Chapitre 2. L’économie mondiale du divertissement
p. 31-63
Texte intégral
1Bientôt, le centre-ville de Toronto va se transformer en un nouveau Manhattan. En face du Centre Eaton restructuré, rebaptisé « Metropolis », cinq niveaux de boutiques arrimés à trente salles de cinéma et à un méga-magasin Virgin vont surgir dans un quadrilatère actuellement occupé par des magasins à bon marché et des centres d’amusement. Annoncé comme étant le « concept Times Square », ce projet de 90 millions de dollars comprendra en outre un square public bordé d’enseignes au néon d’allure new-yorkaise — histoire de lui donner un tape-à-l’œil supplémentaire. Juste au coin, le cio envisage d’ériger un centre d’amusement avec des thèmes sportifs olympiques. Ce projet s’élèvera à 32 millions de dollars, l’esprit olympique prenant la forme d’une tour de 50 mètres de haut reproduisant la flamme olympique. À cinq heures de là, à Montréal, un projet du même type est déjà réalisé au Forum, qui fut le temple du hockey pour des générations de Québécois. Présenté comme un complexe de divertissement de « style Times Square », le Forum, appelé désormais « Centre de divertissements Forum Pepsi », vient d’être réaménagé en un mégaplexe de vingt-deux écrans, un complexe de restaurants comprenant des équipements de divertissements (telles des pistes de bowling virtuelles et réelles), une scène pour le blues et une discothèque.
2La « manhattanisation » des deux plus grandes villes du Canada est la parfaite illustration de « l’économie mondiale du divertissement » qui s’organise autour de la commercialisation des célébrités de la culture populaire américaine et des marques de commerce. Aux États-Unis, où l’industrie du divertissement et des médias a connu un énorme développement, le divertissement (5,4 %) se situe, sur le plan économique, avant l’industrie du vêtement (5,2 %) et les soins de santé (5,2 %), et réalise 480 milliards de dollars US de chiffre d’affaires par an, sur un total de 8 000 milliards de dollars pour l’ensemble de l’économie. Cette industrie, qui devrait doubler d’ici quelques années, est, selon Michael Wolf, consultant américain sur les médias, « en passe de devenir rapidement la roue motrice de la nouvelle économie mondiale »1. En Grande-Bretagne, les dépenses annuelles pour les activités de loisirs se sont accrues de 50 % entre 1992 et 1997. À la fin des années 1990, les consommateurs britanniques ont dépensé plus pour les loisirs et le tourisme que pour la nourriture, le loyer et les taxes municipales confondues2. Au Canada, le marché du divertissement a progressé de presque 50 % en termes réels durant la décennie 1986-1996 pour atteindre 5,8 milliards de dollars3. Les données de Statistique Canada ne comprenant pas des activités telles que les dîners dans des restaurants spécialisés ou la fréquentation des casinos, ces chiffres, qui nous révèlent ce que seront les futures villes imaginaires, sont probablement plus élevés. Après avoir été longtemps réfractaires aux aménagements commerciaux de type américain, les villes européennes sont sur le point de subir des transformations importantes. On trouve déjà en chantier des aménagements urbains importants consacrés au divertissement à Bruxelles et à Barcelone. Symbolisant la renaissance économique de Berlin, la nouvelle Postdamer Platz, le long de l’ancien mur qui séparait l'Est de l’Ouest, est couronnée par le Centre Sony, le plus grand ensemble immobilier privé en Europe. Sous la verrière élancée faite de panneaux en forme de V avec une draperie rappelant celle d’une voile, on peut trouver un Forum de forme ovale, un théâtre Imax, l’Institut allemand du cinéma, plusieurs cafés à thème et un magasin Sony. De l’autre côté de la rue se trouve un quartier privé comportant un casino, un théâtre Imax/Discovery Channel, un mail de trois étages de boutiques et de nombreux petits restaurants thématiques. Malgré la « grippe » qui a ravagé la plupart des économies d’Asie, ces pays sont sur le point de faire partie des principaux centres de divertissement. De nouveaux parcs urbains de loisirs sont en cours de construction par Disney et par Universal au Japon, le premier ayant annoncé des plans pour ouvrir des installations internationales de divertissement en 2006 dans l’île de Lantau, à Hong-Kong, sur l’emplacement de l’ancien aéroport.
3Enracinées dans l’« environnement mondial des communications », les répercussions de l’économie du divertissement se font profondément sentir dans les communautés urbaines locales. Lors d’une conférence sur l’exploitation immobilière tenue à Toronto en 1998, Clive Grout, architecte de Vancouver, prévoyait que « le divertissement et les expériences (imaginaires) détermineraient de plus en plus les façons dont l'architecture, le design, la commercialisation, le magasinage, les voyages et les loisirs se définissent eux-mêmes dans nos villes »4. Ailleurs, j’ai décrit comment une nouvelle forme d’aménagement urbain est apparue dans certaines villes qui en sont venues à représenter des expériences imaginaires thématiques5. Ces « villes imaginaires », comme je les ai appelées, sont souvent présentées comme des antidotes au déclin progressif des villes qui ont connu un exode consécutif au déménagement des emplois manufacturiers et des résidants de la classe moyenne. Cependant, plutôt que de faire renaître la vitalité et la sociabilité urbaine des centres-villes, ces nouveaux aménagements thématiques pourraient bien, semble-t-il, imposer une cage de fer uniforme dans laquelle l’initiative et l’identité locales seront étouffées et l'espace public remplacé par l’espace privé. Dans la cité agéo-graphique du futur, caractérisée par un urbanisme sui generis réduit à une sorte de cousu main, les liens avec un espace spécifique pourraient être remplacés par un particularisme universel issu du capital mondialisé, des moyens électroniques de production et de la culture de masse uniforme6.
4Bien entendu, l’invasion de la culture de masse américaine et « la mondialisation et l’homogénéisation des valeurs, de la culture et de la conscience »7 qui en sont le résultat sont loin d’être un phénomène récent. Il y a plus d’un quart de siècle, dans son livre Mass Communication and American Empire, le théoricien des médias, Herbert Schiller, dénonçait déjà le « poids écrasant » qui aplatit les identités et les cultures locales tout en leur substituant un caractère uniforme et essentiellement américain8. Aujourd’hui, même si l’hégémonie des États-Unis dans des industries telles que l’automobile ou l’électronique a été irrévocablement brisée, la culture mondiale de consommation est toujours un monopole américain, certains spécialistes estimant qu’elle a effectivement éclipsé la haute culture et la culture des sociétés traditionnelles partout dans le monde9. Avec l’effondrement du bloc soviétique, « la planète entière est littéralement branchée sur la musique, le cinéma, les informations, les programmes de télévision et autres produits culturels provenant essentiellement des films et des studios d’enregistrement américains »10.
