Chapitre 15. Autour de la langue : crises et débats, espoirs et tremblements
p. 423-450
Texte intégral
1Au Québec, la période 1960-1990 a été marquée plus que toute autre par la question linguistique. Cela ne veut pas dire que la langue n’était pas auparavant une préoccupation dominante, loin de là. Depuis la conquête de la Nouvelle-France par l’Angleterre jusqu’au milieu du XXe siècle, la sauvegarde de la langue française, avec celle de la foi catholique, est demeurée une priorité dans la conscience nationale des Canadiens français. Elle s’exprima surtout par la bouche des élites locales : le clergé, les membres des professions libérales, les intellectuels, souvent sur un ton angoissé devant la menace de l’anglicisation, toujours par un appel à l’amour de la langue et au dévouement pour sa survie. On a récemment réédité l’ouvrage de Faucher de Saint-Maurice (1990), La question du jour : Resterons-nous Français ?, d’abord paru en 1890, qui exprime bien ces sentiments faits à la fois d’angoisse et de fidélité. Mais jusqu’au milieu du XXe siècle, il n’y eut pas à proprement parler de conflit linguistique au Québec. Les Canadiens français acceptaient comme un fait irréversible la prédominance de l’anglais dans les économies canadienne et québécoise, l’unilinguisme des institutions publiques fédérales et le bilinguisme de celles du Québec, la cohabitation au Québec des réseaux francophone et anglophone dans l’enseignement, le système de santé et de bien-être, les moyens de communication. Même l’affichage unilingue anglais des commerces et des maisons d’affaires, qui régnait dans les villes et jusque dans les campagnes pourtant exclusivement francophones, était considéré comme un fait acquis.
2La défense de la langue française ne s’accompagnait pas d’une contestation de cet état de fait. Elle consistait à lutter pour que le français survive, malgré son statut de langue minoritaire. Les principales requêtes aux autorités politiques étaient adressées au gouvernement fédéral, à qui les mouvements nationalistes — Société Saint-Jean-Baptiste, Société du Bon parler français, Conseil de la vie française — demandaient le bilinguisme sur la monnaie, les timbres-poste et dans les publications officielles. Le gouvernement du Québec n’eut pas lui-même d’autre politique linguistique que de maintenir le statu quo. La question linguistique n’apparaissait pratiquement pas dans les programmes des partis politiques, ni au fédéral ni au Québec, pas même dans le programme d’un parti qui se voulait nationaliste comme l’Union nationale. Ce qui montre bien que la sauvegarde du français ne prenait pas la forme d’un conflit linguistique, c’est que le gouvernement du Québec n’a pratiquement jamais légiféré en la matière avant les années soixante. Tout au plus peut-on mentionner deux lois. L’une de 1910, la loi Lavergne, qui obligea pour la première fois les entreprises de services publics, tels les transports en commun, l’électricité, le téléphone, d’abandonner l’unilinguisme anglais et de communiquer dans les deux langues avec le public, notamment dans la facturation, l’affichage, les contrats, les billets de voyageurs. Ce furent les francophones du Parti libéral qui opposèrent le plus de résistance à ce projet de loi, par crainte de choquer les anglophones du Québec. En 1937, le gouvernement de l’Union nationale fit voter une loi établissant la primauté du texte français dans l’interprétation des lois et règlements du Québec. Mais le premier ministre Duplessis crut nécessaire de faire abolir cette loi l’année suivante, sous la pression des milieux d’affaires anglophones (Bouthillier et Meynaud, 1972, p. 326-328 et 563 ; Levine, 1990, p. 34).
3La Révolution tranquille allait marquer un important virage : la défense de la langue française adopta le ton d’une contestation de la situation établie et prit la forme du conflit linguistique. Il ne faut cependant pas croire, comme on l’a trop souvent fait, en une sorte de génération spontanée de la crise linguistique. En réalité, pour comprendre les événements des années soixante, il faut se reporter à la période d’incubation de la crise, au cours des années cinquante. Même si cette première période, ou cette prépériode, déborde le cadre de cet ouvrage, il faut brièvement rappeler quelques faits.
La période d’incubation : les années cinquante
4On peut dire que le changement de ton que l’on observe va se centrer sur un point particulier : le visage anglais du Québec, et tout particulièrement de Montréal. On n’a qu’à regarder des photos de Montréal et même de petites villes d’avant 1960 pour constater que presque toutes les affiches des banques, des entreprises industrielles et de beaucoup de commerces étaient exclusivement en anglais. Dans mes albums de souvenirs personnels, j’ai une photo, qui date de 1940, de mes confrères de collège devant un restaurant de la petite ville de l’Assomption, alors exclusivement francophone : les affiches publicitaires y sont en anglais seulement. C’est ce fait du visage anglais du Québec qui va devenir l’enjeu principal de la question linguistique des années cinquante.
5C’est au début de ces années que les associations nationalistes amorcèrent la campagne pour que le français occupe une place dans l’affichage des entreprises et dans les communications avec leur clientèle. C’est, quarante ans plus tard, comme un rappel de la loi Lavergne : celle-ci s’adressait aux entreprises de services publics, alors qu’en 1950 on fait campagne dans tout le secteur privé du commerce et des affaires. On n’aurait jamais osé, au début des années cinquante, faire campagne en faveur de l’unilinguisme français dans l’affichage : une telle proposition aurait paru tenir de la plus pure fantaisie. Cela permet de mesurer à l’avance le chemin qui sera parcouru. On demandait que le bilinguisme anglais-français remplace l’unilinguisme anglais. Comme le souligne Coleman (1980, p. 97), on ne remettait pas en cause la « dynamique interne » de l’hégémonie anglophone au Québec.
6Un incident allait mettre en lumière le visage anglais et même britannique du Québec et créer l’émoi dans l’opinion publique francophone. En 1954, la direction du Canadien National (CN) annonça la construction d’un édifice en hauteur dans le centre-ville de Montréal, sur ce qui s’appelait alors le boulevard Dorchester (l’actuel boulevard René-Lévesque), pour y installer, à côté de la gare, un grand hôtel, des boutiques et des restaurants. Et le CN fit connaître du même coup que l’immeuble porterait le nom de « The Queen Elizabeth Hotel ». L’ignorance de la direction du CN et du gouvernement fédéral se manifestait doublement : à la fois en imposant un nom exclusivement anglais dans une province et une ville majoritairement francophones et en proposant de donner à ce nouvel hôtel le nom de la reine, dans cette partie du Canada reconnue comme étant la moins monarchiste. La Ligue d’Action nationale prit la tête d’une vaste campagne de contestation et recueillit 200 000 signatures sur une « requête » en faveur du nom « Château Maisonneuve ». Ce nom, qui évoquait le fondateur et les origines françaises de Montréal, était présenté comme répondant au visage que la majorité francophone montréalaise pouvait souhaiter pour sa ville. On invoquait même l’attrait que ce « visage français de la province de Québec » représenterait pour attirer les touristes américains (Laporte, 1955). Mais, donner à ce nouvel immeuble le nom de « Château Maisonneuve », c’était trop demander au CN, qui était alors un fief de l’anglophonie et de l’unilinguisme. Il ne voulut pas en démordre, sans se rendre compte qu’il avait blessé la fierté des Québécois et créé une tension qui allait s’exprimer bien plus bruyamment peu de temps après.
7Un dernier fait, annonciateur lui aussi, mérite mention. L’idée séparatiste fait alors son apparition publique, sous la forme de groupuscules, en particulier l’Alliance Laurentienne, fondée en 1957, qui réclamait l’unilinguisme français dans un Québec indépendant, qu’elle proposait de renommer La Laurentie. Les mouvements séparatistes — l’Alliance Laurentienne et bientôt le Rassemblement pour l’indépendance nationale (RIN) — furent les premiers à contester ouvertement la domination de la langue anglaise au Québec et à évoquer le rêve d’un Québec unilingue français. La marginalité de tels mouvements était cependant évidente : ils ne regroupaient qu’un bien petit nombre de membres. Mais ils exprimaient déjà des idées qui allaient occuper les trois prochaines décennies.
La période 1960-1990
8Les auteurs qui ont étudié et raconté cette époque ont adopté diverses périodisations (Plourde, 1988 ; Levine, 1990). Pour ma part, il m’est apparu utile et réaliste d’opter pour la suivante, qui dégage trois périodes : 1° la montée de la crise : 1960-1968 ; 2° la législation linguistique de 1969 à 1977 ; 3° les débats subséquents à l’adoption de la Charte de la langue française.
