Introduction. 50 ans d’un parcours inachevé
p. 9-20
Texte intégral
1L’idée d’une unité européenne basée sur le consentement mutuel n’est guère nouvelle ; certains la font remonter à la fin du Moyen Âge, soit à l’époque où l’État souverain commence à s’imposer comme le type d’organisation politique par excellence, celle qui répond le mieux aux besoins fondamentaux de l’Homme. Autant le concept est ancien, autant faudra-t-il attendre le milieu du XXe siècle pour que s’amorce sa concrétisation.
2Marqués par les horreurs de la Première et de la Seconde Guerre mondiale, préoccupés par la montée du communisme à l’est comme à l’ouest du continent ainsi que par le déclin politique et économique de leurs nations respectives, une majorité de leaders s’accordent sur la nécessité de réaliser au plus vite une union des États d’Europe occidentale. Si un consensus existe sur l’obligation d’accomplir une telle unité, en revanche, toutes les personnes impliquées ne s’entendent pas sur la manière d’atteindre cet objectif. Certaines, épousant une vision traditionnelle des relations internationales, estiment, comme Charles De Gaulle, qu’une telle réalisation exige la création de structures permanentes mais respectueuses des souverainetés étatiques. D’autres, au contraire, jugent qu’il est indispensable de rompre avec cette conception classique des dynamiques interétatiques et de mettre en place des institutions « supranationales », gardiennes de l’intérêt commun. Pour eux, l’émergence d’une telle solidarité, condition d’une paix durable en Europe, ne peut se faire que s’il y a dépassement progressif – pensons à Jean Monnet –, ou radical – pensons à Altiero Spinelli – des souverainetés nationales.
3La première vision s’impose assez facilement dans l’après-guerre et donne lieu à la création d’instances telles que le Conseil de l’Europe ou encore l’Organisation européenne de coopération économique (OECE). La seconde a plus de difficultés à le faire mais y parvient tout de même. Suite à l’appel lancé par Robert Schuman, alors ministre français des Affaires étrangères, dans sa Déclaration du 9 mai 1950, six États dont l’Allemagne, la Belgique, la France, l’Italie, le Luxembourg et les Pays-Bas signent à Paris, le 18 avril 1951, le Traité instituant une Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA). En posant ce geste, les chefs d’État et de gouvernement mettent non seulement en place un marché commun du charbon et de l’acier assurant une libre circulation de ces matières hautement symboliques, puisqu’elles constituent à cette époque le principal socle de l’industrie de l’armement, mais ils acceptent également de céder une partie de leur souveraineté et de la soumettre à l’intérêt commun. Les Six consentent en effet à placer leur production de charbon et d’acier sous l’office d’une Haute Autorité à laquelle ils confient le mandat de prendre en toute indépendance, dans les domaines qui relèvent de sa compétence, des décisions qui deviennent immédiatement exécutoires dans l’ensemble des territoires des pays membres.
4Au début des années 1950, l’union de l’Europe est en marche. À compter de la création de la CECA, conçue comme « les premières assises concrètes d’une fédération européenne » (Schuman, 1950), la construction européenne connaît non seulement des élargissements, soit un accroissement du nombre de ses États membres, mais aussi des approfondissements. Au fil des ans, les institutions supranationales (Parlement, Commission et Cour de justice) vont voir leurs pouvoirs et champs d’interventions augmenter. Cela dit, ce processus d’approfondissement est loin d’être linéaire.
L’intégration européenne : un parcours en dents de scie
5Le parcours encore inachevé vers l’unité européenne se caractérise par des périodes de formidables avancées, tout autant que par des phases de doute, de questionnements, voire de remise en question. Ce parcours en dents de scie n’a, à la lumière des propos de Jean Monnet, rien de très surprenant. Celui-ci n’affirmait-il pas que « l’Europe se fera dans les crises […] et [qu’] elle sera la somme des solutions que l’on apportera à ces crises » (Parlement européen et Commission des communautés européennes, 1978 p. 11) ?
