Chapitre 8. La santé et les services sociaux : réforme et remises en question
p. 225-247
Texte intégral
1En 1971, le Québec instaura un système public de services de santé et de services sociaux rationalisé et structurellement uni et ce, à partir de composantes privées et communautaires éparpillées et souvent, sous-développées. L’initiative devait représenter un triomphe de la planification sociale. Pour réaliser des objectifs aussi larges que l’égalité d’accès aux services et le mariage de la médecine à l’intervention sociale, on mit en œuvre toutes les techniques administratives nécessaires. Le régime devait répondre à tous les besoins de l’ensemble de la société québécoise relativement aux problèmes de santé et aux problèmes sociaux.
2Presque vingt ans plus tard, ce système fait l’objet d’une deuxième réforme importante. La Commission Rochon — la Commission d’enquête sur les services de santé et les services sociaux — a fait ressortir que la demande de services augmente et se diversifie à un rythme démesuré d’une part, et que le système n’a pas, d’autre part, la flexibilité, la capacité d’innovation ni les moyens financiers pour répondre à ces développements (Commission d’enquête, 1988).
3Les nouvelles découvertes biomédicales, génétiques et autres, les innovations technologiques, les cycles économiques, la définition ou la redéfinition des problèmes sociaux, l’émergence de nouveaux défis médicaux (comme le sida), l’accumulation des connaissances sur l’effet biologique de divers polluants, les politiques des autres ministères (par exemple, des modifications à la politique d’aide sociale), ainsi que les conséquences, parfois perverses, des pratiques propres au système lui-même (par exemple, l’institutionnalisation excessive des personnes âgées autonomes pendant les années soixante-dix), sont autant de phénomènes ayant des répercussions contradictoires sur le système de soins.
4Malgré cela, le Québec se classe aujourd’hui parmi les pays de l’Organisation de coopération et de développement économique les plus performants pour ce qui est des indicateurs de santé (Ministère, 1989a, p. 118). Quatre-vingt pour cent de la population croit que le système est un des meilleurs au monde (Commission, 1988, p. 396). De plus, depuis le début des années soixante-dix, moment de la grande réforme Castonguay, les coûts du système suivent toujours le mouvement du produit intérieur brut (Commission, 1988, p. 323), grâce à un financement centralisé à même les revenus budgétaires du gouvernement, qui limite le montant global alloué aux dépenses de santé.
5Cependant, la rationalisation institutionnelle et financière du système de santé a accentué certains problèmes qui demeurent endémiques, comme l’engorgement des salles d’urgence des hôpitaux, les retombées individuelles et sociales de la désinstitutionnalisation et de la non-institutionnalisation des malades mentaux, le manque de services adéquats pour les personnes âgées et pour les jeunes en difficulté. En revanche, ces problèmes ne cessent à leur tour de contribuer à l’augmentation et à la transformation perpétuelle des besoins. Il semble alors que dans ce domaine excessivement complexe et essentiellement non rationnel, traiter les problèmes a pour effet de les multiplier. Pour reprendre l’argument de Weber, la rationalité des moyens ne produit pas forcément la rationalité sur le plan des finalités ; elle risque plutôt de faire ressortir les aspects irrationnels d’un système d’action, c’est-à-dire les conséquences inattendues et ses effets pervers.
6Cette contradiction se manifeste par plusieurs tensions typiques du système sociosanitaire du Québec et ce, depuis la Révolution tranquille. Dans les pages qui suivent, nous signalerons une série de dilemmes qui reflètent cette opposition de base : premièrement, la tension entre la coordination et la rationalisation systémique et les dynamiques organisationnelles et sociales internes du réseau sociosanitaire ; deuxièmement, la tension entre les intérêts « communautaires » et les intérêts privés que partagent les professionnels et permanents du réseau ; enfin, la tension entre l’orientation sociale et préventive et l’orientation médicale du système.
7Cette contradiction entre la rationalisation du système de santé et l’évolution « irrationnelle » des besoins est-elle un trait singulier du système québécois de santé et de services sociaux ? Dans la mesure où la modernisation du système s’est déroulée selon un processus plus interventionniste au Québec, plus centralisé, plus global — en un mot, plus technocratique — que dans le reste du Canada, la réponse est affirmative. Nous poursuivrons l’examen de cette question plus loin. Pourtant, à l’évidence, les conséquences de ces tensions pour la population québécoise ne sont pas néfastes. Au Québec comme ailleurs, l’état de santé de la population s’est amélioré considérablement depuis 1960 malgré l’apparition de nouvelles pathologies médicales et sociales pernicieuses.
Les acquis et les problèmes persistants
8Depuis les années soixante, les transformations sur le plan de la santé et des problèmes sociaux au Québec correspondent à celles que connaissent l’ensemble des pays occidentaux (Commission, 1988 ; Langlois et al., 1990). Ainsi, si le Québec a enregistré une hausse de l’espérance de vie (tableau 1), une baisse importante de la mortalité infantile (tableau 2), une augmentation de la proportion de la population souffrant de maladies chroniques et un élargissement du champ ciblé par des interventions sociales, cette histoire n’est pas unique.
Tableau 1. Espérance de vie à la naissance et à 65 ans selon le sexe, Québec (1930-1987)

Sources : Statistique Canada, Tables de survie du Canada et de ses régions, 1941 et 1931, Ottawa, no 84-515 ; Laurent Roy, Des victoires sur la mort, Québec, Conseil des affaires sociales et de la famille, 1983 ; Louis Duchesne, La situation démographique au Québec, éditions 1985, 1987 et 1988, Québec, Bureau de la statistique du Québec et Les Publications du Québec ; Langlois, 1990, p. 481.