9Je voudrais montrer qu’on peut déceler une évolution très nette à travers ces trente années, évolution qui s’est faite en trois temps. Elle consiste, d’abord, en la prise de conscience progressive d’une nouvelle menace contre la langue française : l’anglicisation massive des immigrants. C’est la période de gestation de la crise. Ensuite, le débat se focalise sur l’action du Gouvernement du Québec, principalement son action législative : celle-ci sera le fidèle reflet d’une opinion publique troublée et hésitante, mais qui va s’affirmant d’une manière continue en faveur de la reconnaissance du statut privilégié et bientôt hégémonique de la langue française. C’est la période qui va de 1969 à 1977, au cours de laquelle on observe, à travers les diverses tentatives de projets de loi et de lois, une marche lente mais progressive vers un tel statut. Enfin, ce sont les débats qui font suite à l’adoption de la Charte de la langue française ; l’époque est marquée par une sorte de mouvement en dents de scie, fait de réalisations et de pas en arrière, d’avancées et de reculs. C’est la période qui s’étend de l’adoption du projet de loi 101 jusqu’à nos jours.
La gestation de la crise : 1960-1968
10La Révolution tranquille doit évidemment être d’abord évoquée comme contexte général de l’évolution que nous allons maintenant décrire. Elle fut en effet accompagnée et aussi suscitée par une transformation du nationalisme canadien-français en un nationalisme québécois, un vif sentiment de confiance dans un nouveau Québec, modernisé et mis à la page, et le recours massif à l’État québécois comme moteur du changement tout à la fois dans les domaines culturel, social et économique. Mais ce que les principaux analystes de cette période n’ont pas assez vu, c’est que le grand débat linguistique fut amorcé et lancé par des groupes qui ne partageaient pas nécessairement l’enthousiasme de la Révolution tranquille, qui se marginalisaient même dans cette Révolution. C’était le cas, notamment, de l’Alliance Laurentienne, du RIN, de l’Action socialiste pour l’indépendance du Québec (ASIQ), de la revue Parti pris, qui se déclarait « socialiste, indépendantiste et laïque », et du Front de libération du Québec (FLQ).
11Un nouvel enjeu apparaît dès le début des années soixante : l’anglicisation des immigrants. L’enjeu du visage français du Québec demeure toujours présent. Mais celui de l’anglicisation au moment où déferle une vague d’immigrants, prend le devant de la scène parce qu’il paraît tout à coup bien plus inquiétant pour l’avenir. Ce n’est plus le seul statut de la francophonie qui est en jeu, c’est son existence même. Le défi de la survivance se modifie : il ne s’agit plus de se protéger contre les Anglais, mais d’intégrer les nouveaux arrivants. Cette question va progressivement devenir le grand thème du débat linguistique.
12L’anglicisation des immigrants commençait déjà dans leur pays d’origine et se poursuivait dès leur arrivée en terre canadienne, par la manière dont les services du gouvernement fédéral leur présentaient la situation linguistique du Canada, c’est-à-dire comme un pays où la langue qu’il fallait apprendre, c’était l’anglais. Mais au Québec, le principal canal d’anglicisation des immigrants était l’école publique, primaire et secondaire. À cause du jeu de divers facteurs, au cours d’une évolution historique de près d’un siècle, les écoles françaises s’étaient elles-mêmes fermées aux enfants des immigrants, alors que les écoles anglaises, protestantes et catholiques, les accueillaient à bras ouverts. C’est évidemment surtout à Montréal que ce phénomène se manifestait avec le plus d’ampleur. Le Protestant School Board of Greater Montreal, qui accueillait tous les enfants immigrants non catholiques, était unilingue anglais du haut en bas. Quant à la Commission des écoles catholiques de Montréal, elle gérait un double réseau d’écoles françaises et d’écoles anglaises ; les administrateurs de ces dernières jouissaient à l’intérieur de la CECM d’une très large autonomie et ils en étaient venus à considérer comme partie de leur vocation naturelle d’accueillir dans leurs écoles la presque totalité des enfants immigrants catholiques.
13Cet état de choses commença à préoccuper quelques administrateurs francophones de la CECM à la fin des années quarante et au cours des années cinquante. Diverses initiatives furent prises pour tenter de modifier la situation et d’amener plus d’immigrants dans les écoles françaises : création à la CECM d’un Comité de néo-Canadiens, projets de création d’un troisième secteur d’écoles trilingues offrant un enseignement en français, en anglais et dans la langue du pays d’origine. Par ailleurs, un sous-comité du Comité catholique du Conseil de l’instruction publique entreprit une analyse quantitative de l’anglicisation par les écoles publiques ; il en tira des conclusions alarmantes et fit lui aussi la recommandation de créer des écoles ethniques trilingues. Ce rapport ne fut pas publié et l’opinion publique demeura dans l’ignorance du problème.
14On n’a jamais mis en lumière le fait que c’est à l’occasion des audiences de la Commission Parent, en 1962 et 1963, que le problème fut présenté et débattu publiquement pour la première fois devant une instance officielle de l’État. Quelques mémoires alertaient les commissaires et l’opinion publique et proposaient diverses solutions, notamment celle d’imposer l’école française à tous les enfants d’immigrants. Ces mémoires provenaient évidemment des groupes marginaux évoqués plus haut, ou s’en inspiraient. On n’a pas non plus souligné que le rapport Parent fut le premier document officiel à soulever publiquement le problème. Dans son volume 4 (p. 113-114), rendu public en 1966, la Commission consacrait quatre chapitres à la « diversité religieuse et culturelle », dont une section sur les groupes ethniques minoritaires dans le système scolaire. Un tableau y montre qu’à la CECM en 1962-1963, les « écoles anglaises » ne l’étaient plus que de nom car, constatent les commissaires, « il y a aujourd’hui dans les écoles catholiques de langue anglaise à Montréal beaucoup plus d’enfants de diverses origines ethniques que d’enfants d’origine britannique ». On sent cependant qu’au-delà de ce constat, la Commission hésite à proposer une solution et ne s’avance sur ce terrain qu’avec réserve. Elle considère en effet que l’intégration des « nouveaux Canadiens » est « loin d’être simple » et qu’« une bonne partie des questions qui s’y rattachent dépassent le mandat explicite de notre commission ». Il y a cependant, ajoute-t-elle, des « aspects proprement scolaires du problème qui ne peuvent être passés sous silence ». Mais, elle en vient à la conclusion qu’il faut « agir par la persuasion et non par la coercition ». Ce qui amène la Commission à recommander de ne recourir qu’à des moyens incitatifs (p. 116-120).
15Cette section du rapport Parent passa inaperçue. Les commissaires avaient voulu attirer l’attention sur l’anglicisation. Mais comme ils se contentaient de n’émettre eux-mêmes que des vœux pieux, l’effet escompté ne se produisit pas.
16Ce sont en réalité les milieux séparatistes et nationalistes qui ont le plus contribué à dénoncer le bilinguisme régnant au Québec et l’intégration des allophones à la communauté anglophone. Le RIN notamment, par la voix de ses leaders, prit nettement position en faveur d’un Québec indépendant qui serait unilingue français. Dans la suite de cette logique, le RIN en vint à réclamer l’abolition du réseau d’écoles publiques en langue anglaise. L’inquiétude devant les reculs du français au Québec s’exprimait ainsi de plus en plus publiquement. Elle n’avait cependant pas encore gagné une part importante de l’opinion publique ; elle demeurait le fait d’une minorité. Mais celle-ci gagnait sans cesse en nombre, son auditoire allait en s’élargissant, surtout au sein de la jeunesse et dans les milieux de la jeune bourgeoisie francophone.
17La crise se préparait. Elle couvait dans une banlieue montréalaise, Saint-Léonard, située à la limite nord-est de Montréal. Sous les apparences d’une gentille ville-dortoir, Saint-Léonard connaissait une évolution rapide qui en faisait un microcosme de la région métropolitaine et mettait en place tous les éléments favorables à l’éclatement du conflit. Jusqu’aux années cinquante, Saint-Léonard ne comptait que quelque 1000 résidents, à peu près tous francophones ; tout se transforma par la construction du boulevard Métropolitain, qui la rendit aisément accessible à de jeunes foyers de classe moyenne en quête d’une banlieue rapprochée. En peu de temps, la population de Saint-Léonard dépassa les 50 000 habitants. De ces nouveaux venus, une forte proportion était composée de familles d’origine italienne, mais aussi, en moindre nombre, d’anglophones et d’allophones. Dans les années soixante, les francophones ne représentaient plus que 60 % des résidents.
