté fédéraliste, il y a d’abord eu la stratégie de Trudeau et des siens qui consiste à forcer, pour ainsi dire, les confédéralistes à se ranger de leur côté, en se présentant comme les seuls capables d’offrir un véritable antidote au « péril » indépendantiste. Suivant cette stratégie, il n’y a pas de concessions à faire aux confédéralistes. Il suffit de leur présenter le « danger » de la solution indépendantiste pour les amener à se joindre aux fédéralistes. On agit comme si la solution mitoyenne n’existait pas. C’est plus ou moins ce qui s’est passé au moment du référendum, bien que plusieurs ont pu croire le contraire à cause de certaines promesses de changement.
30Il existait pourtant une autre stratégie de la part des fédéralistes qui a été, pour ainsi dire, reléguée dans l’ombre par le gouvernement fédéral et le Canada anglais dès après le référendum. C’est la stratégie du rapprochement entre l’option fédéraliste et les aspirations des confédéralistes. Plusieurs formules appartiennent à cette catégorie, celle du rapport Pépin-Robarts de 1979, celle de Claude Ryan et de son livre beige de 1980, celle de Robert Bourassa qui devint celle de Brian Mulroney par le truchement de l’Accord du lac Meech. C’est la grande tradition du fédéralisme renouvelé longtemps souhaité par une majorité de Québécois et endossé par un certain nombre de personnes de bonne volonté au Canada anglais. Le grand inconvénient de cette stratégie, c’est qu’elle n’a jamais réussi. Jamais, avant mai 1987, un gouvernement fédéral ne s’était engagé concrètement dans cette voie. Et celui qui l’a fait, en 1987, en est devenu fort impopulaire. Tout s’est passé, en 1990, comme si les Canadiens anglais refusaient d’intégrer le nationalisme québécois dans le Canada. On a déclaré, à cor et à cri, qu’on ne rejetait pas le Québec en s’opposant à l’Accord du lac Meech mais, du même souffle, on lui refusait le titre de société distincte ou, tout au moins, de pouvoir agir en ce sens. Notons bien que la dissidence de deux provinces peu populeuses n’a eu de sens et de légitimité qu’en raison de l’appui d’une forte majorité de Canadiens hors Québec. L’échec de cette stratégie pourrait donner raison aux fédéralistes de la première catégorie, si ce n’était là un véritable cercle vicieux, car ces derniers sont eux-mêmes, pour une bonne part, responsables de cet échec.
31Du côté souverainiste, deux stratégies se sont aussi affrontées pour créer une continuelle tension entre deux conceptions de l’avenir du Québec. On peut opposer ces stratégies, comme on l’a fait pour les précédentes, selon qu’elles respectent ou non l’opinion des confédéralistes. Comme les trudeauistes, certains indépendantistes font peu de cas du groupe mitoyen. Ils croient que la logique et la simplicité de l’idéal auront raison de la réalité. Aux yeux de ces indépendantistes, la souveraineté classique est la seule formule apte à satisfaire les aspirations d’un peuple distinct. Cela est tellement clair pour eux qu’ils comptent que les confédéralistes finiront bien par s’ouvrir les yeux et intégrer les rangs de ceux qu’on appelle « purs et durs ». Toute autre stratégie est considérée comme fâcheuse compromission sinon hypocrisie ou lâcheté. Suivant les tenants de cette stratégie, il faut chercher, par tous les moyens possibles, à proclamer d’abord l’indépendance du Québec pour ensuite conquérir l’adhésion d’une majorité de Québécois. Ces gens semblent croire davantage au Québec qu’aux Québécois. Ce sont eux qui, au Parti québécois, se sont opposés à la direction de René Lévesque dès le congrès de 1968, alors qu’il introduisait le trait d’union entre la souveraineté et l’association économique avec le Canada anglais. Ils se sont encore opposés à la stratégie étapiste en 1974 (élection d’abord, référendum sur la souveraineté ensuite). Ils ont critiqué aussi la question référendaire, trop molle et trop nuancée à leurs yeux. Ils ont honni les prises de position de René Lévesque à l’endroit du gouvernement Mulroney en 1984 pour enfin avoir raison du leadership de Pierre-Marc Johnson (pourtant élu président du parti par une forte majorité), au moment où ce dernier se retranchait derrière le slogan de l’affirmation nationale.