5L’économie mondiale du divertissement, en ce début de XXIe siècle, revêt certains aspects qui la différencient de ses premières formes. La fusion des stratégies de mondialisation des entreprises et de celles qui mettent l’accent sur la création et la construction de synergies fondées sur les marques de fabrique et les étiquettes est d’une importance toute particulière. Pour décrire cela, le politologue Benjamin Barber a inventé le concept de « MacMonde » [« MacWorld »] :
MacMonde est une expérience de magasinage divertissant qui réunit mails, multiplexes, parcs de loisirs, stades couverts, chaînes de fast-food (avec ses incessantes ventes jumelées à des films) et télévision (avec ses réseaux de boutiques en pleine expansion) en une seule entreprise gigantesque, qui, sur la route de la maximisation des profits, a un effet de transformation des êtres humains11.
6L’expansion du divertissement circonscrit par MacMonde repose sur la convergence de trois types d’achats chez les consommateurs : a) les produits de l’écran (films, télévision, jeux électroniques) ; b) les produits tels que vidéos et jouets ; c) les activités de loisir (parcs d’attractions, casinos, bateaux de croisière)12. Ces produits sont rassemblés sous l’égide des « empires des marques », colonies de produits et services qui tirent leur subsistance d’une unique marque d’entreprise, efficace et facilement reconnaissable. Wolf fait remarquer que les marques font plus que porter les attributs d’un produit : elles véhiculent une idée simple et puissante, telle que la famille, le goût, l’argent ou le plaisir.
Disney n’est plus seulement l’emblème des films d’animation ou des parcs de loisirs ; il signifie la famille. Martha Stewart ne signifie pas un magazine ou une émission de télé ; Martha égale le bon goût séduisant. Bloomberg n’est pas seulement un terminal sur le bureau d’un commerçant ; c’est aussi l’instantanéité des nouvelles financières et leur analyse. La nba (National Basketball Association) ne sert pas à regarder les grands hommes mais la balle dans l’arceau avec un haut degré de précision ; il s’agit du style de vie rapide, urbain, visible dans la rue, avec tout le clinquant et toute la séduction du « showbiz »13.
Les facteurs de croissance de l’économie mondiale du divertissement
Facteurs démographiques et style de vie
7Pour comprendre pourquoi le marché mondial du divertissement a pris une telle ampleur, il est d’abord nécessaire de reconnaître certains aspects clé d’ordre démographique et certains choix de style de vie des consommateurs contemporains.
8Environ un tiers de la population canadienne, la cohorte la plus nombreuse, constitue la génération des personnes nées pendant les années du baby-boom, à savoir de 1947 à 1966. Parmi celles-ci, la majorité sont de « l’avant-garde », c’est-à-dire entrent ou sont sur le point d’entrer dans la cinquantaine. Depuis les années 1980, les plus anciens de cette cohorte ont passé un temps considérable à la maison plutôt qu’aux sorties. Le gourou du marketing du pop, Faith Popcorn, nomma ce comportement casanier « cocooning » et prétendit qu’il correspondait à une tendance que l’on rencontrerait à l’avenir dans les villes, en raison du fait que celles-ci seront de plus en plus aux prises avec les crimes et les autres problèmes urbains. Cependant, David Foot, économiste et démographe à l’Université de Toronto, rejette cette analyse et soutient que, lorsque les enfants de la génération du baby-boom seront devenus assez vieux pour ne plus avoir besoin de surveillance, leurs parents recommenceront à sortir et à s'amuser. Solidement établis dans leur carrière, au sommet de leurs années les plus prospères et ayant déjà effectué la plupart de leurs achats importants, notamment une maison, les premiers enfants du baby-boom s’apprêtent maintenant à adopter un mode de loisirs plus coûteux14. Certains ont imité cet avocat de Vancouver dans la quarantaine, cité dans un article du Globe & Mail à la fin des années 1990, qui avait choisi un coupé décapotable de haute performance sportive « avant d’être trop vieux pour l’apprécier »15. Mais d’autres ont choisi de passer à de nouveaux biens durables de luxe au nom d'« expériences » d’achats et de divertissement. En comparant les chiffres de 1969 et de 1996, Statistique Canada a constaté que les dépenses plus grandes en services de récréation étaient à la hausse, en particulier dans les ménages à hauts revenus, où l’on trouve de nombreuses personnes appartenant à la première tranche, plus riche, du baby-boom. Parmi ceux qui ont été interrogés, 60 % ont déclaré avoir assisté à des spectacles sur scène, 40 % disent avoir payé un droit d’entrée dans des musées, des expositions, etc. et 36 % ont assisté à des événements sportifs16.
9Moins nombreux que les premiers baby-boomers, les membres de la « Génération X », qui sont aujourd'hui dans la trentaine, ne sont pas moins importants, car ils stimulent et ont stimulé la croissance de la nouvelle économie des loisirs. Nourris par la télévision et la musique, les jeux vidéo et les ordinateurs dernier cri, les gens de la Génération X ont la réputation d’être calés dans le domaine des médias, d’être des multi-acheteurs et des utilisateurs des multimédias17. De surcroît, ils révèlent une toute nouvelle conception de la télévision en préférant à la loyauté envers une chaîne ou envers un réseau telle ou telle émission particulière. Une des conséquences de cette orientation « postmoderne » a été la fragmentation des principaux réseaux de télévision, bouleversement qui a donné lieu à la prolifération de nouvelles chaînes concurrentes, par exemple mtv, Fox, Nickelodeon et cnn. Turow appelle ces chaînes « des défilés de style de vie » « lifestyle parades », car elles invitent leurs auditoires à faire partie d’une communauté financée par une publicité qui prolonge leurs croyances personnelles et les aide à se situer dans le vaste monde18.
10Ces caractéristiques sont encore plus prononcées chez les gens de la « Génération Y » (ou la génération « écho », selon la formule de Foot), enfants des premiers baby-boomers, qui commencent à peine à entrer dans le monde du travail. D'après les chiffres fournis par Michael Wolf, ces « enfants du multimédia » dépensent 130 milliards de dollars par an, et dépenseront à l’avenir 250 milliards de plus19. Les jeunes de cette génération sont des amateurs de cinéma particulièrement fervents. Habitués dès l'enfance à regarder des films sur vidéo, ils sont plus enclins que les générations précédentes « à aller au cinéma » ; par conséquent, ils constituent une bonne part de l’auditoire cinématographique20.
Les nouvelles formes de loisirs
11Les spécialistes des loisirs, aujourd'hui, sont divisés sur la question de savoir si notre temps libre se raccourcit ou s’il s’allonge. Le célèbre chercheur John Robinson, du Pennsylvania State University, a présenté des données pour la période 1965-1995 qui démontrent une hausse constante du temps libre des Américains âgés de 18 à 64 ans21.
12D’autres chercheurs ont soutenu que les gens, de nos jours, sont « surmenés »22 et ressentent une certaine « étreinte du temps »23, parce qu’ils passent plus de temps à des emplois rémunérés et moins de temps à des occupations de loisirs. Il semble clair que le rythme du travail, de même que celui des loisirs, a augmenté considérablement ; on a dès lors l’impression que le temps libre s’est rétréci et est devenu une denrée rare à utiliser parcimonieusement24. Étudiant certaines données fournies par trois enquêtes canadiennes sur l’emploi du temps menées entre 1981 et 1992, Zuzanek et Smale ont détecté une sensation d’oppression due au temps ressentie par la population, phénomène qui est allé en s’accentuant au cours des années 1990. Zuzanek et Smale ont distingué certaines différences selon le sexe et le style de vie. Toutefois, ils estiment que l’impression d’accélération du temps doit être attribuée, dans une large mesure, aux styles de vie agités, typiques des sociétés industrielles modernes25.
