Chapitre 17. Le Québec anglais : prélude à la disparition ou au renouveau*
p. 483-509
Texte intégral
1En 1960, il n’existait pas d’Anglo-Québécois. Il y avait des Anglais qui vivaient au Québec, bien sûr, mais qui se définissaient eux-mêmes comme Canadiens anglais. Ces derniers étaient, à l’époque, encore très conscients de la place qu’ils occupaient au Québec et du rôle qu’ils y jouaient. Sous la présidence de Donald Crump, les Chemins de fer du Canadien National (CN) venaient de baptiser leur tout nouveau et prestigieux hôtel montréalais du nom de « The Queen Elizabeth Hotel », en l’honneur de la Reine qui devait sous peu, c’est-à-dire en 1963, effectuer une visite au Québec. Crump lui-même ne se gênait pas pour dire que le CN embauchait des ingénieurs canadiens-anglais parce qu’il n’y en avait pas chez les Canadiens français.
2À Montréal, l’immigration internationale et la migration en provenance des neuf autres provinces assuraient encore aux institutions de langue anglaise une clientèle sans cesse croissante dans une ville où, sans constituer comme autrefois le centre de gravité de la vie économique canadienne, les milieux d’affaires anglophones ne s’y maintenaient pas moins. La Banque de Montréal s’apprêtait à déménager son siège social dans un immeuble des plus modernes, et les Chemins de fer du Canadien Pacifique, dont le siège était à Montréal, se lançaient dans l’aventure minière et pétrolière. L’Université McGill, les hôpitaux Royal Victoria, Montreal General et Montreal Children jouissaient tous, comme institutions, d’une renommée enviable à l’échelle internationale. Les Juifs de Montréal formaient le pilier de la communauté juive du Canada, dont le siège national était établi dans le nouvel immeuble du Congrès juif canadien, sur l’avenue du Dr Penfield, à proximité de divers consulats. Le bal annuel de la Saint Andrew’s Society était encore un événement mondain très couru à Montréal, et les Anglais de la métropole élisaient toujours leur contingent de ministres fédéraux.
3En trente ans, ce que nous appelons maintenant le Québec anglais (certains disent même le Québec anglophone) s’est transfiguré, en passant d’une population jadis prospère et confiante à une arrière-garde sans grand espoir et qui se contracte rapidement. Il semble que plus du tiers des anglophones qui demeurent au Québec souhaitent partir (sondage CROP — La Presse, le 27 avril 1991) et que la vaste majorité des jeunes (Scowen, 1991) entend effectivement quitter la province une fois ses études terminées. Un climat d’incertitude politique pourrait certes provoquer une émigration comme celle que nous avons connue dans les années soixante-dix, qui a réduit de plus de 10 % la population anglophone. Les derniers représentants de la classe commerciale anglaise, jadis omniprésente, font leurs bagages — en sautant sur les occasions de vendre — et la vie associative est en train de se tarir faute de pouvoir compter sur le leadership de jeunes adultes de classe moyenne au sein de la collectivité. Les legs importants que des bienfaiteurs anglais, comme Carrel et Morrin, avaient transmis à la postérité ont été dilapidés. Dans le cas du Morrin College, l’immeuble a été vendu en 1990 à la Ville de Québec en faveur des enfants de l’un des fiduciaires ; quant à la succession Carrel, le testament a été modifié en 1964 afin de déshériter les jeunes de la ville de Québec et de la Gaspésie que Carrel avait fait ses bénéficiaires. Enfin, pour la première fois de son histoire, la faculté d’éducation de l’Université Bishop vient de faillir à sa mission qui consiste à former de jeunes Québécois en vue d’enseigner dans les écoles anglophones du Québec, en accueillant, malgré le manque de places, des candidats des autres provinces qui, dès l’obtention de leur diplôme, se disperseront probablement aux quatre coins du Canada et sans doute aux États-Unis. Le dernier directeur de cet établissement à être natif d’Angleterre, Alan Jones, se serait opposé à cette mesure ; il repose maintenant en terre québécoise, dans le cimetière de l’église de Huntingville dont le clocher s’est effondré depuis.
4Nous allons tenter d’étudier ce qui s’est produit, la manière dont cela s’est fait et quelles en sont les conséquences sur le Québec anglais.
5Nous verrons l’évolution démographique, économique et institutionnelle de cette population, de même que la dynamique politique et culturelle qui est à l’œuvre. Une fois le diagnostic posé, nous nous pencherons sur certaines éventualités plutôt que sur la réalité elle-même... car nul Canadien anglais vivant au Québec ne saurait demeurer un observateur absolument impassible et impartial.
6Avant d’entreprendre notre analyse, il convient toutefois de satisfaire à deux conditions préalables. La première consiste à distinguer ce qui constitue en fait le Québec anglais. La seconde exige de préciser au moins deux des prémisses normatives sur lesquelles nous nous fondons pour étudier la question du Québec anglais.
7Étant donné qu’on ne peut définir le Québec anglais que par la langue — c’est aussi une question de culture, n’en déplaise à Reed Scowen —, il faut délimiter la population en cause de façon à tenir compte de la socialisation au sein d’une culture. En procédant par élimination, nous avons déjà établi (Caldwell, 1992a) ce que nous tenons pour être les critères minimums d’appartenance au Québec anglais, soit le fait d’être né au Canada (et, bien sûr, de vivre maintenant au Québec), et celui d’être de langue maternelle anglaise. Il y a de bonnes chances que les personnes ainsi visées, en particulier celles qui sont nées dans le dernier demi-siècle, aient été socialisées dans la culture canadienne-anglaise et la dynamique française-anglaise inhérente à l’expérience canadienne. Dans vingt-cinq ans, un commentateur pourrait fort bien insister sur la nécessité d’être « né au Québec » plutôt qu’au Canada. Cette réserve serait peut-être fondée mais, pour l’instant, la composition actuelle du Québec anglais et son évolution récente ne l’exigent pas.
8La seconde condition préalable consiste à expliquer les prémisses normatives pertinentes à la question à l’étude. Elles sont de deux ordres, soit, tout simplement, qu’il vaut la peine de préserver et de perpétuer le Québec anglais et qu’il est souhaitable de maintenir le Québec lui-même en tant que société distincte. En outre, ces deux fins nous paraissent compatibles entre elles et nous les estimons même complémentaires à ce que nous appelons le projet politique canadien. Ce dernier consiste tout bonnement à maintenir au nord des 45e et 49e parallèles des sociétés dont les vertus se distinguent de celles des États-Unis d’Amérique. Nous avons (à l’instar de bien d’autres) décrit ailleurs ce en quoi consistent ces vertus ainsi que la nature des déterminants historiques et géopolitiques qui exigent de maintenir une certaine distance vis-à-vis des Américains afin de préserver les premières. Passons maintenant à l’aperçu démographique.
Évolution démographique
9Les études démographiques sont nombreuses mais nous nous en tiendrons aux faits saillants concernant le Québec anglais en nous inspirant de notre synthèse (Caldwell, 1992a), laquelle puise abondamment à son tour dans Termote et Gauvreau (1988). En 1986, le Québec comptait environ 574 000 personnes de langue maternelle anglaise nées au Canada. Avec un accroissement naturel négatif et un ralentissement de l’immigration en provenance des autres provinces ou de l’étranger alors que l’émigration se maintient, ce chiffre s’est très certainement réduit pour ne plus atteindre que le demi-million de personnes. Toutefois, pour les fins de la discussion (puisque les résultats du recensement de 1991 selon la langue maternelle et le lieu de naissance ne sont pas encore disponibles), nous parlerons des 574 000 Anglo-Québécois de 1986.
10Cette population d’un peu plus du demi-million représentait 86 % des 670 000 personnes de langue maternelle anglaise au total ; les autres 14 % sont des anglophones nés à l’extérieur du Canada. De ces Anglo-Québécois, un sur cinq étaient nés ailleurs qu’au Québec mais au Canada.
11Au cours des quinze années qui séparent 1971 et 1986, la population anglo-québécoise s’est réduite de 13 %, soit de près de un pour cent par année. Nous l’avons dit, il est à peu près sûr que ce déclin s’est poursuivi après 1986 mais à un rythme moins rapide, peut-être, puisque l’émigration semble s’être ralentie vers la fin des années quatre-vingt.