32En revanche, la stratégie souverainiste conciliante est celle du respect de l’opinion confédéraliste. Si, par exemple, Pierre-Marc Johnson suivait les traces de son prédécesseur, René Lévesque, en mettant l’idéal de la souveraineté entre parenthèses, c’est qu’il ne lui apparaissait pas, à l’époque, que les confédéralistes étaient prêts à se rallier à cet idéal. Il fallait d’abord, selon lui, passer par l’étape du rapprochement avec le fédéralisme canadien. C’est grâce à ce type de stratégie que le Parti québécois a pu gagner les élections de 1976 et de 1981. C’est encore cette stratégie qui amène les souverainistes à introduire l’idée d’association économique qui peut permettre de sauvegarder une certaine union canadienne et respecter les appréhensions des confédéralistes. On peut dire de cette stratégie qu’elle est susceptible de déboucher sur la souveraineté dans la mesure où les confédéralistes sont de plus en plus nombreux à rejeter le fédéralisme canadien. La souveraineté n’est pas envisagée ici comme une fin mais comme un moyen qui s’avère nécessaire en fonction d’une conjoncture donnée.
33Le diagramme de la page suivante illustre ces quatre stratégies en les disposant sur une ligne continue qui va du fédéralisme canadien classique à l’idéal de la souveraineté pure.

34Confédéralistes et indépendantistes ont épousé, à des degrés divers, le nationalisme québécois. Il a fait l’objet des trois dernières stratégies mentionnées. Mais il est arrivé que les tensions entre ces trois stratégies aient été assez fortes pour permettre à une minorité de fédéralistes trudeauistes de faire la loi, comme cela s’est produit entre 1980 et 1984. Il est arrivé aussi que la faillite du fédéralisme renouvelé et la perte de prestige du fédéralisme à la Trudeau permette aux indépendantistes et aux confédéralistes de faire bloc. Cela s’est produit à Tété de 1990 et au moment de la création de la Commission Bélanger-Campeau sur l’avenir du Québec. Mais, à l’intérieur même de cette commission, les vieilles tensions sont apparues. Pourtant, les enjeux sont demeurés en général assez clairs et ont pu faire l’objet d’un consensus alors même qu’on se disputait sur les moyens de les aborder. Voyons maintenant quels sont ces enjeux.
Enjeux
35Au cœur du nationalisme des Québécois, il y a eu et il y aura toujours ce qu’on appelait autrefois la survivance, ce qu’on appelle aujourd’hui de façon plus dynamique le développement et l’épanouissement d’une culture francophone spécifique en Amérique du Nord. Il n’est pas facile de définir cette culture avec précision, pas plus d’ailleurs que toutes les autres cultures modernes. La culture est une dynamique qu’on appréhende mais dont on ne parvient pas à fixer les traits dans une définition. La langue, par contre, est un phénomène repérable puisqu’elle se manifeste par des mots reconnaissables et une syntaxe dont on peut dénombrer les règles. Or, la langue est étroitement liée à la culture. Car une langue est bien plus qu’un simple code de communication : c’est un mode de pensée, une façon de concevoir les choses, une logique particulière.
36Il est vrai que la langue et la culture ne se recouvrent pas tout à fait comme en témoignent des cultures diverses de peuples parlant la même langue. Il est encore vrai qu’il ne suffit pas de parler français pour comprendre les Québécois et leur nationalisme. D’ailleurs, des nationalistes québécois ont pu s’opposer les uns aux autres sur la nature de la langue à promouvoir au Québec. Certains ont pu glorifier le jouai aux dépens du français international. D’autres ont voulu que nous n’acceptions d’autres normes que celle de Paris. Ces querelles sont aujourd’hui dépassées. Nous tombons habituellement d’accord pour faire nôtre la langue française universelle enrichie d’un certain nombre d’usages qui constituent le parler québécois. C’est dans cette langue française que se manifeste le plus visiblement la spécificité québécoise. Comme les Québécois doivent se situer dans un univers nord-américain anglophone où ils sont les seuls à parler français (exception faite des lointains Haïtiens), c’est bien la langue qui a constitué l’enjeu primordial du nationalisme québécois.