La crise de la CED
6Très rapidement, sous l’impulsion de la France, les Six tentent de transposer, au domaine militaire, la technique du plan Schuman. En mai 1952, ils signent, à Paris, le Traité instituant une Communauté européenne de défense (CED) où il est entre autres question non seulement de coordonner les forces armées des États membres mais bien de fusionner les contingents, bref de créer une force armée commune. Les chefs d’État envisagent également à l’époque la création d’une Communauté politique européenne, considérée comme un complément indispensable à l’émergence de cette Europe militaire. Or, ni l’une ni l’autre ne voit le jour. Les pays signataires – à l’exception de l’Italie – ratifient sans grandes difficultés le traité CED ; en revanche, en France, État pourtant initiateur du projet, ce texte soulève de fortes réticences et est finalement rejeté à l’Assemblée nationale par une majorité composée de gaullistes et de communistes. Cette situation ainsi que les débats suscités par la création de la CED ne sont pas sans rappeler ceux engendrés quelque cinquante ans plus tard par le projet de constitution.
De la relance de Messine (1955) aux traités de Rome (1957)
7Ce double échec met à mal les espoirs d’une intégration politique plus poussée, voire, pour certains, le rêve d’unité sur la base du fédéralisme. Il ne sonne pas pour autant le glas du processus intégratif européen. Toujours convaincus de la nécessité de « faire l’Europe » et soucieux de sortir de la crise, les dirigeants décident de poursuivre la construction européenne sur le terrain strictement économique puisque les terrains politique et militaire s’avèrent trop sensibles.
8À l’initiative de Paul-Henri Spaak, ministre belge des Affaires étrangères, les chefs d’État des six pays fondateurs se réunissent à Messine, en 1955, pour discuter d’un plan de relance. Cette première rencontre conduit à la conférence intergouvernementale de Val Duchesse en 1956, puis à la signature, à Rome, le 25 mai 1957, des deux traités, dont nous soulignons cette année le cinquantième anniversaire : le Traité EURATOM qui porte sur la Communauté européenne de l’énergie atomique et le Traité CEE qui institue la Communauté économique européenne. Le premier instaure un marché commun nucléaire, alors que le second crée une union douanière et un marché commun qui repose à la fois sur la libre circulation des marchandises, des personnes, des services et des capitaux et sur l’élaboration de politiques communes, notamment dans le secteur de l’agriculture, des transports et du commerce extérieur.
L’eurosclérose des années 1960-1970
9La relance de Messine est rapidement suivie d’une période d’eurosclérose qui dure jusqu’à l’arrivée de Jacques Delors à la présidence de la Commission en 1985. À l’exception de quelques avancées importantes, comme la création de la Cour des comptes (1975), le renforcement des pouvoirs budgétaires du Parlement européen (1975) ou encore l’élection de ce dernier au suffrage universel direct (1979), les années 1960 et 1970 sont marquées par plusieurs incidents qui entravent le bon fonctionnement des Communautés, voire qui menacent leur existence.
10Ainsi, non seulement Charles de Gaulle, Président de la République française, s’oppose à plusieurs reprises à l’adhésion de la Grande-Bretagne, mais il tente aussi de développer des projets de coopération en marge des Communautés. Par exemple, en 1961, il demande à Christian Fouchet d’élaborer un projet de Traité établissant une Union d’États. Son objectif est clair : en créant ainsi une nouvelle structure institutionnelle à laquelle viendraient s’arrimer les institutions communautaires, il espère réorienter une intégration européenne qu’il juge trop supranationale vers une construction européenne à caractère intergouvernemental1. De même, très rapidement, de Gaulle s’affaire à resserrer les liens franco-allemands et signe avec le chancelier Adenauer, le 22 janvier 1962, le traité de l’Élysée qui peut être perçu comme un substitut au projet d’union d’États proposé par Fouchet et rejeté quelques mois auparavant par les autres partenaires européens de la France.
11D’autre part, la mise en œuvre du Traité de Rome se révèle plus difficile que prévue. La CEE se heurte à des problèmes institutionnels et financiers considérés, par certains, comme inhérents à une organisation multinationale construite sur des compromis. Ainsi, le fonctionnement des Communautés est entravé par la crise dite « de la chaise vide » qui sera en partie résolue le 30 janvier 1966, avec l’adoption du compromis de Luxembourg. Durant une année, le gouvernement français refuse de prendre part au processus décisionnel communautaire et de ce fait le paralyse. Il entend ainsi s’opposer à deux mesures : l’application du vote majoritaire au sein du Conseil des ministres dans le cadre de la mise en place du Marché commun, d’une part, et le mode de financement de la Politique agricole commune proposé par la Commission européenne, d’autre part. Cette seconde mesure favorise le développement de ressources propres aux Communautés, mais aussi le renforcement des pouvoirs budgétaires du Parlement européen ainsi que du rôle de l’exécutif européen2.
