Montée et déclin du rayonnement universitaire
p. 289-302
Texte intégral
1Les ouvrages collectifs visant à honorer la carrière d’un chercheur ou d’un intellectuel ont souvent tendance, avec raison, à prendre un tour biographique et individualiste, insistant sur la valeur intrinsèque d’une pensée et l’influence d’un enseignement. Dans cette contribution, complétant une telle approche, nous voudrions plutôt tenter de situer Guy Rocher dans l’espace de la sociologie québécoise de la seconde moitié du XXe siècle en reconstruisant le réseau des références savantes des premiers (outre Léon Gérin) sociologues québécois francophones d’envergure internationale : Fernand Dumont, Jean-Charles Falardeau, Gérald Fortin, Hubert Guindon et Marcel Rioux. Une telle démarche nous permettra de mettre en évidence la spécificité de la contribution de Guy Rocher par rapport à celle de ses contemporains.
2Il est bien sûr délicat (et risqué) de tenter de mesurer avec les outils de la sociologie des sciences la diffusion, dans le champ scientifique, de la production savante d’un auteur, et cette difficulté s’accroît lorsque les mesures de cette percolation à travers le réseau universitaire sont rendues approximatives par le biais anglocentrique des instruments bibliométriques utilisés1. En tentant d’apprécier le rayonnement de quelques grands sociologues québécois, notre ambition n’est pas de bâtir une sorte de palmarès ou hit-parade2 – bien qu’il soit impossible d’éviter une telle lecture réductrice –, encore moins d’évaluer la valeur intrinsèque de certaines œuvres, mais bien plus simplement d’éclairer comment ces travaux ont été accueillis par la communauté savante, ici et à l’étranger. Cette démarche a déjà le mérite de mieux nous faire comprendre la réception par les pairs des travaux des sociologues de la génération d’après-guerre. Au-delà des discours généreux et généraux sur la grande valeur de telle ou telle œuvre, ou encore sur le caractère incontournable de tel ou tel auteur, les citations témoignent d’un type d’usage explicite et concret. En effet, peut-on imaginer un auteur dont tout le monde apprécierait les travaux publiés, mais qui n’aurait jamais été cité ? Peut-on vanter la pertinence d’une œuvre si personne ne s’y réfère ? À moins de croire à une sorte de conspiration généralisée, à une omerta universitaire, force est d’admettre l’utilité d’une analyse bibliométrique de la diffusion des travaux des sociologues québécois, en dépit des limites inhérentes aux bases de données que nous sommes les premiers à reconnaître3.
3On peut même transformer en avantage le fait que la plupart des revues québécoises soient absentes des bases de données du SSCI et du AHCI, car cela permet de mesurer directement leur diffusion hors Québec4. À ceux qui craindraient une surreprésentation d’auteurs québécois dans les articles citants publiés dans les revues étrangères, nous devons mentionner qu’ils constituent environ 10 % des auteurs dans les revues américaines, 15 % dans les revues canadiennes et 30 % dans les revues françaises. Autre manière de dire que, lorsque les sociologues québécois sont donnés en référence, ils le sont surtout par des chercheurs exerçant leur métier en dehors de la province. De plus, la moitié des articles est en langue française et l’autre en langue anglaise, la présence d’autres langues étant négligeable. Enfin, il est peu probable, selon nous, que les résultats globaux différeraient de manière notable advenant l’ajout d’autres revues québécoises, dans la mesure où il ne s’agit pas ici de mesurer précisément le « volume global » des citations, mais de mettre en évidence les caractéristiques générales de la réception disciplinaire et géographique sur la longue durée des œuvres des premiers sociologues québécois d’après-guerre. Ainsi, après avoir présenté la progression générale des citations au cours de la période 1956-2005, on s’attardera ensuite à leur distribution disciplinaire et géographique.
Évolution de la visibilité des œuvres savantes
4Jetons d’abord un regard sur la progression du nombre de références aux auteurs dans le temps, c’est-à-dire depuis 1956. En 50 ans, l’influence de ceux-ci a suivi une remarquable courbe en forme de cloche sur laquelle on peut distinguer deux phases : l’une de montée, allant de 1960 à 1980, environ, l’autre de déclin, s’étendant de 1980 à 2000 (Figure 1 – la décision de ne pas grouper F. Dumont avec ses collègues sera expliquée plus bas). On observe à grands traits une trajectoire typique des œuvres d’une cohorte de chercheurs qui, tels le flux et le jusant de la marée, fait se succéder les générations selon un cycle bien mis en évidence par la bibliométrie5.