37À peu près invariablement, ce sont des questions linguistiques qui ont fait l’objet des manifestations les plus spectaculaires du nationalisme au Québec. Pensons à l’unilinguisme anglophone du centre-ville de Montréal au cours des années cinquante et au début des années soixante. Souvenons-nous des luttes autour de la langue dans les chemins de fer, les avions, les restaurants, les hôtels, les prises de conscience quant au choix de la langue anglaise par la majorité des immigrants, l’affaire des écoles de Saint-Léonard, la marche pour la francisation de l’Université McGill.
38Le mécontentement généralisé à la suite de la première loi linguistique en 1969 a amené le gouvernement Bertrand à mettre sur pied une commission d’enquête (la Commission Gendron) sur les problèmes linguistiques. Les malheurs du premier gouvernement Bourassa ont commencé avec le projet de loi 22 de 1974 qui a su déplaire à la fois aux anglophones et aux nationalistes québécois. Le Parti québécois occupait à peine le pouvoir qu’il s’employa à concevoir et rédiger la Charte de la langue française qui devait être la première loi du gouvernement Lévesque (le projet de loi 1, plus tard reformulé en projet de loi 101 à cause des difficultés juridiques suscitées par la première version, déjà !). On a pu dire de cette loi qu’elle constituait l’équivalent moral de l’indépendance car elle consacrait le caractère essentiellement français du Québec tout en répudiant la solution bilingue du gouvernement fédéral : le bilinguisme officiel à Montréal n’avait signifié rien d’autre que la prépondérance de l’anglais. Pour plusieurs Québécois, la Charte représentait une réalisation d’une telle envergure qu’elle rendait la souveraineté superflue. S’il était assuré que le Québec serait français, comme la loi semblait le concrétiser, n’était-ce pas suffisant ?
39On peut encore lier la léthargie nationaliste de la première moitié des années quatre-vingt à la plus grande assurance des Québécois quant au fait linguistique. Notons que le coup de force constitutionnel de Trudeau en novembre 1981 et le rapatriement rapide d’une Constitution qui signalait ni plus ni moins la mort de l’idée québécoise n’ont suscité que de faibles manifestations d’opposition au Québec. Pour la plupart, les Québécois étaient absents de la proclamation de la nouvelle Constitution, le 17 avril 1982. Mais le nationalisme québécois ne s’est pas rallumé pour autant.
40Il a fallu que surgissent de nouvelles inquiétudes en matière linguistique pour que se manifeste à nouveau le nationalisme des Québécois. C’est la prise de conscience de l’érosion progressive de la Charte qui a ramené dans la rue des milliers de jeunes Québécois à l’hiver de 1988. Robert Bourassa a compris le message et a retraité quant à son engagement de rétablir le bilinguisme dans l’affichage. La loi issue du projet de loi 178 (comme la « Loi 22 » autrefois) a déplu aux nationalistes québécois mais elle a surtout provoqué un tollé général au Canada anglais qui n’avait pas compris à quel point la Charte de la langue française était chère aux Québécois2. En simplifiant, on pourrait même affirmer que cette Charte est au cœur des divergences qui opposent les Québécois aux autres Canadiens. Ces derniers n’acceptent pas que le Québec soit une société distincte si cela doit signifier le recours à la clause « nonobstant » pour exempter la législation linguistique québécoise des exigences de la Charte canadienne des droits et libertés. Les Québécois n’acceptent pas cette Charte constitutionnelle avant tout parce qu’elle limite la compétence québécoise en matière de langue.
41En d’autres termes, on est nationaliste québécois, on aspire à une plus grande autonomie ou à la souveraineté parce qu’on est persuadé que cela est indispensable au développement d’une société francophone en Amérique du Nord. Une société francophone, étant donné le contexte nord-américain, ne peut être autre chose qu’une société où le français est la langue officielle.