13Pour sa part, Wolf pense que les gens ont commencé à conceptualiser le temps d’une manière radicalement différente, en le traitant comme une grille très fragmentée — une série de petits paquets ou de boîtes à remplir. Les loisirs ne font pas exception, car ils exigent que le temps libre soit programmé en cubes maniables, en segments à répartir durant la semaine. Cette habitude a entraîné une sorte de mentalité de « surfeur du temps » dans laquelle nous choisissons des activités de loisirs qui peuvent se consommer en petits morceaux d’une durée variant de dix minutes à plusieurs heures. Wolf affirme en outre que le temps des loisirs s’est non seulement fragmenté et brisé en cubes de longueur variable, mais que son utilisation est devenue plus efficace par un apport financier. Par exemple, les cadres de certaines entreprises louent des « entraîneurs » pour soumettre leur personnel à des séances de conditionnement physique, au gymnase ou au bureau. La réorientation des loisirs vers ce type de surf temporel a stimulé la croissance d’un marché du divertissement dans lequel les livres audio, les jeux vidéo, les « zines » (c’est-à-dire les magazines virtuels) et les parcs urbains de loisirs jouent un rôle important26.
14Une tendance connexe, et qui a été nommée « régionalisation des loisirs »27, consiste en ce réaménagement du temps libre : au lieu des trois semaines traditionnelles de vacances d’été, les consommateurs de la classe moyenne préfèrent de petites escapades plus fréquentes mais plus courtes, réparties sur l’année. Celles-ci prennent souvent la forme de longs week-ends passés dans des centres urbains situés à quelques heures de vol de chez eux. D’après une enquête menée en 1991 par la chaîne Hyatt Hotel, les cadres administratifs préfèrent de fréquentes et brèves vacances de ce genre, parce qu’elles les aident à se débarrasser du stress et aussi parce qu’elles peuvent être plus facilement programmées en fonction des horaires de travail. Les endroits au climat chaud, tels la Floride ou les Caraïbes, ont toujours la faveur du public, mais on constate une augmentation des destinations régionales qui sont perçues comme permettant une détente de plusieurs jours à un coût accessible. La croissance du tourisme dans des milieux urbains relativement secondaires tels que Cleveland, Pittsburgh ou San Diego favorise le déplacement de l’économie du divertissement urbain vers le centre des États-Unis et du Canada, au détriment de villes « de rêve » bien établies comme Orlando ou Las Vegas.
Les facteurs économiques
15Jusqu’au début des années 1990, les conglomérats du divertissement comptaient sur la sortie en salle de certains films pour réaliser leur principale opération financière. Ils s’appuyaient en outre sur des marchés auxiliaires (réseau de télévision, télévision payante, vidéo, reproduction, marchés étrangers) et sur des marchés complémentaires (parcs de loisirs, jouets, jeux vidéo, brevets commerciaux, chaînes de magasins). Depuis une décennie, cependant, le rôle des marchés auxiliaires et complémentaires a considérablement augmenté, déclenchant une expansion et une restructuration importantes dans l’industrie mondiale du divertissement. Cela se reflète dans l’insistance croissante mise sur la multiplicité des sources de revenus, la croissance des synergies, l’emprise des labels commerciaux (voir plus haut) et l’accélération du rythme des fusions et des acquisitions conduisant à la formation de mégamédias.
16La croissance des marchés auxiliaires a sensiblement modifié le calcul de l'économie des médias. Il n’est pas inhabituel aujourd’hui d’entendre parler de films hollywoodiens qui rentrent dans leurs frais ou même perdent de l’argent sur le marché intérieur, mais sont assez rentables grâce à de fortes ventes à l’étranger ou au support vidéo. Dans certains cas, un film peut être directement transféré sur cassettes vidéo sans avoir été au préalable présenté en salle. Autrefois, les règles « Fin-Syn » appliquées par la Federal Communication Commission (FCC) interdisaient aux réseaux de télévision de détenir des droits de reproduction28. La levée de cette interdiction par la FCC en 1993 a encouragé la production d’une nouvelle programmation et a donné aux réseaux de meilleures perspectives pour les prises de contrôle par des géants du divertissement comme Disney.
17Jusqu’à tout récemment, le principal intervenant sur les marchés complémentaires était la société Disney. Lorsqu’en 1955, un Disneyland fut ouvert à Anaheim (Californie), Walt Disney reconnut que son succès dépendait de la création de liens synergiques entre ses émissions de télévision, ses films, son parc de loisirs et ses produits. L’émission de télévision de fin d’après-midi Mickey Mouse Club était une vitrine pour Disneyland aussi bien que pour les marchandises connexes allant des boîtes à lunch aux casquettes dotées d’oreilles de souris. Encore plus rentable fut la série télévisée Davy Crockett, qui fut d’abord présentée à une heure de grande écoute, le dimanche soir, sur le réseau abc (abc détint le tiers des actions de Disneyland pendant les dix premières années, cumulant aussi les profits sur toutes les concessions de restauration). Cette série consacrée à « l’homme du Kentucky » connut un énorme succès ; elle fut adaptée en visites au parc de loisirs (dans la région Adventureland de Disneyland), assurant la promotion de sorties en salle (la toque de raton laveur portée par Crockett dans la série devenant l’un des plus gros engouements de l’époque) et même d’une chanson en tête du palmarès, The Ballad of Davy Crockett. Comme l’a fait remarquer le spécialiste du cinéma Douglas Gomery, la magie de Disney qui a duré si longtemps à la télévision a consisté à façonner une série populaire qui transforme, comme par symbiose, ses principaux parcs de loisirs en attractions de niveau international29.
18Malgré le succès de Disney, les autres conglomérats du divertissement investirent les marchés complémentaires avec une certaine précaution. Quelques studios de cinéma (Paramount, Universal, Warner Bros) envahirent le marché du parc de loisirs, comme le fit Taft Broadcasting, une chaîne régionale de radio et de télévision. À la fin des années 1970 et au début des années 1980, plusieurs grandes sociétés du divertissement étaient présentes directement sur les marchés du jouet et de la vidéo. Après que Disney eut laissé passer l’occasion de l’acheter, Warner investit dans le système Atari du jeu vidéo maison tandis qu’Universal/mca lorgnait du côté des jouets et des jeux vidéo par sa défunte ljn Toys.