Tableau 2. Taux de mortalité infantile, Québec (1961-1989)
Année | Taux | Année | Taux | Année | Taux |
1961 | 31,5 | 1971 | 18,4 | 1981 | 8,5 |
1962 | 31,2 | 1972 | 17,9 | 1982 | 8,8 |
1963 | 30,0 | 1973 | 16,4 | 1983 | 7,7 |
1964 | 27,4 | 1974 | 15,1 | 1984 | 7,3 |
1965 | 26,2 | 1975 | 11,8 | 1985 | 7,3 |
1966 | 25,3 | 1976 | 11,8 | 1986 | 7,1 |
1967 | 23,1 | 1977 | 12,4 | 1987 | 7,2 |
1968 | 21,7 | 1978 | 11,8 | 1988 | 6,6 |
1969 | 20,3 | 1979 | 10,5 | 1989 | 6,7 |
1970 | 20,6 | 1980 | 9,8 |
Source : Statistique Canada, Indicateurs de la santé, 1990.
9Par ailleurs, les tableaux 1 et 2 montrent que les changements les plus importants se sont passés avant la réforme de 1971. De plus, d’autres études indiquent que l’espérance de vie en bonne santé n’a augmenté que de 1,3 an pour les hommes et de 1,4 an pour les femmes entre 1951 et 1978, dernière année pour laquelle nous disposons de chiffres (Commission, 1988). Enfin, malgré les intentions de la réforme de 1971, des inégalités dans l’état de santé selon la classe sociale et la région persistent au Québec comme ailleurs (Commission, 1988 ; Paquet, 1989).
10C’est ainsi que le prolongement de la vie est souvent contrebalancé par une perte d’autonomie reliée aux conditions dégénératives ou invalidantes. Ce phénomène, jumelé à l’augmentation du taux de suicide, l’émergence de « nouvelles » maladies chroniques comme le sida et la reconnaissance de plusieurs problèmes sociaux auparavant ignorés, comme la violence envers les femmes et les enfants, entraîne l’amplification des besoins de type social, psychosocial et médical.
11Malgré le progrès actuel des connaissances dans les domaines de la génétique et du système immunitaire, il est aujourd’hui reconnu que plusieurs des maladies les plus courantes — et souvent les plus coûteuses, comme les maladies chroniques — sont difficilement réglées par la médecine seule. L’environnement, les comportements individuels et le style de vie influent sensiblement sur leur présence ainsi que sur leur évolution. On a établi les liens entre la santé et les habitudes relatives à la nutrition et au tabagisme surtout, à la consommation d’alcool et à l’activité physique ; les dangers que présentent les produits chimiques utilisés au travail et à domicile et ceux que comporte la faible qualité de l’air, de l’eau et du sol sont de plus en plus connus.
12En même temps, l’évolution des habitudes et du style de vie explique l’essor de plusieurs maladies. Par exemple, le gonflement du secteur « col blanc » a fait augmenter la sédentarité du style de vie. L’impact des cycles économiques sur le stress vécu par les gestionnaires et les professionnels — pour ne pas mentionner les travailleurs et les travailleuses ayant des postes précaires, les chômeurs et les jeunes sans expérience de travail — sont autant de conditions contribuant à l’apparition de troubles physiques et mentaux.
13Le rapport de la Commission Rochon, publié en 1988, a témoigné d’une transformation dans les façons de voir, de penser et d’agir en matière de santé, mais les indicateurs de ces transformations ne sont pas tout à fait cohérents. Selon ce rapport, la consommation d’alcool a augmenté jusqu’à la fin des années soixante-dix, pour demeurer stable depuis le début de la décennie suivante. Le tabagisme a connu une chute de 20 % entre 1965 et 1981 chez les hommes ; par contre, chez les femmes, il est stable et s’accroît même chez les jeunes femmes. Si les traumatismes dus aux accidents routiers ont diminué de 25 % entre 1971 et 1980, ils ont connu une augmentation de 26,3 % depuis 1984. La cohérence des transformations sur le plan des comportements semble alors équivoque.
14Or, on peut dégager plus de cohérence dans ces transformations lorsqu’on demande qui a changé sa façon de voir, de penser et d’agir en matière de santé. Le tableau 3 présente des chiffres relatifs à la santé des populations de différents quartiers de Montréal, et montre les liens entre le niveau de défavorisation du quartier et le niveau de santé de sa population. Mais si les quartiers les plus pauvres présentent plus de problèmes de santé, il est connu qu’ils présentent aussi plus de comportements « malsains ». Cela permet à certains observateurs de croire que les personnes pauvres sont responsables de leur propre sort — en d’autres mots, ils blâment les victimes des inégalités sociales.
15Afin d’expliquer la relation entre le niveau de défavorisation et les comportements malsains, Paquet (1989) a adopté une perspective qui met l’accent sur les séquelles culturelles de la pauvreté. Elle note, par exemple, que le « bon repas doit se composer d’une nourriture qui remplit l’estomac » (Paquet, 1989, p. 68) plutôt que d’une salade. Les « petits plaisirs » comme le tabac sont fortement justifiés parce que, selon des études citées par Paquet, la pauvreté incite les gens à penser plus à la satisfaction immédiate plutôt qu’aux conséquences à long terme (Paquet, 1989, p. 67). Enfin, même la représentation sociale de la « bonne santé » ne correspond pas à celle des classes moyennes et supérieures. Si, pour ces dernières, elle est associée à l’absence de maladies et à l’épanouissement physique et mental, pour les classes populaires, elle est plutôt reliée à la capacité de travailler et d’accomplir les tâches quotidiennes sans empêchements physiques (Paquet, 1989, p. 74).
Tableau 3. Indicateurs de santé par secteur de résidence (1981)

Sources : Gagnon et al. (1986) ; Gagnon et Comeau (1986a, 1986b) ; Gagnon et al. (1987a, 1987b) ; Wilkins (1982) ; Pelchat et Wilkins (1986) ;
Enquête santé communautaire, DSC Hôpital général de Montréal, 1979-81. Tiré de J. O’Loughlin, J.-F. Boivin, Indicateurs de santé, facteurs de risque liés au made de vie et utilisation du système de soins dans la région centre-ouest de Montréal, Rapport déposé à la CESSSS, Les Publications du Québec, 1987 ; Commission d’enquête sur les services de santé et les services sociaux. Rapport, p. 82.