12En 1986, 83 % des Anglo-Québécois vivaient dans la région métropolitaine de Montréal, 6 % dans les Cantons de l’Est, 6 % dans l’Outaouais, tandis que les autres 5 % étaient éparpillés dans le reste de la province. Depuis la Première Guerre mondiale au moins, les Anglo-Québécois n’ont cessé de se concentrer dans l’axe Outaouais-Région de Montréal-Cantons de l’Est. À l’intérieur même de cette zone, la population anglaise se cantonne sans cesse dans des collectivités ou des agglomérations particulières. La survie des petites enclaves anglophones à l’extérieur de l’axe Outaouais-Région de Montréal-Cantons de l’Est est de plus en plus incertaine.
13La population anglo-québécoise prend aussi de l’âge. En 1986, les soixante-cinq ans et plus dépassaient 11 % alors que cinq ans plus tôt, en 1981, ils n’étaient que 10 %. Cette proportion de soixante-cinq ans et plus est beaucoup plus élevée que celle de la population française, où elle s’établit à 8,3 %. Néanmoins, dès 1981, la proportion des vingt-cinq ans et moins dans la population anglaise était supérieure à celle de la population française.
14Force nous est de constater l’effet dévastateur sur la population française du déclin de la fertilité après les années soixante. Celui-ci, exacerbé par une seconde phase à partir de 1979, a abaissé le taux de fertilité des Québécois francophones à celui des Anglo-Québécois. Le fait que la fertilité anglaise ne soit plus inférieure à celle de la population française est évidemment un phénomène récent. L’un des facteurs qui a grandement contribué à cette convergence est le taux de nuptialité ou de mariage des francophones, qui est à la baisse et se range en-dessous du taux de nuptialité, déjà faible, des anglophones.
15Au sein de la population anglaise, le segment dont le taux de fertilité est le plus élevé se trouve à l’extérieur de la région métropolitaine de Montréal. Quoi qu’il en soit, le Québec anglais est encore très loin d’avoir un taux de fertilité capable d’assurer sa reproduction (en supposant qu’il n’y ait pas de pertes migratoires nettes) ; et il en est ainsi depuis les années soixante au moins (Caldwell, 1974). C’est donc dire que dans l’immédiat, on doit envisager la perspective d’un taux d’accroissement naturel négatif (où les décès l’emportent sur les naissances). Cependant, il existe d’autres facteurs démographiques dont l’importance pour le Québec anglais a été comparable à l’accroissement naturel : la migration et l’assimilation. Considérons d’abord la migration.
16Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale — voire probablement depuis le milieu du XIXe siècle —, la population anglaise du Québec a été marquée par le mouvement : arrivées nombreuses, départs nombreux. En général, ceux qui partent vont s’établir ailleurs au Canada, et les nouvelles recrues se comptent parmi les enfants des immigrants de langue maternelle anglaise ou les immigrants qui se sont assimilés à l’anglais après leur arrivée au Canada ou, encore, il s’agit de Canadiens de langue maternelle anglaise venus s’établir au Québec. Cette dernière source a été importante puisque, nous l’avons signalé, un cinquième des Anglo-Québécois étaient, encore en 1986, nés ailleurs au Canada. Ces anglophones nés dans une autre province sont, comme les enfants anglicisés d’immigrants, plus susceptibles de quitter le Québec que les personnes nées au Québec de parents canadiens (Caldwell, 1978).
17Jusqu’à ces derniers temps, les intrants attribuables à la migration ou à l’assimilation linguistique étaient supérieurs aux sortants. Autrement dit, les hausses provenant de l’immigration et de l’assimilation faisaient plus que compenser l’émigration et masquaient, du même coup, une fertilité déficiente depuis la Dépression économique (Finestone, 1943). D’où la proposition selon laquelle, malgré les nombreux départs — la probabilité de quitter le Québec étant, chez les anglophones, dix fois supérieure à celle des francophones —, la population anglaise du Québec se serait maintenue par l’immigration et l’assimilation (dont il ne sera pas question dans ce survol).
18En raison des arrivées ou de l’assimilation et, plus récemment, de la baisse de fertilité des francophones, la proportion de la population anglaise est demeurée stable au sein de la population québécoise pendant la première moitié du XXe siècle.
19Or, la situation s’est modifiée ces derniers temps, en particulier depuis le début des années soixante-dix. En effet, à partir de ce moment, l’émigration anglaise s’est accrue, en même temps que déclinait l’immigration au Québec de personnes de langue maternelle anglaise, tout comme l’immigration en général. La baisse de l’immigration et la canalisation des enfants d’immigrants dans le réseau scolaire de langue française ont réduit le nombre des immigrants non anglophones qui s’assimilaient à l’anglais. Quant aux personnes provenant du reste du Canada, leur rythme d’arrivée s’est aussi ralenti. Ayant perdu les sources qui maintenaient sa population, le Québec anglais a donc subi entre 1971 et 1986 le déclin démographique dont nous avons parlé au début. Si le climat d’incertitude économique et politique actuel devait soulever une vague d’émigration semblable à celle qui a déferlé entre 1976 et 1981, il est probable que la population anglaise du Québec subira une autre grave décroissance numérique.
20Bien que rien n’interdise, en principe, que le niveau actuel d’immigration des personnes de langue maternelle anglaise au Québec, qui se situe à environ mille annuellement, ne passe à environ cinq mille — niveau qui existait dans les années soixante et au début des années soixante-dix —, cette hausse est peu probable à moins d’une campagne d’immigration concertée. Quant aux entrées en provenance du reste du Canada, elles diminuent ; d’une moyenne annuelle de près de cinq mille avant 1971, elles ne représentent plus que de deux mille cinq cent à trois mille personnes... soit une baisse de près de la moitié.
21De toute évidence, à moins que le Québec ne parvienne à attirer des étrangers anglophones, sa population anglaise se trouve, du point de vue démographique, abandonnée à son sort. Sa survie à long terme ne repose plus — maintenant que les gains provenant de l’assimilation des Québécois francophones ont été limités — que sur l’accroissement de sa fertilité, possibilité qui n’est pas aussi illusoire qu’on puisse le croire.
22En résumé, la base démographique du Québec anglais tend à se rétrécir et à se concentrer. L’expérience démographique récente laisse entrevoir le risque d’une autre saignée migratoire à cause de l’incertitude de la conjoncture économique et politique actuelle. Cependant, le ralentissement du roulement et l’accroissement de la ségrégation géographique offrent comme jamais la possibilité d’une consolidation institutionnelle et culturelle. Citons, à titre d’exemple, le secteur agricole anglais qui se débrouille mieux que sa contrepartie francophone. De plus, la diminution du nombre des arrivants en provenance des autres provinces a notamment pour conséquence de réduire les liens organiques avec le reste du Canada qui subit un éclatement et l’américanisation de sa culture.
Base économique
23Il est révolu le temps où, comme nous le mentionnons dans l’introduction, les Anglais de la Banque de Montréal, des services publics, des transports, du textile, des pâtes et papiers, des mines, des entreprises de génie et des institutions financières tenaient le haut du pavé dans leur secteur respectif. Le début de leur dépossession a sonné quand, dans les années soixante, Jacques Parizeau a rompu le monopole du syndicat financier anglais lors de l’émission d’obligations pour financer la nationalisation des centrales hydro-électriques. Depuis que l’État québécois contrôle par l’entremise de la Caisse de dépôt le plus grand réservoir de capitaux d’investissement du Canada, l’hégémonie de l’élite financière écossaise et protestante que décrivait récemment Westly (1990) est devenue chose du passé.
24Le pouvoir économique du Québec anglais dépendait également du quasi-monopole qu’il exerçait sur les emplois dans les multinationales à caractère technologique comme Canadair et Ingersoll-Rand. Ces sociétés appartiennent maintenant parfois à des intérêts franco-québécois (Bombardier et Canadair) ou bien, sous le régime de la Charte de la langue française, leurs propriétaires non québécois ont embauché des gestionnaires francophones dans le cadre de la francisation de leurs activités. En outre, il n’existe plus au sein de l’économie cette division du travail qui accordait aux intérêts anglais la mainmise sur certains secteurs, bien que les Anglo-Québécois soient presque entièrement absents d’un domaine particulier, le secteur public, où la faible présence anglaise est même en train de décliner (Caldwell, 1992b, « Conclusion »).