19En réalité, ce fut l’énorme succès commercial de Star Wars [La guerre des étoiles], de George Lucas, qui convainquit les sociétés du divertissement que les labels commerciaux devaient être un « but », plutôt qu’un « outil », de marketing. La trilogie de Star Wars engendra pour 2,6 milliards de dollars US de ventes de marchandises à la fin des années 1980 et transforma l'industrie du jouet en une plateforme pour les produits labellisés inspirés des personnages d'Hollywood. Au début des années 1990, les ventes gigantesques des produits Batman (suite à la sortie du film) renforcèrent davantage cette tendance. Quand les participations soudainement se mirent à monter, les conglomérats commencèrent à poursuivre activement des stratégies d’expansion conçues pour augmenter les marchés complémentaires30. On atteignit un cas limite avec Space Jam. Ce film, qui mêle des personnages d’animation et des acteurs, fut d'abord produit en vue de promouvoir les articles de sports liés à la vedette du film, le joueur de basket-ball Michael Jordan.
Les ventes changent de nature
20L’expansion de l’économie mondiale du divertissement reflète aussi un changement de nature de la distribution en ce début de millénaire. Cette « divertissementisation » [« entertainmentization »] au sein de la distribution fut le résultat d’une réaction au déclin des centres commerciaux dans les banlieues et constitua une réponse au défi que posait la tactique des prix réduits et des achats en ligne.
21En réaction au déclin commercial des premières années de la décennie 1990, un nombre croissant de consommateurs adhérèrent au concept de « la vente au détail selon la valeur » « value retail » — c’est-à-dire à la vente des produits de marque à des prix inférieurs à ceux qui sont offerts par les magasins spécialisés. La menace que firent peser ces détaillants de la vente selon la valeur sur les centres commerciaux des banlieues et des régions fut renforcée par le fait qu’ils réussirent à attirer les clients à hauts revenus aussi bien que les gagne-petit, familiers de ces... grandes surfaces31. Le Factory Outlet Mall, de l’autre côté de la frontière, à Niagara Falls, dans l’État de New York, a porté ce concept à un niveau inconnu jusque-là en transformant ce commerce en un point de vente à rabais pour des grandes marques telles que Polo/Ralph Lauren, Saks Fifth Avenue et Jones New York. De ce côté-ci de la frontière, durant les années 1990, on pouvait apercevoir des magasins du genre « grosses boîtes » — Costco, Staples, Home Depot — qu’abritaient des structures semblables à des entrepôts, aussi bien que le magasin à rayons à prix réduits qu’est le géant Wal-Mart. En 1997, les analystes de la vente au détail estimaient que, trois ans seulement après son ouverture au Canada, Wal-Mart récoltait un peu plus du quart des dollars dépensés dans les grands magasins32. On doit ajouter qu’il y a un attrait croissant pour les ventes au détail en ligne. Toutes les répercussions de la vente sur l’Internet ne se sont pas encore fait sentir ; toutefois, dans certaines gammes de produits, tels que les livres, les disques, les voyages et les logiciels, ce mode de commerce met déjà à l’épreuve la vente par contact personnel. Avec ces nouvelles possibilités, les clients ont commencé à déserter massivement les centres commerciaux. De 1994 à 1997, plus de 40 magasins importants ont quitté les centres commerciaux canadiens, soit pour cause de faillite soit pour des environnements plus propices à la vente33.
22Les détaillants au Canada et aux États-Unis ont réagi à cette situation en utilisant le divertissement comme un moyen de ramener la clientèle. Certains ont renouvelé leurs équipements et se sont agrandis en ajoutant multiplexes, restaurants thématiques, galeries de jeux de haute technologie et autres commerces de loisirs. La plus ambitieuse initiative a été de construire des centres commerciaux « superrégionaux » complètement neufs qui associent divertissement et vente au détail. Le leader dans cette voie a été The Mills Corporation of Arlington, en Virginie, qui a construit des infrastructures de 450 000 m2 à 600 000 m2 (il est rare de voir au Canada un centre commercial de plus de 300 000 m2). Grapevine Mills, à un kilomètre et demi au nord de l'aéroport international de Dallas/Forth Worth comprend trente salles de cinéma à écrans AMC, un cinéma Imax, un Virgin Megastore, un Rainforest Cafe, un Sega Gameworks (galerie de réalité virtuelle) et, parmi ses cent cinquante magasins de détail, les magasins Saks Fifth Avenue et Rodeo Drive (Beverly Hills). Arizona Mills, dans la banlieue de Phoenix, compte un mégaplexe, un Rainsforest Cafe et un magasin American Wilderness Experience parmi ses attractions. Le premier supercentre commercial de la société Mills au Canada sera construit dans la région de Toronto en bordure de la 401, près du parc de loisirs Wonderland, tandis qu'un autre, un peu moins grand, est actuellement en préparation à Vancouver. Les deux seront construits en association avec un spécialiste de l’immobilier canadien, le promoteur Cambridge Shopping Centres.
23D’une façon générale, les détaillants ont réagi en tentant de rendre plus divertissant le magasinage. Cette combinaison du shopping, de l'imagination et du plaisir s’appelle [en anglais] shopertainment. Dans les grands magasins, certains étages, on voit souvent des moniteurs de télévision qui font jouer sans interruption des vidéocassettes de musique rock. Les détaillants « à la fine pointe du progrès » épousent le concept de la « vente expérimentale », ce qui signifie que faire des achats devient une activité qui se transforme en une expérience de vente thématique avec des objets interactifs (au magasin Nike dans la rue Bloor à Toronto, les clients sont invités à lancer un ballon de basket pour rappeler les moments qui ont marqué l'histoire de ce sport). Les nouvelles librairies s’enrichissent de canapés confortables, de cafés intérieurs et de la présence d’auteurs célèbres (j’ai déjà eu l’occasion de rencontrer dans un magasin Chapters un musicien, un auteur-compositeur et la grande star de la télévision Steve Allen !). Lors d’une récente incursion dans le monde d’Internet, la chaîne de lingerie Victoria’s Secret a effectué une présentation de ses collections sur ordinateur. Les divertissements sur le Web se sont répandus, par la suite, dans le milieu de la vente au détail sur une grande échelle, inconnue jusque-là.
Les facteurs technologiques
24La plupart des comptes rendus contemporains sur la mondialisation attribuent un rôle prééminent à la technologie des communications. Spybey, par exemple, souligne la convergence de différents aspects de la technologie électronique sur l’autoroute de l’information qui se déploie entre l’Amérique du Nord, l’Europe et l’Asie du Sud-Est, et qui comprend les télécommunications et les réseaux informatiques à l’aide de satellites de haute capacité et de câbles à fibres optiques. De pareils progrès technologiques dans le domaine des communications ont contribué à rendre possibles et à précipiter, si l’on en croit Spybey, des événements à incidence sociale aussi importants que l'effondrement de l’Union soviétique et la résurgence de l’islam, et ont facilité le développement contemporain de mouvements sociaux d’ordre mondial dans des domaines comme ceux de la paix, du féminisme et de l’environnement34. Barnet et Cavanagh soutiennent que les satellites, le câble, les baladeurs, les magnétoscopes, les disques compacts et autres merveilles de la technologie du divertissement ont « créé les artères à travers lesquelles les conglomérats modernes des loisirs sont en passe d’homogénéiser la culture de la planète ». Ils citent, à titre d’exemple, la transmission de l’émission mtv à 210 millions de ménages dans 71 pays, la qualifiant de « la plus spectaculaire nouveauté technologique des années 1980 »35.