18Prenant acte de cette évolution, la Commission scolaire de Saint-Léonard crut opportun de s’inspirer d’idées venant de la CECM et d’ouvrir en 1963 des écoles et des classes primaires bilingues, pour les allophones principalement. Dans l’esprit des commissaires, semble-t-il, celles-ci devaient rester marginales. En réalité, elles devinrent vite le choix de la majorité des allophones, particulièrement des Italiens. Il devint bientôt évident que les enfants qui fréquentaient ces classes et écoles bilingues optaient majoritairement pour l’école secondaire anglaise. L’instruction bilingue n’avait d’aucune manière endigué le mouvement d’anglicisation des allophones.
19Répondant à l’opposition croissante des francophones à ces classes et écoles bilingues, la Commission scolaire, à sa réunion de novembre 1967, prit une décision qui allait déclencher la crise et entraîner des conséquences à long terme que les commissaires n’avaient sans doute pas prévues. Il fut décidé de fermer progressivement les écoles bilingues. Les enfants qui y étaient déjà inscrits allaient pouvoir terminer leurs études. Mais à partir de septembre 1968, tous les nouveaux venus seraient inscrits dans les écoles françaises. Cette décision devint vite l’enjeu autour duquel se polarisèrent francophones et anglophones. « L’affaire Saint-Léonard » évolua en s’envenimant depuis l’automne 1967 jusqu’à l’automne 1968, à travers toute une série d’événements : diverses décisions des commissaires, luttes des mouvements créés pour la défense soit de l’école française, soit de l’école bilingue, élection remportée par les francophones, manifestations de rue, violence même (Egretaud, 1970 ; Levine, 1990, p. 68-73). De locale d’abord, l’affaire prit bientôt des proportions provinciales. Avec « l’affaire Saint-Léonard », l’anglicisation des allophones par l’école était apparue au grand jour, comme une situation humiliante et blessante pour les francophones. Par ailleurs, elle posait le problème de la « liberté de choix » de l’école. Était-ce là un droit sacré, que des radicaux foulaient aux pieds, ou était-ce une liberté qui ne peut s’exercer qu’à l’intérieur de limites raisonnables ? Les anglophones et les allophones furent généralement unanimes pour défendre la liberté de choix, comme un droit acquis au Québec depuis toujours. La communauté francophone fut divisée entre ceux qui considéraient ce droit comme inaliénable et ceux qui y voyaient un privilège que la nouvelle situation de l’immigration amenait à remettre en question.
20La crise de Saint-Léonard eut un effet de miroir : elle reflétait l’image d’une langue française qui était entièrement démunie de tout pouvoir d’attraction auprès des nouveaux venus. Et il en était ainsi parce que l’anglais était la langue de l’économie, la langue du travail et celle des affaires, bref la langue que des immigrants désiraient apprendre et surtout faire apprendre à leurs enfants. Pour atteindre un niveau de vie dont ils avaient rêvé en venant au Canada, les immigrants avaient perçu qu’ils devaient devenir anglophones et s’intégrer à la majorité canadienne de langue anglaise. Ils n’étaient pas venus au Canada pour s’identifier à une minorité moins fortunée et moins scolarisée que la majorité. En 1961, le revenu moyen du travail des salariés masculins canadiens-français du Québec venait loin derrière celui des salariés canadiens-anglais et celui des minorités ethniques. Seuls les Indiens et les Italiens avaient un revenu moyen du travail inférieur à celui des Canadiens français (Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, 1969, livre 3A, p. 23). Cette situation allait de pair avec un faible niveau d’instruction chez la population active de sexe masculin : « Chez les Canadiens d’origine française, 54 % n’ont pas dépassé le degré élémentaire, contre 31 % chez ceux d’origine britannique. La moyenne canadienne était de 42 % », écrivait la Commission (1969, livre 3A, p. 26)1 Les espoirs de la Révolution tranquille ne pouvaient donc se réaliser que si un important virage était pris pour hausser le niveau d’instruction des francophones et franciser la structure et la vie économiques du Québec. Seul l’État pouvait agir dans ce sens.
21En même temps, la crise de Saint-Léonard fit aussi prendre conscience que le Québec n’avait pas de législation linguistique, pas plus pour l’enseignement public que pour le reste. En l’absence de législation, la décision des commissaires de Saint-Léonard ne pouvait être contestée devant les tribunaux. Et à l’époque, il n’y avait pas encore de Charte des droits et libertés. De part et d’autre, on réclama que le vide juridique fût comblé. Mais on ne s’entendait évidemment pas sur le sens de l’action législative souhaitée. Les uns demandaient une loi protégeant et garantissant la liberté du choix de l’école ; d’autres priaient le législateur d’imposer l’école française à tous les enfants d’immigrants ; d’autres enfin réclamaient une législation qui déclarerait le Québec unilingue français. Le gouvernement devait donc agir : mais dans quel sens ?
22Une autre période s’ouvre : c’est celle des tensions vécues autour des interventions législatives.
La législation linguistique de 1969 à 1977
23L’Union nationale était au pouvoir à Québec. Mais elle venait de perdre son chef : Daniel Johnson était mort subitement au début de l’automne. Le ministre de l’Éducation, Jean-Jacques Bertrand, lui succéda. La crise de Saint-Léonard allait être pour lui une bien difficile entrée en scène.
24À la fin de l’automne 1968, « l’affaire Saint-Léonard » avait mis le gouvernement Bertrand au pied du mur : il devait sortir de l’inaction. Il prit deux mesures : la création de la Commission d’enquête sur la situation de la langue française et sur les droits linguistiques au Québec (Commission Gendron), qui illustrait que le gouvernement avait besoin de prendre du recul et aussi peut-être de faire diversion à la crise de Saint-Léonard ; la seconde mesure, ce fut la présentation d’un projet de loi, le projet 85. D’une manière bien typique de ce qu’on allait désormais voir à la législature du Québec, ce projet de loi fut le premier d’une série où le Gouvernement du Québec chercha à sauvegarder la liberté de choix pour satisfaire les anglophones et les allophones, tout en enveloppant cette mesure d’une rhétorique dont on espérait qu’elle allait rassurer l’opinion publique francophone et désamorcer l’action des nationalistes et séparatistes.
25Le projet de loi 85 fut le premier projet de loi à proposer de reconnaître juridiquement le droit à l’école anglaise pour tout enfant, quelles que soient sa langue et ses origines. Du même coup, le projet de loi accordait au français le statut de langue prioritaire, en prenant soin de laisser dans l’ombre ce que cela signifiait. Et il imposait à tous les élèves d’avoir une connaissance d’usage du français, au terme de leurs études secondaires. Le projet de loi ne réussit qu’à polariser davantage l’opinion publique québécoise. La commission parlementaire préparatoire à l’adoption du projet de loi eut surtout comme effet de donner la parole aux groupes nationalistes, qui le dénoncèrent violemment. Le coup de grâce lui fut donné par le Conseil supérieur de l’éducation qui, dans son avis au ministre de l’Education, recommanda de le retirer et d’entreprendre une étude exhaustive du problème. Devant cette opposition, le gouvernement Bertrand se résolut à retirer le projet de loi.
26La crise n’était pas résolue pour autant. Elle acquit même une nouvelle ampleur avec le mouvement d’opinion qui s’en prenait à l’Université McGill, symbole de l’establishment anglais, et réclamait un « McGill français ». Le gouvernement Bertrand subit alors de très fortes pressions de la part des anglophones pour revenir à la charge avec un nouveau projet de loi linguistique. L’idée germa alors de présenter deux projets de loi jumeaux : l’un allait reprendre l’essentiel du défunt projet de loi 85, dans l’intention de rassurer l’opinion anglophone ; l’autre, proposé par le ministre de l’Éducation, Jean-Guy Cardinal, s’inspirait de la recommandation du rapport Parent de remplacer les commissions scolaires confessionnelles par des commissions scolaires unifiées. On croyait ainsi satisfaire assez l’opinion publique francophone pour étouffer l’opposition à l’autre projet de loi que l’on appréhendait. Le premier apparut sous le nom de projet de loi 63 ; le second fut le projet de loi 62. En réalité, c’est au premier que tenaient monsieur Bertrand et probablement la majorité des ministres de son cabinet. Pour ne pas offrir une autre plateforme aux nationalistes, le gouvernement ne convoqua pas de commission parlementaire. Mais il dut faire face à l’obstruction systématique de quelques députés dissidents à l’Assemblée nationale et à des manifestations de masse à Montréal et devant le Parlement à Québec. C’est dans un climat survolté que le projet de loi 63 fut finalement adopté en novembre 1969.