25Cette transformation est bien entendu le fait de la Révolution tranquille. Ainsi que Moreau le signale dans ces pages, le contrôle exercé par les Anglais (canadiens et étrangers) est passé de 53,5 % en 1961 à 45 % en 1978, puis à 38 % en 1987, c’est-à-dire d’une présence majoritaire à une présence minoritaire. Notons cependant, pour ce qui est de la francisation des plus grandes entreprises anglophones québécoises — celles qui embauchent plus de mille personnes — que la situation semble avoir peu évolué dans les conseils d’administration et les hautes directions (Champagne, 1983 et 1988).
26Évidemment, l’expansion de l’administration et des services publics, fief réservé surtout aux francophones de souche, a joué un rôle dans ce revirement de la situation d’ensemble. Dans le secteur de la fabrication, la présence franco-québécoise est passée de deux dixièmes en 1961 à quatre dixièmes en 1987. Toutefois, le changement le plus important et qui porte le plus à conséquence a été le renversement de la domination canadienne-anglaise dans le secteur financier (banques, assurances et investissements). Dès 1987, près de 60 % de toutes les valeurs dans ce secteur étaient gérées par des institutions franco-québécoises qui, en 1961, n’en contrôlaient qu’environ le quart. Le renversement de la domination canadienne-anglaise dans le secteur crucial des finances — source des capitaux dans notre économie de marché — s’est effectué dès la fin des années soixante-dix, par le biais de la Caisse de dépôt contrôlée par le gouvernement, et du Mouvement des caisses populaires parrainé par lui. Comme le dit Moreau, ce secteur économique demeure le seul où la domination anglophone d’origine a été effectivement renversée !
27Il faut replacer tout cela dans le contexte de l’exode des Anglo-Québécois jeunes et hautement compétents. Parmi les Québécois de langue maternelle anglaise qui ont quitté le Québec ces dernières années, les jeunes et les diplômés étaient les plus nombreux. En fait, durant la période quinquennale très particulière de 1976 à 1981, plus du quart des Anglo-Québécois ayant un diplôme universitaire ont quitté le Québec pour une autre province, et sur l’ensemble des diplômés de 25 à 34 ans, plus du tiers sont partis (Gauthier, 1988). En supposant que cette forme d’émigration sélective se soit maintenue, cela transforme radicalement la composition du Québec anglais en matière de capital humain. Les Anglo-Québécois ont perdu une bonne partie de l’avantage qu’ils détenaient à ce titre — supériorité dans la scolarité et la compétence technique — et qui soutenait leur pouvoir économique. Le progrès spectaculaire des francophones dans le domaine de l’éducation a également contribué à réduire l’avance des anglophones bien qu’en moyenne, ces derniers présentent encore un niveau de scolarité sensiblement supérieur.
28Cette transformation radicale dans la composition du capital humain de la population anglophone et l’amélioration notoire dans celle de la population francophone se reflètent dans l’évolution du revenu moyen. En prenant comme point de référence la moyenne des traitements et salaires des unilingues français en 1970, le revenu des unilingues anglais était supérieur de 59 %, tandis qu’en 1980, la différence n’était plus que de 22 %. Quant aux bilingues, les anglophones touchaient, en 1970, un revenu supérieur de 23 % à celui des francophones alors qu’en 1980, il n’existait plus de différence (Vaillancourt, 1988). Du point de vue de la scolarité, l’avance de 10 % que les unilingues anglais détenaient en 1970 s’était transformée en un recul de 7 % en 1980 (Conseil de la langue française, 1991, p. 63). Diverses études montrent que les deux groupes linguistiques jouissent maintenant d’une mobilité socio-économique équivalente (Béland, 1987). Néanmoins, les sous-groupes d’origine britannique, qui ne constituent plus que la moitié de la population anglophone, touchaient encore en 1981 un revenu moyen supérieur à celui de la population francophone.
29Ces moyennes, comme cela se produit souvent, cachent pourtant parmi la population anglophone une répartition inégale du revenu qui semble devenir bimodale selon la profession et le revenu : d’une part, il y a les gestionnaires et les professionnels qui ont fait de bonnes études et bénéficient d’emplois sûrs et bien rémunérés ou d’une clientèle captive de leurs services ; d’autre part, il y a des personnes isolées socialement, moins mobiles sur le plan géographique, moins scolarisées et dont l’emploi est incertain. Bien entendu, on sait peu de chose de ce dernier groupe.
30De toute évidence, le Québec anglais ne peut plus compter sur la base matérielle que lui procuraient une division ethnique du travail (Hugues, 1937) fondée sur la domination de certains secteurs de l’économie, ainsi que l’ancienne supériorité de son capital humain. Qui plus est, le voilà maintenant défavorisé par la division ethnique du travail, surtout en ce qui concerne le secteur public et les grosses entreprises multinationales, sauf peut-être pour ce qui est des hautes directions et des laboratoires de recherche de ces dernières. L’agriculture est peut-être l’un des rares secteurs — malgré sa contraction — où le Québec anglais se maintienne. Dans ce secteur, la réussite scolaire compte moins que le capital culturel, et l’agriculture ne dépend pas de la bureaucratie institutionnelle qui est en grande partie fermée à un groupe ou à un autre.
31En réalité, en supposant que toute sous-population culturellement distincte (comme une minorité ethnique) a besoin d’une base économique différente de celle de la majorité, la seule perspective qui paraisse plausible pour les Anglo-Québécois débouche sur les petites entreprises qui occupent un créneau particulier et sur l’agriculture. La première catégorie comprend les fabriques de papier artisanal, les minibrasseries, les services de consultation de nature particulière et certains services destinés expressément à une clientèle anglo-québécoise. Il peut s’agir, par exemple, de services financiers... et de vieilles briques où, dans un cas comme dans l’autre, ce sont les préférences culturelles qui donnent de l’attrait au produit. L’utilisation de Montréal comme base d’activités tournées essentiellement vers le marché international constitue peut-être une autre possibilité dont certains se prévalent déjà. Toutefois, aucune de ces éventualités n’a le potentiel d’une sous-économie ethnique. À ce propos, il convient de mentionner que la communauté juive de Montréal — qui fait partie du Québec anglais — est effectivement parvenue à ériger une sous-économie ethnique qui fut florissante dès après la Seconde Guerre mondiale (Weinfeld, 1981).
32Mais quelles possibilités l’évolution de l’économie québécoise tout entière offre-t-elle aux membres de ce Québec anglais bimodal ? Pour divers motifs, la mainmise franco-québécoise sur l’économie du Québec s’est atténuée. Du point de vue structurel, cela s’explique essentiellement par la pénurie d’argent frais, maintenant que la Caisse de dépôt a ralenti son rythme de croissance, ce qui est, à son tour, fonction du déclin démographique et de la nécessité de débourser davantage au titre des pensions, de même que par la mondialisation qui a facilité la propriété étrangère au Québec et l’exportation de capitaux québécois1. Bien entendu, le règne de l’État-providence et les deux graves récessions qui se sont succédé en 1980-1982 et 1989-1992 ont aussi contribué au marasme économique actuel. On ne saurait non plus passer sous silence le penchant naturel de la bourgeoisie capitaliste commerciale à se départir de ses biens, sous la pression d’intérêts étrangers ou pour sa gratification immédiate (s’établir en Floride ou vivre sur un voilier), au lieu de constituer une dynastie capitaliste industrielle. La bourgeoisie industrielle est plutôt rare au Québec, à l’exception des familles Lemaire et Bombardier.
33Ce qui a échappé aux observateurs du Québec et aux spécialistes des sciences sociales, c’est la composante culturelle de l’entreprise capitaliste. Cela est étrange, compte tenu de l’importance que revêt la culture pour la société en général. En fait, la culture du capitalisme industriel — par opposition au capitalisme commercial — n’est pas quelque chose qui s’acquiert en une seule génération... tout comme l’identité française ou anglaise au Québec. L’incarnation contemporaine de Cascades ou de Bombardier n’est pas un exemple de génération spontanée, comme n’en fut pas non plus l’élite commerciale écossaise à la fin du XIXe siècle et au début du XXe ; dans les deux cas, la tradition existait, que ce fût au Québec ou en Écosse. En ce qui concerne le Québec anglais contemporain, on suppose que la tradition n’a pas été entièrement liquidée ; à notre avis, il existe toujours au sein de la communauté anglo-québécoise des éléments intéressés à créer de la richesse plutôt qu’à faire circuler de l’argent.
