Chapitre 3. Le défi de l’emploi
p. 89-106
Texte intégral
1Malgré la conjoncture favorable en 1988, le Québec connut l’un des taux de chômage les plus élevés en Amérique du Nord. Le tableau 1 montre que son taux de chômage était nettement supérieur à celui de l’Ontario (9,4 % au Québec contre 5,0 % en Ontario), des provinces des Prairies et de huit régions ou États comptant pour la moitié de la population active des États-Unis (Nouvelle-Angleterre, New York, Floride, Pennsylvanie, Californie, Ohio, Illinois et Texas). En fait, seules les provinces atlantiques et la Colombie-Britannique de même que la Louisiane et la Virginie-Occidentale, aux États-Unis, enregistrent un taux de chômage plus élevé. Par ailleurs, si l’on compare les grandes villes canadiennes comme on le fait dans le tableau 2, on découvre que Montréal présente, pour l’année 1989, le taux de chômage le plus élevé des quinze agglomérations urbaines de plus de 200 000 habitants.
2Dans l’ensemble, on ne peut donc douter que la performance du Québec en matière de création d’emplois soit l’une des plus mauvaises en Amérique du Nord. Elle constitue, de fait, le talon d’Achille de notre économie. Néanmoins, ce qui caractérise la période actuelle est l’ampleur du phénomène. En effet, historiquement, deux phénomènes fondamentaux ont marqué l’évolution de l’emploi et du chômage au Québec. Premièrement, le taux de chômage a eu nettement tendance à augmenter d’un sommet conjoncturel à l’autre au cours des trente dernières années. Il est passé de 4,1 % en 1966 à 6,6 % en 1974 à 9,6 % en 1979 et, enfin, à 9,3 % en 19891. La figure 1 illustre cette évolution.
Tableau 1. Taux de chômage, régions choisies de l’Amérique du Nord, 1988 (pourcentages)
Région | Taux de chômage |
Nouvelle-Angleterre | 3,1 |
New York | 4,2 |
Ontario | 5,0 |
Floride | 5,0 |
Pennsylvanie | 5,1 |
Californie | 5,3 |
Ohio | 6,0 |
Illinois | 6,8 |
Texas | 7,3 |
Provinces des Prairies | 7,3 |
Québec | 9,4 |
Virginie-Occidentale | 9,9 |
Colombie-Britannique | 10,3 |
Louisiane | 10,9 |
Provinces atlantiques | 12,4 |
Sources : U.S. Department of Commerce, Statistical Abstract of The United States 1990, Washington, 1990, p. 381 ; Statistique Canada, La population active, no 71-001, décembre 1988, tableau 2.
3Deuxièmement, bien que le taux de chômage ait aussi augmenté tendanciellement en Ontario, comme en fait foi la même figure, la détérioration a été plus marquée au Québec. La figure 2 représente ce phénomène en montrant l’évolution de l’écart entre les deux taux de chômage. Après la Seconde Guerre mondiale, par exemple, l’écart entre le Québec et l’Ontario ne dépassait pas une unité de pourcentage. Mais une détérioration relative dans la seconde moitié des années cinquante fit monter l’écart à 2,25 unités de pourcentage, niveau où il se maintint en moyenne jusqu’au milieu des années soixante-dix. Suivit une deuxième phase de détérioration relative d’intensité à peu près égale à celle des années cinquante ; puis, l’écart se stabilisa autour de 3,75 unités de pourcentage dans les années quatre-vingt, et enfin une atténuation marquée jusque sous les 2 unités pendant la récession de 1990-1992. La situation actuelle au Québec peut se décrire comme une période de chômage élevé par rapport à son propre passé tout comme par rapport à son plus important partenaire commercial, l’Ontario. L’avenir dira si la diminution récente de l’écart de chômage entre les deux provinces est une aberration temporaire ou si elle reflète une tendance persistante.