27La Loi pour promouvoir la langue française au Québec a été souvent dénoncée et jugée très sévèrement par les francophones. Ainsi, dès 1970, l’Association québécoise des professeurs de français publiait un Livre noir, De l’impossibilité (presque totale) d’enseigner le français au Québec. Dans ce « manifeste », elle dénonçait le triste état de l’enseignement du français au Québec, réclamait « que le Gouvernement du Québec proclame le français seule langue officielle sur son territoire » et proposait de « faire du jour où fut votée la « Loi 63 » la journée nationale du Québec français et que, ce jour-là, les Québécois soient invités à porter le deuil tant que ne sera pas abrogée cette loi infâme » (AQPF, 1970). Plus récemment, résumant bien d’autres dénonciations, Plourde écrivait (1988, p. 11-12) :
La Loi 63, chef-d’œuvre d’ambivalence, trompeusement intitulée « Loi pour promouvoir la langue française au Québec » [...] reconnaît officiellement, pour la première fois dans un texte juridique, le statut particulier de la langue anglaise et les privilèges des anglophones du Québec. Bref, au lieu de « promouvoir » la langue française et le caractère français du Québec, comme elle prétend le faire, elle consacre le statu quo et favorise le glissement du Québec vers l’anglicisation.
28Les anglophones et les allophones appuyaient le projet de loi 63, mais dénonçaient le projet de loi 62, qui leur apparaissait comme une menace à l’autonomie administrative, financière et pédagogique dont avait toujours joui le secteur des écoles protestantes. Jean-Guy Cardinal entreprit une tournée du Québec pour faire connaître le projet de loi 62 et gagner l’appui des francophones. Mais ceux-ci étaient traumatisés par l’adoption du projet de loi 63 et n’étaient pas d’humeur à s’intéresser au projet de loi 62. La campagne du ministre ne fit pas courir les foules. Et elle fut brutalement interrompue par l’annonce d’une élection provinciale pour avril 1970 : le projet de loi 62 avait vécu et parut voué à l’oubli.
29Entre le projet de loi 85 et la Loi pour promouvoir la langue française au Québec, on observe une importante différence, non pas vraiment de contenu, mais cependant une différence de stratégie, car en réalité les deux se ressemblent beaucoup. À la seule rhétorique qui enveloppait le projet de loi 85, qu’il reprit dans le projet de loi 63, le gouvernement ajouta le projet jumeau 62. C’était par là faire — du moins dans l’esprit du gouvernement — une importante concession aux éléments nationalistes. La démarche qui ira du projet de loi 85 à la Charte de la langue française est engagée : les pressions nationalistes d’une part, et l’évolution de l’attitude d’une proportion croissante des Québécois francophones en faveur du français d’autre part, entraîneront les gouvernements du Québec, un pas après l’autre, d’un projet de loi à l’autre, vers l’unilinguisme français.
30On n’en est pas encore là cependant. En avril 1970, le gouvernement libéral est élu, dirigé par son jeune chef Robert Bourassa. De manière inattendue, le projet de loi 62 allait renaître. Dans l’équipe ministérielle, Guy Saint-Pierre fut nommé ministre de l’Éducation. Probablement pour des raisons plus administratives que politiques, pour mettre de l’ordre dans la gestion scolaire plus que pour apaiser l’opposition à la « Loi 63 », il reprit l’essentiel du projet de loi 62 dans le projet de loi 28. Celui-ci subit la même vive opposition des leaders de la communauté anglophone, sans se gagner un appui suffisant du côté francophone, qui ne se remettait pas facilement du trauma de la « Loi 63 ». Cela autorisa le Premier ministre à retirer le projet de loi. Les recommandations de la Commission Parent pour restructurer les commissions scolaires sur une base unifiée ne devaient plus refaire surface.
31Mais le gouvernement Bourassa ne devait pas s’en tirer si facilement. Il allait lui aussi connaître son histoire linguistique. Trois facteurs ont amené le gouvernement Bourassa à préparer une loi linguistique. Tout d’abord, la Commission Gendron, créée en 1968 par le gouvernement Bertrand, remit son rapport au début de 1973. L’aspect le plus positif et le plus novateur du rapport Gendron portait sur la francisation du milieu de travail. Quant aux problèmes scolaires, le rapport paraissait entériner la Loi pour promouvoir la langue française au Québec, mais avec hésitation, en recommandant qu’on lui accorde une période d’essai de trois à cinq ans. Cela aurait pu rassurer le gouvernement Bourassa. Mais il devait bientôt constater qu’au lieu de calmer les esprits et d’offrir un nouveau terrain de réflexion, le rapport Gendron n’avait d’autre effet que de gonfler encore davantage la colère des nationalistes contre cette loi.
32En second lieu, à la faveur de la « Loi 63 », les écoles primaires anglaises connaissaient une expansion rapide, alors qu’on assistait à une baisse notable des inscriptions dans les écoles françaises de l’île de Montréal. Les pires appréhensions touchant l’anglicisation des allophones, et par conséquent la minorisation et le déclin de la présence française au Québec même, s’avéraient de plus en plus justes et réalistes. Les effets de la loi, prédits par tous les nationalistes, n’avaient pas tardé à se manifester. On ne parlait même plus d’écoles et de classes bilingues : profitant de la liberté de choix, les allophones s’étaient engouffrés dans les écoles anglaises, catholiques et protestantes.
33Enfin, le mécontentement à l’endroit de la législation linguistique s’exprimait avec force, non seulement par la voix des nationalistes, mais aussi par celle des syndicats et, même, des autorités de la CECM (Taddeo et Taras, p. 106). La population aussi grondait. En effet, à l’élection de 1973, même s’il n’avait fait élire que 8 députés sur 110, le Parti québécois avait augmenté considérablement son appui électoral, en capitalisant précisément sur cette insatisfaction et en projetant l’image d’une formation politique qui savait où elle allait en matière linguistique. Craignant une nouvelle vague nationaliste, qui lui rappelait la crise d’Octobre 1970, dont il s’était bien difficilement remis, le gouvernement Bourassa sentait qu’il lui fallait donner le change au Parti québécois.
34Prenant appui sur sa victoire électorale de 1973, le gouvernement Bourassa jugea le moment venu de présenter une loi linguistique qui, espérait-il, mettrait fin aux tensions et ramènerait la paix. Le projet de loi 22, intitulé « Loi de la langue officielle », fut déposé en mai 1974. Le gouvernement Bourassa comptait ainsi tirer le tapis sous les pieds du Parti québécois (PQ), corriger les faiblesses de la « Loi 63 » et ne pas trop heurter l’opinion publique anglophone et allophone. De fait, la Loi de la langue officielle marquait une grande distance avec la « Loi 63 » : un autre pas en avant était fait dans la marche vers un statut privilégié du français. C’était un grand pas, à vrai dire. En effet, la nouvelle loi innovait principalement sur trois points. Tout d’abord, le premier article de la loi faisait du français « la langue officielle du Québec ». En second lieu, la loi prévoyait des procédures et des mécanismes de francisation des entreprises, notamment en proposant des programmes de francisation, et confiait à la Régie de la langue française le soin de les négocier avec les entreprises. Enfin, elle mettait un terme au long régime du libre choix de l’école. Désormais, seuls les enfants faisant preuve d’une connaissance suffisante de la langue anglaise avaient accès à l’école anglaise. Les commissions scolaires étaient investies de la responsabilité de s’assurer que les enfants possédaient cette connaissance avant de les admettre à l’école anglaise, et le ministre de l’Education était autorisé à élaborer des tests destinés à éclairer, confirmer ou renverser les décisions des commissions scolaires.
35Mais ces trois nouveaux éléments législatifs étaient contrebalancés par toute une série d’autres mesures. Comme le souligne bien Levine (1990, p. 99) :
[...] la Loi 22 n’était absolument pas une politique de l’unilinguisme français : bien qu’elle comportait une forme de priorité du français dans maints domaines, les droits de la langue anglaise étaient explicitement protégés par la loi et les anglophones retenaient le contrôle de leurs institutions sociales.
36Plourde (1988, p. 18) le dit aussi, dans des termes plus vigoureux :
Au-delà des déclarations symboliques, on constate clairement, à la lecture des articles qui suivent [le préambule], que le législateur consacre plutôt, dans la plupart des secteurs, non pas la « prééminence » de la langue française, mais la possibilité d’un bilinguisme de facto capable d’occulter le caractère officiel ou prioritaire du français.
37En ce qui concerne la langue du travail, la loi ne proposait que des mesures incitatives et, pour le reste, elle prévoyait toute une série d’échappatoires. En réalité, cette loi était toute chargée des contradictions et des tensions que vivait le Québec. Elle voulait résoudre la quadrature du cercle, c’est-à-dire satisfaire à la fois anglophones et francophones en donnant aux uns et aux autres ce qu’ils pouvaient espérer.