34Pourtant, la tradition culturelle ne suffit pas ; il faut des conditions structurelles favorables, ainsi qu’en témoignent l’histoire de l’élite commerciale écossaise de la fin du XIXe siècle et celle de l’élite commerciale franco-québécoise mort-née, à la même époque. Se trouve-t-il, dans le contexte structurel de l’économie québécoise contemporaine, des possibilités dont se saisissent ou pourraient se saisir des Anglo-Québécois ayant des talents particuliers ?
35Cela se peut. La vente d’affaires prospères qui appartiennent actuellement à l’élite commerciale francophone et la présence accrue de sociétés étrangères au Québec pourraient, en fait, créer des ouvertures à la nouvelle élite bilingue du Québec anglais, laquelle pourrait ainsi former une nouvelle classe d’entrepreneurs ou de gestionnaires d’intérêts internationaux. Quant à la couche désavantagée, elle constitue, pour ceux qui auraient la sagesse de s’en prévaloir, une main-d’œuvre digne de confiance et relativement peu exigeante étant donné qu’elle n’a pas profité des avantages de la syndicalisation québécoise et du corporatisme professionnel qui surprotégeaient des groupes de travailleurs francophones.
Dynamique politique
36Jusque dans les années soixante, le Québec anglais était bien représenté au sein des institutions politiques. À l’échelle fédérale, les circonscriptions anglophones élisaient des députés dont certains devenaient ministres. Malgré ce que laisse entendre un certain courant de pensée, le Québec anglais était également bien représenté au sein des institutions politiques provinciales. Si cette représentation ne se traduisait pas par l’élection de députés anglophones — qui ont d’ailleurs été nombreux et provenaient souvent de circonscriptions « protégées » par la Constitution dans la vallée de l’Outaouais et les Cantons de l’Est —, elle avait la forme du clientélisme. Les électeurs anglophones, notamment en Gaspésie et dans les Cantons de l’Est, appuyaient certains députés (de l’Union nationale ou du Parti libéral) qui veillaient, pour leur part, à ce que leur clientèle anglophone ait accès le moment voulu aux services gouvernementaux. Outre la participation politique directe par l’entremise des députés, un mécanisme traditionnel d’« accommodement de l’élite » s’exerçait à l’échelle provinciale (Dion, 1979).
37Après les années soixante, et en particulier depuis les années soixante-dix, les Anglais sont devenus la clientèle captive du Parti libéral provincial, ce qui les a relégués dans les coulisses du pouvoir : ils continuaient à être représentés mais sans jouir d’un pouvoir et d’une influence authentiques. L’amertume de Reed Scowen quand il a dénoncé le manque de respect des promesses faites durant la campagne électorale de 1985 est fort révélatrice (Scowen, 1991). En raison de la polarisation autour de la question linguistique, il devenait très difficile pour les députés anglophones (les Tetley, Drummond, Scowen et Goldbloom) de fonctionner normalement comme membres du gouvernement qui épousait nécessairement la position de la majorité en matière de langue. À vrai dire, l’irruption du mouvement nationaliste dans le processus institutionnel, manifestée par la législation linguistique et l’avènement du Parti québécois, rendait désuet le vieux mécanisme de clientélisme et d’accommodement de l’élite (n’ayant pas l’oreille de la nouvelle élite nationaliste, l’élite anglaise ne pouvait jouer de son influence).
38Pourtant, avant que ne se révèle l’inefficacité des anciennes stratégies de participation politique, ce qui devait amener certains à opter pour la participation directe par l’entremise d’un parti politique « anglais », il y avait à l’œuvre des stratégies plus diffuses pour permettre aux Anglo-Québécois d’intervenir plus activement sur la scène politique. Cette action politique, fruit d’un intérêt accru et peut-être aussi de la nécessité, s’est manifestée de deux manières.
39Il y a d’abord eu l’« intégrationnisme » par lequel certains ont expressément délaissé les organisations et les entités anglaises pour s’intégrer à des organismes francophones censés représenter l’ensemble de la population québécoise. En faisant ainsi partie d’organisations dominantes à l’échelle du Québec, on croyait pouvoir mieux défendre les intérêts anglo-québécois. En revanche, les fervents de cette stratégie tenaient à faire la distinction entre « intégration » et « assimilation ».
40En tant que position politique, l’intégration a pris des formes aussi diverses que, d’une part, l’élection de Québécois anglophones au Conseil national du Parti québécois et, d’autre part, la présence d’agriculteurs anglophones au sein de l’appareil de direction de l’Union des producteurs agricoles (UPA), organisme qui s’étend dans toute la province. L’adoption d’une position intégrationniste faisait percevoir comme non fonctionnelle l’existence d’organisations anglophones parallèles du fait même que la dispersion d’énergie compromettait la réussite de la stratégie intégrationniste. Cette dernière, jugée « progressiste », émanait implicitement — il faut l’admettre — de la confiance engendrée par le climat des années soixante où le Québec semblait s’ouvrir à tous et chacun et, explicitement, d’un certain libéralisme qui donnait du Québec une image pluraliste où chacun était traité avec le même respect.
41Peu de temps après l’émergence du courant intégrationniste à la fin des années soixante et au début des années soixante-dix, courant appuyé par l’idéologie disséminée alors en vertu du programme du Secrétariat d’État fédéral portant sur les minorités officielles, se faisait jour un courant plus « conservateur » qui soutenait l’établissement d’un groupe de pression anglo-québécois. Ce courant « lobbyiste » reposait sur l’hypothèse selon laquelle les intérêts anglo-québécois seraient mieux protégés si la gestion des ressources politiques disponibles aux anglophones se faisait officiellement ou officieusement par un organisme qui agirait sur la scène politique comme un groupe de pression. L’existence d’un groupe semblable qui soutenait, avec l’aide du gouvernement fédéral, les intérêts des Canadiens français à l’extérieur du Québec a servi de modèle. C’est ainsi qu’Alliance Québec est devenue, après une période de gestation qui a vu se former et disparaître un certain nombre d’organismes, le groupe de pression des Anglo-Québécois. La dynamique qui façonne cette forme d’intervention exige la mobilisation du plus grand nombre autour de questions très tangibles ; c’est pourquoi Alliance Québec se définit comme porte-parole des « anglophones » plutôt que des « Anglais ».
42Les stratégies intégrationniste aussi bien que lobbyiste ont eu pour résultat de marginaliser encore davantage en tant que tel le Québec anglais dans le processus politique institutionnel. Dans le premier cas — l’intégrationnisme —, il y a marginalisation parce que les intervenants cessent d’agir à titre de promoteurs en bonne et due forme du Québec anglais au sein du système. Cela découle, premièrement, du fait que les intérêts anglais sont tenus pour trop particuliers en regard des intérêts nationaux, d’ordre plus général et, deuxièmement, de ce que les deux collectivités fondent le processus institutionnel sur des prémisses culturelles différentes. Les Anglo-Québécois se sentent souvent désorientés au sein des institutions francophones. Pour ce qui est de la stratégie lobbyiste, le Québec anglais est marginalisé parce qu’il exerce ses pressions politiques de l’extérieur du système. Un groupe de pression anglais est perçu comme une force étrangère alors qu’un hôpital anglais ou une organisation d’agriculteurs anglophones s’insèrent légitimement dans le système institutionnel. Du point de vue intégrationniste, on s’attend à ce que le représentant politique soit d’abord et avant tout un Québécois, tandis que du point de vue lobbyiste, le groupe de pression exige de la part de ses membres et de ses alliés qu’ils soutiennent sans équivoque la position anglaise. Par exemple, Alliance Québec n’a pu accepter la prétention de Reed Scowen selon laquelle, à titre de Québécois, il lui fallait voter du côté de la majorité péquiste à l’Assemblée nationale en vue de condamner Ottawa pour avoir, en 1982, rapatrié unilatéralement d’Angleterre l’Acte de l’Amérique du Nord britannique. William Tetley, qui était ministre lorsque le gouvernement Bourassa adopta la « Loi 22 », première tentative majeure en vue de protéger la langue française au Québec par la voie législative, a subi le même sort aux mains du lobby anglophone (Tetley, 1982). Les lacunes des deux positions politiques font en sorte que les intérêts anglo-québécois ne parviennent pas à s’exprimer efficacement au sein du processus politique institutionnel.