Tableau 2. Taux de chômage, régions métropolitaines de plus de 200 000 habitants, 1989 (pourcentages)
Ville | Taux de chômage |
Toronto | 4,0 |
London | 4,2 |
Kitchener-Waterloo | 4,9 |
Hamilton | 5,1 |
Ottawa-Hull | 6,0 |
Québec | 6,5 |
Halifax | 6,9 |
Calgary Winnipeg | 7,1 |
Saint Catharines-Niagara | 7,2 |
Vancouver | 7,4 |
7,9 | |
Windsor | 8,1 |
Edmonton | 8,4 |
Victoria | 8,8 |
Montréal | 9,2 |
Source : Statistique Canada, La population active, no 71-001, décembre 1989, tableau 36.
Figure 1. Taux de chômage, Ontario et Québec, 1946-1992 (pourcentages)

Source : Statistique Canada, La population active, no 71-001.
Figure 2. Ecart entre les taux de chômage québécois et ontarien, 1946-1992 (pourcentages)

Source : Statistique Canada, La population active, no 71-001.
4Dans les paragraphes qui suivent, nous discuterons des diverses hypothèses qui ont été ou qui peuvent être avancées pour expliquer l’évolution du chômage. On étudiera la situation par rapport à cinq facteurs importants : la composition démographique de la main-d’œuvre ; L’assurance-chômage ; le niveau élevé des salaires ; les mutations structurelles et la priorité accordée à la lutte contre l’inflation.
La composition démographique de la main-d’œuvre
5On a souvent mentionné la congestion démographique causée par l’arrivée des jeunes et des femmes d’âge mûr dans la population active comme cause directe de la hausse du chômage structurel au Québec et au Canada, plus particulièrement dans les années soixante-dix.
6L’hypothèse démographique est simple. Si une catégorie de la main-d’œuvre caractérisée par un taux de chômage plus élevé que la moyenne prend plus d’importance dans l’ensemble du marché, le taux de chômage global devra nécessairement augmenter. Pour qu’il en soit ainsi, deux conditions doivent cependant se présenter. D’abord, le groupe en question doit afficher un taux de chômage plus élevé que la moyenne ; ensuite, son importance démographique doit augmenter avec le temps.
7Une troisième condition, tout aussi importante que les deux premières, doit encore être satisfaite : il faut que le salaire comparatif de la catégorie dont le poids démographique s’accroît, ne puisse se rajuster de manière à permettre à l’afflux des nouveaux arrivants de se trouver un emploi, c’est-à-dire à augmenter moins vite que les salaires des autres catégories. Autrement, si le salaire du groupe dont l’importance numérique augmente reste suffisamment en deçà du salaire moyen, les employeurs embaucheront ces travailleurs et leur taux de chômage n’augmentera pas.
8Dans les faits, ces trois conditions se sont réunies pendant les années soixante-dix. Le salaire minimum, qui est celui que l’on verse à une partie significative des jeunes et des femmes, a crû en termes relatifs ; le taux de chômage de ces deux catégories dépassait celui de la moyenne globale ; leur importance relative s’est aussi systématiquement accrue au cours de la période. Pendant les années quatre-vingt, le taux de chômage des femmes a pratiquement rejoint celui des hommes, ce qui, dans leur cas, a eu pour effet d’annuler l’effet démographique. Quant aux jeunes, la baisse du salaire minimum relatif a aussi eu pour effet de faire diminuer leur taux de chômage relatif, tandis que leur poids démographique dans l’ensemble de la population active s’est littéralement effondré.
9En somme, l’hypothèse démographique, de pair avec les politiques du salaire minimum, explique en partie la hausse structurelle du chômage dans les années soixante-dix au Québec, tout comme sa stabilisation ou son recul vers la fin des années quatre-vingt.
L’assurance-chômage
10La modification de la Loi fédérale de l’assurance-chômage en 1971 fut un tournant pour les marchés du travail québécois et canadien. La proportion de la population active assurée passa de 65 % à 90 %. Le taux de remplacement du salaire par les prestations passa de 50 % à 67 %, et même à 75 % (après dix semaines de chômage) pour les prestataires avec personnes à charge. L’admissibilité aux prestations ne requit plus que huit semaines de travail dans l’année précédant la demande contre les trente semaines de travail requises auparavant dans les deux années antérieures. Finalement, la durée maximale des prestations fut portée à quarante-quatre semaines pour le travailleur qui satisfaisait aux critères d’admissibilité dans une région à taux de chômage élevé. Auparavant, cette période ne pouvait dépasser la moitié du nombre de semaines antérieures de travail.