16Ces différences culturelles sont amplifiées par les rapports entre les membres des classes populaires et les professionnels du système de santé et de services sociaux, eux-mêmes membres des classes plus aisées. Par exemple, une étude québécoise a montré que des infirmières d’un CLSC offrant un programme de conscientisation relatif à la nutrition en milieu populaire avaient des préjugés négatifs par rapport aux classes populaires (Paquet, 1989, p. 89). De telles idées sont renforcées par les différentes modalités d’intégration des classes sociales à la société. Par exemple, les enfants et les parents de milieux démunis sont plus souvent signalés aux services sociaux pour des problèmes de violence familiale (enfants maltraités, violence conjugale), tandis que toutes les études du phénomène démontrent que toutes les classes sociales connaissent également ces problèmes (Commission, 1988, p. 105). Or, les classes plus aisées recourent plutôt aux services médicaux et psychologiques en cabinet privé qu’à l’urgence ou au CLSC, ce qui permet d’échapper au signalement. Aussi, il est peu probable que la police soit appelée à intervenir dans un quartier aisé.
17De plus, on remarque que la réforme du système de santé et des services sociaux a servi les classes aisées plus que les classes populaires (Paquet, 1989, p. 80) :
On planifie [...] des programmes ou des services de santé sans compter avec les résistances des milieux populaires contre lesquelles se heurtent pourtant les politiques pavées de bonnes intentions. C’est souvent, aussi, sous le seul rapport de leur condition d’assistés, de culturellement sous-développés que les gens de milieux populaires sont considérés et pris en charge.
18En conséquence, les classes plus aisées ont connu la plus grande amélioration de leur état de santé, encouragées non seulement par la gratuité des services mais aussi par l’éducation publique qui leur fait prendre conscience de leur état de santé et des mesures aptes à l’améliorer d’une part, et d’autre part, par un rapport plus commode avec les formes d’intervention et les intervenants eux-mêmes. Le système sociosanitaire et la promotion de la santé n’ont pas eu de semblables résultats pour les classes populaires, puisque les interventions sont souvent perçues comme non pertinentes par rapport à leur expérience, et même, comme condescendantes. On doit conclure que la réforme du système de santé et des services sociaux de 1971 a fait l’erreur de croire que l’équité de l’accès à la santé était synonyme de l’équité de l’accès aux services.
19Ceci dit, devons-nous conclure que l’existence du système sociosanitaire n’a pas eu d’incidences positives sur la population dans son ensemble ? Au contraire : si le Québec se place aujourd’hui parmi les sociétés les plus « saines », la situation n’était pas du tout la même avant la modernisation institutionnelle du système de santé et des services sociaux. Mais depuis sa création, ce système s’est institutionnalisé jusqu’à devenir rigide. Il n’est pas capable de répondre aux nouveaux défis, comme la rupture entre l’égalité d’accès aux services et l’égalité d’accès à la santé. En effet, le système s’est replié sur lui-même, pour se concentrer sur le fonctionnement interne en dépit des retombées sur la population. Regardons alors ce système sociosanitaire qui est unique au Québec.
Les enjeux systémiques
20Jusqu’aux années soixante, le Québec, duplessiste, s’en était tenu à une stricte politique de non-intervention. Tous les établissements de santé et de services sociaux appartenaient ou aux communautés religieuses ou, dans le cas de la population anglophone, aux communautés laïques. Ils dépendaient d’un appui financier croissant du gouvernement mais cet appui demeurait faible par rapport aux besoins, et sa répartition se révélait peu rationnelle. En conséquence, l’état sanitaire de la population québécoise demeurait nettement inférieur à celui de la population canadienne, surtout en matière de problèmes chroniques et souvent mortels comme la tuberculose. Les inégalités régionales étaient aussi prononcées.
21En dépit du retrait des communautés religieuses pendant les années soixante, on n’a pas effectué de transformation cohérente du système de soins avant 1971. À cette époque, le retard institutionnel était considéré comme une entrave fondamentale à la modernisation sociale, économique et politique de la société québécoise. Conformément à l’esprit de la Révolution tranquille, on mit également l’accent sur la transformation institutionnelle dans le domaine de la santé et des services sociaux. Pourtant, la préoccupation institutionnelle a fait en sorte que les enjeux de la production et de l’organisation des services parviennent à occulter les enjeux de la santé et des problèmes sociaux.
22La réforme du domaine de la santé s’est alors inscrite dans l’éventail de celles que le Québec effectua entre 1960 et 1975, mais il y avait aussi des pressions venant de l’extérieur. En 1958, le gouvernement canadien instaura un programme d’assurance-hospitalisation universel. Après quelques années de résistance et le décès de Duplessis, le Québec emboîta le pas en 1961. Or, entre 1961 et 1965, les coûts du programme d’assurance-hospitalisation doublèrent au Québec en raison d’effets inattendus comme, entre autres, la surutilisation des lits hospitaliers. La constatation de ces répercussions, la pression provenant du gouvernement fédéral en faveur d’une politique d’assurance-maladie, de même que la tendance technocratique qui se manifestait déjà dans d’autres domaines sociaux au Québec, ont mené à la constitution d’une Commission d’enquête sur la santé et le bien-être social en 1966.
23La Commission Castonguay-Nepveu était chargée de revoir la totalité des services personnels au Québec. On lui confia le mandat d’élaborer une politique d’assurance-maladie, une réforme globale du système de services médicaux et sociaux, et une nouvelle politique visant les professionnels, les paraprofessionnels, ainsi que l’établissement des modalités de leur rémunération. On a même demandé à la Commission de présenter des moyens de participation civique dans la gestion des établissements et un plan de régionalisation des services.