25Ce que l’on remarque moins souvent, toutefois, c’est la façon dont les technologies mises au point pour les industries de la Défense nationale et du cinéma ont été miniaturisées pour servir à tout un ensemble de divertissements urbains. Les simulateurs de mouvement, par exemple, viennent des technologies militaires et aéronautiques des années 1970. Leur taille compacte et leur portabilité les rendent très adaptables à leur utilisation dans les parcs de loisirs, les musées, les festivals, les centres commerciaux et les centres urbains de divertissement. Un des premiers exemples de cette miniaturisation fut la balade du « Tour de l’univers » à la tour du CN de Toronto, en 1985. Mise au point par Douglas Trumbull, concepteur des effets spéciaux de Blade Runner et de 2001 : Odyssée de l’espace, elle est devenue, cinq ans plus tard, la balade « Back to the Future » qui a débuté au parc de loisirs Universal en Californie. En 1993, Trumbull a mis au point un cinéma de simulation de quinze sièges qu’on pouvait loger dans un espace de dix mètres sur dix et de moins de cinq mètres de haut. De la même manière, Imax Corporation, le pionnier de la technologie du film grand format, a introduit un nouveau système de projection SR qui est assez petit pour être casé dans des cinémas multisalles et qui ne coûte à construire que les deux tiers de ce que cela coûte habituellement. Le système de projection SR est conçu pour apporter la technologie aux marchés urbains de 500 000 habitants, alors que les cinémas Imax courants exigent un quota minimal d'un million de personnes36. Si ce type de technologie à taille réduite est si important, c’est parce qu’il favorise la croissance de cette nouvelle classe de destinations éloignées qui répondent à la régionalisation des loisirs. D’autre part, la technologie des cinémas traditionnels est en passe de changer : les mégaplexes tels que le Colisée et le Silver City sont dotés de plus grands écrans, ont une capacité équivalant à celle d’un stade et sont équipés du son numérique.
Les principaux intervenants de l'économie mondiale du divertissement
26Herman et McChesney ont dépeint le marché planétaire des communications comme un « oligopole mondial des médias » à deux niveaux. Au sommet du premier, les six plus grands géants mondiaux entièrement intégrés — Time-Warner, Disney, Bertelsmann, Viacom, News Corporation, tci — et quatre autres firmes — Polygram, Seagram, Sony et General Electric37. Depuis que Herman et McChesney ont dressé leur liste, Time-Warner a encore grossi, fusionnant avec Turner Broadcasting et avec America-on-Line (aol). Seagram, grâce à sa filiale Universal Studios, a acheté Polygram, pour fusionner à son tour avec Vivendi, le conglomérat français des logiciels utilitaires et des médias. La plupart des trente ou quarante entreprises du second niveau reposent sur des empires de presse, des systèmes de diffusion par câble ou des chaînes de radiotélévision qui sont devenues des conglomérats nationaux ou régionaux. Trois de ceux-ci sont canadien Thomson Corporation, le groupe de presse Hollinger et Rogers Communications. De nombreux nouveaux acteurs, comme le géant du logiciel Microsoft et les sociétés de télécommunications Bell Atlantic-Nynex et U.S. West, sont sur le point de pénétrer rapidement le marché mondial des médias. Ces sociétés ont tiré profit de la convergence des télécommunications, des médias et des industries informatiques, qui entrent généralement dans les médias traditionnels en coentreprise avec des géants actuels.
27La plupart des nababs du premier niveau ont été des leaders en ceci qu’ils ont reconnu les effets synergiques des labels rattachés aux marchés complémentaires (voir plus haut). Disney fut un des principaux architectes de ce nouveau paysage des loisirs. En 1995, la Walt Disney Company a ouvert une division qui a pour objectif de mettre au point toute une gamme de nouveaux commerces comprenant des centres de divertissement locaux aussi bien que des restaurants sportifs, tandis que ses « concepteurs » [« imagineers »] se concentraient sur la façon de réduire les expériences des parcs de loisirs en vue de leur exploitation dans des environnements urbains38. Depuis lors, les galeries marchandes Disney Quest vouées au divertissement ont été introduites et les « espn Zones » appartenant à Disney, à New York et à Baltimore, offrent des jeux vidéo, des simulateurs de voitures de course, des grands écrans télé présentant des événements sportifs, etc. Un des avantages indéniables de Disney est qu’il peut faire passer pour la première fois, et régler avec précision, ses nouvelles initiatives de divertissement dans son complexe de parc de loisirs à Orlando où une masse critique de clients existe déjà. Universal Studios, qui est maintenant une filiale de Vivendi, a été un leader dans l’industrie du divertissement thématique. Le « City Walk » d’Universal, une rue piétonnière de cinq cents mètres qui relie le parc de loisirs d’Universal Studios, à Hollywood, à son mégaplexe et à son amphithéâtre, est considéré aujourd’hui comme un modèle pour les projets de divertissement urbains ; du reste, la compagnie est en train de réaliser une réplique de ce genre de complexe en Floride et au Japon. De son côté, Sony s’est allié à Imax Corporation, la compagnie canadienne, pour construire une série de cinémas 3D de haute technologie. À New York, le cinéma Sony-Imax s’est installé dans un mégaplexe au Lincoln Square et est devenu le cinéma qui réalise les plus gros bénéfices aux États-Unis, tandis que le centre « Metreon » de quatre étages à San Francisco devrait attirer plus de deux millions de clients par an.
28Cet oligopole mondial est un élément clé de la nouvelle économie du divertissement, mais les deux ne sont pas synonymes. En fait, l’initiative concernant ces nombreuses orientations urbaines du divertissement, actuelles ou en préparation, provient d’une poignée de promoteurs immobiliers expérimentés qui ont diversifié leur champ d’action. Aux États-Unis, le leader de ce mouvement a été la firme Simon DeBartolo, d’Indianapolis, la plus grande société d’investissement immobilier, avec une capitalisation boursière de 7,5 milliards de dollars. Sous la direction du promoteur chevronné Mel Simon, la compagnie s’est engagée dans des projets impressionnants comprenant des Forum Shops, un chic centre commercial rattaché au casino Caesar’s Palace à Las Vegas, etc. Le principal intervenant canadien est la société TrizecHahn de Peter Munk. TrizecHahn construit actuellement un complexe de boutiques et de divertissement au pied de la tour du CN à Toronto et un autre au casino-hôtel Aladdin (totalement reconstruit) à Las Vegas. Son projet le plus en vue, cependant, est le réaménagement baptisé Hollywood and Highland le long de Hollywood Boulevard à Los Angeles. L’idée personnelle du cadre supérieur David Malmuth de TrizecHahn, ancien promoteur chez Disney, est d’ouvrir un centre de divertissement à destination urbaine évalué à 388 milliards de dollars autour du Mann’s Chinese Theater et qui comprendra un nouveau cinéma destiné à héberger les Academy Awards.