43Avec le recul de 1992, les imperfections des deux stratégies, intégrationniste et lobbyiste, nous sautent cruellement aux yeux. L’intégrationnisme comptait sur la solidité et la permanence d’une entité anglo-québécoise pour servir de levier au sein d’organismes formés majoritairement de francophones. En outre, un certain libéralisme naïf a fait sous-estimer l’importance des différences culturelles qui finissent par se manifester quand la réalité politique impose des choix difficiles. Nous en avons une bonne illustration dans l’échec des efforts gouvernementaux pour accroître la représentation des minorités dans la fonction publique provinciale entre 1981 et 1985 — quand il en était encore temps.
44Bon nombre d’intégrationnistes se trouvent aujourd’hui privés de leur base parce qu’ils l’ont eux-mêmes abandonnée, ce qui a contribué à son éparpillement, ou parce qu’ils en ont été rejetés. Sans une base au nom de laquelle intervenir, leur position se trouve faussée. Par ailleurs, beaucoup ont trouvé difficile de travailler dans le cadre d’un modèle institutionnel correspondant à la culture du Québec français (Caldwell et Fournier, 1985). Ils n’étaient tout de même pas assimilationnistes. Autrement dit, après avoir été placés au cœur de la culture et de l’organisation institutionnelles de la société québécoise, un grand nombre en ont conclu que le hasard de leur lieu de naissance et de leur socialisation faisait en sorte qu’ils ne s’y sentaient pas à l’aise et n’y étaient donc pas efficaces. De plus, à mesure que l’expansion propre aux années soixante et au début des années soixante-dix faisait place à la contraction et mettait progressivement les Québécois francophones sur la défensive, les intégrationnistes ont dû se rendre à l’évidence que dans les moments cruciaux, ils ne pouvaient avoir gain de cause. À preuve, l’impuissance des « Anglais » au sein du Parti québécois à faire accepter de l’intérieur le principe de la légitimité des établissements publics et communautaires anglophones comme les écoles et les hôpitaux.
45À cet égard, les lobbyistes, avec leurs pressions exercées de l’extérieur, ont eu plus de succès. En fait, Alliance Québec a réussi — au moyen de la « Loi 142 » modifiant la « Loi 101 » — là où les intégrationnistes avaient échoué. Toutefois, le prix a été lourd à payer. Pour mener à bien la stratégie lobbyiste dans laquelle elle s’était engagée, Alliance Québec a dû consacrer son énergie à mobiliser l’opinion publique contre le gouvernement. Le fait d’agir essentiellement en réaction lui a valu l’antagonisme de divers éléments de la population, notamment parmi sa base qu’elle voulait aussi large que possible. À force de se dresser ainsi contre les gouvernements québécois successifs, Alliance Québec s’est érigée en épouvantail au point de servir de repoussoir aux nationalistes qui y voient l’incarnation du privilège anglais et de l’ingérence fédérale dans les affaires québécoises (étant donné que ses fonds proviennent surtout du gouvernement fédéral).
46Pour la stratégie intégrationniste, le prix à payer a été d’un autre ordre. Comme celle-ci portait à délaisser la base institutionnelle anglo-québécoise, cela s’est traduit dans certains cas par la détérioration de la vie associative et institutionnelle anglaise. Étant donné que cette position exige un engagement envers l’institution dominante, les chefs de file intégrationnistes ne peuvent prêter d’importance aux initiatives organisationnelles anglaises à l’extérieur de la structure dominante. Par exemple, ils jugent inconcevable que les agriculteurs anglophones maintiennent une organisation indépendante qui soit parallèle à l’UPA à qui elle fait concurrence, ou, encore, que les collectivités anglaises créent des coopératives d’épargne et de placement qui ne soient pas intégrées au Mouvement des caisses populaires. En outre, les intégrationnistes qui ont fait carrière avec l’intégration ont développé un intérêt pour leurs contacts au sein des institutions dominantes.
47Les deux stratégies ont aussi coûté cher d’un autre point de vue, du fait qu’on a cherché des solutions juridiques et législatives plutôt que sociales et économiques. Dans la poursuite de mesures juridiques et législatives — non qu’il aurait été nécessairement possible d’y échapper — on se met en position de recourir à l’État plutôt qu’à la société civile. À cette époque particulière où la nation québécoise lutte pour sa survie, son front de prédilection se trouve à être l’État lui-même, grâce auquel elle peut faire sentir politiquement sa présence au lieu de s’en tenir au domaine de la société civile. Cette politisation a eu pour conséquence la pénétration et la domination de la société civile anglaise par les modèles de la culture et de l’organisation politiques du Québec français. Une fois cette domination acceptée, il est difficile de s’y opposer. L’expérience nous a appris qu’en confiant le sort des établissements publics de langue anglaise aux bons offices des fonctionnaires qui travaillent en collaboration avec des administrateurs locaux acceptés et rémunérés par l’État, ces établissements risquent de se franciser dès que ces fonctionnaires et ces administrateurs anglophones le jugent opportun. Si la tendance se poursuit, quelques cégeps anglais ne le seront bientôt plus que par la forme (la langue) et non quant au fond (la culture).
48La conséquence la plus lourde est pourtant moins perceptible encore. Pendant que les intégrationnistes s’initiaient aux codes d’un milieu institutionnel qui leur était inconnu et que les lobbyistes s’empressaient de réagir aux initiatives gouvernementales, il n’y avait personne pour concevoir de stratégie à long terme. Personne ne mettait au point de programme pour répondre à des questions comme celles-ci : Qu’est-ce que le Québec anglais ? Vaut-il la peine de le préserver, et pourquoi ? Quelle sorte de société le Québec anglais souhaite-t-il pour le Québec ?
49Ces toutes dernières années, la dynamique politique du Québec anglais s’est transformée avec la fondation d’un parti « anglais ». Aux élections de 1989, dégoûtés de ce que le premier ministre, Robert Bourassa, fût revenu sur sa promesse, inscrite dans le programme de son parti, de permettre l’affichage commercial bilingue, en adoptant la « Loi 178 » (qui interdit l’affichage en anglais à l’extérieur des commerces), les anglophones se sont dotés d’une nouvelle formation, le Equality Party. Bien que créé seulement six mois avant la tenue du scrutin, ce dernier a remporté quatre sièges et obtenu le deuxième rang dans beaucoup de circonscriptions où les anglophones formaient une bonne partie de l’électorat (Bourhis et Lepick, 1990). Ce qu’il y a de remarquable dans cet événement, c’est d’abord que le vote du parti Egalité provienne des anglophones et non des néo-Québécois (les Italiens et les Portugais, par exemple, ont continué à voter pour le Parti libéral), et, ensuite que, mus par le sentiment d’avoir été trahis par un chef politique qui faisait maintenant figure d’opportuniste, les Anglo-Québécois aient décidé de prendre part directement au processus politique institutionnel.
50Quoi qu’il en soit, il ne suffit pas, pour créer une stratégie à long terme, de se mêler de politique partisane comme le faisaient à grande échelle les Anglais du Québec avant la Seconde Guerre mondiale ; avec la progression de la mondialisation, seules les cultures qui n’ont aucun problème peuvent, de nos jours, s’offrir le luxe de ne pas avoir de stratégie culturelle. Le Québec anglais, par opposition à une Amérique du Nord anglophone, est une culture mal en point.
Stratégie culturelle
51Les Anglais du Québec, voire ceux du Canada, ont toujours eu horreur de penser en termes de stratégie culturelle : la culture était pour eux quelque chose de naturel et non un élément de la vie qu’il est possible de diriger ou d’orienter ; d’où leur stupéfaction devant les initiatives du gouvernement québécois en vue de protéger et de développer la culture. Pourtant, à mesure que la culture canadienne subissait les assauts de l’industrie culturelle américaine, les Canadiens ont dû se résigner à ce mode de pensée. Depuis les années soixante, l’État canadien a eu recours à nombre de mesures législatives tendant à protéger la « culture » canadienne. Le fait que la culture ait été expressément soustraite de l’Accord de libre-échange de 1990 en est un bel exemple.