5Dans la première tranche des années 1960, les futurs grands sociologues québécois n’ont pas encore produit leurs œuvres majeures. C’est donc sans surprise que l’on s’y réfère très peu. Fernand Dumont fera paraître Le lieu de l’homme en 1968, Marcel Rioux La question du Québec en 1969, Guy Rocher Introduction à la sociologie générale en 1969 et Le Québec en mutation en 1973. Voilà qui explique que le véritable décollage des références à ces auteurs dans le SSCI et le AHCI se produise autour de 1970, alors que le nombre de citations augmente de manière très importante. Au fur et à mesure que les chercheurs constituent un corpus appréciable d’articles et d’ouvrages, non seulement se bâtissent-ils pour eux-mêmes un « nom » dans le champ scientifique, mais les références à chacun de leurs travaux s’empilent, c’est-à-dire que les citations annuelles à un nouvel ouvrage s’ajoutent aux références renvoyant aux ouvrages déjà parus.
6Cette production savante ne résume cependant pas toute la question du rayonnement et l’on peut faire l’hypothèse que les débats qui agitent la société québécoise de l’époque attirent également l’attention des chercheurs vers les travaux de sociologues relativement excentrés par rapport aux réseaux américains ou français. Il est d’autant plus raisonnable de le supposer qu’ils ont été largement engagés dans les débats de leur temps. Ainsi Fernand Dumont définissait-il, par exemple, la mission de la collection sur les sciences sociales dont il était le directeur aux Éditions Hurtubise HMH :
Les sciences de l’homme ont trouvé leur origine et leur raison d’être dans l’incertitude de la culture contemporaine. D’où leur foncière ambiguïté. Dégageant les avenues multiples et entrecroisées d’une prise de conscience à laquelle est irrémédiablement voué l’homme moderne, elles sont souvent utilisées aussi à de nouveaux asservissements. Elles appellent une éthique, une formulation neuve des desseins des individus, des groupes et des sociétés. Nous souhaitons que les ouvrages de cette collection contribuent de quelque manière à cette tâche, sans pourtant rien sacrifier de la rigueur qui fait l’honneur des disciplines scientifiques et philosophiques. Bien qu’ils concernent les domaines les plus divers de la recherche, on voudrait que ces ouvrages se rejoignent dans un même style où se reconnaîtrait la solidarité de l’engagement et de l’écriture6.
7On trouvera un écho à ce genre d’aspiration dans les textes de plusieurs autres sociologues, dont au premier chef Guy Rocher qui affirmait : « Qu’il le veuille ou non, qu’il l’accepte ou non, qu’il en soit conscient ou non, le sociologue [est] un agent de changement historique, et il est appelé à jouer un rôle social actif toujours plus important dans l’avenir7. » Il était donc normal pour les sociologues de s’engager résolument dans les débats qui animaient alors les forums sociaux et politiques. Et comme la société québécoise était l’objet d’une curiosité, parfois bienveillante, parfois craintive, de la part de nombreux observateurs d’ici et d’ailleurs, ceux qui cherchaient à mieux en comprendre l’évolution récente finissaient immanquablement par consulter les textes des sociologues québécois qui avaient fait de celle-ci le sujet principal de leurs interrogations.
8On trouvera un début de confirmation de cette dernière affirmation dans le fait que les œuvres les plus citées des sociologues ici analysés touchent à l’exploration du « destin du Québec ». Si on inclut dans cette catégorie La vigile du Québec, Les idéologies au Canada français, Raisons communes, La société canadienne-française, Genèse de la société québécoise, Le Québec en mutation, La fin d’un règne, Les Québécois, La question du Québec, Notre société et son roman, Essais sur le Québec contemporain, si on inclut, disons-nous, cette longue liste dans la catégorie des textes sur le Québec, alors on peut dire que près des trois quarts des ouvrages cités se retrouvent du côté des « Quebec studies ». On ne s’étonnera donc pas d’apprendre que l’essai le plus cité de Fernand Dumont est Genèse de la société québécoise, et non pas Le Lieu de l’homme et, pour Marcel Rioux, La Question du Québec, et non pas Essai de sociologie critique. À noter qu’une telle remarque ne s’applique pas à Guy Rocher, ses manuels d’introduction à la discipline et au fonctionnalisme déclassant largement Le Québec en mutation (lequel est cependant aussi cité que Genèse de la société québécoise).