42Mais, à partir du moment où se sont imposés des réseaux linguistiques et, par voie de conséquence, des réseaux institutionnels, c’est toute une structure socio-politique qui a pris forme au cours des années. Tout particulièrement depuis la Révolution tranquille, cette structure s’est consolidée sur le territoire québécois sous l’impulsion du Gouvernement du Québec. C’est l’État du Québec qui a plus ou moins pris en charge la société francophone et, comme on l’a vu plus haut, s’est attribué une responsabilité particulière quant à l’épanouissement de la nation canadienne-française.
43Le pouvoir politique, ici comme ailleurs, devint le haut lieu du nationalisme, un enjeu majeur des luttes et tensions dont on a fait état précédemment. Pour une bonne part, ce sont les agents du pouvoir politique qui ont alimenté le nationalisme québécois. Ce mouvement s’est manifesté le plus souvent comme une lutte de pouvoir entre l’État du Québec et l’État fédéral. On est nationaliste au Québec parce qu’on veut retirer des pouvoirs, voire même tous les pouvoirs, au Gouvernement du Canada et les attribuer à celui du Québec.
44Cette lutte a été menée, il va sans dire, sur les plans politiques et administratifs. Elle a été celle des mandataires du pouvoir politique québécois et peut-être davantage celle des agents de la fonction publique. Mais elle ne s’est pas limitée à ces plans car, dans l’ensemble de la société, on a accepté, on a voulu, avec plus ou moins d’intensité selon les milieux, que le pouvoir québécois soit fort et assez étendu. La Révolution tranquille et le nationalisme qui l’a marquée ont consisté, pour une bonne part, à attribuer une nouvelle légitimité à l’État du Québec. On pouvait aimer ou ne pas aimer le gouvernement québécois, appuyer l’équipe en place ou s’y opposer, quand on se disait Québécois d’abord, cela comportait cependant une certaine reconnaissance de l’État du Québec.
45On reconnaissait tout naturellement à cet État la responsabilité d’instaurer les grands appareils d’éducation, de culture, de loisirs, de sécurité sociale et de développement économique. C’est l’État du Québec qui devait être le maître d’œuvre de la réforme du système d’éducation, d’un système de promotion des activités culturelles et du réseau des affaires sociales. C’est encore ce même État qui se donnait, dès 1962, avec le projet de nationaliser les sociétés de production d’électricité, la mission d’œuvrer à l’émancipation économique des Québécois.
46À partir de cette campagne électorale de 1962, avec ses grands slogans Maîtres chez nous et L’électricité, la clef de notre émancipation économique, l’économie devint elle-même un enjeu essentiel du nationalisme québécois. Comment en effet mettre en œuvre une politique linguistique, un système politique, si le pouvoir économique nous échappe ? C’est donc animé par une indéniable ferveur nationaliste que le pouvoir québécois s’est employé à mettre sur pied des instruments qui devaient contribuer à créer un véritable réseau économique francophone au Québec, une classe d’administrateurs, de cadres et d’entrepreneurs québécois de langue française. Plusieurs sociétés d’État ont été créées à cette fin. En plus d’Hydro-Québec, mentionnons seulement la Société générale de financement et, surtout, la Caisse de dépôt et placement, créée en 1966, qui allait devenir la bougie d’allumage de l’entrepreneurship québécois.
47De son côté, parallèlement à la structure étatique mais encouragé par son développement, le système coopératif québécois prenait aussi de l’ampleur, inspiré encore par le nationalisme des Québécois. Le Mouvement Desjardins devint un pilier de la fierté économique des « gens du pays ». On peut dire que Desjardins, Hydro-Québec et la Caisse de dépôt constituent les trois colonnes de la sécurité économique des Québécois. Voilà trois institutions bien québécoises, chacune gérant un actif approchant les cinquante milliards de dollars (en 1992), qui contribuent pour beaucoup à la santé de l’économie du Québec.