11Des réformes de ce genre constituent toujours une arme à deux tranchants. D’une part, on accorde une meilleure protection financière aux chômeurs et on leur donne le temps de se trouver un nouvel emploi qui leur convienne. D’autre part, on subventionne, sans le vouloir et implicitement, le chômage de longue durée (par un taux de remplacement plus élevé qui réduit la perte financière découlant du chômage) et le travail instable (par une durée minimale de travail préalable plus courte et par une durée maximale de prestations plus longue).
12Une illustration peut faire comprendre l’importance de ce dernier changement. Dans l’ancien régime, le taux de remplacement du salaire brut était de 50 % et chaque semaine de travail donnait droit à une demi-semaine de prestations. Ainsi, sur une base annuelle, les prestations d’assurance-chômage pouvaient gonfler le revenu salarial brut d’un maximum de 25 % (0,5 x 0,5 = 0,25). Après la réforme, on pouvait, dans une région à chômage élevé, travailler huit semaines et recevoir en prestations les deux tiers (ou même les trois quarts) de son salaire hebdomadaire pendant une période pouvant atteindre quarante-quatre semaines. Cela constituait une subvention implicite, non plus de 25 %, mais de 367 % du salaire hebdomadaire (0,67 x 44/8 = 3,67) : pour huit semaines de travail, on pouvait recevoir, en prestations, l’équivalent de vingt-neuf semaines de salaire à temps plein.
13Si, comme l’illustre la figure 3, on tient compte d’autres facteurs tels la proportion de la population active qui est assurée, les impôts, les coûts du travail, etc., on trouve que le taux de subvention implicite ainsi calculé est tout d’abord passé de 20 % en 1971 à 330 % en 1972 au Québec. En Ontario, toutefois, en raison de taux de chômage régionaux plus faibles, cette montée n’a pas dépassé les 230 %. L’accroissement des taux de subvention implicites de l’assurance-chômage est donc en mesure d’expliquer en partie à la fois la montée des taux de chômage au Québec et en Ontario dans les années soixante-dix et le fait que la détérioration ait été plus prononcée au Québec. Par la suite, le taux de subvention implicite a évolué selon la formule d’indexation des prestations, les taux de chômage régionaux et selon les amendements apportés à la loi. Alors que la formule d’indexation et les taux de chômage régionaux ont pu contribuer à expliquer la hausse du taux de subvention implicite dans les années qui ont suivi la période d’inflation de 1979-19801, puis la récession de 1981-1982, les amendements apportés à la loi ont été de nature plutôt restrictive. En 1990, finalement, comme l’indique la figure 3, le gouvernement fédéral adoptait une loi qui réduisait à 109 % le taux de subvention implicite dans le cas du Québec.
Figure 3. Taux de subvention implicite à l’emploi instable1 par le régime d’assurance-chômage canadien, moyenne des régions du Québec, 1966-1990 (pourcentages)

1. Le taux est égal au produit de quatre variables : 1) la proportion de la population active qui est assurée, 2) la proportion du salaire brut qui est remplacée par les prestations d’assurance-chômage, 3) un rajustement fixe de 20 % pour tenir compte des impôts et des coûts du travail et 4) le rapport entre a) la durée maximale des prestations pour un prestataire qui a travaillé pendant un nombre de semaines tout juste suffisant pour y être admissible et b) ce nombre minimal de semaines de travail ainsi requises.
Source : Loi de l’assurance-chômage.
Le niveau élevé des salaires
14Le troisième facteur avancé pour expliquer la hausse du chômage structurel au Québec repose sur les salaires, qui seraient trop élevés à la fois dans l’absolu et par comparaison aux salaires ontariens. Pendant la période qui s’étend de l’année préparatoire à Expo 67 aux années suivant les Jeux olympiques de Montréal, il semble que les Québécois se soient offert une fête des salaires permanente. Le réalisme des années quatre-vingt aurait empêché la situation de se détériorer encore plus, mais n’aurait pas réussi à corriger le mal déjà fait. Nous souffririons encore-aujourd’hui des salaires et des conditions de travail « olympiques » que nous nous serions accordés entre 1966 et 1980, notamment dans le secteur public et dans l’industrie de la construction.