9Un deuxième indice que les travaux de ces sociologues québécois ont été spontanément liés aux débats politiques est la présence dans la Figure 1 de hausses ponctuelles liées de près aux deux référendums sur la souveraineté. En effet, on observe une première remontée des citations entre 1981 et 1983, suscitée probablement par les discussions et réflexions entourant le statut national du Québec. La brève remontée des citations entre 1995 et 2000 réédite ce scénario au moment de la tenue du référendum de 1995.
10Notons au passage que la thèse selon laquelle la seconde moitié des années 1980 aurait correspondu à un certain silence ou essoufflement du discours semble être ici confirmée, du moins en ce qui concerne les travaux savants8. De 1983 à 1995, on assiste pour tous (Fernand Dumont excepté, nous y reviendrons) à un déclin régulier du nombre des références. Si, dans le cas de Rioux, ce déclin peut facilement s’expliquer par le fait que ses œuvres majeures se trouvent derrière lui, qu’il ne publie rien de véritablement neuf après 1980, ce qui est aussi vrai de Falardeau, Fortin et Guindon, on ne saurait en dire autant en ce qui concerne l’espèce de silence universitaire autour des travaux de Guy Rocher, lui qui ne cesse d’écrire tout au long de la période interréférendum. Il semble bien, ici, que le contexte social et politique de réception des œuvres renforce et accentue leur cycle habituel de montée et de déclin.
11Si la diminution des références à la sociologie de la génération d’après-guerre correspond à la marginalisation de la question du Québec comme société globale dans le monde universitaire, elle correspond également, du moins peut-on en faire l’hypothèse, à la spécialisation croissante du champ sociologique. Quand existaient seulement une demi-douzaine de grands sociologues, il était plus facile d’être cité par ceux attirés par l’étude du Québec, peu importe par ailleurs leurs sujets d’études. Mais au fur et à mesure que les domaines de recherche se sont diversifiés et précisés, le retour aux sociologues québécois dits « classiques » n’a plus paru aussi nécessaire. Celui ou celle en voie de compléter une recherche pointue sur l’intégration économique du secteur manufacturier provincial dans la zone de libre-échange des Amériques ne sent guère le besoin de se référer à Hubert Guindon ou Marcel Rioux.
12Bref, toujours lus et respectés, les grands sociologues sont de moins en moins cités, le nombre de références à leurs travaux ayant chuté en 2005 au niveau de 1965. Ce déclin reflète d’abord l’usure naturelle qui résulte du passage d’une génération à une autre. Comme les atomes radioactifs, les œuvres ont aussi une « demi-vie » et leur « vitalité » s’érode avec le temps9 ; en partie parce que certains savoirs deviennent communs et ne demandent plus à être identifiés (on renvoie moins souvent à Einstein mais son travail subsiste incorporé dans d’autres travaux) et en partie parce que les objets et les problématiques évoluent avec le temps. La parfaite courbe en cloche exposée dans la Figure 1 (regroupant les citations à cinq sociologues) est une illustration frappante de cette tendance générale : une courbe ascendante, qui dure environ 20 ans, est suivie d’une courbe descendante d’une longueur équivalente.
13En 1980, les sociologues d’après-guerre approchent la soixantaine. Ils sont au sommet de leur carrière sur le plan de l’énergie, de l’engagement disciplinaire et intellectuel. La reconnaissance dont leur nom est enveloppé et la consécration qui accompagne la publication de travaux marquants ne peuvent cependant empêcher leur lente et inévitable transformation en « sociologues classiques », au moins sur le plan national. Ils connaissent alors le sort de nombreux savants qui, après avoir atteint une position centrale dans le champ scientifique, sont intégrés à la mémoire disciplinaire sans que les chercheurs plus jeunes sentent le besoin de s’y référer explicitement, sauf dans les histoires de la discipline. Leur nom, tel celui de Léon Gérin, fera désormais partie du patrimoine intellectuel de tout bon sociologue québécois, malgré leur invisibilité apparente dans les références des articles des auteurs de la nouvelle génération.