24De toute évidence, le gouvernement québécois fut fortement influencé par ce qui se faisait dans les provinces ayant des gouvernements sociaux-démocrates, comme la Saskatchewan, et par l’aide financière offerte par le gouvernement canadien pour des programmes tels que l’assurance-maladie, qui correspondaient aux politiques fédérales. Par contre, cinq ans plus tard, la Commission Castonguay-Nepveu présenta un train de réformes qui ne ressemblaient pas à ce qu’on connaissait dans les autres provinces du Canada. La réforme québécoise s’avérait beaucoup plus interventionniste, touchant directement le statut, l’administration et la mission de tout établissement offrant des services de santé ou des services sociaux. De plus, sa mise en œuvre se montrait plus intégrale et plus rapide que dans toute autre province.
25La réforme Castonguay de 1971 a fait en sorte que presque tout organisme fournissant des services de santé ou des services sociaux au Québec était intégré au réseau d’établissements publics financé et coordonné par l’État. Les communautés laïques gardaient un droit de regard sur les institutions par l’entremise des conseils d’administration ayant obligatoirement une représentation plus ou moins forte d’usagers ou de citoyens locaux. Des professionnels permanents dans les établissements siégeaient aussi aux conseils d’administration. La coordination du système a été assurée par la complémentarité des mandats et des rôles accordés aux différents types d’établissement ; d’autre part, on confiait à des conseils régionaux de la santé et des services sociaux (CRSSS) le soin d’en surveiller le fonctionnement. En principe, la nouvelle politique devait favoriser l’intervention sociosanitaire et préventive et ce, par le biais de la consolidation du statut professionnel des intervenants paramédicaux, sociaux et communautaires, et par la création d’équipes multidisciplinaires au sein des CLSC, établissements que l’on destinait à être la porte d’entrée du système. L’objectif principal était de rendre accessible à l’ensemble de la population du Québec des services équitables et de qualité, répondant à ses besoins (Commission, 1970-1972).
26Les autres provinces du Canada ont elles aussi connu des changements importants dans le domaine de la santé depuis les années soixante. Cependant, en ce qui concerne le mode de financement, l’organisation, la coordination et l’innovation, le Québec se distingue. Comme point de comparaison, prenons l’Ontario où les établissements et les professionnels de la santé sont aussi majoritairement financés à même les deniers publics, mais où ils sont moins étroitement réglementés par le ministère responsable de la santé. Les établissements jouissent d’une plus grande marge de manœuvre par rapport à la définition de leurs missions et de leurs mandats. Les formules de coordination inter-établissements ne sont pas inscrites dans la structure même d’un réseau intégré de services, mais relèvent plutôt des établissements autonomes, dont les politiques gouvernementales encouragent et appuient les initiatives. À l’égard du processus de planification et d’innovation (pensons, par exemple, à la création des CLSC), Hastings (1987, p. 37), éminence grise dans le domaine de la santé au Canada, a récemment fait les comparaisons suivantes entre les réformes ontariennes et québécoises :
Le système de santé ontarien s’est développé étape par étape, d’une façon évolutionniste et sectorielle plutôt qu’abrupte et intégrale. La motivation pour avoir effectué des modifications était plus pragmatique qu’idéologique, quoique des valeurs et des intérêts en commun étaient aussi essentiels au climat de changement. Les approches planificatrices visaient donc le court terme au lieu du long terme. Elles comprenaient des ajustements du système plutôt que des innovations et des virages radicaux. Elles étaient prudemment réformistes plutôt que fondamentales et visionnaires.
27Ces constatations peuvent s’expliquer à l’aide d’une hypothèse générale que l’on retrouve dans les analyses de Guindon (1964), Renaud (1977, 1978) et Lesemann (1981). Cette hypothèse rend compte du style québécois de réforme apparemment « fondamental et visionnaire » en faisant ressortir la relation symbiotique qui existe, pendant la Révolution tranquille et depuis, entre la nouvelle classe moyenne ascendante, formée surtout de jeunes professionnels francophones ayant reçu une formation universitaire, et les planificateurs et les fonctionnaires technocrates qui dominent l’État.
28Selon cette hypothèse, animée par la même idéologie moderniste et nationaliste que partageaient les politiciens et les fonctionnaires des années soixante et soixante-dix, et trouvant sa mobilité socio-économique bloquée dans le domaine privé, historiquement dominé par les anglophones, la nouvelle classe moyenne prêtait son appui aux grandes réformes technocratiques, car celles-ci lui promettaient le premier rôle dans le secteur public en expansion. En Ontario par contre, la nouvelle classe moyenne n’avait pas forcément recours à la même relation étroite avec l’État et le secteur public pour assurer son ascension sociale. Au lieu de s’identifier aux interventions sociales de l’État, les professionnels ontariens ont eux-mêmes mis sur pied des projets pilotes dans le secteur privé ou communautaire, pour ensuite chercher l’appui du gouvernement lorsqu’il s’agissait de les consolider ou de les étendre.
29Face à cette analyse, il est peut-être surprenant de constater que les aspects des réformes québécoises touchant les professionnels réduisaient le degré d’autonomie qu’ils avaient connu auparavant. Selon le nouveau Code des professions (1973), la plupart des professions n’étaient pas reconnues comme ayant l’exclusivité de la pratique dans leur domaine (comme les travailleurs sociaux, les psychologues ou les physiothérapeutes) et plusieurs des activités normales de certains professionnels, comme les infirmières, devaient se faire par « délégation » médicale, car les médecins jouissaient de l’exclusivité quant à un large éventail d’actes. Avec l’implantation du réseau public des établissements de santé et des services sociaux, presque tous les professionnels, à l’exception des médecins, étaient désormais salariés, employés par des organismes publics.