38En essayant de donner des assurances aux anglophones et des gains aux francophones, le gouvernement Bourassa ne se rendait pas compte qu’il choquait les anglophones et les allophones par ce qu’il accordait aux francophones et qu’il provoquait la colère des francophones par la faiblesse des mesures mises en place et par le maintien du bilinguisme. Au lieu de se réjouir de ce qu’on leur accordait, anglophones, allophones et francophones allaient tous s’irriter pour ce qu’ils disaient avoir perdu.
39Un des acteurs anglophones de l’époque, qui était alors ministre dans le cabinet Bourassa, William Tetley, a écrit (1991) :
Dans les années 60, les anglophones du Québec adhéraient à la « révolution tranquille » dirigée par Jean Lesage, même au point d’appuyer l’étatisation de l’électricité lors de la campagne électorale de 1962. Malheureusement, ils n’ont pas accepté avec la même ouverture d’esprit les réformes linguistiques et culturelles de cette époque ; le plus souvent ils n’en comprenaient même pas le sens... La Loi 22, même si elle autorisait le bilinguisme dans les raisons sociales, les contrats de consommation et bien d’autres domaines de la vie publique, fut néanmoins opposée par la requête de quelque 600 000 signataires, chacun d’entre eux ayant payé 50 cents pour envoyer un télégramme à Québec et à Ottawa. Au Québec, la Loi 22 accordait une plus grande liberté de choix à l’égard de la langue d’instruction que toute autre loi en vigueur à la même époque au Canada, une liberté même plus grande que celle consentie par la Charte canadienne des droits et libertés adoptée sous Pierre-Elliott Trudeau en 1982. La Loi 22 consacrait pour la première fois le droit à l’instruction en anglais, plutôt qu’à l’enseignement protestant ; pourtant, les anglophones du Québec s’y opposaient.
40Telle est la lecture que faisait encore récemment un anglophone québécois de cette loi et de cette époque. De son côté, Plourde résume bien le point de vue de la majorité des francophones (1988, p. 19) :
Les auteurs de la Loi 22 n’avaient pas compris ou voulu comprendre qu’il était impossible de satisfaire à la fois les anglophones et les francophones... La Loi 22 se situe en pleine ambivalence entre le passé et l’avenir, entre la Loi 63 et la Loi 101, entre les anglophones et les francophones. Elle se situe au seuil d’un projet de société, comme un espoir qui n’a pas été rempli.
41Quant aux allophones, ce sont les tests linguistiques qui les ont irrités et qui ont provoqué leur opposition, à telle enseigne que durant la campagne électorale de l’automne 1976, René Lévesque fut amené à promettre d’éliminer ces tests et d’amender la loi en ce sens. Ni Lévesque ni le PQ ne savaient cependant par quoi remplacer les tests et quels amendements précis ils apporteraient à la loi. Mais cet engagement fut pris au moment où le PQ ne s’attendait absolument pas à la surprise qui l’attendait : la victoire à l’élection du 15 novembre 1976.
42Dès après l’élection, ce fut une des premières « promesses électorales » que le gouvernement Lévesque voulut remplir, sans doute pour rassurer les allophones — à qui René Lévesque était sensible — et aussi comme symbole de l’esprit souverainiste qui animait le nouveau gouvernement. Le Conseil des ministres chargea Camille Laurin, ministre d’Etat au développement culturel, de revoir la législation linguistique. L’idée de Lévesque et de son cabinet était apparemment de modifier la Loi de la langue officielle plutôt que de la remplacer. Mais il devint vite évident qu’il était impossible de couler dans cette loi, d’ailleurs depuis longtemps décriée par le PQ, l’esprit et les aspirations des nationalistes. C’est ainsi qu’une nouvelle loi allait surgir, d’abord présentée avec tout le symbolisme que cela comportait comme la « Loi 1 », puis, après modification, comme la « Loi 101 » ou Charte de la langue française.
43À la différence de toutes celles qui ont précédé, cette loi se voulait dégagée de toute incohérence et de toute contradiction ; cette fois-ci, ses auteurs voulaient assurer la concordance entre la rhétorique et les mesures législatives. À la condition de les traiter avec équité, le PQ n’avait par ailleurs aucune concession à faire aux anglophones, qui n’en attendaient guère de lui. Son appui populaire venait à peu près exclusivement des francophones et des nationalistes : le PQ pouvait éviter toutes les ambiguités et les ambivalences des régimes précédents et élaborer la législation d’un Québec unilingue français.
44En bref, la Charte apportait les changements suivants. Elle faisait de l’État québécois un Etat français au point d’instituer le français seule langue de la législation et de la justice : les lois et les arrêts des tribunaux n’allaient plus être qu’en français. En second lieu, reprenant l’idée des programmes de francisation de la Loi de la langue officielle, la Charte les rendait obligatoires et prévoyait des échéances et des sanctions : l’incitation n’avait guère convaincu le monde des affaires et les entreprises à se franciser sérieusement ; aussi, la loi se fit coercitive. En troisième lieu, le droit de fréquenter l’école anglaise n’était plus déterminé par les tests linguistiques, mais était réservé aux enfants dont le père ou la mère a reçu en anglais la majeure partie de l’enseignement primaire au Québec. Elle imposait, en quatrième lieu, l’affichage unilingue français aux entreprises industrielles, commerciales et d’affaires. Enfin, elle établissait nettement la langue française comme langue de l’administration publique. Au surplus, d’une manière peut-être rhétorique, mais qui en explicite l’esprit et l’inspiration, la loi définissait des « droits linguistiques fondamentaux » : droit aux communications en français dans tous les services publics et parapublics, droit des consommateurs d’être informés et servis en français dans les services et les commerces, droit de travailler en français, droit à l’enseignement en français.
45Les communautés anglophone et allophone ne purent accepter de vivre sous l’empire de cette loi qu’avec l’espoir d’un prochain retour au pouvoir du Parti libéral. De son côté, une grande partie de la communauté francophone accueillit la loi avec chaleur et a développé à son endroit un attachement profond : la Charte de la langue française est demeurée un symbole, comme l’attestent les très nombreux graffiti dont elle est le thème favori (Demers, Lambert et McMurray, 1989). Au-delà de la langue, elle a pris figure d’emblème du Québec nouveau, de ses aspirations politiques et culturelles.
46C’est ainsi qu’on arrive au terme de la marche législative qui est allée du projet de loi 85 du gouvernement Bertrand en 1968 à la Charte de 1977. De la reconnaissance officielle du bilinguisme en 1968 et du principe de la liberté du choix de l’école, on est passé par étapes difficiles, tumultueuses, à une loi qui rejette le bilinguisme au profit de l’unilinguisme et qui adopte le principe de la priorité de l’école française.
47L’action législative de 1968 à 1977 suit un tracé bien net, que l’on peut observer a posteriori : la législation est allée, par bonds en arrière et pas en avant, avec tâtonnements et hésitations, vers la reconnaissance de l’unilinguisme français du Québec, se rapprochant toujours davantage des aspirations et des attentes des nationalistes québécois. Elle est partie de très loin, avec la première tentative du gouvernement Bertrand en 1968 ; elle est même partie d’une position diamétralement opposée aux demandes des nationalistes. Puis, on a vu le législateur offrir une concession, et encore une autre — apparente ou réelle —, toujours dans l’espoir d’apaiser les mouvements nationalistes en cherchant à satisfaire au moins une partie de leurs demandes. Du même coup, la législation s’éloignait toujours un peu plus de ce que les anglophones et les allophones considéraient soit comme des droits acquis, soit comme des droits fondamentaux. Ce tracé vaut pour les interventions tout autant du gouvernement de l’Union nationale que du gouvernement libéral, jusqu’à celle du Parti québécois, qui vient en quelque sorte y mettre fin, avant que ne s’esquisse une nouvelle démarche, celle des concessions et des compromis.
Les débats subséquents à la Charte : corrections, adoucissements et évaluations
48La Charte de la langue française a marqué le terme de l’évolution législative que nous avons décrite dans les pages précédentes. Elle était allée aussi loin qu’il était possible dans l’affirmation de l’unilinguisme français du Québec et dans les mesures qu’on pouvait prendre pour franciser le milieu de travail, les nouveaux arrivants, l’administration publique, l’affichage, les services publics et parapublics. Dans les années qui vont suivre, les changements se produiront tous autour de cette loi, surtout pour « l’adoucir », pour en éliminer ce que certains appelaient des « irritants ». De 1968 à 1977, ce sont les contestataires du bilinguisme qui se firent le plus entendre et qui finirent par obtenir gain de cause avec la Charte. Après l’adoption de celle-ci, ce sont les contestataires de l’unilinguisme français qui entreprirent de se faire entendre et qui obtinrent un certain nombre de changements en leur faveur.