14Cette remarque est plus pertinente qu’elle n’y paraît. Les « sommets » observés dans la phase de déclin (Figure 1) sont en effet causés par la publication de numéros commémoratifs sur la sociologie québécoise. Notons Les Cahiers canadiens de sociologie et d’anthropologie (1989 et 2001) et la Revue canadienne de sociologie (2000) pour la sociologie québécoise en général, ainsi que Voix et images (2001) et Laval théologique et philosophique (1999) sur l’œuvre de Fernand Dumont seulement.
15D’aucuns voudront expliquer par ces numéros thématiques l’exception que présente la réception de Dumont, lequel jouit d’un regain de popularité dans les années 1990, mais ces numéros constituent une cause mineure de cette progression. Plus important semble être, dans son cas, l’intérêt renouvelé qu’il suscite en philosophie, en histoire et en littérature, alors qu’il ne reçoit plus le même intérêt en sociologie. En d’autres termes, la redécouverte, par les littéraires, les historiens et les philosophes, de l’auteur de La Part de l’ombre (1995), de Genèse de la société québécoise (1993) et de Raisons communes (1994) va permettre à celui-ci de connaître une « seconde vie », et de recommencer, peu de temps avant son décès en 1997, le cycle achevé pour la sociologie.
Le rayonnement multidisciplaire
16Quoiqu’ils aient enseigné dans des départements de sociologie, nos auteurs ont connu un rayonnement qui ne se borne pas aux revues sociologiques stricto sensu. Cette transgression des frontières disciplinaires n’est pas, néanmoins, chose facile. Prenons le cas de Rioux. Après la scission du Département de sociologie et d’anthropologie de l’Université de Montréal, ce dernier est demeuré avec les sociologues pour des raisons très largement arbitraires, un fait qui n’a toutefois pas empêché son inscription progressive dans le champ de la sociologie au détriment du champ de l’anthropologie. Ses premiers travaux permettent de comprendre pourquoi il est le seul à être cité par des revues de cette discipline (par exemple, le Journal of American Folklore), bien que ce rayonnement soit négligeable. Après 1962, Rioux est soudainement devenu, aux yeux de la communauté savante internationale, un sociologue, alors qu’il aurait aussi bien pu devenir, aussi « magiquement », un ethnologue.
figure 2. Distribution disciplinaire des citations à 4 auteurs10
17À comparer les auteurs entre eux sur la base de leur rayonnement multidisciplinaire (Figure 2 et Tableau 1), on peut presque dire qu’ils se divisent en deux groupes distincts : ceux dont la production est surtout citée en sociologie, soit Rioux, Guindon et Rocher ; et ceux auxquels les praticiens d’autres disciplines se réfèrent davantage, soit Falardeau, Dumont et Fortin. Le premier groupe a surtout produit des travaux ayant peu débordé les frontières de leur discipline, alors que Dumont, par exemple, a publié une œuvre ayant trouvé un écho à la fois en sociologie, en littérature11, en théologie, en philosophie et en histoire. Cela reflète bien sûr la grande diversité de ses intérêts de recherche : auteur de quatre recueils de poésie, il a aussi préparé une thèse en théologie, parue en 1987 sous le titre L’institution de la théologie, dirigé ou écrit des ouvrages historiques, ainsi que publié des ouvrages épistémologiques et théoriques. Mentionnons au passage l’invitation qui lui avait été faite de présider, en 1983, le congrès international de philosophie tenu à Montréal – un exploit dont peuvent se vanter peu de sociologues.
18L’œuvre du professeur de Laval s’étend donc en diverses directions, qui vont de l’épistémologie des sciences sociales à la théologie, en passant par les avatars de la culture dans les sociétés modernes. L’étalement des citations à Fernand Dumont est d’abord un effet de cet encyclopédisme de sa pensée. Des auteurs étudiés ici, il est, par exemple, un des plus cités dans les revues d’histoire, une influence redevable, d’abord, à son rôle de directeur de la série d’ouvrages sur les idéologies au Canada français et, ensuite, à son essai Genèse de la société québécoise.