12Cette période d’eurosclérose se caractérise enfin par une incapacité des États membres d’aller réellement plus loin dans le processus d’intégration, notamment en matière monétaire, et ce, bien que les chefs d’État et de gouvernement en expriment le souhait lors du sommet de La Haye de décembre 1969. Ceux-ci sont en effet convaincus que l’instauration d’une union économique et monétaire est nécessaire au parachèvement du Marché commun. Ils y voient aussi l’assurance d’une croissance et d’une stabilité à l’intérieur des Communautés ainsi qu’un instrument qui leur permettrait d’influer sur la politique économique et monétaire mondiale plutôt que de la subir.
13C’est ainsi qu’est rédigé au début des années 1970 le Rapport Werner, qui prévoit non pas une simple coordination des politiques économiques et monétaires nationales, mais l’élaboration de politiques communes dans ces deux secteurs ainsi que l’adoption d’une monnaie commune garantissant l’irréversibilité de l’entreprise. Ce texte va très loin puisqu’il propose de mettre en place un système communautaire de banques centrales proche de la Federal System Reserve (Fed) américaine et de confier aux instances communautaires le soin d’arrêter les décisions et directives dans ces deux domaines. Or, contrairement à ce que pouvait laisser penser leur Déclaration de La Haye, les pays membres ne donnent pas suite à l’ambitieux plan Werner et optent pour la mise en place d’un système monétaire européen (SME) dont les dispositions restent vagues. Ce dernier va certes un peu plus loin que le « serpent monétaire » adopté quelques années auparavant, mais il demeure un mécanisme de coopération monétaire qui n’affecte en rien la souveraineté des pays participants.
La relance des années 1980 et 1990
14Les années 1960 ont été celles des crises et la décennie 1970 celle des grandes déclarations d’intention rarement suivies d’effet. Les années 1980 se présentent comme une période au cours de laquelle sont amorcées quelques grandes réalisations dont la plupart sont le prélude des développements substantiels de Maastricht.
15Cette fois-ci, la volonté des chefs d’État et de gouvernement de faire progresser l’Europe dans la direction d’une union politique se traduit, concrètement, par une action significative et totalement inimaginable jusqu’alors : une réforme « constitutionnelle ». Au plan de l’évolution politique de la construction européenne, l’adoption d’un nouveau traité, l’Acte unique, est sans conteste le fait marquant des années 1980 ; il vient modifier, entre autres, le Traité CEE. Ce texte élargit le champ de compétences des Communautés et renforce les pouvoirs des instances supranationales. Il fixe également pour objectif de mener à terme la réalisation du marché intérieur avant la fin de l’année 1992 et, surtout, il introduit une nouvelle forme de coopération en matière de politique étrangère. L’Acte unique rompt ainsi avec le sentiment d’échec créé par le rejet de la CED et ouvre le chemin aux réformes de Maastricht.
16Le Traité sur l’Union européenne (1993) marque une étape importante dans ce processus d’approfondissement. Il peut être vu à la fois comme la poursuite de la relance amorcée avec les plans Delors et l’Acte unique, mais aussi comme le signe avant-coureur de la crise que connaît aujourd’hui la construction européenne.
17On peut parler de relance des années 1980, puisque, pour la première fois depuis les années 1950, les ambitions politiques de la construction européenne sont affirmées ouvertement. Non seulement la Communauté européenne perd-elle son adjectif « économique », mais ce nouveau traité renferme des mesures « révolutionnaires » : affirmation d’une citoyenneté européenne ; création d’une monnaie unique et d’une Banque centrale européenne ; mise en place d’une Politique étrangère et de sécurité commune pouvant « conduire, le moment venu, à une défense commune » ; adoption de plusieurs mesures dans le domaine de la justice et des affaires intérieures.
18On peut tout aussi bien voir dans ces initiatives le signe avant-coureur de la crise qui secoue aujourd’hui l’Union européenne. L’adoption du Traité sur l’Union européenne soulève de vives critiques et réticences dans certains milieux. Elle témoigne aussi d’une distance entre les Européens et les instances communautaires, distance qui se confirmera au moment de la ratification du Traité instituant une constitution pour l’Europe. Il n’est pas inutile de se rappeler que ce traité n’a été soutenu que par une faible majorité de Français (51,05 %)3 et qu’il a été rejeté par les Danois. À cela s’ajoute le fait que les deux traités signés par la suite, l’un à Amsterdam (1997) et l’autre à Nice (2000), n’apportent pas de grands changements à Maastricht. On peut y voir autant de signes d’un certain essoufflement.