49Plourde a divisé la période qui a suivi la Charte en trois « temps » : ce qu’il a d’abord appelé « la grande fidélité (1977-1982) », identifiée à la direction du ministre Camille Laurin ; puis « le compromis (1982-1985) » et, finalement, « les tergiversations (1985-1987) » (Plourde, 1988). De son côté, Levine parle aussi « des conflits et des compromis de la politique linguistique (1979-1985) » de cette même période (Levine, 1990). Il n’y a pas lieu de reprendre ici dans le détail tous les événements que relatent ces chercheurs ; ils l’ont fait avec beaucoup de soin.
50Qu’il suffise de rappeler très brièvement que la contestation de la Charte a suivi deux voies : celle du législateur et celle des tribunaux. En ce qui a trait aux tribunaux, leurs interventions ont porté sur trois dimensions de la loi. La première à être contestée fut le Chapitre III qui faisait du français la langue unique des tribunaux et de la législation. C’était la partie de la loi qui allait le plus loin, qui était la plus osée, car il était assez évident qu’elle allait à l’encontre de la Constitution de 1867. Il est probable qu’en introduisant ce Chapitre III dans la loi, le gouvernement péquiste a voulu donner l’occasion aux contestataires de faire la preuve qu’à l’intérieur de la Constitution canadienne, le Québec n’est pas libre de faire ce qu’il veut en matière linguistique.
51La deuxième dimension fut la fameuse « clause Québec » qui limitait le droit à l’école anglaise aux enfants dont les parents avaient fait au Québec leurs études primaires en anglais. Cela excluait tous les enfants dont les parents avaient fait leurs études primaires dans les autres provinces canadiennes. Par ailleurs, le Gouvernement du Québec avait offert « des ententes de réciprocité » aux autres provinces, selon lesquelles les gouvernements de ces autres provinces auraient accepté, en échange d’un élargissement de la clause Québec, que les enfants de parents vivant maintenant dans leur province et ayant fait leurs études primaires en français au Québec aient le droit à un enseignement en français. Mais c’était trop attendre de la plupart des gouvernements provinciaux du Canada, qui se scandalisaient d’autant plus fort de la clause Québec qu’ils n’avaient eux-mêmes que bien peu à offrir d’enseignement en français à leurs propres francophones. La « clause Québec » fut jugée inconstitutionnelle et le Gouvernement du Québec la remplaça par la « clause Canada ».
52Enfin, l’affichage unilingue imposé par la loi aux commerces a fait l’objet d’un long débat, pour être finalement déclaré par la Cour suprême contraire à la liberté d’expression garantie par la Charte canadienne des droits et libertés. Cette fois, cependant, le Gouvernement du Québec ne put se plier entièrement au jugement de la Cour suprême. Cette question soulevait à nouveau toute la dimension du « visage français du Québec », dont on se souvient qu’elle a sonné le réveil de la nouvelle conscience linguistique des années cinquante. Devant la colère que ce jugement de la Cour suprême, longtemps attendu et retardé, a provoquée chez les francophones, le gouvernement Bourassa a cherché une fois de plus une voie moyenne, avec la « Loi 178 » qui impose l’affichage unilingue à l’extérieur et autorise l’affichage bilingue ou multilingue à l’intérieur des établissements commerciaux.
53Pour ce qui est de la législation, elle a déjà commencé à modifier la Charte sous le gouvernement péquiste qui l’avait édictée. La première modification fut celle qui, pour obtempérer au jugement de la Cour suprême, éliminait le Chapitre III et faisait sanctionner la version anglaise des lois qui n’avaient été sanctionnées qu’en français. La seconde loi du gouvernement péquiste avait pour but d’éliminer ce que certains, même au sein du PQ, considéraient comme des « irritants » inutiles. Ce fut là la tâche du ministre Gérald Godin, qui succéda à Camille Laurin au poste de ministre responsable de l’application de la Charte. Au terme d’une commission parlementaire, à l’automne 1983, qui portait sur l’application de la loi, le gouvernement Lévesque fit voter le projet de loi 57, qui apportait un certain nombre d’adoucissements à la loi originale, d’« accommodements en faveur de l’anglais ». Bien sûr, ceux-ci, comme on l’a dit, « sauvegardent l’essentiel des objectifs de la Charte de la langue française » (Plourde, 1988, p. 63). C’est le moins que l’on pouvait attendre du gouvernement qui avait lui-même fait promulguer cette Charte six ans plus tôt.
54Le gouvernement libéral élu en 1985 ne pouvait évidemment pas ne pas toucher à la Charte. Il le fit lorsqu’il y fut forcé par un jugement de la Cour suprême : ce fut la « Loi 178 » que nous venons d’évoquer. Et il le fit aussi de sa propre initiative, en deux occasions. La première fut celle de l’adoption du projet de loi 58, qui amnistiait les élèves qui avaient illégalement, avec l’appui des enseignants et sans doute des commissions scolaires, fréquenté des écoles anglaises après l’entrée en vigueur de la Charte. Il s’agissait cependant d’une loi qui portait sur les effets de la Charte, mais pas sur la loi elle-même. Par ailleurs, à l’automne 1986, le gouvernement Bourassa voulut faire passer d’un même coup deux nouveaux projets de loi : les projets 140 et 142. Le projet 140 modifiait les trois organismes chargés de l’application de la Charte ; en particulier, il abolissait la Commission de protection de la langue française. Le second autorisait les anglophones à recevoir des services de santé et des services sociaux dans leur langue. Ces deux projets de loi provoquèrent une vive réaction négative chez les francophones et ravivèrent les sentiments nationalistes. Le gouvernement Bourassa battit en retraite en ne faisant voter que le projet de loi 142.
55Ce que nous venons d’évoquer n’est qu’un survol des principaux événements politiques et judiciaires qui ont suivi l’adoption de la Charte. Mais ce sont là, en quelque sorte, des événements de surface. Que s’est-il passé plus en profondeur ?
56Chez les francophones, la Charte de la langue française, s’ajoutant sans doute à la victoire du PQ en 1976, a créé un double sentiment. La loi est allée si loin, elle a été si complète dans l’affirmation de l’unilinguisme français du Québec, qu’elle a provoqué chez les uns le sentiment d’avoir atteint tout ce qu’on avait espéré, et peut-être même plus, et chez d’autres la gêne d’avoir peut-être dépassé les bornes, le malaise de passer subitement du statut de minoritaire à celui de majoritaire. Habitués depuis longtemps à demander bien plus qu’à obtenir, à subir plutôt qu’à s’imposer, les Québécois francophones eurent du mal à modifier leur mentalité et à assimiler l’idée de l’hégémonie du français. Il est vrai que la transition s’est faite très rapidement : moins de dix ans se sont écoulés entre le projet de loi 85 et la Charte de la langue française. Il en est résulté comme une sorte de paralysie des aspirations nationalistes, au profit du sentiment de gêne d’en avoir peut-être trop gagné. Dans les années qui ont suivi l’adoption de la Charte, l’opinion publique francophone s’est divisée à peu près également en deux pôles : d’un côté, ceux qui continuaient à appuyer cette loi, à s’en réjouir et à s’inquiéter des atteintes et des adoucissements qu’elle subissait ; de l’autre, ceux qui la jugeaient trop sévère, trop radicale, trop dure à l’endroit des anglophones et des allophones et qui acceptaient qu’on la corrige. Souvent ces deux positions divergentes se retrouvaient chez les mêmes personnes, par exemple, chez des enseignants qui faisaient face aux problèmes pédagogiques posés par la francisation et l’intégration d’enfants allophones dans des écoles françaises (Ferland et Rocher, 1987, p. 63-67).
57De son côté, la communauté anglophone, traumatisée par la Charte, a été elle aussi, il faut le souligner, divisée : une certaine fraction des anglophones a jugé que la partie était perdue, qu’ils allaient vivre sous une dictature francophone et qu’il valait mieux quitter le Québec. Un vieux stéréotype anglo-saxon a depuis longtemps assimilé le nationalisme canadien-français au fascisme et à l’antisémitisme. On a alors assisté à une vague d’émigration d’anglophones, qui ont vendu biens et propriétés — souvent à vil prix — pour chercher fortune en Ontario ou ailleurs. En revanche, ceux qui sont restés au Québec ont fait preuve durant toute cette période d’une grande combativité. Le mouvement Alliance Québec a été leur porte-parole : c’est lui qui a été le principal agent des contestations judiciaires de la Charte. Ces Québécois anglophones avaient placé leur espoir dans le retour du Parti libéral. La gifle que celui-ci leur a servie en adoptant le projet de loi 178, à l’encontre du jugement de la Cour suprême sur l’affichage, n’en a été que plus durement ressentie. Leur sentiment d’aliénation à l’endroit du Québec n’a jamais été aussi fort qu’en cette occasion.