52Pourtant, les civilisations non dominantes ont toujours été confrontées au problème de protéger leur culture ; et les stratégies adoptées à cette fin ne sont pas un phénomène nouveau. L’une des meilleures illustrations de la mise au point et de la réussite d’une stratégie culturelle se trouve dans le programme de l’Église catholique, au Québec, du milieu du XIXe au milieu du XXe siècle : sans ce programme dont les collèges classiques sont entre autres une réalisation, il n’existerait probablement pas de nos jours de société québécoise distincte.
53Bien entendu, ce n’est pas l’État qui a conçu et réalisé ce programme, tout comme ce n’était pas non plus l’État anglais qui avait établi le programme culturel de l’élite aristocratique grâce auquel la culture britannique a pu prédominer et la Pax Britannica a pu s’instaurer au XIXe siècle.
54Ce qu’il y a de relativement neuf et qu’il convient peut-être de déplorer, c’est le rôle réservé à la bureaucratie et à la technocratie dans la stratégie culturelle. Rares sont ceux qui croient que l’État moderne est à même de produire la culture, et quand la société civile se stérilise culturellement, l’interventionnisme ou le protectionnisme de l’État ne sauraient déboucher sur la création culturelle. À notre époque, en fait, certaines des sociétés les plus créatrices sur le plan culturel ont été des sociétés fragiles qui n’avaient pas d’État sur lequel s’appuyer : les Écossais au XVIIIe siècle ; les Polonais au XIXe siècle et au début du XXe ; les Juifs au début et jusqu’au milieu du XXe siècle et, enfin, les Canadiens français au milieu du XXe siècle. En réalité, l’absence d’État a peut-être contribué à l’épanouissement de ces cultures !
55Ce que ces cultures possédaient, cependant, c’est une histoire, une population en expansion et une élite composée de véritables artisans de la « culture », laquelle consiste en une perception du monde émanant des conditions historiques, économiques, politiques et environnementales et qui trouve son expression dans des valeurs, des symboles, des goûts esthétiques, la littérature et les arts. En ce qui concerne les minorités culturelles mentionnées ci-dessus, dépourvues d’État, elles se sont toutes transformées en des sociétés viables et certaines ont même formé un État. Sans la culture, il est fort probable qu’elles auraient succombé.
56Si l’on admet que le Québec anglais (voire le Canada anglais) vaut la peine d’être préservé (la négative reviendrait à opter pour l’assimilation à la culture américaine), il faut alors se poser la question suivante : le Québec anglais a-t-il une culture et une élite culturelle ? Bien sûr qu’il possède une culture — comme tous les humains — ainsi qu’une ou des élites ; mais a-t-il une culture qui lui soit propre et un ensemble d’écrivains, de ministres du culte, de chefs de file, d’entrepreneurs, d’agriculteurs, etc., qui partagent cette culture ? À moins qu’on veuille parler de la culture américaine, il ne fait aucun doute que dans le sens restreint où nous l’avons ici défini, le Québec anglais n’a pas de culture ni d’élite culturelle.
57Demandons-nous ensuite si, dans le contexte d’une société plus vaste, c’est-à-dire celle du Canada anglais ou du Canada tout court, le Québec anglais possède une culture et une élite culturelle. Il en était ainsi, effectivement, au cours de la centaine d’années s’échelonnant entre le milieu du XIXe et le milieu du XXe siècle, car il existait à cette époque une culture canadienne-anglaise. De nos jours, la culture canadienne-anglaise ou simplement canadienne est beaucoup moins évidente et ceux qui sont censés former notre élite culturelle sont en grande partie interchangeables avec les représentants de la culture américaine. S’il existait encore une culture anglo-canadienne dans laquelle le Québec anglais s’insérerait, ce dernier susciterait dans le reste du Canada un intérêt beaucoup plus vif que celui, bien médiocre, qu’on lui témoigne actuellement.
58Que faire alors du point de vue de la stratégie culturelle ? Faut-il compter sur les circonstances — la marche de l’histoire — pour créer une expérience commune d’où émergera une culture distincte ? Peut-être. On peut concevoir que les « luttes linguistiques » des années soixante-dix et quatre-vingt, les années « d’humiliation », fassent partie d’une expérience ainsi partagée. Se peut-il que Juifs ashkénazes, Italiens catholiques, Écossais protestants, Grecs orthodoxes, Arméniens chrétiens et Chinois confucianistes en viennent à partager un idéal culturel différent de celui que propose la culture continentale américaine fondée sur la religion civile et la philosophie néo-libérale ? Il est douteux que nous en ayons et la volonté et le temps (vu la vitesse d’érosion de la base démographique).
59Voilà donc les Anglo-Québécois placés individuellement devant trois choix évidents et plausibles : de un, ils assimilent leurs enfants à la culture franco-québécoise ; de deux, ils abandonnent la partie et laissent leurs enfants s’assimiler à la culture continentale américaine ; de trois, ils se réfugient dans la culture de leur origine ethnique, qu’elle soit grecque, italienne, juive, écossaise, irlandaise, etc. Il ne reste à ceux qui optent pour la troisième solution qu’à espérer que le Canada continue à exister en tant que société formée de communautés ; autrement, cette solution deviendrait beaucoup moins réalisable que l’une ou l’autre des deux premières. En fait, il n’est pas rare de rencontrer des Anglo-Québécois qui, à l’âge adulte, se « découvrent » Juifs, Grecs, Italiens, Écossais, Irlandais et même Écossais de l’Ulster !
60Bien que cette renaissance ethnique soit utile à certains individus pour retrouver le sens de leur identité, elle est absolument insatisfaisante comme stratégie culturelle pour l’ensemble du Québec anglais. La seule issue à ce dilemme culturel est de renouer avec l’histoire du Québec anglais et l’identité et la culture anglo-canadiennes ; cette identité et cette culture, les Canadiens anglophones hors du Québec les ont en grande partie délaissées en espérant, de ce fait, acquérir une identité simplement canadienne.
61De la Confédération de 1867 jusqu’à la Loi constitutionnelle de 1982 — moment où la culture politique de l’ancien Canada a été jetée par-dessus bord —, le Canada anglais avait une culture et une identité qui transparaissent dans notre histoire et notre littérature ; et en vertu des libertés et des possibilités que cette culture offrait aux immigrants, les groupes ethniques qui composent le Canada anglais y ont adhéré dans l’enthousiasme. Mieux encore, c’est ce Canada anglais qui avait fait en sorte de fonctionner avec le Canada français, de s’y adapter afin de maintenir, par une conspiration conservatrice, des sociétés distinctes de celle des États-Unis. Toutefois, l’élite intellectuelle du nouveau Canada, représentée par des universitaires de la trempe du trio Bercuson, Bliss et Biehels, très présent dans les médias, n’a ni la volonté ni la sagesse de s’inspirer de l’expérience du Canada anglais, ainsi qu’en témoigne amplement son rejet farouche de l’Accord du lac Meech.
62À ceux qui feraient valoir que cette option est tournée vers le passé plutôt que progressiste, nous ne pouvons que donner raison ; mais nous ajouterons, comme l’a si bien démontré Grant (1965), qu’il ne peut y avoir de programme culturel progressiste pour le Québec ou le Canada anglais. Dans notre contexte géopolitique, « progressiste » est synonyme d’américain et, malheureusement pour nous, nous ne pouvons réinventer l’Amérique. Quant à se tourner vers le passé, il n’y a rien de mal à tirer son inspiration de ce qui fut, tout compte fait, une expérience historique réussie... celle du Canada entre 1867 et 1982.
63De toute évidence, cette perspective est conservatrice au sens propre du terme, mais c’est la stratégie culturelle que toutes les minorités qui se sont perpétuées ont adoptée. Pour le Québec anglais, il n’y en a pas d’autre. Que ceux qui en doutent étudient la stratégie culturelle implicite d’Alliance Québec et celle de Reed Scowen (1991).