30D’un autre côté, les membres de la nouvelle classe moyenne québécoise ont bien profité de l’expansion remarquable des professions dans le domaine de la santé et des services sociaux. Entre 1974 et 1988, le nombre de professionnels de la santé par 100 000 habitants a augmenté dans une proportion moyenne de 25 % (Langlois, 1990, p. 309) au Québec. La syndicalisation de la plupart des permanents qui travaillaient dans les établissements du réseau leur a assuré des emplois stables et relativement bien rémunérés au sein du secteur public. Les salaires ont connu une augmentation de 25 % entre 1977 et 1986, malgré les plafonds imposés par le ministère. La « gratuité » des services sociaux et socio-sanitaires leur ont garanti une clientèle importante. C’est ainsi qu’en dépit de l’emprise étatique sur les professions et les établissements de la santé et des services sociaux, les professionnels ont été capables de s’octroyer un statut protégé et un rôle prépondérant dans le domaine de la santé et dans la société moderne dans son ensemble.
31En effet, le statut supérieur et protégé des médecins surtout, mais aussi des autres professionnels syndiqués, hante toujours les administrateurs du système de santé créé par la réforme Castonguay. Une analyse de l’évolution des coûts du système depuis sa naissance montre que les médecins ont connu une augmentation importante de revenu à la suite de l’instauration de l’universalité de l’assurance-maladie, surtout en conséquence de l’augmentation du nombre de services offerts. Une bonne partie de celle-ci est directement liée aux usagers profitant de la « gratuité » des services, tant ceux de la santé que ceux des services sociaux. Cependant, cela ne suffit pas à expliquer la croissance continue de la demande, surtout en ce qui concerne les services médicaux. Les médecins ontariens et des autres provinces ont aussi bien réussi à défendre leur autonomie vis-à-vis leur gouvernement. Pourtant, des statistiques comparatives sur les coûts des deux systèmes font ressortir certaines distinctions qui méritent considération.
32Si le gouvernement du Québec assume, depuis les années soixante-dix, environ 10 % de plus des dépenses globales de la santé que le gouvernement ontarien, il est aussi vrai que le Québec maîtrise mieux les coûts de ces services. Le taux de croissance annuel moyen des dépenses de santé entre 1970 et 1989 n’était que de 8,7 au Québec, mais de 10,53 en Ontario. Par contre, il existe aussi des tendances mal contrôlées au Québec. Bien que l’évolution des coûts des services soit assez bien maîtrisée, l’évolution de la quantité de services utilisés par personne ne l’est pas : la croissance de cette dernière compte pour 60 % de l’augmentation des dépenses par personne au Québec, tandis qu’en Ontario elle se situe à 34 % (Commission, 1988). Autrement dit, alors que chaque acte médical coûte moins au Québec qu’en Ontario, les médecins québécois dispensent un plus grand nombre d’actes médicaux pour chacun de leurs clients (Commission, 1988, p. 317 et s.).
33Le comportement spontané des consommateurs de services est-il si différent au Québec ? Ou est-ce plutôt une conséquence inattendue du système, phénomène lié plus directement aux comportements professionnels qu’aux comportements des patients ? Selon les études du comportement économique des médecins (Barer et al., 1979 ; Evans, 1984), il semble que le contrôle étroit des taux payés à l’acte par la Régie de l’assurance-maladie du Québec a conduit les médecins à contourner le système, à multiplier — inutilement pour le patient — le nombre d’actes médicaux. C’est le constat du gouvernement québécois, qui a été le seul gouvernement à imposer un plafond aux revenus qu’un médecin peut tirer de la Régie, pour limiter le rattrapage par l’augmentation du nombre d’actes.
34La Régie de l’assurance-maladie du Québec a consacré environ deux milliards de dollars aux médecins en 1990, professionnels qui gouvernent par ailleurs l’utilisation des installations et des équipements hospitaliers.
35Le tableau 4 montre qu’en 1986-1987, 68,3 % des coûts du système découlent du recouvrement de la santé. En outre, il est à noter que la demande de services médicaux semble démesurée, car plus les médecins s’installent dans les centres comme Montréal, plus le nombre global d’actes médicaux augmente. Parallèlement, les services de santé dans les régions éloignées et les services sociaux, psychosociaux et communautaires sont victimes de la croissance inouïe de la présence médicale dans les grandes villes.
36Le tableau 4 montre qu’une fois le coût des services médicaux acquitté, il ne reste que 28 % du budget pour les services sociaux et les services de prévention. Cela représente une augmentation de seulement 0,5 % depuis dix ans. Toutefois, la demande croît dans ces domaines aussi, pour les raisons déjà mentionnées, bien expliquées dans le rapport de la Commission Rochon (Commission, 1988, p. 93 et s.). Puisque les professionnels non médicaux sont salariés plutôt que rémunérés à l’acte, ils ne possèdent ni l’intérêt ni les moyens de favoriser cette augmentation de la demande. Par contre, le ministère tente de contenir les coûts dans ces domaines par le contrôle étroit du nombre d’effectifs alloués. Cela donne lieu à des problèmes sensiblement différents de ceux qu’on retrouve chez les médecins. Dans le cas des travailleurs sociaux, par exemple, l’effectif est si bas qu’un praticien peut se trouver responsable de quarante enfants à risque et dans l’impossibilité de gérer ses tâches adéquatement. Même dans le domaine médical, les salariés, tels que les infirmières, supportent des conditions de travail déplorables en raison du manque d’effectifs. Dix pour cent des postes alloués sont inoccupés, et on assiste à l’exode vers d’autres métiers ou vers d’autres endroits.
37Il semble donc que le système québécois de la santé et des services sociaux manifeste des tensions singulières. D’une part, la planification technocratique a permis non seulement l’intégration et la rationalisation des services médicaux et sociosanitaires, mais aussi le contrôle élevé des établissements, des effectifs et de la rémunération des professionnels (contrôle qui dépasse celui exercé en Ontario, par exemple). D’autre part, les professionnels les plus autonomes trouvent des façons de contourner ce contrôle, tandis que les professionnels qui le sont moins se plaignent de burn-out et ont tendance à quitter leur profession ou bien à chercher un poste ailleurs.