48Grâce au succès de ces sociétés et d’autres organismes issus de l’État québécois, l’entreprise privée francophone a connu un essor sans précédent au cours des années soixante-dix et surtout au cours de la décennie quatre-vingt. Cela a eu pour effet, dans une conjoncture nouvelle, d’interrompre la croissance de l’appareil d’État et de déplacer, pour une bonne part, l’accent de la fierté québécoise vers les nouveaux entrepreneurs francophones, comme on l’a vu au début de ce chapitre.
49Le contrôle de l’économie québécoise est donc devenu l’enjeu de luttes qui ne se situent plus entre les gouvernements mais dans le secteur privé. La nouvelle conscience nationale des entrepreneurs québécois (plus forte au sein des petites et moyennes entreprises que dans la grande entreprise où les francophones sont encore minoritaires) a introduit un élément nouveau dans le débat constitutionnel. Alors qu’en 1980, au moment du référendum sur la souveraineté-association, la dimension économique échappait encore au nationalisme et en entraînait plusieurs à craindre les conséquences de la souveraineté, en 1990, on se sent plus solides. Devant la Commission parlementaire élargie sur l’avenir du Québec, des économistes, des gens d’affaires (pas tous, bien entendu) et les dirigeants du Mouvement Desjardins viennent témoigner en faveur de la souveraineté du Québec dans un nouveau climat de confiance en l’avenir et d’assurance quant à nos moyens économiques. Ce qui ne signifie pas, loin de là, que la partie soit gagnée et que la sécurité économique du Québec soit assurée. Des défis de taille se présentent sur la voie du nationalisme québécois.
Défis
50Ces défis sont de deux ordres. Les uns invitent à une certaine intensification de la ferveur nationaliste. Les autres nous convient à la modération.
Le courage d’affronter le risque
51Il est d’abord certain que le Québec doit faire face à de longues et pénibles négociations avec ses voisins canadiens, à moins d’accepter le Canada tel qu’il est en 1992, ce qui n’est sûrement pas le cas d’une majorité québécoise en cette même année. Quoiqu’il arrive, en effet, que l’on parvienne à réaménager le Canada pour satisfaire aux exigences du Québec ou que le Québec devienne carrément souverain, il faudra bien négocier. Dans le second cas, en particulier, qui apparaît à plusieurs comme une option plus simple et plus claire, on ne saurait échapper aux négociations relatives au partage de l’actif et de la dette du Canada, au démantèlement d’institutions comme les forces armées, la banque centrale, la voie maritime et combien d’autres.
52Ces négociations, quels qu’en soient la nature et le cadre, requerront de la part des Québécois de la détermination, du courage et assez de confiance dans le Québec pour affronter les inévitables risques liés à une situation nouvelle. Ces qualités devront être présentes, non seulement chez les négociateurs mais dans l’ensemble de la population. Car si cette dernière venait à reculer, ceux-là perdraient leur point d’appui. Impossible de bien tirer parti d’une négociation si l’on ne se sent pas appuyé par sa base et si un large consensus n’a pas été établi quant aux objectifs poursuivis. Ce consensus ne sera atteint que si les tensions mentionnées plus haut ont été surmontées, dépassées pour que les deux tiers des Québécois tombent d’accord sur une formule consacrant le statut du Québec.
53Plus le consensus sera fort, plus les négociateurs seront en mesure de venir à bout des obstacles qu’on ne manquera pas de placer sur leur route. Il faut bien prendre conscience que le nationalisme québécois se heurte à un autre nationalisme, celui du grand Canada, et que les blessures subies par les nationalistes canadiens engendreront amertume et dépit chez ces derniers, peut-être même des réactions masochistes. Le dialogue, pourtant nécessaire, n’en sera que plus pénible.
Le défi d’être
54Bien au-delà de cette conjoncture, le plus grand défi des Québécois est existentiel. Il faudra toujours une bonne dose de vouloir-vivre collectif pour continuer de s’affirmer comme francophones et distincts en Amérique du Nord. Quelle que soit la forme de sa souveraineté, le Québec sera toujours exposé à subir la domination des anglophones d’Amérique du Nord ou, à tout le moins, un oubli systématique de la part de cette majorité. Cela représentera toujours un défi que de vivre en français sur le continent américain. Il faudra accepter de payer le prix pour cela, celui, entre autres, d’une vigilance particulière en matière linguistique. Les liens avec les autres pays francophones seront d’un précieux secours mais la géographie nous invitera à poursuivre l’intégration économique à l’Amérique du Nord. Plus nous serons Nord-Américains, et tout indique que nous le deviendrons davantage, plus le défi sera grand.