64Alliance Québec prétend ne pas représenter un groupe ethnique ou une culture mais plutôt une « communauté linguistique » ; pourtant, puisqu’il ne peut pas exister de communauté culturellement neutre — une communauté vit par l’intermédiaire de la culture —, Alliance Québec est inévitablement obligée de prendre des positions culturellement déterminées. L’approbation du rapatriement de la Constitution en 1982 et le rejet de l’Accord du lac Meech sont de tels choix. Une troisième position, de nature connexe, est son refus de la clause dérogatoire dans la Charte canadienne des droits et libertés de 1982, introduite pour protéger un semblant de souveraineté parlementaire. À vrai dire, chacune de ces trois positions reflète un choix culturel favorable, en l’occurrence, à une culture politique d’inspiration américaine plutôt que britannique. Quant à Scowen, jusqu’à récemment président d’Alliance Québec, il partage l’idéologie néo-libérale, bien qu’il propose une stratégie communautaire destinée à renforcer la position du Québec anglais face à la fructueuse stratégie du Québec français. Après s’être porté à la défense d’une stratégie « collectiviste », il n’a pas encore su lui donner d’autre contenu que celui de la langue anglaise : il refuse toute allégeance d’ordre culturel, ethnique ou religieux, mais il parle d’un « mode de vie ».
65Pour en revenir à notre question relativement à une stratégie culturelle à la portée du Québec anglais, il s’agit maintenant de nous interroger sur l’état de la tradition culturelle anglo-canadienne au Québec. Faisons le point.
66Comme indicateur de culture du Québec anglais, il y a la réponse qu’on donne personnellement aux questions du recensement canadien portant sur l’origine ethnique de ses ancêtres et sur sa religion. Les Anglo-Québécois, au nombre d’un demi-million, comprennent au moins quatre grandes traditions culturelles : anglaise, écossaise, américaine et juive, et trois grandes traditions religieuses : protestante, catholique et juive. De ces sept traditions religieuses et culturelles, deux se rejoignent dans la communauté juive du Québec dont les membres nés au Canada sont en grande partie de langue maternelle anglaise. Au recensement de 1986, quelque 80 000 Québécois se sont dits d’origine ethnique juive ; de ce nombre, 50 000 sont nés au Canada et ont l’anglais comme langue maternelle. Voilà donc environ le dixième du Québec anglais. En ce qui concerne l’origine ethnique britannique, en 1986 encore, près de 280 000 Québécois qui se sont dits de langue maternelle anglaise (réponse simple) se sont aussi dits (réponse simple) d’origine ethnique britannique (écossaise, anglaise, irlandaise, galloise et, pour quelques-uns, « coloniale ») ; ce qui, du fait que 70 % d’entre eux (Caldwell, 1992a), ou 200 000, sont nés au Canada, représente deux cinquièmes du Québec anglais. Cette fraction « britannique » comprend beaucoup d’enfants d’immigrants américains pour qui l’origine ethnique « anglaise » semblait mieux convenir à leurs enfants.
67Une fois comptées les personnes de tradition culturelle juive ou britannique, au moins la moitié du Québec anglais se compose donc des descendants d’immigrants venus de l’ouest, de l’est et du sud de l’Europe, ainsi que des anciennes colonies britanniques des Antilles ; il y a aussi des Asiatiques, notamment des Chinois. Les immigrants d’Europe occidentale et orientale ont vite appris l’anglais pour donner, dans la seconde génération, des Allemands, des Hongrois, des Polonais et des Ukrainiens de langue maternelle anglaise et donc (pour ceux qui sont restés au Québec), des Anglo-Québécois. Les communautés grecque et chinoise sont surtout anglophones et elles sont établies ici depuis assez longtemps pour avoir produit un nombre considérable de descendants de langue maternelle anglaise. En ce qui concerne la population italienne, la plus nombreuse au Québec après les groupes d’origine ethnique française et britannique, une partie importante — surtout chez les personnes nées dans les années soixante et soixante-dix — sont de langue maternelle anglaise.
68Enfin, il faut certainement tenir compte de l’influence culturelle américaine. Au cours de l’histoire, cette tradition s’est implantée au Canada au moyen des échanges commerciaux avec la Nouvelle-Angleterre, par l’arrivée des Loyalistes qui fuyaient la Révolution américaine et, plus tard, par l’immigration d’Américains moins loyaux venus s’établir outre-frontière sur des terres inoccupées. Il en fut notamment ainsi dans les Cantons de l’Est. Plus près de nous, les objecteurs de conscience qui refusaient de prendre part à la guerre du Viêtnam ont fourni à la tradition culturelle américaine un nouveau contingent. Un autre exemple d’une immigration américaine particulièrement influente sur le plan de la culture est celui des professeurs de collège et d’université venus remplir les postes ouverts grâce à l’expansion de l’enseignement postsecondaire dans les années soixante. En fait, le Québec comptait en 1986 un plus grand nombre d’immigrants américains que d’immigrants nés au Royaume-Uni.
69Voilà donc un Québec anglais dont deux cinquièmes des membres tout au plus sont de tradition culturelle britannique, tandis que le dixième sont de tradition juive et qu’une bonne moitié sont issus de divers pays d’Europe, d’Asie et des Antilles.
70Du point de vue de la tradition religieuse, seules probablement la moitié des personnes dites de tradition culturelle britannique sont protestantes. La fameuse présence WASP au Québec (White Anglo-Saxon Protestant ou protestants de race blanche et d’origine anglo-saxonne) ne dépasse sans doute pas les 100 000 âmes et ce, malgré l’existence d’un réseau d’écoles anglaises protestantes. Les WASP constituent donc le cinquième, au maximum, du Québec anglais et ne forment que 1,5 % de la population québécoise globale.
71Quant aux institutions qui nourrissent et desservent culturellement la population anglo-québécoise, nous étudierons tour à tour les établissements religieux, les écoles et les médias, principaux instruments de socialisation à l’extérieur de la famille. Aucune institution religieuse n’embrasse, bien entendu, la population tout entière. Les Juifs ont leurs synagogues de diverses allégeances, les catholiques romains ont leurs paroisses qui relèvent d’une autorité diocésaine francophone, et les protestants sont désespérément divisés entre les quatre grandes traditions confessionnelles (membres de l’Église unie, anglicans, presbytériens et luthériens) et une multitude d’Églises évangéliques (baptistes, pentecôtistes, témoins de Jéhovah, adventistes du septième jour, etc.), ces dernières étant presque toutes le fruit d’une tradition religieuse américaine plus volontariste que la nôtre.
72À cause de cet éparpillement, les anglophones n’ont pas de tradition religieuse proprement québécoise. Pour que cette dernière existe, il aurait fallu un clergé né et formé au Canada et qui soit conscient du caractère unique que revêtent l’expérience et l’histoire du Québec anglais, de même qu’une organisation administrative où l’entité québécoise porte à conséquence. Cette absence de leadership et d’aptitude à décider qui soient enracinés au Québec se reflète dans la dilapidation du patrimoine que d’anciens bienfaiteurs ont laissé en partage à leur communauté ; mentionnons, à titre d’exemples, le Morrin College en ce qui concerne l’Église presbytérienne et l’Église unie, et Dixville Home en ce qui concerne l’Église anglicane. Nul doute que d’un bout à l’autre du Québec, d’autres propriétés à caractère religieux et de bienfaisance subiront le même sort à cause de la rapacité humaine et de la démobilisation qui frappe les confessions religieuses anglophones du Québec.
73Les écoles constituent certes l’instrument majeur de socialisation secondaire au sein de la société industrielle. Pour cette raison et aussi parce que le réseau scolaire québécois permet l’existence d’écoles confessionnelles et d’écoles privées subventionnées par l’État, les écoles primaires et secondaires sont le pivot culturel du Québec anglais. Elles jouent un rôle crucial tant en matière de socialisation que d’organisation institutionnelle des communautés mêmes. Mais le Québec anglais n’a pas de réseau scolaire unique au même titre que le réseau francophone ; l’effectif et la gestion se trouvent fragmentés : il y a des écoles juives privées, des écoles protestantes anglaises ainsi que des écoles catholiques anglaises qui relèvent de commissions scolaires catholiques françaises (Mallea, dans Bourhis, 1984). Outre la fragmentation institutionnelle, il y a le fait que l’élite anglophone inscrit en majorité ses enfants dans les écoles françaises au niveau primaire.