58Nulle part au monde les anglophones ne sont traités en minorité. Même là où ils sont minoritaires, ils y vivent et y agissent comme s’ils formaient la majorité. Le Québec est devenu, depuis 1976 avec l’accession du PQ au pouvoir, la seule société où ils doivent accepter un statut minoritaire. On comprend qu’ils ne s’y prêtent pas volontiers, d’autant mieux qu’ils n’ont, nulle part au monde, ni dans leur histoire, de modèle de comportement pour faire face à pareille situation.
59En ce qui concerne les francophones, leur évolution a tout particulièrement fait l’objet d’analyses en termes de classes sociales. Plusieurs sociologues ont identifié le PQ avec la petite bourgeoisie francophone (Bourque et Légaré, 1979 ; Fournier, 1978 ; Coleman, 1980 et 1981). Bourque et Légaré ont souligné, probablement avec raison, que les principaux appuis de la Charte se recrutaient chez ceux qu’ils ont appelés « les travailleurs de la langue » : enseignants, fonctionnaires, journalistes, intellectuels, cadres des mouvements syndicaux et coopératifs, c’est-à-dire ceux qui n’avaient guère de contacts avec le secteur privé, l’industrie, les affaires, le commerce. Cependant, cette analyse d’inspiration marxiste, peut-être valable pour la période où le PQ fut au pouvoir, doit être nuancée pour la période subséquente, où l’on a assisté à un fort courant nationaliste et séparatiste chez les employeurs et chefs d’entreprise francophones.
60Le thème qui a été l’objet des évaluations les plus sérieuses est certes celui de la francophonisation et de la francisation de la structure économique et du milieu de travail. C’était là en effet l’objectif premier de la Charte de la langue française. On s’est souvent demandé dans quelle mesure il a été atteint.
61Les changements accomplis ont été l’objet d’analyses dans plusieurs études (Monnier, 1983 ; Vaillancourt, 1988 ; Dion et Lamy, 1990 ; Béland, 1991 ; Bouchard, 1991 ; Conseil de la langue française, 1991). Il s’en dégage une image relativement positive : l’usage du français s’est répandu dans la structure économique, passant des niveaux inférieurs aux paliers supérieurs dans la hiérarchie des entreprises. Si les francophones ne représentaient en 1959 que 30,5 % des cadres résidant au Québec pour les entreprises inscrites dans le Directory of Directors du Financial Post, ils étaient représentés à 58 % en 1988, ce qui
[...] constitue un changement majeur, même si cette proportion ne correspond pas encore au poids démographique (82,6 %) des francophones dans la population du Québec. Cette francophonisation des postes de cadre devrait accroître l’utilisation du français comme langue de travail car on a observé que le choix de la langue de communication avec le personnel était lié à la langue maternelle du supérieur (Conseil de la langue française, 1991, p. 52).
62Vaillancourt (1988, p. 159), comparant les données du recensement de 1981 à celles de 1971, a noté que si le bilinguisme était toujours avantagé, le français a acquis « la même rentabilité propre sur le marché du travail » que l’anglais. L’écart des revenus de travail entre anglophones et francophones s’est considérablement réduit, au profit surtout des francophones bilingues (Conseil de la langue française, 1991, p. 60).
63En ce qui a trait à la langue de travail, l’usage du français a progressé, malgré des obstacles et des contraintes de diverses natures. Au terme d’une étude sur la question, Béland (1991, p. 131) conclut : « Le français devient une langue plus courante en milieu de travail, puisqu’il est utilisé plus fréquemment par les anglophones et les allophones ». Il reste cependant encore du chemin à faire, comme le note le même chercheur. De son côté, Bouchard, faisant l’analyse des dossiers de certification des entreprises de 100 employés et plus à l’Office de la langue française, met l’accent sur les résistances et les obstacles de certaines entreprises à la francisation. Il ne peut que constater que :
[...] certaines entreprises, celles qui ont le plus d’affinités avec le groupe anglophone, ont résisté et résistent encore de façon plus ou moins ouverte à leur francisation. Au 31 mars 1990, il y avait encore 37 % des entreprises de 100 employés ou plus à certifier. Rappelons que l’échéancier prévu initialement dans la Loi prévoyait que toute l’opération de francisation serait terminée au 31 décembre 1983 (Bouchard, 1991, p. 197).
64Ces dernières considérations annoncent les défis à relever.
Les défis
65Les défis qui se posent maintenant aux Québécois tournent encore autour de cette législation linguistique : ils consistent d’abord à l’appliquer, et aussi à savoir la dépasser. Expliquons-nous.
66L’application de la Charte de la langue française pose des défis qui sont encore à relever dans trois secteurs : l’enseignement, le milieu de travail, le visage français du Québec. En ce qui a trait à l’enseignement, l’intégration des allophones et anglophones dans les écoles françaises s’est réalisée grâce à beaucoup d’efforts de la part d’enseignants, de conseillers pédagogiques, d’orthopédagogues, de cadres et de dirigeants des commissions scolaires de la région de Montréal. Mais que les immigrants soient concentrés presque exclusivement dans la région montréalaise pose de difficiles problèmes à la francisation dans les écoles primaires et secondaires : beaucoup de ces écoles comptent une proportion élevée d’élèves allophones, à telle enseigne qu’il arrive maintenant que les Québécois de « vieille souche » soient minoritaires dans certaines d’entre elles. Il est certain que la francisation des allophones se produit, mais il n’est pas aussi certain qu’ils assimilent la culture québécoise francophone et qu’ils s’intègrent à la communauté francophone du Québec. Les prévisions démographiques pour l’avenir nous rappellent que le défi à relever sera considérable au cours des prochaines années, car l’importance relative des allophones ira croissante :
Il semble évident que la population allophone du Québec va connaître une augmentation de ses effectifs et de son importance relative d’ici 2006. Cette population ayant une plus forte fécondité que celle des francophones et des anglophones, il faudrait une importante réduction des objectifs d’immigration pour ralentir sa croissance. Comme les gouvernements canadien et québécois visent tous deux une augmentation régulière de leurs objectifs respectifs, on peut être assuré, malgré nos hypothèses conservatrices, d’une croissance soutenue de la proportion des allophones. Bien que l’on cherche à attirer des immigrants en dehors de l’île de Montréal [...] il nous paraît évident que la proportion d’allophones qui y résideront en 2006 sera plus élevée qu’au recensement de 1986 (Paillé, 1990, p. 19).
67Devant ces perspectives, le défi que devra relever l’école française, surtout dans la région montréalaise, sera très grand.
68L’intégration de tous les immigrants, jeunes et adultes, se fait aussi, et très largement, dans le milieu de travail. Là aussi, le défi sera à relever. La francisation du milieu de travail est un thème d’actualité depuis plusieurs années. Elle avait été la préoccupation majeure du rapport de la Commission Gendron en 1972. La « Loi 22 » proposait d’y arriver par des mesures incitatives. C’est finalement la Charte de la langue française qui a exprimé la volonté la plus ferme. Nous avons constaté plus haut qu’un changement s’est opéré, mais les gains demeurent toujours fragiles, comme l’ont noté tous les analystes :
Le français progresse sans doute au Québec, mais le processus est loin d’être irréversible. [...] On ne peut contrôler la langue d’une entreprise au même titre que l’on contrôle le paiement de ses impôts, dans la mesure où l’adoption d’une langue exige un engagement qui va bien au-delà du respect d’une norme. La francisation des entreprises au Québec est, et va demeurer, avant tout, un projet politique (Dion et Lamy, 1990, p. 138-139).
69Cette dernière phrase souligne bien le facteur clé, celui de la volonté politique, et, derrière celle-ci, toujours nécessaire, la conscience de l’opinion publique.