19À ce sujet, on a souvent insisté sur le fait que la sociologie du Québec francophone a porté une attention plus soutenue à l’histoire que la sociologie canadienne-anglaise ou américaine, et on trouve dans l’étude des univers de citations une certaine confirmation empirique de cette hypothèse intuitive. Dans le cas de G. Fortin, la proportion des sources citantes en histoire atteint près de la moitié du total, ce qui découle du fait que maints historiens se sont intéressés à ses travaux sur le monde rural, en particulier à La fin d’un règne, paru en 1971. Notons, pour conclure cette section, que la présence de Falardeau dans des revues de littérature est liée à la publication de ses études sur le roman canadien-français, notamment L’évolution du héros dans le roman québécois, Notre société et son roman et Imaginaire social et littérature.
Un univers de références distinct
20Les sociologues retenus dans ce texte habitent des univers de références (entendu, ici au double sens d’univers de citations et d’univers culturel) distincts, ce que montrent les réseaux au sein desquels leurs œuvres ont été reçues12. Guy Rocher, dont les connexions avec la sociologie américaine sont connues, est cité par plusieurs revues qui ignorent ses collègues de Québec et Montréal, dont cinq revues étasuniennes. Pourtant, il serait faux de prétendre que son inscription dans le champ scientifique est celle d’un chercheur qui gravite dans l’orbite des sciences sociales américaines et, par ricochet (dans la mesure où les auteurs du reste du pays paraissent plus susceptibles de collaborer avec des universités au sud de la frontière), canadiennes-anglaises. Comme le montre le Tableau 2, Rocher est plus que tout autre auteur un sociologue international, une bonne portion de sa production étant citée par des revues publiées au Québec et en France (22 %), aux États-Unis et au Royaume-Uni (35 %) ou au Canada (31 %).
21Guy Rocher a été davantage enclin à écrire des articles théoriques, sans constamment chercher à poser ses questions dans une perspective nationale. Ses travaux sont ceux d’un savant pour qui la société québécoise constitue un laboratoire comme un autre (commode, certes, parce que plus immédiat) pour mieux saisir la portée des phénomènes globaux suscités par l’évolution des sociétés industrialisées. Par contraste, Marcel Rioux, Jean-Charles Falardeau, Gérald Fortin et Hubert Guindon ont été, quant à eux, plus prompts à poser leurs questions scientifiques dans le contexte de la société canadienne ou québécoise concrète, avec pour résultat qu’un chercheur étranger a moins de raisons de potasser leurs œuvres, à moins que ce ne soit dans le but explicite d’étudier l’évolution de la société d’ici. Un tel choix est reflété par l’accueil fait à leurs travaux, les revues canadiennes et québécoises étant, dans une proportion écrasante, les plus enclines à les citer.
22La langue de publication joue bien sûr un rôle important dans la percolation des travaux sociologiques à travers le monde13. Par exemple, Guindon semble bien avoir eu raison de se plaindre du peu de reconnaissance de ses pairs francophones, qui ne le citent pour ainsi dire jamais dans les revues québécoises incluses dans les données du SSCI et du AHCI – son œuvre majeure, Quebec Society : Tradition, Modernity, and Nationhood, recueil de ses meilleurs textes, se retrouvant, dans ce corpus, essentiellement dans sa version originale anglaise, parue en 1988. Dans le cas de Rioux, sa diffusion internationale a été facilitée par la traduction en anglais de quelques-uns de ses écrits, dont La Question du Québec. Il est d’ailleurs notable que The Quebec Question soit plus souvent cité que la version originale dans les revues recensées dans notre corpus. On le voit, la diffusion large d’une œuvre dans le « marché des idées » international exige l’utilisation de la lingua franca contemporaine...
23Fernand Dumont montre, pour sa part, un profil de citations légèrement plus européen, en particulier français, que celui de Guindon et Rioux (mais sensiblement le même que Rocher). Au contraire de ses collègues dont les œuvres ont été soit écrites directement en anglais, soit traduites (dans le cas de l’Introduction à la sociologie générale, en pas moins de six langues), Dumont a produit une œuvre qui demeure presque intégralement en langue française. Or, celle-ci présente un frappant contraste avec celle des autres sociologues sur un point central : alors que l’on ne cesse de vanter son caractère international, Dumont est, de tous, celui qui est le plus cité par les revues québécoises recensées dans notre corpus. Or, ce contraste est d’autant plus étonnant qu’il est aussi, sauf Rocher, celui dont on commente le plus les textes théoriques, tels Le sort de la culture, Les idéologies, Le lieu de l’homme ou L’anthropologie en l’absence de l’homme. On obtient donc le portrait paradoxal d’un chercheur à la fois le plus abstrait par ses réflexions et le plus enraciné par sa réception dans le champ scientifique.