15Cette transformation aurait bénéficié aux travailleurs qualifiés (ou protégés) de ces deux secteurs et à ceux d’autres secteurs forcés de les imiter par concurrence. Quant à la plupart des travailleurs peu qualifiés (ou mal protégés), les standards négociés étaient complètement irréalistes. C’est ainsi que ces travailleurs seraient alors devenus chômeurs chroniques ou intermittents. Grandmaison les a appelés les « tiers » ; le Conseil des affaires sociales, lui, a parlé de « deux Québec dans un ».
16En conséquence, le haut rendement de l’économie québécoise, sur le plan de la productivité, ne serait pas issu de son dynamisme particulier, mais plutôt le résultat d’un effet pervers. Cet effet découlerait du niveau exorbitant des salaires qui aurait tout d’abord entraîné l’exclusion des travailleurs et des entreprises à faible productivité du circuit économique normal. En somme, et pour dire les choses de façon légèrement différente, ce ne serait pas un niveau de croissance intrinsèquement plus élevé de notre productivité qui nous aurait permis de disposer de salaires plus élevés, puisque dans ce cas et dans des circonstances normales, le taux d’emploi aurait alors dû augmenter en raison de notre plus forte compétitivité ; ce serait plutôt, à l’inverse, le niveau artificiellement élevé de nos salaires qui aurait conduit les entreprises et les gouvernements à exclure des emplois permanents et à temps plein dont le niveau de productivité ne justifiait plus le salaire correspondant ou qui ne bénéficiaient pas déjà de protection institutionnelle.
17L’intérêt de cette hypothèse est double. D’une part, elle permet d’expliquer la hausse absolue et relative du chômage au Québec dans les années soixante-dix, de même que les hausses marquées de la productivité au cours de cette même période (voir la figure 4). D’autre part, si on accepte l’hypothèse que la hausse des coûts relatifs du travail a pour effet de rendre une économie moins concurrentielle, la demande pour nos produits, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du Québec, aurait dû chuter. Ceci posé, l’analyse économique prédit deux effets secondaires, soit la baisse subséquente du taux d’emploi et des salaires pour former un nouvel équilibre où les salaires sont plus faibles et le chômage plus élevé. C’est exactement ce que nous montrent les figures portant sur le chômage et les salaires dans le cas des années quatre-vingt. Par rapport à l’économie ontarienne, notamment, les salaires québécois ont retrouvé leur niveau d’avant les années soixante-dix en même temps cependant que le taux de chômage s’y trouve plus élevé (figures 5 et 2 respectivement).
Figure 4. Ratio de la productivité globale de l’économie du Québec à celle de l’économie de l’Ontario1, 1966-1991 (Ontario = 100)

1. Le ratio est égal au rapport entre le PIB par personne employée du Québec et le PIB par personne employée de l’Ontario, multiplié par 100.
Sources : Statistique Canada, Comptes économiques provinciaux, no 13-213 et La population active, no 71-001.
18Par ailleurs, que depuis 1982 les salaires québécois aient augmenté en moyenne de 1 % par année de moins que les salaires ontariens démontre qu’ils ont réagi à l’état du marché intérieur de l’emploi et qu’ils ne sont pas entièrement « rigides » ou à la remorque des conditions ontariennes. On note que l’écart entre les rapports emploi-population (nombre d’emplois divisé par la population en âge de travailler) ontarien et québécois, qui ont évolué de manière analogue à l’écart entre les taux de chômage dans les années soixante-dix, se renverse nettement en faveur de l’économie québécoise au cours des années quatre-vingt (voir la figure 6). Visiblement, l’effet déstabilisant qu’ont pu avoir les hausses de salaires dans les années soixante-dix ne peut plus désormais faire partie de la liste des causes du chômage structurel au Québec, par rapport à l’Ontario. À l’avenir, toute comparaison devrait plutôt se faire avec certains États, comme ceux de la Nouvelle-Angleterre, l’État de New York et les autres États limitrophes.