29Étant donné qu’il leur manque l’expérience de la location commerciale et de la détermination des prix de location, les géants mondiaux du divertissement ont l’habitude de s’unir à des promoteurs immobiliers expérimentés. Ces derniers accueillent généralement bien ces alliances, parce qu’ils ont besoin des concepts emblématiques que détiennent les nababs du divertissement.
30Les nouveaux concurrents en pleine expansion dans les nouveaux marchés du divertissement sont moins visibles que les grosses sociétés des médias ou les promoteurs immobiliers, mais ils méritent qu’on les suive de près. sfx Enternainment Inc. est un météor dans le ciel de l’industrie du divertissement. Actuellement propriété de Clear Channel, une entreprise de San Antonio, au Texas, qui possède 1170 stations de radio, 18 stations de télévision et 700 000 panneaux publicitaires extérieurs, sfx connaît une forte expansion dans la gestion et la promotion des productions musicales et théâtrales. Avec des ententes exclusives de réservation dans 28 des 50 meilleurs marchés aux États-Unis, les récentes démarches de sfx ont confirmé la crainte émise par certains membres de l’industrie de voir se constituer un monopole. Par ailleurs, sfx a récemment acquis Sports Entertainment, une société de divertissement qui compte parmi ses clients les vedettes de la nba, Hakeem Olajuwon, Jayson Williams et John Starks, les stratèges de la nfl, Steve Young et Vinny Testaverde, et les entreprises Burger King, Cadillac, Sports Illustrated for Kids et General Mills-Wheaties. Durant une autre période de 20 mois de folies au milieu des années 1990, sfx acheta quatre agences de l’élite sportive s’élevant à environ 200 millions de dollars US, comprenant le supermanager de l’agence sportive de David Falk, fame. L’ambition de sfx, selon le journaliste commercial Ray Waddell, c’est d’« accrocher » l’Amérique des entreprises à des tournées de musique en direct annoncées par sfx, de la même façon que l’industrie du sport combine le sponsoring d’entreprise aux événements sportifs39.
Les répercussions de la nouvelle économie mondiale du divertissement
31Le développement économique a longtemps dominé les projets et les politiques des pouvoirs urbains. Toutefois, les nouvelles orientations de consommation liées au marché international de la culture semblent particulièrement problématiques. Reichl attribue cela à l’influence stérilisante des beux « disneyesques » sur la diversité de la vie sociale et démocratique. Dans son évaluation du réaménagement de Times Square, à New York, il fait la remarque suivante :
Dans un effort en vue de créer un endroit facilement commercialisable pour les touristes grand public et les locataires commerciaux, une coalition d’élites publiques et privées a imposé un modèle spatial à la Disney, thématisé et organisé dans une zone où existait une diversité remarquable, voire instabilisante. Ce faisant, elle a sacrifié l’énergie provocatrice à l’état brut produite par la friction de différents groupes sociaux au vrombissement abrutissant d’une machine doucereuse orientée vers la consommation commerciale40.
32Pour reprendre les mots d’Andronovich, Burbank et Heying, une image comme celle de Times Square, telle qu’elle est représentée dans les « bulles touristiques », donne l’impression que l’on est en train de remodeler les centres-villes beaucoup plus en fonction des utilisateurs de loisirs que des habitants41. Julier note que la conversion de secteurs bien circonscrits du paysage urbain en avant-postes de la nouvelle économie culturelle postindustrielle peut être envisagée comme « une réaction locale à la mondialisation du capital et un appel à l’investissement international » ; cependant, il faut ajouter qu’elle finit par devenir « une façon de produire l’illusion d'un capital culturel de l’unité urbaine au profit d’une manière de vivre de la classe supérieure et de la classe moyenne »42. Chacun de ces observateurs universitaires (Reichl, Andranovic, Julier) critique cette mise en valeur de la consommation liée à l’économie mondiale du divertissement, dénonçant son caractère antidémocratique, socialement fermé et rigoureusement prévisible. Le danger ici est que les identités de nos centres urbains soient démolies, comme si les relations avec le pouvoir mondial étaient imposées43.
33Si on considère de plus près les répercussions de cette tendance sur l’aménagement des sites urbains en parcs de loisirs, on peut définir trois domaines où elles peuvent se faire sentir : la gouvernance urbaine, l’espace public et la vie communautaire, l’identité culturelle canadienne.
La gouvernance urbaine
34Dans un article publié par une importante revue internationale d’études urbaines, les sociologues australiens Glen Searle et Michael Bounds décrivent certaines des difficultés récentes qui se posent au gouvernement de l’État de la Nouvelle-Galles-du-Sud. Dans la planification et l’aménagement urbain qui relèvent de la responsabilité constitutionnelle des États plutôt que de celles du gouvernement fédéral ou des gouvernements locaux, l'État de Nouvelle-Galles a été placé en face d’un dilemme. D’une part, des changements dans les politiques fédérales ont favorisé un déplacement vers une économie de marché dans laquelle les fonctions du gouvernement sont réduites, privatisées et abandonnées aux entreprises. D’autre part, l’Australie a connu une intensification de la concurrence entre les villes pour attirer le capital mondial, notamment celui qui est lié à l’industrie du divertissement. Le gouvernement de cet État a réagi à cette situation en instaurant des politiques favorisant la réduction des entraves locales au développement et à la vente ou à la location de ses propres terres aux entrepreneurs en loisirs, à des conditions favorables. S’inspirant de trois études portant sur le circuit d’Eastern Creek, le casino de Sydney et les Jeux olympiques 2000, Searle et Bounds démontrent comment la pression en vue de soumissionner pour les équipements et les activités liés au divertissement et à la consommation a mené le gouvernement de l’État à s’approprier les pouvoirs de planification locale, hâtant ainsi les projets visant à déjouer les contestations environnementales44.
35À l’instar de l’Australie, les gouvernements du Canada et des États-Unis ont accentué l’importance du partenariat entre le public et le privé orienté dans une perspective de développement économique explicite plutôt que de redistribution sociale, caractéristique de l’après-guerre45. Dans ce nouveau contexte politique, les gouvernements jouent de plus en plus le rôle d'entrepreneurs urbains, concevant des stratégies de marketing pour des emplacements qu’ils destinent à une « banque d’images globales » dans les domaines des médias, du sport et des loisirs46. Mais il y a des responsabilités importantes liées à cette forme de « chasse aux cheminées d’usine ».