24L’appropriation des œuvres par la communauté savante internationale n’est pas le fruit du hasard ou de la force intrinsèque de l’idée vraie. Une telle appropriation correspond, certes, à des traditions nationales qui filtrent la diffusion des travaux en fonction des priorités théoriques (un auteur marxiste aura davantage de difficulté à être cité dans les revues américaines prestigieuses dans les années 1950 qu’un auteur fonctionnaliste) et objectales (travailler sur le Québec constitue un handicap pour qui cherche à être cité dans les revues allemandes), mais les différences dans la réception des œuvres s’expliquent aussi par l’existence d’un réseau social construit pendant les premières années de la carrière. Si on compare l’éducation reçue par les sociologues, on s’aperçoit que cette socialisation universitaire correspond, grosso modo, à leur cheminement respectif. Guy Rocher est un diplômé de Harvard où il a étudié sous la direction de Talcott Parsons, mais il a aussi voulu être un trait d’union entre la sociologie américaine et francophone. Fernand Dumont a étudié à Paris sous la direction de Georges Gurvitch, mais l’on peut dire qu’il est un théoricien autodidacte. Jean-Charles Falardeau est un disciple d’Everett Hughes dont la trajectoire s’est inscrite dans les réseaux émergents des institutions scientifiques canadiennes. Pour sa part, Gérald Fortin est diplômé de l’Université Cornell. Quant à Marcel Rioux, après un stage à Paris au Musée de l’Homme, il est revenu travailler à Ottawa sous la protection de Marius Barbeau et a d’abord enseigné à l’Université Carleton, avant de poursuivre sa carrière à l’Université de Montréal. Enfin, Hubert Guindon est un ancien de l’Université de Chicago qui a enseigné à l’Université Concordia. En somme, la répartition géographique de la réception est cohérente avec la trajectoire universitaire des chercheurs et des réseaux tissés au fil du temps.
25Ce survol, sur la base d’une analyse bibliométrique, de la réception des œuvres de quelques grands sociologues québécois nous paraît, malgré son caractère succinct, très instructif. Il nous permet d’insister en conclusion sur un trait des champs sociologiques nationaux qui existent en marge des métropoles et des centres de production scientifique, à savoir la grande fragilité de leur rayonnement. Vue à travers les références faites à Rocher, Dumont, Rioux, Falardeau, Fortin et Guindon, la sociologie québécoise a été forte d’abord en vertu de l’intérêt suscité par la société québécoise. Les liens entretenus avec les débats plus immédiats, surtout, ont valu à ces sociologues la reconnaissance de leurs collègues. La seule exception est peut-être Rocher, dont les livres Introduction à la sociologie générale et Talcott Parsons et la sociologie américaine représentent 40 % du total des citations – ce qui s’explique en bonne partie par le fait que la demi-vie des ouvrages de synthèse et des manuels est beaucoup plus longue que celle de monographies typiques.
26Nous ne saurions terminer ce texte sans renvoyer à l’analyse de Merton du phénomène qu’il nomme « oblitération par incorporation14 », analyse qui rappelle que le destin d’une œuvre est d’être absorbée dans le corpus savant et tenue pour acquise alors même qu elle devient invisible dans les références explicites. Inversant en quelque sorte les catégories de Dumont, on peut dire que la dynamique du savoir consiste à transformer la culture seconde en culture première. Les chercheurs aiment à penser qu’ils écrivent pour les générations futures, mais celles-ci regardent davantage vers l’avenir que vers le passé. Ce fait brutal, mais incontournable, est en quelque sorte le fondement anthropologique qui rend compte des montées et déclins successifs de l’écrasante majorité des œuvres savantes, et ce, de génération en génération.
Notes de bas de page
1 Éric Archambault, Étienne Vignola-Gagné, Grégoire Côté, Vincent Larivière, et Yves Gingras, « Welcome to the linguistic warp zone : Benchmarking scientific output in the social sciences and humanities », dans P. Ingwersen, et B. Larsen (dir.) Proceedings of the 10th International Conference of the International Society for Scientometrics and Informetrics (ISSI), Stockholm, Karolinska University Press, 2005, p. 149-158.