Figure 5. Rapport du salaire hebdomadaire moyen québécois au salaire hebdomadaire moyen ontarien, 1961-1992 (Ontario = 100)

Source : Statistique Canada, Emploi, gains et durée du travail, no 72-002.
Figure 6. Écart entre les rapports emploi-population ontarien et québécois, 1946-1992 (nombre d’emplois par 1000 personnes de 15 ans ou plus)

Source : Statistique Canada, La population active, no 71-001.
Les mutations structurelles
19L’économie du Québec traverse, depuis déjà plusieurs années, une période de mutations structurelles profondes. On peut en attribuer en partie les causes au choc salarial des années soixante-dix, mais aussi au dynamisme propre des entreprises québécoises, aux pressions extérieures et au besoin de se rajuster et de se moderniser, tous des facteurs aussi importants les uns que les autres. Ces changements ont généralement pour effet de faire disparaître quantité d’emplois et d’en créer de nouveaux. Cependant, un tel processus ne garantit pas que les titres de compétence qu’exige le nouveau marché correspondent forcément et automatiquement aux anciens métiers ou aux anciens lieux de travail.
20En fait, notre économie subit continuellement les effets d’une transition marquée des secteurs traditionnels des mines (fer, cuivre, amiante, etc.), de la fabrication (cuir, textile, vêtement, etc.) et du transport maritime (à la suite de l’ouverture de la voie maritime du Saint-Laurent) aux secteurs modernes des biens durables (transformation des métaux, matériel de transport, machinerie, produits électriques, etc.) et des services (génie-conseil, informatique, transports, communications, finance, etc.). C’est ainsi que, plus vulnérables, les secteurs du cuir, du textile, de la bonneterie et du vêtement, qui offraient du travail à 156 000 personnes, ou 8 % du total du marché de l’emploi au Québec en 1966, n’en gardaient plus que 95 000, ou 3 % du total en 19892. Aussi, dans ces secteurs, le nombre d’emplois a diminué de 40 %, ou de 60 % si l’on s’exprime par rapport au nombre total d’emplois.
21De tels bouleversements ont eu des effets très déstabilisants dans les secteurs et les régions atteints, notamment sur les travailleurs plus âgés et faiblement scolarisés qui occupaient une forte proportion des emplois disparus. Ces changements, associés à la vieillesse relative de la structure industrielle du Québec (on se rappellera que le Québec est le berceau au Canada des secteurs plus traditionnels) et conjugués à la faible scolarisation de sa main-d’œuvre, peuvent aussi expliquer en partie la montée du chômage structurel et les hausses observées dans la croissance de sa productivité.
22Finalement, l’exode de l’élite économique anglophone de Montréal a pu contribuer, pour sa part, à l’accumulation de certains problèmes structurels. Entre 1966 et 1980, le cœur du Québec économique a perdu certaines de ses ressources humaines les plus dynamiques d’autrefois et a rapidement abandonné à Toronto son rôle de métropole du Canada. On a soutenu plusieurs hypothèses pour expliquer le départ massif d’une partie de cette élite ; c’est ainsi que l’on a parlé de déplacement « naturel » de l’activité économique vers le centre et l’ouest du pays et de la vitalité propre de l’Ontario. Mais le malaise culturel et politique ressenti par ce milieu face aux transformations sociolinguistiques au Québec, à une époque où les nouvelles activités dynamiques reposent sur la communication, les réseaux d’information et les contacts personnels (finance, services juridiques et comptables, génie-conseil, informatique, etc.), paraît un élément d’explication important du phénomène de l’exode (Polèse, 1990). Il convient toutefois de mentionner qu’une bonne partie de l’élite anglophone est restée sur place ou a gardé contact avec ses relations et que l’émergence d’un pouvoir économique francophone dans le sillage de la révolution de l’éducation et de l’engouement du Québec francophone pour les affaires arrive à point nommé pour remplacer la fraction de l’élite disparue. Mais on n’accède à la maturité économique que par une évolution possiblement plus lente que l’exode qu’il faut compenser. Dans l’intervalle, le Québec, sa métropole et ses régions passent par une douloureuse et difficile phase de restructuration économique et sociale. Elle serait loin d’être terminée.