L’Union européenne face à trois questions de fond
19L’Union européenne traverse de nouveau une période de crise. Les conditions du franchissement des étapes successives, notamment depuis Maastricht, ne sont pas sans soulever plusieurs interrogations de fond. C’est autour de trois d’entre elles que s’organisent les contributions regroupées dans cet ouvrage.
De la nature et de la légitimité de l’UE
20Se pose tout d’abord la question de la nature de la construction européenne. Qu’est devenue l’Union européenne au fil des ans ? S’agit-il d’un simple bloc économique ? D’une organisation internationale ? D’une confédération ? Évolue-t-elle vers un système politique de type fédéral ? Est-elle, comme l’affirment de nombreuses personnes, une construction sui generis ou encore, une entité postnationale ?
21Bruno Théret, Laurie Boussaguet et Renaud Dehousse apportent des éléments de réflexion à ces interrogations. Partant du principe que le Canada et l’UE renvoient à des réalités très proches l’une de l’autre, Théret examine les similarités et les différences entre ces deux expériences de division territoriale de l’ordre politique en plusieurs ordres de gouvernement, ainsi que les relations entre les dynamiques d’innovation politique qui les caractérisent afin d’en déduire divers scénarios d’évolution possible de la construction européenne. L’auteur conclut par une réflexion sur l’éventuelle émergence d’une solution postnationale, de portée plus générale, au problème d’action collective qui se pose, tant au Canada que dans l’UE, par la recherche et/ou le maintien d’une politique respectant la diversité des entités qui s’unissent, mais qui revendiquent aussi la reconnaissance ou la continuité de leur dimension nationale.
22Laurie Boussaguet et Renaud Dehousse, pour leur part, notent un changement important d’orientation dans la façon dont les décisions sont arrêtées dans l’UE : ils soulignent ainsi le caractère non linéaire et surtout non téléologique de la construction européenne. Les auteurs notent que la « méthode communautaire » comportait une série d’atteintes au principe de souveraineté – délégation de pouvoirs à des institutions supranationales, vote à la majorité au sein du Conseil des ministres ou encore soumission des rapports interétatiques à l’emprise du droit. Or, depuis une dizaine d’années, cette « méthode » serait remise en cause au profit d’une « gouvernance européenne » qui se caractérise, au niveau décisionnel, par une coordination souple, un contrôle par les pairs, ou encore l’adoption d’un droit « mou », bref par une « renationalisation » du processus intégratif. Deux grandes raisons expliqueraient ce changement : la crise de légitimité que connaît l’UE depuis la décennie 1990, et la méfiance des gouvernements des États membres à l’égard des Communautés.
23Se pose aussi – et les deux interrogations sont liées – la question de la légitimité des décisions arrêtées dans le cadre de l’UE. D’aucuns jugent que les Communautés souffrent d’un déficit démocratique. Pour ceux qui soulignent avant tout la dimension institutionnelle, ce déficit réside dans la carence de légitimité directe des principales instances de décision, tels la Commission et le Conseil des ministres, alors que le Parlement, élu au suffrage universel direct depuis 1979, ne possède comparativement que peu de pouvoirs ; ils dénoncent également l’opacité du système décisionnel. Pour ceux qui mettent davantage l’accent sur le côté subjectif du phénomène, ce déficit réside essentiellement dans l’absence d’identification des citoyens européens à l’Union. Cela serait dû au fait que les ressortissants des États membres ont longtemps été tenus à l’écart du processus intégratif, et ce, conformément à ce qu’auraient été les souhaits des fondateurs de l’Europe. Dans sa contribution, Isabelle Petit revient sur cette idée communément admise. Elle montre, au contraire, que les artisans des Communautés ont toujours été animés par un souci d’information et de socialisation du public à cette réalité émergente, souci qui a rapidement donné lieu à l’adoption, par la Commission, de politiques et actions visant à développer un sentiment d’appartenance à l’Union chez les citoyens européens. Petit montre que cette dernière a été particulièrement active dans le domaine de l’éducation, bien qu’au départ elle n’ait pas été habilitée à intervenir dans ce secteur.