38Cette dynamique a de multiples conséquences sur le fonctionnement du système sociosanitaire : la compétition entre professions et entre établissements pour les mandats et les fonds ; le contrôle du processus décisionnel dans les établissements par des travailleurs, au détriment de la place destinée aux usagers ; l’affaiblissement de l’aspect social et communautaire du système. Il faut considérer chacun de ces points pour comprendre la dynamique futile qui anime le système sociosanitaire.
Tableau 4. Dépenses gouvernementales consacrées au domaine Santé et adaptation sociale, selon le secteur, au Québec, de 1978-1979 à 1986-19871

Note 1 : On a applique la structure budgétaire de 1986-1987 aux années antérieures, afin que les années soient comparables.
Source : Ronald Côté, Statistiques évolutives des dépenses gouvernementales pour la mission sociale, 1978-1979 à 1987-1988, MSSS, août 1988.
Le fonctionnement du système : tensions et enjeux
39Le moyen privilégié par la réforme Castonguay pour assurer la coordination du nouveau système de services de santé et des services sociaux, ainsi que l’autonomie relative des professions et des établissements, s’est présenté dans le principe de complémentarité. Il s’agit d’une politique de démarcation claire et nette des mandats professionnels et organisationnels, voulue afin d’éviter le dédoublement de fonctions et de favoriser l’efficacité, tout en reconnaissant le rôle de chacun par rapport à l’ensemble des besoins de la personne. C’est un principe hautement rationnel sur le plan instrumental, car il se penche sur les moyens au détriment des finalités de la prestation des services. Aussi, il porte à reconnaître des intérêts propres aux différents professionnels et aux établissements, ce qui entraîne le développement de stratégies intéressées et compétitives. C’est ainsi que le rapport Rochon (Commission, 1988, p. 407) constate que le bénéficiaire a perdu sa place dans le système de soins au Québec, car le système se trouve pris en otage :
Tout se passe comme si le système était devenu prisonnier des innombrables groupes d’intérêt qui le traversent : groupes de producteurs, groupes d’établissements, groupes de pression issus de la communauté, syndicats, etc. ; [... ] que la personne à aider, la population à desservir, les besoins à combler, les problèmes à résoudre, bref, le bien commun avaient été oubliés au profit des intérêts propres à ces divers groupes [...].
40Dès le départ, les enjeux de l’autonomie professionnelle et organisationnelle se heurtaient aux objectifs d’intégration et de coordination de la réforme Castonguay. Les professionnels, et surtout les médecins, n’ont jamais cessé de se défendre contre la menace que représenterait la volonté gouvernementale de tout coordonner et de tout maîtriser. Par exemple, pour les médecins, la création des CLSC, où les approches sociosanitaires dominent et où les professionnels sont salariés, revient à mettre en péril la pratique en cabinet privé des omnipraticiens et leur droit à la rémunération à l’acte. Pendant les premières années du nouveau régime, la plupart des médecins ont boycotté les CLSC et ont établi une multitude de polycliniques autogérées dans le but de gêner la réussite des CLSC. Les polycliniques ont connu du succès dans plusieurs quartiers urbains alors que les CLSC souffrent toujours d’une pénurie de médecins. Cela a pour conséquence le manque d’estime professionnelle à leur égard au sein du réseau public d’une part, et d’autre part la survalorisation des médecins au sein des CLSC eux-mêmes.
41Aussi, les différents établissements cultivaient leur autonomie par rapport à un gouvernement vu comme étant trop interventionniste, et par rapport à leurs « partenaires » du réseau. Cette préoccupation s’est manifestée par la constitution ou la restructuration d’associations d’établissements, telles la Fédération des CLSC, l’Association des hôpitaux du Québec et l’Association des Centres de services sociaux. Ces associations interviennent dans les ententes de services à signer entre établissements du réseau prévues par le principe de complémentarité. Mais parfois, elles ont plutôt empêché la complémentarité afin de garder ou d’obtenir des mandats et des effectifs pour leurs propres organisations. Par exemple, le transfert des équipes de santé au travail des DSC et des travailleurs sociaux des centres de services sociaux (CSS) aux nouveaux CLSC au moment de leur création s’est avéré un processus lent et conflictuel, qui n’a d’ailleurs jamais réussi dans certains cas.
42Si la réforme Castonguay a mené à l’intégration et à la coordination des établissements et des professions fournissant divers services dans un système unique, elle a aussi mené à l’éclatement de ce même système en groupes de pression voués à la protection d’intérêts particuliers. En somme, la complémentarité — principe de base du système — a mené au rétrécissement de la marge de manœuvre des établissements et des professions, donc à des stratégies compétitives au sein du réseau, stratégies qui s’avèrent — pour le système dans son ensemble — à la fois inefficaces et coûteuses.
43On ne peut considérer les enjeux professionnels et organisationnels sans traiter également de la place qu’occupe le bénéficiaire dans le système. Si le principe de complémentarité a centré la dynamique du système de santé et des services sociaux sur les intérêts professionnels et organisationnels, cette tendance a été renforcée par la monopolisation du champ par l’État et la dévalorisation de l’initiative communautaire de la part des usagers et des citoyens.
44La réforme Castonguay était emballée d’une rhétorique communautaire qui mettait l’accent sur la participation des citoyens aux conseils d’administration des établissements et sur la définition locale des besoins de première ligne. Ainsi, les CLSC avaient comme modèle les cliniques populaires des années soixante, établies par des comités de citoyens dans certains quartiers démunis et dépourvus de services de santé et de services sociaux correspondant à leurs besoins. Aussi, la santé publique s’est traduite, au Québec, en santé « communautaire » visant l’implication des citoyens dans l’atteinte des objectifs collectifs de santé.