36Comme Grant et Hutchison l’ont fait remarquer à propos des investissements manufacturiers étrangers dans les États américains, il y a une incompatibilité croissante entre, d’une part, le transfert des responsabilités aux services gouvernementaux, services dont le cadre est étroit et rigide, et, d’autre part, les tendances à l’expansion des entreprises avec lesquelles ces services doivent traiter. Autrement dit, l’État et les gouvernements provinciaux s’insèrent dans une économie mondialisée et sont appelés à jouer un plus grand rôle décisionnel au niveau de leurs destinées économiques ; mais, en même temps, les forces qui façonnent ces destinées sont souvent trop envahissantes ou trop éloignées pour qu’ils puissent agir47. Utilisant des données pour les années 1978-1985, Grant et Hutchison constatèrent que les États qui avaient dépassé leurs limites dans le jeu de « la chasse mondiale aux cheminées d’usines » avaient dû vite se débattre en eau profonde. En fait, si on s’en tient à la logique économique de l’offre, on recourt fréquemment aux quatre types de « contrats globaux » suivants pour attirer les usines étrangères : des programmes de financement par l’emprunt qui consentent ou garantissent des prêts commerciaux ; des politiques géographiquement ciblées destinées à stimuler le développement dans des régions sélectionnées ; des politiques de déréglementation du marché du travail, telles que l’abolition du salaire minimum, qui abaissent les coûts de main-d’œuvre des entreprises ; des politiques fiscales régressives, telles que les exonérations d’impôt sur le revenu des entreprises, conçues pour réduire le fardeau fiscal qui leur est imposé. À vrai dire, seule la dernière de ces quatre possibilités s’est avérée efficace et a eu une influence réelle sur les décisions concernant l’emplacement des entreprises.
37Dans leurs tentatives pour attirer des équipes sportives, des casinos, des galeries marchandes de divertissement et des activités caractéristiques (comme les Jeux olympiques), les gouvernements municipaux et provinciaux du Canada commencent à affronter le même genre de pressions de la part de l’économie mondiale spatialisée qui a harcelé les chasseurs de cheminées d’usines. Considérons, par exemple, le cas du Technodôme, le plus ambitieux projet urbain de divertissement à ce jour pour un site dans une ville canadienne.
Le Technodôme
38Créé en 1995, le Urban Land Institute, un groupe de recherche et de sollicitation pour l’industrie immobilière américaine, s’est mis à parrainer une conférence annuelle sur le développement du divertissement urbain. Parmi ceux qui furent fortement impressionnés par ce qu’ils entendirent, il y eut Abraham Reichmann, président de Heathmount A. E. Corp., compagnie privée conçue « en vue de mettre le Canada sur la carte des parcs de loisirs »48. Après des efforts infructueux pour installer un studio de cinéma sur les terrains de l’Exposition nationale canadienne à Toronto et avoir construit un parc de loisirs près de Niagara Falls, dans l’État de New York, Heathmount proposa la construction d’un technodôme au coût d’un milliard de dollars, projet qui fut finalement accepté.
39Au départ, ce complexe de 66 hectares devait être construit sur une parcelle de l’ancienne base militaire de 525 hectares à Downsview au nord-ouest de Toronto. Il devait comprendre une pente de ski intérieure, une installation de kayak, une plage, une forêt tropicale, un centre multiplexe de trente salles de cinéma, un studio de cinéma style hollywoodien et une réplique de la rue Bourbon de la Nouvelle-Orléans. En apprenant que le feu vert avait été donné au projet, le maire de North York (par la suite de Toronto), Mel Lastman, proclama, avec les hyperboles de rigueur, que le Technodôme « sera le plus beau fleuron de la grande région de Toronto ; il n’y aura rien de tel dans le monde entier »49.
40En mars 1999, cependant, les journaux de Toronto et de Montréal rapportaient que les Reichmann considéraient la possibilité d’installer le Technodôme à Montréal, parce que Canada Land Co. Ltd., l’agence du gouvernement responsable du réaménagement de Downsview, exigeait que le terrain nécessaire à sa réalisation soit loué plutôt que vendu. Alors que Heathmount était censé avoir fixé son premier choix sur un terrain appartenant au gouvernement fédéral dans la partie la plus à l’ouest du port de Montréal, on envisageait un emplacement plus à l’ouest du Technoparc, un parc industriel de haute technologie désaffecté, près de l’autoroute Bonaventure. Pour le rendre plus attrayant, la Société générale de financement (SGF), institution financière créée par le gouvernement québécois pour le développement économique, devait y investir, disait-on, de 40 à 45 % des 135 millions de dollars nécessaires à la mise en route du projet. Un mois plus tard, Heathmount rendait officielle l’annonce que l’emplacement du Technoparc l’avait emporté. Le Globe & Mail et le National Post déclarèrent que cette décision constituait une « victoire » pour Montréal.
41Certains observateurs de la scène industrielle ont laissé entendre que le projet du Technodôme était un éléphant blanc, autrement dit une construction trop coûteuse et inutile que ni Toronto ni Montréal ne devraient jamais réaliser. Toutefois, cet épisode a soulevé des questions pertinentes quant aux destinations du divertissement et de la politique sociale. Comme Ta noté le chroniqueur financier Eric Reguly dans sa chronique du Globe & Mail, des projets comme celui du Technodôme sont beaucoup trop grands pour être laissés entre les mains d’une petite société d'État pratiquement inconnue, dont la spécialité est de débarrasser le gouvernement de ses propriétés excédentaires et de trouver d’autres vocations aux bases militaires inutilisées50. Au même moment, les gouvernements locaux des deux villes, prises dans le courant de la chasse aux cheminées d’usines culturelles, semblent être incapables de juger d’un œil critique si le projet du Technodôme est réalisable, abordable et compatible avec les normes environnementales ; ils choisissent plutôt de voir en lui un élément qui apporterait à leur ville un avantage compétitif dans le jeu de la croissance urbaine. À ce sujet, on relate qu’un conseiller de Montréal responsable du développement économique aurait dit que « le prix (du terrain) ne fera pas l’objet d’une réflexion majeure ni déterminante »51.
42D’une façon plus générale, les négociations autour du Technodôme mettent en relief ce que Leaf et Pamuk ont défini comme étant « le dilemme essentiel de la mondialisation ». Il s’agit de la tension entre les rôles contradictoires des États en tant que « facilitateurs » des liens qui unissent les nations et les communautés à l'économie mondiale, d'une part, et en tant que « gardien » de la protection des citoyens contre les répercussions plus négatives du capitalisme mondial, d'autre part52. Ayant réfléchi sur l’essor et le déclin de la mise en valeur des propriétés à Londres et à New York au cours des années 1980 et 1990, Susan Fainstein, professeur d’urbanisme à la Rutgers University, affirme que la restructuration économique et la rénovation, y compris l’expansion des parcs de loisirs de l’avenir, ne peuvent être convenablement gérées que par la compréhension de la façon dont les arènes mondiales et locales interagissent. En outre, elle recommande un nouveau type de partenariat amélioré entre le public et le privé qui équilibrerait mieux les rôles d’intermédiaire et de gardien qui incombent à l’État. Selon le point de vue de Fainstein, il est inévitable que les grandes sociétés multinationales productrices de services en viennent à s’interroger. En réalité, les décideurs politiques doivent se préparer à « exploiter leur pouvoir économique » tout en s’assurant que les populations urbaines ne « deviennent pas les otages de décisions privées prises à l’abri de la pratique démocratique et d’un examen minutieux des répercussions sociales »53.