24Si cette non-identification à l’UE ne vient pas de l’absence de mesures destinées à créer, puis à renforcer chez les ressortissants communautaires leur identité euro-communautaire, alors quelle(s) en serai(en)t la ou les causes ? Quelles solutions peut-on envisager pour rapprocher les citoyens de l’Europe ? Dominique Rousseau suggère une réponse à cette dernière question. L’auteur, pour qui les « non » français et néerlandais ne sont ni des « non » à l’Europe ni des « non » à la Constitution européenne, estime qu’il est nécessaire de reprendre le travail constituant, de doter l’UE d’une Constitution et ce, pour trois raisons. Tout d’abord, cela est nécessaire si l’Europe ne veut pas rester une simple « convention d’utilité commune », c’est-à-dire si elle veut devenir politique. D’après Rousseau, elle n’a pas vraiment d’autre choix que de le devenir, à moins de restituer aux États membres les compétences qui lui ont jusqu’alors été transférées. Ensuite, non seulement voit-il dans une Constitution le genre de texte qui fonde et construit la légitimité de l’intervention des citoyens dans la détermination de la politique de l’ensemble social auquel ils appartiennent, mais aussi celui qui permet aux ressortissants de l’UE de se voir ou de s’imaginer comme des parents aux histoires différentes sans doute, mais réunis sous une même loi et non comme des étrangers appartenant à des États différents. Enfin, Rousseau voit dans l’adoption d’un patrimoine constitutionnel européen la voie d’une reconstruction identitaire des peuples européens, reconstruction qui s’impose avec urgence alors que resurgit le spectre de la dérive communautariste, tant parmi les nouveaux pays membres que chez les anciens.
25Si Petit et Rousseau paraissent préoccupés par le déficit démocratique dont souffre l’UE, Csaba Nikolenyi semble plutôt attentif à celui qui existe au sein des nouveaux États membres issus de l’ex-bloc soviétique. Il s’intéresse aux élections au Parlement européen. Il remarque, d’une part, que le taux de participation est plus élevé dans les nouveaux pays membres que dans les anciens États membres. Il constate, d’autre part, que ce taux de participation est plus faible dans les pays de l’ex-bloc soviétique qu’à Chypres ou à Malte. Ce faible taux de participation aux élections au Parlement européen ne serait pas lié à une absence d’identification des Européens de l’Est à l’UE mais plutôt à un facteur endogène : le niveau de compétitivité entre les principaux groupes ou partis politiques au sein de l’État. Il soutient que plus la compétitivité est grande, plus la participation est élevée.
De l’impact sur l’État social
26Les approfondissements successifs de l’UE soulèvent également la question de l’impact de la construction européenne sur les structures et les politiques nationales, notamment dans le domaine social. La deuxième partie de l’ouvrage discute de la question.
27L’État social en Europe se transforme. Gérard Boismenu s’interroge sur les facteurs déterminants de cette transformation. Les facteurs généraux mettent en contexte cette transformation, mais informent peu sur l’opportunité, la chronologie, la nature et l’étendue des mesures prises. Pour cela, il faudrait retenir les processus politiques qui désignent des acteurs et des institutions qui se définissent encore largement sur le territoire « national ». La question de l’européanisation des politiques reste entière, dans la mesure où il faut encore en faire une démonstration convaincante. Elle découlerait du développement des institutions européennes. On peut certes penser au poids institutionnel et au cadrage général du développement d’une identité européenne, mais il faudrait sans doute privilégier le processus de transfert et d’apprentissage social que mettent en œuvre des dispositifs telle la méthode ouverte de coordination.
28Christophe Ramaux soutient, pour sa part, que la construction européenne a pris un tournant marqué en faveur du libéralisme économique depuis l’adoption de l’Acte unique de 1986 et qu’elle est responsable – en partie du moins – de la déconstruction méthodique des quatre piliers de l’État social, à savoir la protection sociale, le droit du travail, les services publics et les politiques macroéconomiques d’inspiration keynésienne de soutien à l’activité et à l’emploi. La fin de l’État social ne serait pourtant pas une fatalité. Construire l’Europe sociale fait partie du champ des possibles, à la condition que l’on respecte deux principes : la « convergence par le haut » et la « non-régression sociale ».