45Cependant, les origines sociales des dirigeants de la Révolution tranquille et celles du mouvement communautaire qui a mis sur pied les cliniques populaires pendant les années soixante demeuraient distinctes. Malgré la rhétorique communautaire, les réformes dans le domaine de la santé et des services sociaux favorisaient l’intervention professionnelle et la définition de besoins par les professionnels ou par les technocrates. Même la participation des citoyens aux conseils d’administration des hôpitaux, des CSS, des CLSC et des autres établissements s’avérait décevante : ils se trouvaient impuissants face aux professionnels-permanents qui y siégeaient aussi et qui semblaient mieux maîtriser les dossiers et les procédures bureaucratiques (Eakin, 1984 ; Godbout, 1983).
46Pourtant, les professionnels travaillant dans les CLSC ont eux-mêmes une perspective beaucoup plus communautaire que les professionnels plus traditionalistes du réseau œuvrant dans des établissements plus hermétiques, comme les hôpitaux ou les grands CSS. Les professionnels des CLSC, qui partagent une approche plus axée sur le quartier et disposent de budgets comparativement restreints, ont peu souvent recours aux équipements de haute technologie. Ainsi, ils mettent l’accent sur l’éducation sanitaire plutôt que sur le traitement médical, et sur l’intervention de groupe plutôt qu’individuelle. Ils créent des groupes d’entraide et appuient des organismes bénévoles ou communautaires œuvrant dans leurs quartiers. Aussi, ils se trouvent souvent en conflit avec d’autres professionnels, surtout ceux des hôpitaux, qui comprennent mal la valeur de l’intervention dite communautaire, et qui trouvent les professionnels des CLSC peu compétents et peu efficaces.
47Or, on se questionne toujours sur le sens du « communautaire » porté par les CLSC. Le communautaire, est-ce tout simplement une approche d’intervention ou est-ce plutôt un mouvement culturel visant la prise en charge des enjeux sociaux par les citoyens eux-mêmes ? L’ouverture plus récente de l’État sur les ressources alternatives et communautaires, surtout dans le domaine de la santé mentale mais aussi dans ceux de la santé et du bien-être des jeunes et des personnes âgées où le réseau public a connu des échecs, représente-t-elle un nouveau départ ?
48Un des aspects les plus originaux de la réforme Castonguay était son objectif de traiter les problèmes de santé et les problèmes sociaux comme indissociables. Elle a mis l’accent sur l’intervention sociosanitaire et sur la prévention. Cependant, comme le montre le tableau 4, seulement 5,2 % des dépenses de santé sont consacrées à la prévention et à l’amélioration de la santé en 1986-1987 (Ministère, 1989b). De plus, le domaine social a été presque délaissé en faveur du domaine médical : seulement 23 % des coûts du système sont consacrés à la réadaptation sociale (Ministère, 1989b). Cela est surprenant, compte tenu que les problèmes sociaux augmentent à un rythme effarant : l’itinérance, la toxicomanie, les enfants et les jeunes à risque, la désinstitutionnalisation des malades mentaux et le sort des personnes âgées en perte d’autonomie, voilà autant de problèmes sociaux et psychosociaux qui se posent de manière urgente actuellement. Ils peuvent tous mener à des problèmes médicaux dont le traitement spécialisé en hôpital s’avérera extrêmement coûteux. C’est pourquoi, chaque fois que la survie des CLSC comme institution a été menacée par un nouveau ministre (ce qui se produit presque tous les cinq ans depuis 1971), on a plutôt pris la décision de les garder et même de les renforcer.
49Par contre, la preuve que des programmes préventifs efficaces axés sur le social sont moins dispendieux que le soin médical reste à faire. La désinstitutionnalisation et la non-institutionnalisation semblaient devoir réduire les coûts d’hébergement à long terme des personnes souffrant de maladies mentales, de déficience intellectuelle ou de handicap physique, et des enfants mésadaptés et des personnes âgées. Mais la désinstitutionnalisation et la non-institutionnalisation ont entraîné de nouveaux problèmes sociaux : l’essor de phénomènes tels ceux des sans-abri, de la prostitution des enfants, de la violence contre les parents âgés, le double diagnostic de toxicomanie et de maladie mentale, etc. Si le gouvernement décide d’attaquer ces problèmes à leurs racines — qui ont une origine le plus souvent socio-économique et environnementale selon les indicateurs — en coûtera-t-il moins cher à la société québécoise comparativement à l’acquisition des techniques médicales de pointe ?
Le défi : réformer la réforme
50Le 7 décembre 1990, le ministre de la Santé et des Services sociaux, Marc-Yvan Côté, a annoncé un projet de réforme radicale du système qui provoquera non seulement des modifications, mais le remplacement de la loi de 1971 — la réforme Castonguay. Après plusieurs mois de débats et d’opposition virulente de la part des médecins qui y voyaient encore une fois une menace à leur autonomie professionnelle et à leur position dominante au sein des hôpitaux et des instances décisionnelles, la réforme a été adoptée, non sans quelques concessions aux médecins.
51Le « nouveau » système sera plus décentralisé que celui qui existe depuis 1971. On créera seize régies régionales qui seront responsables du développement, de la coordination et de la répartition du budget des services relevant de leur territoire. Si la décentralisation est censée assurer la sensibilisation des services aux besoins et aux autres particularités des différentes régions, elle finira plutôt par consolider le pouvoir administratif régional. Par comparaison au système antérieur, où les différents établissements négociaient leurs mandats et leur financement directement avec l’État, ils seront dorénavant assujettis aux plans de services régionaux développés et gérés de près par les nouvelles régies.
52La nouvelle réforme Côté se fonde sur la notion du citoyen au centre du système, en tant que consommateur, décideur et payeur, tout en maintenant le principe de l’accès universel aux services « gratuits »1 Cela représente un double effort : contrecarrer les tendances défensives, conflictuelles et oppressives du système, et ouvrir de nouvelles possibilités de maîtriser les coûts et de financer le système. Ainsi, une stratégie essentielle consiste en la création de certaines conditions du type « marché » : les conditions de l’offre dans le système de santé doivent alors inciter les comportements désirés par les divers acteurs en même temps qu’elles découragent les conduites non voulues. On a donc prévu de réaménager les modes de financement du système ; on s’attend à une gestion plus efficace des coûts et des acteurs.