55Il est permis de se demander si les Québécois voudront toujours relever ce défi. À court et à moyen terme, cette volonté apparaît assez forte. Peut-on en dire autant d’autres types de défis qui incitent à tempérer l’ardeur nationaliste ? L’un a trait à nos relations avec l’extérieur, l’autre au pluralisme interne de notre société.
Le défi de l’ouverture au monde
56Les Québécois se sont révélés, durant les trente dernières années, plus internationalistes que jamais. Non seulement l’État du Québec a-t-il développé un impressionnant réseau de relations internationales mais les Québécois, dans leur ensemble, voyagent plus que jamais et s’intéressent beaucoup au monde extérieur. Cela va de soi, sans doute, pour une petite société qui ne se suffit pas à elle-même. Ce phénomène d’ouverture a pris des proportions considérables, ces dernières années, au point que des jeunes Québécois se disent volontiers citoyens du monde sans pour cela renoncer à leur identité première. Quand on considère l’appui accordé au libre-échange nord-américain, l’intérêt grandissant pour le commerce international et toutes sortes d’entreprises qui transcendent les frontières, on peut dire que les Québécois ont déjà fait le pari de l’interdépendance. Le nationalisme québécois nouvelle vague apparaît bien comme une volonté d’affirmer la spécificité québécoise en vue de lui donner une dimension internationale. On est de plus en plus préoccupé au Québec de participer à la grande foire internationale, d’occuper une place dans les réseaux internationaux.
57Or, le monde commence à nos portes. Comment communiquer avec des peuples éloignés si nous ne savons le faire avec nos voisins ? D’abord, le Canada. Il est évident que nous sommes appelés, d’une manière ou d’une autre, à poursuivre le dialogue avec les Canadiens de langue anglaise, tout au moins avec l’Ontario et les Maritimes. Une certaine union canadienne peut représenter un atout pour le Québec dans la négociation avec les États-Unis (à condition, bien entendu, que le Québec demeure un acteur distinct à l’intérieur de cette union). Cela peut constituer un défi, car un certain nationalisme chauvin pourrait inviter les Québécois à tourner le dos à nos voisins, à leur refuser ces relations privilégiées que la géographie et l’histoire nous ont imposées et que nos intérêts appellent.
58Il faut en dire autant des États-Unis. Depuis quelques années, les Québécois ont manifesté leur américanité et en ont pris une conscience plus vive. Il est clair que notre destin est américain de même que nos marchés, notre univers économique et même, pour une bonne part, notre vie culturelle. La géographie a peut-être moins d’importance à l’heure des communications internationales instantanées mais elle constitue toujours un facteur essentiel des relations. Quand ce ne serait qu’en raison des coûts, il sera encore longtemps plus facile de communiquer avec New York qu’avec Londres ou Paris. Le nationalisme et la conscience linguistique ne devraient pas entraîner les Québécois à ignorer leur dépendance par rapport au grand pays voisin et à faire peu de cas des avantages énormes, sur tous les plans, que nous procure le voisinage américain.
59Il est vrai, par contre, que la pénétration culturelle américaine constitue toujours une menace pour l’identité québécoise et que cela commande la vigilance. Le défi consiste ici à entretenir cette vigilance sans que cela n’entraîne la fermeture et l’isolement.
60Le Québec est voué à maintenir en même temps l’intégrité de son visage français et un large accueil aux visiteurs anglophones de ce continent. À cause de cela, une ville comme Montréal se doit de demeurer en pratique bilingue dans les services qu’elle offre, même si le français demeure langue d’affichage et seule langue officielle. Cette entreprise est difficile mais non irréalisable. Plusieurs grandes villes y réussissent, notamment en Europe.