70Un problème important demeure : en vertu de la Charte, les entreprises de moins de cinquante employés n’ont pas l’obligation d’obtenir le certificat de francisation. Or, le tiers de la main-d’œuvre québécoise travaille dans de telles entreprises. Et qui plus est, un grand nombre d’immigrants sont embauchés par ces petites entreprises. Lorsque ceux-ci apprennent le français dans les Centres d’orientation et de formation des immigrants (COFI), ils utilisent au travail l’anglais ou la langue de leur pays d’origine. Ils se demandent, à bon droit, pourquoi on leur fait apprendre le français, qu’ils n’utilisent pas au travail. Il y a donc lieu de corriger cette situation contradictoire en modifiant la Charte pour élargir le programme de francisation aux entreprises de moins de cinquante employés.
71Quant aux exigences du visage français du Québec, notamment dans l’affichage, c’est ce qu’ont le plus de difficulté à comprendre les anglophones, non seulement du Québec et du Canada, mais du monde entier. L’aspect symbolique que revêt l’affichage, l’élément témoin qu’il comporte, leur paraît sinon incompréhensible, du moins inacceptable en raison des limites qu’à leurs yeux de telles mesures imposent à la liberté individuelle. Par ailleurs, les francophones y sont sensibles : c’est un thème, nous l’avons vu plus haut, qui remonte aux années cinquante. Et l’on a constaté, au moment du jugement de la Cour suprême de 1988, que cette question ramène les francophones dans la rue. Depuis l’adoption de la Charte, un grand changement s’est produit, notable surtout à Montréal. Mais étant donné l’attitude qui demeure profondément négative chez les anglophones et les allophones à l’endroit de cette partie de la loi, il est certain que le bilinguisme, et même l’unilinguisme anglais, réapparaîtraient rapidement aux portes des commerces si la pleine liberté d’affichage, prônée par la Cour suprême, était rétablie. Et même avec la « Loi 178 », la délinquance persiste en cette matière, comme on le constate régulièrement :
Le taux de conformité à la Loi 101, en matière d’affichage extérieur, progresse, mais de manière inconsistante, dans les quartiers anglophones ou allophones de Montréal. Dans un quartier où on avait observé un taux de conformité de 66 % en janvier 1990, on est tombé à 55 % douze mois plus tard. Par contre, dans un autre secteur, le taux de conformité est passé de 66 % en avril 1989 à 84 % en décembre 1990. Dans les secteurs francophones, toutefois, le taux de conformité demeure stable au-delà de 90 %. C’est ce qui ressort des relevés systématiques de la Commission de protection de la langue française (Proulx, 1991, p. A-2).
72On connaît les réserves qu’avait René Lévesque à l’endroit de la Charte, qu’il considérait comme une de « ces béquilles législatives qui m’ont toujours paru foncièrement humiliantes, [...] une prothèse (quand même) nécessaire » (Lévesque, 1986, p. 388). Par la suite, son témoignage en est donc plus éloquent encore lorsqu’il ajoute (1986, p. 390) :
Deux pans majeurs de la Loi 101 sur lesquels il me semble que nous devons continuer à veiller comme sur la prunelle de nos yeux sont l’affichage et la francisation des entreprises. À Montréal tout spécialement, quitte à lâcher du lest dans certains quartiers résidentiels, il ne faut plus jamais que le centre-ville reprenne ce visage bâtard qu’on a trop longtemps toléré avec une passivité d’ilotes. Aussi et surtout, la politique de francisation doit être maintenue dans toutes les entreprises importantes.
73La qualité de la langue écrite, et surtout parlée, sera pour l’avenir un autre très important défi à relever. L’attitude critique et négative que les francophones québécois eux-mêmes ont à l’endroit de leur propre langue a été décrite et analysée, à la fois dans son histoire et dans ses manifestations contemporaines (Corbeil, 1976 ; Lappin, 1982 ; Bouchard, 1988). Bien que la « crise des langues » soit quasi universelle et relève d’une certaine « crise de civilisation » (Maurais, 1985), elle paraît peut-être plus grave, en tout cas plus menaçante au Québec, à cause de la fragile survivance du français sur un continent anglophone. Dans ce contexte, la question se pose : sera-t-il possible d’apporter au français québécois les corrections nécessaires - de syntaxe, d’élocution, de vocabulaire — pour que les francophones ne ressentent plus de malaise à le parler — et à l’écrire — et que les immigrants l’adoptent sans réticence ? C’est ici que le défi dépasse le droit de l’État. Il y a là une entreprise collective, qui relève sans doute tout particulièrement des enseignants à tous les niveaux, du préscolaire à l’université, mais aussi des médias — les journalistes accusent en chœur le système d’enseignement, mais ne semblent pas voir les nombreuses fautes dont ils parsèment leurs écrits chaque jour —, de chaque famille, de chaque Québécois.
74La question a été souvent posée : Quel français ? À diverses reprises, on a soulevé la question de la norme du français québécois. Elle refait régulièrement surface. Le premier document que publia l’Office de la langue française peu après sa création portait précisément sur la Norme du français écrit et parlé au Québec (Bouthillier et Meynaud, 1972, p. 694-699). Au même moment, la Commission Parent, dans le chapitre qu’elle consacrait à « La langue maternelle », écrivait :
On devra procéder à une enquête linguistique systématique, établir des normes linguistiques pour le Québec et pour l’enseignement aux divers niveaux, établir le vocabulaire de base, signaler à l’attention du public et des enseignants les dix ou quinze phonèmes étrangers au français universel d’aujourd’hui que contient le parler canadien... La langue du Québec doit, dans l’ensemble, répondre aux normes internationales du français contemporain, avec ce que cela doit comporter d’adaptation locale nécessaire (Rapport Parent, 1964, vol. 3, p. 44).
75La question a été reprise récemment encore par Plourde (1990, p. 124) :
Faut-il établir une norme officielle du français parlé au Québec ?... Il y a quelques années, une enquête du Conseil de la langue française avait révélé que les préférences des auditeurs québécois allaient [...] à un parler québécois équivalent au français international. Le malheur, c’est que ce parler n’a jamais été complètement décrit, recensé, identifié. Cela serait nécessaire pour faire émerger la norme québécoise.
76Il faudra, en effet, reprendre cette question de la définition du français québécois. Cela, tout en sachant fort bien — comme le disait l’Office de la langue française en 1965 — que le modèle ne suffit pas, encore faut-il qu’il soit connu et surtout mis en application et respecté par tous. Une telle entreprise ne relève pas de la législation, mais d’un peuple fier de son identité et de son destin.
77La francophonie québécoise fait partie de la francophonie internationale, c’est-à-dire de ces quelque 145 millions de francophones répartis dans une quarantaine de pays sur les cinq continents (Saint-Robert, 1987, p. 59). Le français est la langue officielle ou l’une des langues officielles dans trente-cinq Etats (Leclerc, 1986, p. 151). Mais le statut du français dans le monde risque l’éclipse, derrière l’anglais devenu la langue de communication internationale. C’est de plus en plus le cas dans la politique internationale. Et la chose est notoire dans le domaine scientifique où la publication en anglais est pratiquement exigée — même en France comme critère d’excellence et de succès (Cassen, 1990). On sait que le Québec a eu bien du mal à se faire reconnaître un rôle sur le plan international, non pas par les autres gouvernements, mais par le gouvernement canadien lui-même, particulièrement durant le règne de Pierre-Elliott Trudeau. Ce sera un important défi pour le Québec d’obtenir et de maintenir un statut dans cette francophonie internationale et d’y faire entendre sa voix.
Conclusion
78Après trente ans, la question linguistique demeure toujours, et sans doute pour longtemps encore, présente dans la vie collective québécoise, chargée d’émotivité. De l’assurance qui était la leur il y a une vingtaine d’années, les anglophones sont passés à l’incertitude et à l’inquiétude concernant l’avenir qui est réservé à leur langue et à leur communauté au Québec. Ils ont de plus en plus adopté la mentalité et les attitudes d’une minorité menacée, celles-là même qu’on a pu longtemps observer chez les Québécois francophones et qu’on retrouve chez les Canadiens francophones hors du Québec. Les francophones, de leur côté, ont des attitudes ambivalentes, ayant pris confiance en eux-mêmes, tout en gardant une inquiétude profonde devant la fragilité de leur survie actuelle et les perspectives d’avenir de leur communauté.
79Dans de telles conditions, il n’est pas étonnant que l’avenir du français et de l’anglais constitue un défi à relever pour les uns et pour les autres et que la question linguistique, avec toutes ses ramifications, demeure un sujet de tensions permanentes dans la vie politique, sociale et culturelle du Québec des prochaines décennies.
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Notes de bas de page
1 Voir également Commission royale d’enquête sur l’enseignement dans la province de Québec, t. 4, 1966, p. 98-108.
Auteur
Professeur de sociologie et chercheur au Centre de recherche en droit public de l’Université de Montréal.
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