53Ainsi, les médecins seraient incités à travailler dans les régions où on en manque, et à quitter les régions surdesservies, par l’établissement de budgets médicaux par région, budgets qui seront partagés entre les médecins travaillant dans une même région. De même, certains usagers des urgences hospitalières seraient incités à se diriger plutôt vers les CLSC où le traitement coûte sensiblement moins cher, par l’application du « ticket orienteur » — une charge de 5 $ pour chaque visite à l’urgence jugée insignifiante et non urgente.
54Les consommateurs-payeurs assumeront aussi le rôle de décideurs par le renforcement de leur droit de parole. Ils deviendront majoritaires dans les conseils d’administration des établissements et auront aussi une place dans les commissions régionales.
55Une deuxième stratégie importante est d’intégrer les organisations communautaires sans but lucratif œuvrant dans le domaine de la santé et des services sociaux au processus de planification et de coordination régionale. Dorénavant, les organisations qui offrent des services surtout sociaux et psychosociaux alternatifs à ceux des professionnels et des établissements du réseau public, acquièrent leur légitimité et peuvent recevoir des fonds publics assurés pour un certain nombre d’années. Ceci limitera la nécessité d’ajouter de nouveaux services aux répertoires des établissements syndiqués et beaucoup plus dispendieux du réseau public. Il reste à voir si la coordination des organismes communautaires avec les établissements du réseau, et le financement stable à partir des fonds publics finira par les intégrer au système — par le biais de la sous-traitance ou par celui de l’imposition de la responsabilité aux instances gouvernementales — plutôt qu’à leur clientèle.
56De même, on veut faire des CLSC — enfin ! — la porte d’entrée du système de soins. Mais, comme pour la reconnaissance officielle du rôle des organisations communautaires, il est difficile de juger les intentions et les effets éventuels de ce projet. On peut renforcer les programmes communautaires, sociaux et préventifs confiés aux CLSC, ou les leur retirer, selon la volonté relative des administrateurs du système socio-sanitaire d’offrir des services individuels à bon marché ou d’appuyer la recherche de solutions collectives aux problèmes de santé et aux problèmes sociaux.
57Ces réformes risquent d’influencer certains des comportements et des dynamiques internes du système. Même s’il est trop tôt pour prédire ce qui arrivera finalement, on reconnaîtra que le train de réformes peut avoir les effets voulus aussi bien que des effets pervers, selon les stratégies qu’adopteront les acteurs du système pour répondre aux nouvelles contraintes, et selon celles des différentes régies régionales, qui deviennent responsables du développement du nouveau système. Cependant, existe-t-il dans la réforme Côté des mesures qui puissent répondre au problème persistant des inégalités dans l’accès à la santé ?
58En juin 1992, le ministre annonça une deuxième grande stratégie de réforme : l’adoption d’une Politique de santé et du bien-être (Ministère, 1992) comprenant dix-neuf objectifs sociosanitaires pour l’année 2002. Par exemple, on s’engage à réduire, d’ici dix ans, l’incidence des maladies cardio-vasculaires, des naissances prématurées, des accidents, des maladies du système respiratoire et d’autres en fixant un pourcentage précis d’amélioration. On promet également de diminuer des problèmes sociaux comme l’itinérance, la violence conjugale, le maltraitement des enfants et le suicide. Cependant, étant donné le manque de connaissances techniques dans ces domaines sociaux par rapport au domaine médical, on n’ose pas établir des pourcentages exacts dans ces cas.
59Cette politique reconnaît ouvertement qu’il existe un lien significatif entre la mauvaise santé et la pauvreté ; en collaboration avec d’autres ministères, le ministre Côté s’engage à cibler les populations les plus vulnérables. Par contre, certains des objectifs laissent croire que le gouvernement est plutôt concerné par la régulation des comportements « déviants » de ces groupes, comportements qui risquent d’imposer des coûts fiscaux élevés. Par exemple, on s’engage à réduire la surconsommation de tranquillisants par les personnes âgées et les assistés sociaux. Mais, va-t-on atteindre ce but par un meilleur contrôle de l’accès à ces drogues, actuellement subventionnées, ou bien en utilisant des stratégies pour combattre les conditions et les motifs à l’origine de la surconsommation ?
60La réforme Côté peut donc être considérée comme un projet de meilleure gestion du système ainsi qu’un projet de réorientation. Toutefois, deux défis majeurs se présentent : d’abord, il faut échapper à la surbureaucratisation et la surtechnocratisation, toutes deux susceptibles de se développer à cause de la concentration du pouvoir dans les régies régionales et de la préoccupation pour la maîtrise de l’offre et de la demande ; ensuite, il faut privilégier, si l’on veut atteindre les objectifs de santé et les objectifs sociaux, des stratégies de recherche intensive, des projets pilotes ainsi que des mesures de prévention et de promotion plutôt que des stratégies de contrôle social oppressives. Si la volonté politique se rallie à ces défis, il se peut que le Québec indiquera le chemin de la prochaine amélioration significative de la santé des populations.
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Notes de bas de page
1 Cependant, le gouvernement a annoncé sa volonté de modérer la « gratuité » des services par des mesures de taxation partielle de la consommation de certains services, ou par d’autres moyens, si jamais le gouvernement fédéral le permettait sans couper les transferts budgétaires accordés aux provinces (Ministère, 1991). Une tentative de taxer la consommation de médicaments pour les personnes âgées qui les reçoivent gratuitement a été rapidement retirée devant l’opposition publique. Cependant, les personnes âgées doivent maintenant débourser une somme de deux dollars pour chaque prescription médicale.
Auteur
Professeure au Département de sociologie de l’Université de Montréal.
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