61L’ouverture du Québec à l’extérieur du continent, c’est d’abord vers la France et la francophonie qu’elle se manifeste. Cette ouverture devrait faire taire pour toujours un certain nationalisme étroit qui a voulu ériger le jouai en langue nationale. Le français international est un outil de communication trop précieux pour que nous y renoncions. Cela ne nous empêchera jamais de chérir nos particularismes et notre américanité.
62C’est enfin dans le monde entier qu’un Québec spécifique veut s’insérer. Tout modestes que soient la taille du Québec et les moyens dont il dispose, il pourra contribuer à construire le monde de demain, ce village global qu’on espère plus humain, plus pacifique, plus propice aux échanges et au partage. Le nationalisme québécois n’a aucun sens à l’aube du XXIe siècle s’il n’est pas étroitement associé à l’idéal d’une communauté internationale de plus en plus réelle. Tant de problèmes contemporains, l’économie, l’environnement, le progrès de la science et des techniques, pour ne mentionner que ceux-là, ne trouvent pas de solution ailleurs que dans un cadre résolument international.
63Le monde semble progresser vers l’intégration et la constitution de grands ensembles et peut-être, un jour, un cadre planétaire. Les souverainetés deviennent plus caduques, du moins plus limitées. L’indivisibilité de la souveraineté est un concept qui n’a plus de sens. Pourquoi alors le Québec accéderait-il à la souveraineté pour la sacrifier aussitôt ? Cette étape n’en apparaît pas moins nécessaire dans la mesure où elle contribue au réaménagement des grands ensembles en coulant les moules de l’intégration à venir. On voit quand même la relativité de l’acquisition de la souveraineté à notre époque. Un nationalisme québécois qui s’accrocherait à une souveraineté classique aujourd’hui dépassée aurait tôt fait de révéler son impuissance.
64Il en serait de même d’un nationalisme fondé sur l’homogénéité ethnique. C’est là un autre défi québécois : celui du pluralisme à l’intérieur du Québec.
Pluralisme interne
65Déjà, en renonçant à l’appellation de Canadiens français pour s’identifier comme Québécois, les francophones optaient pour le rejet de l’identité ethnique. Il semble bien cependant que plusieurs nationalistes québécois n’en ont pas pris conscience car le « nous » québécois a souvent été utilisé en termes fort restreints. On a hésité à admettre les anglophones et les immigrants à l’intérieur de la nation. Même dans les cas où des politiques plus ouvertes étaient mises en œuvre, par le Parti québécois, par exemple, entre 1976 et 1980, on parlait encore de la « contribution », de « l’apport » des immigrants, dissociant par là ces derniers des autres Québécois. Quant aux anglophones qui, de leur côté, montraient peu de signes d’une volonté de rapprochement, plusieurs nationalistes les ont considérés comme un corps étranger à l’intérieur du territoire québécois. Cela a pu être particulièrement offensant pour ceux qui se sont donné une allégeance québécoise et surtout pour ceux dont les ancêtres sont venus au Québec il y a quelque deux cents ans. Notons cependant que ces derniers sont assez peu nombreux et que bon nombre d’anglophones québécois sont des Canadiens en transit plus ou moins prolongé.
66Malgré tout, il n’est d’autre conception valable et juste du Québec que celle qui établit l’égalité fondamentale de tous ceux qui habitent le territoire québécois, paient des impôts à l’État et sont soumis à ses lois. À cet égard, anglophones, immigrants de fraîche date ou non sont aussi Québécois que celui dont la généalogie remonte au régime français. On peut exiger que tous utilisent la langue officielle dans les transactions publiques. Mais il faut voir aussi à ce que tous soient intégrés et inclus dans la définition du Québec.
67Il est vrai que la bonne volonté a pu manquer, à l’occasion. Il est vrai que des groupes ethniques se sont eux-mêmes constitués en ghettos ou ont refusé systématiquement de faire usage du français. Il est non moins vrai que souvent les Québécois de souche française se sont montrés peu accueillants à l’endroit des immigrants. Il est déplorable à cet égard que les Montréalais se soient rués vers les banlieues pour constituer des quartiers très homogènes, parfois même quelque peu racistes, abandonnant la ville aux divers groupes ethniques.