La priorité accordée à l’inflation
23On a souvent répété que le Québec a été constamment lésé par les politiques fédérales de gestion macroéconomique, y compris les politiques de la Banque du Canada, à qui revient la tâche de combattre l’inflation au Canada. Ces politiques accorderaient trop de poids à l’inflation et trop peu au chômage et, qui plus est, elles heurteraient d’autant plus durement le Québec que celui-ci, contrairement à l’Ontario, serait loin d’avoir réalisé tout son potentiel en matière d’emploi. Cet argument n’a jamais été plus fondé et évident qu’à la fin des années quatre-vingt. En effet, alors que le chômage était encore passablement élevé au Québec et que l’inflation des prix et des salaires y était beaucoup plus modérée qu’en Ontario (voir les figures 5 et 7), les autorités centrales s’engageaient dans une lutte préventive contre l’inflation (hausse des taux d’intérêt et maintien d’un dollar cher) ; en retour, ce furent détresse financière, faillites, fermetures d’entreprises et chômage.
24Est-ce à dire qu’il faudrait relâcher les contrôles sur l’inflation afin de raffermir l’emploi ? La réponse à cette question n’est malheureusement pas si simple qu’il n’y paraît de prime abord. En principe, et peut-être aussi dans les faits, on y répondra par la négative. En fait, le choix n’est pas tant de contenir ou non l’inflation, mais de la contenir aujourd’hui ou demain. Non seulement l’inflation entraîne-t-elle des risques par rapport à la valeur de la monnaie et des coûts importants sur le plan de l’efficacité économique et de la justice distributive, mais la négliger aujourd’hui lui permettrait de s’accélérer (les inflations non maîtrisées ont toujours tendance à s’accélérer) et nous forcerait à appliquer demain à la croissance et à l’emploi des contraintes qui leur seraient encore plus dommageables. Le véritable prix du non-contrôle de l’inflation serait donc celui de pertes d’emplois encore plus massives à plus ou moins brève échéance. Par ailleurs, l’économie du Québec étant une économie des plus fortement intégrées au reste du Canada et aux États-Unis, il est clair que nous sommes très exposés aux forces inflationnistes qui se manifestent sur le reste du continent ainsi qu’aux politiques anti-inflationnistes qu’on y pratique.
Figure 7. Rapport entre le niveau des prix (IPC) de Montréal et celui de Toronto, 1982-1990 (1986 = 100)

Source : Statistique Canada, L’indice des prix à la consommation, no 62-001.
25On peut désormais poser la question d’une façon plus constructive : y a-t-il moyen d’attaquer l’inflation sans chaque fois détruire des dizaines de milliers d’entreprises et d’emplois ? En fait, nous n’en n’avons qu’un : la concertation.
26De façon générale, la concertation consiste à définir des normes nationales d’inflation par entente entre les partenaires de l’économie (patronat, syndicats, mouvement coopératif, etc.) et à les appliquer, de manière rigoureuse, en assurant l’équité entre le travail et le capital et en permettant une certaine flexibilité sur le plan local. Elle se pratique couramment dans plusieurs pays industriels ayant une forte cohésion sociale et très exposés à la concurrence internationale, tels le Japon, l’Allemagne, la Suède, la Suisse, la Norvège et l’Autriche. Le tableau 3 témoigne de manière éloquente en faveur d’une telle approche du contrôle de l’inflation. On constate, comme l’indique plus particulièrement la troisième colonne, que pour la période des quinze dernières années, ces pays de consensus social ont connu la meilleure performance macro-économique de tous les grands pays industriels.