74Le sens de la communauté existe peut-être davantage chez les anglophones à l’enseignement secondaire, du moins à l’extérieur de Montréal où les dispositions prises entre les commissions scolaires réunissent sous le même toit les élèves protestants et catholiques. Mais après l’école secondaire (qui se termine en onzième année), le passage obligatoire dans les cégeps ou collèges communautaires avant d’entrer à l’université offre un menu culturel des plus variés pour bien des raisons. Comme la Charte de la langue française ne s’applique qu’aux niveaux primaire et secondaire, en réservant l’école anglaise aux seuls enfants anglo-québécois (c’est-à-dire dont les parents de langue maternelle anglaise sont nés au Canada, sens que nous donnons à cette appellation dans notre article), les cégeps anglophones sont fréquentés par des élèves francophones ou d’une autre langue maternelle soucieux d’améliorer leur anglais. La compétence en anglais n’y est même pas un critère d’admission ! En fait, dès 1981, les élèves de langue maternelle anglaise étaient en minorité dans trois des cinq cégeps « anglais » du secteur public (Caldwell, 1982). Et dès le milieu des années quatre-vingt, plus de 40 % des élèves admis dans les collèges anglais étaient d’une autre langue maternelle que l’anglais (Levesque et Pageau, 1990). Seul le Collège Héritage de Hull fait exception à la règle.
75Étant donné l’effectif des trois universités anglophones du Québec, on ne peut parler d’une expérience universitaire anglo-québécoise au cours de laquelle un étudiant pourrait prendre conscience de son patrimoine anglo-canadien ; à cela fait peut-être exception le Collège d’agriculture MacDonald, de l’Université McGill, comme le faisait jusqu’à tout récemment la Faculté d’éducation de l’Université Bishop. Comme maxime culturelle, c’est donc « l’excellence » qui prévaut, fondée sur un arbitraire intellectuel professé par un corps enseignant cosmopolite qui se verrait volontiers ailleurs, si bien que les étudiants sont vite désincarnés sur le plan culturel. Les Anglo-Québécois qui sont sortis de l’école secondaire avec un certain sens d’appartenance au Québec anglais auront probablement perdu leur identité dès la fin de leurs études collégiales ou universitaires dans un établissement dit anglophone du Québec... ces établissements au sujet desquels on fait tant de bruit, en regard de la quasi-inexistence d’établissements semblables destinés à la minorité canadienne-française dans les autres provinces (Fédération des francophones hors Québec, 1978).
76Quand il est question du fondement institutionnel privilégié du Québec anglais, l’autre domaine invoqué est celui des médias. Qu’il s’agisse de la région montréalaise, des Cantons de l’Est, de l’Outaouais ou de la Gaspésie, il est vrai que les Anglo-Québécois sont bien servis par la télévision et les journaux de langue anglaise. Il existe un grand quotidien anglais, The Gazette, publié à Montréal et distribué dans l’ensemble de la province, et un autre journal, The Record de Sherbrooke, pour les Cantons de l’Est. Outre The Gazette, les lecteurs de l’Outaouais et de la Gaspésie ont accès aux quotidiens des grands centres urbains anglophones avoisinant leur région. Le Globe and Mail de Toronto est également distribué dans la plupart des grandes villes.
77Dans la région métropolitaine, on peut capter deux chaînes de télévision anglaise, publique et privée, qui font partie de réseaux canadiens. Avec la câblodistribution, dont 80 % des Québécois peuvent maintenant se prévaloir (Baillargeon, dans Langlois et al., 1990, ch. 9.5), le Québec anglais en entier, à l’exception des régions rurales, a accès à presque toute la production nord-américaine de télévision. En ce qui concerne la radio, il y avait onze stations de langue anglaise au Québec en 1985, contre quatorze en 1982 (Baillargeon, dans Langlois et al).
78Dans les faits, le nombre de médias de langue anglaise au Québec diminue. De façon générale, les journaux ont réduit leur tirage, qui est passé de près de 350 000 exemplaires en 1963 à un peu plus de 200 000 depuis 1983 (Baillargeon, dans Langlois et al). La disparition du Montreal Star, l’échec du Daily News et la percée du Globe and Mail (qui avait 16 000 abonnés au Québec en 1990) témoignent tous du déclin des médias anglais du Québec, de la même façon que la réduction du nombre de stations radiophoniques anglophones.
Conclusion
79La question qui reste à poser est donc celle-ci : la tradition culturelle anglo-canadienne peut-elle, et à quelles conditions, être source d’un rayonnement historique virtuel pour le Québec anglais ?
80Le rayonnement historique n’est pas un problème insurmontable. Personne ne peut effacer la tradition britannique et le rôle très important que les Canadiens anglais ont joué dans l’histoire du Québec. Mais il faut, comme cela est en train de se produire, que le Québec anglais réhabilite ce passé ; il faut aussi que l’État québécois le reconnaisse et ne cherche pas à réécrire l’histoire par la modification des appellations de lieux, le révisionnisme dans les documents officiels et le reniement du patrimoine autre que français au Québec. Malgré la tendance à prendre des mesures de cet ordre — à preuve la transformation du boulevard Dorchester en boulevard René-Lévesque alors qu’on aurait pu réserver ce nom à une nouvelle artère, et la campagne en vue de changer en « Autoroute de l’Estrie2 » l’actuelle autoroute des « Cantons de l’Est » — les esprits éclairés semblent prendre le dessus : la réécriture de l’histoire est un bien piètre substitut à son avènement. Un peu d’encouragement de la part des Anglo-Québécois pourrait aider l’État québécois à mieux contribuer au rayonnement historique du Québec anglais.
81C’est dans le degré de rayonnement actuel, dans les échanges accomplis quotidiennement avec ses collègues et ses voisins qui sont de même culture que soi que le problème se pose de la façon la plus aiguë. Il existe deux difficultés majeures qui constituent des défis de taille. La première est la fragmentation culturelle du Québec anglais contemporain. Nous l’avons signalé, les deux plus grands groupes culturels sont de tradition juive et britannique et ne représentent tout au plus que cent mille et deux cent mille personnes respectivement. À cause de cette fragmentation et — seconde difficulté majeure — du peu d’intérêt, voire de l’indifférence à l’égard de ce qui pourrait devenir une allégeance culturelle anglo-canadienne commune, le partage de la tradition culturelle anglo-canadienne est peu manifeste, sauf dans des quartiers ethniques très circonscrits de Montréal et dans certaines collectivités rurales isolées. Ce sont plutôt la culture continentale omniprésente de langue anglaise ou les autres cultures ethniques qui définissent les frontières culturelles ; ce qui est fort bien, sauf pour le maintien de la réalité culturelle anglo-québécoise.
82En ce qui a trait au partage d’un domaine culturel avec le Québec français, le fonds culturel est trop volatil du côté du Québec français et trop disparate et fragmenté du côté du Québec anglais pour qu’il y ait rapprochement. C’est fort dommage, car l’élite anglo-québécoise bilingue aurait pu, si elle s’en était souciée, faire front commun avec le Québec et défendre les sociétés distinctes canadienne-française et canadienne-anglaise (et peut-être autochtone). Cela aurait pu se réaliser au moyen des institutions communes, notamment par l’intermédiaire de la souveraineté parlementaire et du rôle économique de l’État pour satisfaire à la justice sociale et à l’intérêt public... comme le veut la tradition anglo-canadienne. Hélas, l’insécurité culturelle, les intérêts politiques à court terme et le manque d’enracinement ne l’ont pas permis. Face à une telle constatation, il ne nous reste qu’à espérer une sorte d’autoresponsabilisation du leadership anglophone, un renouveau dont on cherche encore les signes, et « que cette autoresponsabilisation se produise avant et non après le déclin de la minorité anglo-québécoise » (Legault, 1992, p. 201).
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Notes de bas de page
Notes de fin
* Traduction française de Lise Castonguay.
Auteur
Chercheur à l’Institut québécois de recherche sur la culture. Il est depuis peu chercheur indépendant.
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