68Il existe heureusement de beaux exemples d’intégration des immigrants à la communauté québécoise et d’enrichissement de cette communauté en raison même de son pluralisme croissant. Il faut espérer qu’un Québec souverain ou semi-souverain saura ouvrir la porte large à tous les immigrants et aux anglophones et qu’on ne cherchera pas bêtement à les punir de ne pas avoir appuyé le nationalisme québécois. Ce serait là un comportement à la fois injuste et stérile.
69Enfin, la présence des autochtones sur le sol québécois constitue un défi particulier. Il existe une tradition toute québécoise de collaboration et d’échanges avec les populations autochtones. Louis Riel, un métis, était vu comme un frère, les Hurons étaient des amis, les Cris de la baie James ont fait l’objet de considérations particulières. Il est malheureux que cette tradition se soit émoussée, que de petites villes de banlieue aient fait peu de cas des territoires sur lesquels les autochtones réclament des droits.
70Quoi qu’il en soit, un Québec souverain serait bien mal venu de refuser aux populations les plus anciennes la souveraineté qu’ont pu convoiter les Québécois. Cette souveraineté serait tout aussi relative, probablement davantage, que celle dont il a été question plus haut. Mais le nationalisme québécois serait fort mesquin et peu digne de respect s’il encourageait une intégration forcée des autochtones et la répression de leurs aspirations fondamentales. D’ailleurs, à l’intérieur de ces aspirations, on trouve une conception de la terre dont les Québécois auraient avantage à s’inspirer, surtout en cette époque de prises de conscience nouvelles en matière d’environnement. Nationalisme québécois et respect des droits des autochtones devraient aller de pair. C’est là le défi.
71Les Québécois auront à faire face à plusieurs autres défis, notamment en ce qui concerne l’économie, les compétences technologiques, l’éducation. Combien d’autres sont à peine soupçonnés aujourd’hui, sinon totalement imprévisibles. Ils affecteront sans doute le nationalisme québécois. Mais, dans la mesure où l’on aura répondu aux défis du pluralisme interne et externe, on peut parier que le nationalisme saura s’adapter et survivre.
72Rappelons en terminant la définition énoncée au début de ce chapitre. Le nationalisme peut être entendu comme manifestation du sentiment national. C’est à l’intérieur d’un cadre aussi général qu’on peut le mieux percevoir l’évolution du mouvement qui a sans cesse remué le Québec au cours des dernières décennies.
73Ce mouvement a pris la relève du nationalisme traditionnel des Canadiens français pour évoluer, à partir d’un certain étatisme, vers une prise de conscience globale des enjeux politiques, culturels, économiques d’une affirmation nationale étroitement liée à un parti pris pour l’interdépendance des peuples. Il aura fallu sans doute l’intervention résolue d’un État québécois en gestation pour que prenne forme une véritable entreprise privée québécoise et pour que les Québécois en viennent à participer, de plain-pied et à leur façon, à tout ce qui bouge sur la planète.
74Le nationalisme québécois de ces trente années a donné lieu à de pénibles tensions pour se fourvoyer parfois dans l’impasse. Les enjeux n’ont pas toujours été définis correctement. Leur perception a été souvent affectée par la passion et la myopie propres au nationalisme exacerbé. Les défis n’ont été relevés que partiellement. Malgré tout, la voie est ouverte aux meilleurs espoirs. Le pari de la Révolution tranquille tient toujours.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Hydro-Québec existait depuis 1944 mais ne desservait que la région de Montréal.
2 La « Loi 178 » est un amendement à la Charte qui permet l’affichage dans une langue autre que le français à l’intérieur des établissements commerciaux tout en maintenant la prohibition quant à l’affichage extérieur et cela, à l’encontre du jugement de la Cour suprême du Canada, par un recours à la clause dérogatoire de la Charte canadienne des droits et libertés.
Auteur
Professeur au Département de science politique de l’Université Laval.
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