Tableau 3. Taux de chômage, taux d’inflation et indicateur global de malaise économique dans 17 grands pays industriels, moyennes des années 1974 à 1989 (pourcentages)
Pays | Chômage | Inflation | Malaise global1 |
Suisse | 0,5 | 3,6 | 4,1 |
Autriche | 2,5 | 4,8 | 7,3 |
Japon | 2,3 | 5,2 | 7,5 |
Allemagne | 4,6 | 3,6 | 8,2 |
Suède | 1,9 | 8,6 | 10,5 |
Norvège | 2,4 | 8,4 | 10,8 |
Pays-Bas | 6,5 | 4,5 | 11,0 |
États-Unis | 7,1 | 6,6 | 13,7 |
Finlande | 4,7 | 9,3 | 14,0 |
Belgique | 9,1 | 6,2 | 15,3 |
Nouvelle-Zélande | 3,1 | 12,6 | 15,7 |
France | 7,4 | 8,6 | 16,0 |
Danemark | 7,6 | 8,4 | 16,0 |
Canada | 8,5 | 7,5 | 16,0 |
Australie | 6,6 | 9,7 | 16,3 |
Royaume-Uni | 7,6 | 10,3 | 17,9 |
Italie | 9,0 | 12,9 | 21,9 |
1. L’indicateur de malaise global est égal à la somme des taux de chômage et d’inflation. Il fut proposé, dans les années soixante, par l’économiste américain Arthur Okun. La décision d’accorder un poids égal aux deux mesures dans le calcul de l’indice est évidemment arbitraire.
Source : OCDE, Perspectives économiques de l’OCDE, juin 1990, tableaux R11 et R19.
27Que le Québec joigne le club des pays de concertation apparaît d’autant plus important que, pour d’autres raisons, il devra continuer à vivre, dans l’avenir prévisible, en union monétaire avec le Canada, les États-Unis, ou les deux, et qu’il ne disposera pas de sa propre politique monétaire. L’action directe et concertée des Québécois sur leur propre taux d’inflation serait alors un bon moyen à leur disposition pour atténuer l’incidence sur leur économie d’une gestion monétaire qu’ils réprouveraient. Nous sommes encore loin du but cependant, puisque enraciner la concertation macroéconomique nécessitera des institutions complexes et inexistantes à l’heure actuelle.
28De plus, l’approche macroéconomique est insuffisante. Pour la compléter, on devrait favoriser le développement d’un ensemble d’initiatives, sur le plan microéconomique cette fois. Ces initiatives porteraient notamment sur les facteurs associés à la croissance de la productivité dans les entreprises, dont la formation de la main-d’œuvre, l’expansion des investissements, l’innovation et les changements techniques. Ces considérations découlent directement de la revue des divers travaux réalisés tant sur les facteurs qui déterminent l’emploi et le chômage que sur la croissance de la productivité.
29En effet, de façon générale, quatre facteurs importants influencent principalement l’emploi : la production, le coût du travail, le coût du capital et la technologie. À ces déterminants de l’emploi, il faut ajouter ceux qui influent sur le chômage, tels le salaire minimum, l’assurance-chômage, la composition démographique de la population active et la variabilité interindustrielle de l’emploi dont nous avons abondamment parlé dans les paragraphes précédents. De tous ces facteurs, le coût du travail, le salaire minimum et l’assurance-chômage apparaissent comme des facteurs qui empêchent la baisse du taux de chômage. La production, pour sa part, apparaît comme le facteur le plus véritablement créateur d’emplois. Dès lors, si l’on accepte que la demande pour nos produits, et donc la production, dépend foncièrement de la position concurrentielle de nos entreprises et que cette dernière dépend à son tour de la productivité, il s’ensuit que les facteurs qui affecteront la productivité de nos entreprises affecteront en même temps le marché de l’emploi et en assureront la croissance. C’est pourquoi il semble que la concertation sociale devrait s’étendre à chacune des diverses unités de production et faire porter ses préoccupations sur les conditions de travail et d’emploi, de rémunération, de formation, d’investissement, de changements et d’innovations technologiques compatibles avec les besoins des travailleurs, d’une part, et l’exercice d’un certain leadership des entreprises sur leurs marchés cibles, d’autre part. Ce régime pourrait se mettre en place de lui-même par la formation de comités qui pourraient prendre appui sur les comités déjà établis pour d’autres activités de l’entreprise (par exemple, le comité de santé et de sécurité au travail).
Conclusion
30La situation de l’emploi au Québec, à la fin des années quatre-vingt et au début des années quatre-vingt-dix, n’est pas très reluisante. Nous avons indiqué que le taux de chômage est très élevé à la fois par rapport au Québec des années soixante et par rapport à l’Ontario. Nous avons passé en revue les différents facteurs qui pouvaient expliquer ce phénomène. La composition démographique de la main-d’œuvre, l’assurance-chômage, le niveau élevé des salaires, les mutations structurelles et la priorité accordée à la lutte contre l’inflation semblent, à des degrés divers et à différentes périodes, expliquer notre taux de chômage.