2 Lire, par exemple, pour les États-Unis, Elizabeth S. Clemens, Walter W. Powell, Kris McIlwaine et Dina Okamoto, « Careers in Print: Books, Journals, and Scolarly Reputations », American Journal of Sociology, vol. 101, no 2, 1995, p. 433-494; ainsi que Gerald Marwell, « Sociological Politics and Contemporary Sociology’s Ten Most Influential Books », dans Dan Clawson (dir.), Required Reading: Sociology’s Most Influential Books, Amherst, University of Massachussets, p. 189-195. Pour le Canada anglais, lire David A. Nock, « Careers in Print: Canadian Sociological Books and Their Wider Impact, 1975-1992 », Canadian Journal of Sociology, vol. 26, no 3, 2001, p. 469-483.
3 Les données bibliométriques utilisées ici ont été extraites du Web of Knowledge, produit par Thomson Scientific, et mises en forme par Vincent Larivière et Renaud Dupuis Loiselle, que nous remercions vivement.
4 Les sigles SSCI et AHCI sont les abréviations des Social Sciences Citation Index et Arts and Humanities Citation Index, bases de données produites par Thomson Scientific. Les seules revues québécoises qui y sont recensées sont la Revue d’histoire de l’Amérique française, Sociologie et sociétés (sur une courte période qui s’arrête vers 1980), Voix et images, Laval théologique et philosophique, Études françaises, Liberté, Relations industrielles, Études littéraires, L’Actualité économique (elle arrête d’être recensée vers 1975), Loisirs et sociétés, Études internationales.
5 Voir, par exemple, M. B. Line et A. Sandison, « “Obsolescence” and changes in the use of literature with time », Journal of Documentation, vol. 30, no 3,1974, p. 283-350 et Derek J. de Solla Price, Little Science, Big Science, New York, Columbia University Press, 1965, p. 78-81.
6 Cet extrait se trouve sur les quatrièmes de couverture des ouvrages publiés dans la collection « Sciences de l’Homme et humanisme » de la maison d’édition Hurtubise HMH.
7 Guy Rocher, Le Québec en mutation, Montréal, Hurtubise HMH, 1973, p. 270.
8 Marc-Henry Soulet, Le silence des intellectuels : radioscopie des intellectuels québécois, Montréal, Éditions Saint-Martin, 1987.
9 Cette demi-vie varie bien sûr selon les disciplines ; elle est relativement courte en sciences biomédicales et beaucoup plus longue en sciences sociales. Selon le Journal Citation Report de 2004, produit par Thomson Scientific, la demi-vie des articles cités dans les revues de biologie cellulaire est de 5,6 ans alors qu’elle est supérieure à 10 ans pour la sociologie et les sciences sociales en général. On définit la demi-vie d’un texte comme le temps (nombre d’années) devant s’écouler pour atteindre le nombre médian (soit 50 %) du total des citations obtenues. Notons aussi que la demi-vie des ouvrages est habituellement plus longue que celle des articles.
10 Afin d’en rendre la lecture plus claire, nous avons éliminé de cette figure les deux sociologues les moins cités de notre corpus, G. Fortin et J.-C. Falardeau.
11 À noter que la surreprésentation des revues québécoises de littérature dans le corpus (au détriment des revues de sociologie, par exemple) explique une part de l’importance relative des citations en littérature. L’absence de la revue Recherches sociographiques et, pour une bonne partie de notre période, Sociologie et sociétés, constitue un biais que nous ne saurions assez souligner.
12 A noter que les pratiques de citations diffèrent d’une culture scientifique à l’autre, les praticiens des sciences sociales français ayant l’habitude de moins citer que leurs vis-à-vis étatsuniens.
13 Yves Gingras, « La valeur d’une langue dans un champ scientifique », Recherches sociographiques, vol. 25, no 2, mai-août 1984, p. 286-296.
14 Robert K. Merton, Social Theory and Social Structure, New York, The Free Press, 1968.
Auteurs
Professeur au Département d’histoire, Université du Québec à Montréal
Professeur au Département de sociologie, Université Concordia
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