29Alors qu’il est de bon ton de parler d’« européanisation » des politiques nationales, Jane Jenson montre qu’il se produit une « nationalisation » des politiques européennes. Les politiques de Bruxelles reflètent largement les tendances observées au sein des États membres et non l’inverse. Jenson constate que ce n’est que récemment que l’UE a manifesté sa volonté de « jouer au Lego », alors que les pays qui la composent y « jouent » déjà depuis plusieurs années. Autrement dit, si les instances communautaires ont commencé de fraîche date à penser la question des risques sociaux en termes d’investissement proactif dans la jeunesse et dans l’enfance plutôt qu’en termes compensatoires ou de mise en commun de ressources en vue d’une protection contre les conséquences du vieillissement, des maladies ou du chômage, cette façon de raisonner a cours depuis plusieurs années déjà dans les États membres.
30Dans la foulée, Robert Boyer traite la question d’un mode de régulation en émergence, en mesure de concilier solidarité sociale et compétitivité, ainsi qu’autonomie nationale et intégration économique. Comment, pour l’Union européenne, échapper au déficit démocratique qui se conjugue au déficit de croissance ? Le défi consistera à opérer une jonction entre cercles vertueux (ou stratégies), favorisée par des procédures européennes à la fois transparentes et simplifiées, ce qui pourrait assurer une coordination des stratégies privées et publiques. Cela appelle-t-il des réformes ambitieuses ? Sans doute, mais on entre ici dans le dilemme de la réforme, qui met en évidence que le temps court de la conjoncture cadre mal avec le temps long du changement institutionnel.
31La mise en relief de la nécessité d’unir les diversités nationales dans la construction d’un espace qui ne soit pas qu’économique comme condition de l’affirmation de l’Europe dans le monde conduit à situer ce grand espace et ce grand acteur sur l’échiquier mondial. Ce à quoi nous engagent les prochains auteurs.
De la place de l’UE sur la scène internationale
32La question de la place de l’Union européenne sur la scène internationale est plus que jamais à l’avant-scène. S’agit-il, comme nous avons souvent tendance à le penser, d’un « nain politique et d’un géant économique » ? Cette idée, communément admise, doit être nuancée. Sophie Meunier et Pascal Petit montrent que l’UE n’est peut-être pas le géant économique que l’on pense. Par ailleurs, Philippe Braillard et Frédéric Mérand, bien qu’adoptant des démarches fort différentes, mettent en évidence que l’UE n’est sans doute pas non plus le nain politique que l’on croit (ou que si elle l’est, elle n’aspire pas à le demeurer).
33Meunier examine comment les cinq grands éléments constitutifs de la doctrine de la « mondialisation maîtrisée » élaborée par l’UE ont résisté à l’épreuve du cycle de Doha, initié dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), afin de poursuivre la libéralisation des échanges internationaux et d’étendre les bénéfices de la mondialisation aux pays en développement. Or, le succès de l’Europe dans la maîtrise de la mondialisation, grâce à son rôle dans la gouvernance commerciale mondiale, aurait été mitigé. À défaut d’avoir pu imposer ses vues, l’Union a annoncé un changement de cap de sa stratégie commerciale : réinstaurer le mercantilisme afin d’assurer des débouchés pour les produits, les services et les emplois européens, en particulier dans les marchés asiatiques, et y subordonner les objectifs politiques. Ce qui signifie aussi la fin du moratoire pour les accords commerciaux bilatéraux.
34Pascal Petit s’attache à montrer que l’Europe doit assurer son rôle de puissance régionale dans le processus de recomposition de l’espace mondial. Pour cela, la stratégie d’intégration marchande poussée n’est pas suffisante. Le défi posé à l’Union européenne consiste à activer une dynamique de modernisation fondée sur l’innovation dans un espace de plus en plus diversifié, du fait de l’élargissement. La dynamique de modernisation découlant de la stratégie de Lisbonne suppose la mise en réseau de partenaires dont les niveaux de développement sont proches, ce qui est moins le cas qu’auparavant. Cela demande une Europe en mesure de progresser à plusieurs vitesses, tout en ayant le souci de préserver sa cohésion et d’inventer des formes adaptées de changement institutionnel. Car c’est la maîtrise du changement qui fonde la véritable compétitivité.
35Alors que l’Union n’est peut-être pas le « géant économique » que l’on croit, elle n’est peut-être pas non plus le « nain politique » que l’on pense. Philippe Braillard montre que si, à l’aune du modèle étatique, la PESC4 – instrument parmi d’autres de la politique extérieure de l’UE – n’est qu’un pâle succédané de politique étrangère se limitant à quelques actions communes, celle-ci renferme néanmoins un certain potentiel. La PESC constituerait une « utopie créatrice », puisqu’elle est à l’origine d’un important processus d’européanisation et de socialisation des politiques étrangères des États membres.