31Les décennies soixante-dix et quatre-vingt se démarquent nettement l’une de l’autre. Dans la première, les cinq facteurs mentionnés se sont conjugués pour ensemble faire monter le taux de chômage structurel du Québec de quatre à cinq unités de pourcentage environ. L’arrivée des générations de l’après-guerre dans la population active et les politiques de salaire minimum de l’époque ont fait augmenter leur taux de chômage propre et le taux de chômage global. La réforme de l’assurance-chômage en 1971 a considérablement allégé les conditions d’indemnisation et fait augmenter le taux d’activité, ainsi que la fréquence et la durée du chômage. Les grandes conventions collectives du secteur public, les décrets de la construction et leurs effets d’entraînement sur les autres secteurs d’activité ont pu contribuer à accélérer la fermeture de certaines entreprises peu productives et à exclure du marché un certain nombre de travailleurs moins qualifiés ou moins protégés. En phase de rattrapage accéléré, les entreprises québécoises ont commencé à quitter en masse les secteurs traditionnels à faible productivité et à se lancer dans de nouveaux secteurs plus prometteurs. On a donc assisté à l’intensification de la disparition d’emplois dans les corps de métiers associés aux secteurs plus traditionnels et à la création de nouveaux emplois dans les corps de métiers spécialisés, où il y a pénurie d’ailleurs. Pendant ce temps, l’exode d’une partie de l’élite anglophone de Montréal a accentué les difficultés de la métropole. A plusieurs reprises, on a contracté la masse monétaire pour combattre les pressions inflationnistes issues de sources diverses ; ce régime a ajouté aux contraintes subies par le marché du travail et a contribué à maintenir le taux de chômage.
32Pendant la dernière décennie, les trois premiers facteurs ont perdu de l’importance, ou la tendance s’est même renversée. La baisse démographique et la modération dans les politiques de salaire minimum ont considérablement amélioré la situation relative des jeunes sur le marché. Des amendements successifs à la loi de l’assurance-chômage ont réduit la portée de la réforme de 1971. La poussée des salaires s’est complètement renversée parce que les règlements salariaux ont mis l’accent sur la sécurité d’emploi ; les prix ont crû moins vite au Québec qu’en Ontario, ce qui a amélioré notre compétitivité.
33À certaines conditions, on pourrait bien voir le chômage diminuer au Québec dans les années quatre-vingt-dix. En matière de productivité, on a déjà accompli une partie du rattrapage. L’évolution démographique restera favorable à l’emploi des jeunes. Les programmes sociaux se stabiliseront et les travailleurs et les entreprises demeureront d’autant plus réalistes en matière de salaires et de prix qu’ils seront plus conscients des dividendes qu’ils retirent de la modération sur le plan de la sécurité d’emploi et de la compétitivité. La résistance surprenante du marché de l’emploi au Québec dans la présente récession (comparativement à celle de 1981-1982 et par rapport à l’Ontario) n’est pas le moindre de ces dividendes.
34Il sera beaucoup plus facile de relever le défi de l’emploi dans les années qui viennent si les Québécois réussissent à établir un solide consensus. C’est pourquoi nous avons présenté, dans la dernière section de ce texte, un « modèle » qui conjuguerait le contrôle social des prix et des salaires sur le plan macroéconomique à des initiatives micro-économiques quant à divers facteurs de croissance que les employeurs et les travailleurs contrôlent en partie, tels la formation de la main-d’œuvre, la croissance des investissements, l’innovation et les changements technologiques.
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Notes de bas de page
Notes de fin
1 On a choisi l’année 1966 comme point de référence pour deux raisons. Premièrement, les données sur le chômage, avant 1966, ne sont plus strictement comparables. Deuxièmement, c’est préférablement à partir de 1966 (année de plein-emploi relatif) qu’on peut situer les principaux développements rapportés dans ce texte.
Auteurs
Professeur de science économique à l’École de relations industrielles de l’Université de Montréal.
Professeur au Département des sciences économiques de l’Université du Québec à Montréal.
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