36De son côté, Frédéric Mérand appréhende la défense européenne non comme un simple instrument politique, mais davantage, mais surtout comme un fait social. Cette démarche permet de mettre en évidence de nouvelles dimensions de la PESD5 et de montrer que celle-ci ne constitue peut-être pas la première étape vers la création d’une véritable organisation militaire européenne et d’une armée commune. Cependant, elle est devenue un champ social fortement institutionnalisé où des centaines d’acteurs interagissent fréquemment, et où des pratiques et des structures de pouvoir sont reproduites. Pour Mérand, d’un point de vue historique, l’existence d’une telle arène transgouvernementale au sein de laquelle les États coordonnent et partagent leurs capacités militaires sous la houlette d’une politique étrangère régionale commune représente une anomalie intéressante.
37On peut se plaire à parler de l’Union européenne en termes d’objet politique non identifié. Cela est sans doute juste. Ce qui importe, c’est d’en saisir les diverses dimensions telles qu’elles se révèlent dans leur processus de transformation. Ce parcours est inachevé au sens où le projet multidimensionnel qui l’habite, et qui va bien au-delà d’objectifs économiques ou politiques, est constamment conçu en fonction de ses réalisations et de ce qui s’annonce. Se confrontent volontarisme politique et facteurs (voire contraintes) participant au changement, à travers les intérêts multiples aussi bien des États que des acteurs. Cette dynamique touffue et accidentée fait de l’Europe un centre d’intérêt vers lequel convergent des analystes dont les démarches sont tout autant distinctes que complémentaires.
Notes de bas de page
1 Ces plans Fouchet seront rejetés par les autres États membres des Communautés et notamment par la Belgique et les Pays-Bas qui ne peuvent accepter une telle remise en cause du caractère supranational de l’intégration européenne et exigent l’intangibilité des structures communautaires existantes.
2 Il est prévu qu’après l’entrée en vigueur de l’Union douanière, le Fonds européen d’orientation et de garantie agricole (FEOGA) soit exclusivement financé par les prélèvements sur les importations agricoles et industrielles en provenance des États tiers et non plus, comme auparavant, de pair avec les contributions des États membres ou règlements agricoles.
3 http://francepolitique.free.fr/referendum-1992.htm, page consultée le 28 août 2007.
4 Politique étrangère et de sécurité
5 Politique européenne de sécurité et de défense.
Auteurs
Directrice exécutive du Centre d’Excellence sur l’Union européenne des universités de Montréal et McGill. Ses recherches portent sur la construction d’une identité euro-communautaire, l’européanisation des systèmes nationaux d’éducation ainsi que sur la pensée des fondateurs de l’UE. Elle est l’auteure de plusieurs articles dont de « Mimicking History : The Commission and Its Education Policy », World Political Science Review, vol. 3, no 1, 2007.
Professeur de science politique et directeur du Centre d’Excellence sur l’Union européenne des universités de Montréal et McGill. Ses recherches portent sur la transformation du rôle de l’État dans la régulation sociale en Europe. Il est coauteur du livre L’aide au conditionnel. La contrepartie dans les mesures envers les personnes sans emploi en Europe et en Amérique du Nord (Montréal/Bruxelles, Presses de l’Université de Montréal – Peter Lang-P.I.E., 2003).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L'économie circulaire
Une transition incontournable
Mélanie McDonald, Daniel Normandin et Sébastien Sauvé
2016
Les grandes universités de recherche
Institutions autonomes dans un environnement concurrentiel
Louis Maheu et Robert Lacroix
2015
Sciences, technologies et sociétés de A à Z
Frédéric Bouchard, Pierre Doray et Julien Prud’homme (dir.)
2015
L’amour peut-il rendre fou et autres questions scientifiques
Dominique Nancy et Mathieu-Robert Sauvé (dir.)
2014
Au cœur des débats
Les grandes conférences publiques du prix Gérard-Parizeau 2000-2010
Marie-Hélène Parizeau et Jean-Pierre Le Goff (dir.)
2013
Maintenir la paix en zones postconflit
Les nouveaux visages de la police
Samuel Tanner et Benoit Dupont (dir.)
2012
La France depuis de Gaulle
La Ve République en perspective
Marc Chevrier et Isabelle Gusse (dir.)
2010