L’espace public et la vie communautaire locale
43Un des principaux attraits de la nouvelle économie du divertissement a été sa promesse de ranimer un certain face-à-face interactif dans les institutions urbaines. Plusieurs observateurs considèrent ce mouvement comme un antidote indispensable à la forme désincarnée du clavardage que l’on trouve sur l’Internet et dans d’autres dispositifs comparables issus du monde de l’informatique. Commentant la lecture que l’on fait de ce phénomène, le chroniqueur Michael Valpy du Globe & Mail faisait récemment l’éloge de Toronto comme étant une ville favorisant les rencontres réelles, non les rencontres virtuelles :
Si l’industrie du cinéma sait ce qu’elle fait, la vie casanière vacillera. D’immenses cinéplexes à écrans multiples sont en train de proliférer partout à Toronto, du centre-ville à la banlieue. Dix mille personnes affluent dans la zone des boîtes de nuit durant les week-ends, les soirs d’été. L’heure du déjeuner palpite de petits cafés proprets. Le télétravail n’a tout simplement pas eu lieu54.
44Selon le point de vue de Valpy, nous cherchons une expérience humaine plus active que celle qu’il est possible de trouver en louant un film ou en naviguant sur la Toile, bien que cela ne soit peut-être pas aussi social que le bowling, que le politologue Robert Putman tenait pour la clé du succès de l’économie civile et de la démocratie55.
45Une position à peu près semblable est partagée par le sociologue Craig Calhoun, qui soutient que les nouvelles technologies des communications, comme l’Internet, ont favorisé l’atomisation de chaque ville en petites enclaves ayant peu de contacts entre elles. Il pense en particulier à la formidable croissance des « communautés grillagées » dans les banlieues et en province. Ces enclaves grillagées, prétend-on, favorisent le cloisonnement de la vie communautaire, phénomène qui va « à l’encontre de la constitution sociale d’une sphère publique vitale ».
46Valpy et Calhoun partagent la conviction qu’une vie urbaine basée sur le rapprochement est préférable à des communautés virtuelles, qui vont rarement au-delà des choix personnels immédiats de goût et de culture. L’idéal de Calhoun semble être la ville européenne du XVIIIe siècle, qui était pleine de cafés, de théâtres, de festivals populaires et autres « espaces publics » dans lesquels les gens de différentes classes sociales étaient mis en contact. Par contraste, la révolution industrielle, l’essor de l'urbanisme et les nouvelles techniques de transport et de communication ont privé les villes de leurs espaces publics et établi une pluralité envahissante de ce qu’il appelle « les relations sociales indirectes », c’est-à-dire celles qui, n’impliquant aucune coprésence physique, n’existent que par l’intermédiaire de la technologie de l’information et/ou des organisations bureaucratiques. Par conséquent, assis au café The Lanterna de Greenwich Village, célèbre pour ses merveilleuses tartes aux abricots, Calhoun conclut que les groupes et les réseaux reliés par l’électronique sont limités dans leur capacité d’accroître le pouvoir démocratique des citoyens. Par là, il réagit aux commentaires émis par William Mitchell dans son City of Bits, où ce dernier parle du clavier de son ordinateur comme de son « café ». Calhoun rétorque que son café à lui se trouve dans Greenwich Village, qui n’est pas un village électronique, faisant remarquer que le Lanterna et le cybercafé en bas de la rue sont tous deux des espaces publics sociaux dans lesquels il y a une dimension de civisme et de sociabilité, dimension qu’on ne rencontre que pauvrement reproduite dans les communications informatiques. Ces groupes constitués par voie électronique sont très intéressants, dit-il, dans la mesure où ils parachèvent les rencontres personnelles. Avec la « cyberdémocratie » fonctionnant loin derrière le « cybercapitalisme » des marchés financiers mondialisés, les institutions urbaines locales demeurent absolument indispensables à la préservation et à l’amélioration du discours public56.
47Si Calhoun et Valpy ont raison, alors les villes imprégnées de loisirs et vouées à la consommation, que l’économie mondiale du divertissement a créées, sont-elles des foyers de civilité et d’urbanité ? Sans doute les promoteurs de ces villes imaginaires aiment-ils le penser. « Les consommateurs ont grand besoin de la fonctionnalité de la ville : dense, éclectique, spontanée, aires réservées aux piétons où le divertissement, les choix des restaurants et des boutiques se côtoient », de dire Patrick Phillips et Jay Wheatley, consultants en divertissement urbain57. Réfléchissant à l’avenir de Berlin comme capitale culturelle, le chef de bureau du New York Times, Roger Cohen (1999 :2-33), décrit la Postdamer Platz comme un « océan de mercantilisme anonyme », mais il reconnaît que « les aménagements se sont révélés extrêmement populaires ; c’est dans un de ces rares endroits que les “Ossis” et les “Wessis” se fréquentent réellement »58. D’autres observateurs de la ville-parc de loisirs, cependant, décèlent un avenir plus sombre. Paul Goldberger, le célèbre critique new-yorkais d’architecture, a signalé la prolifération des « environnements urbanoïdes », des espaces privés complètement isolés qui prétendent être des places publiques, mais auxquelles manquent toute l’énergie, la variété, la stimulation visuelle et les possibilités culturelles de ce que l’on veut vraiment. Étroitement liée à la fusion de la société de consommation, du divertissement et de la culture populaire, cette contrefaçon de l’expérience urbaine est mesurée, contrôlée et fermement organisée — plus propre et plus sûre mais aussi plus terne et ennuyeuse. Ses boutiques et cafés sont remplis de consommateurs de culture, non de ceux qui la font et la façonnent59.
48Un autre aspect important de ce débat politique tourne autour de l’influence de l’expansion du divertissement sur la justice sociale et l’intégration. D’après Fainstein, cet aspect comporte deux facettes : d’une part, les effets directs des lotissements commerciaux sur les différents regroupements sociaux, et, d'autre part, la mesure dans laquelle le public récolte les bénéfices du gain socialement réalisé dans la valeur immobilière60.
49Le caractère abordable des marchandises et services offerts constitue, paradoxalement, un obstacle considérable à l’accessibilité des lieux. Globalement, ces nouvelles destinations du divertissement sont conçues pour attirer les touristes provinciaux et les riches banlieusards « voyageurs du jour » lancés dans les safaris des « loisirs jusque dans les abîmes des métropoles postmodernes »61. Tels quels, ils demeurent hors de portée financière des résidents locaux. Évoquant les changements récents survenus dans le Los Angeles contemporain, Mike Davis soutient que ceux-ci marquent la mort de ce qui a déjà été un authentique « espace démocratique » — plages gratuites, parcs magnifiques, « lieux de promenades »62. Dans certains cas, ces aménagements commerciaux peuvent aussi contraindre les pauvres et les défavorisés à quitter les espaces urbains qu’ils occupaient auparavant.
50Du reste, les effets des retombées économiques du développement de l’industrie des loisirs et du divertissement ne sont pas énormes. Dans une des analyses empiriques les plus détaillées et les plus intelligentes, l’économiste américain Robert Baade a dressé un tableau de l’incidence des nouveaux stades et des équipes sportives professionnelles sur le niveau des revenus pour les huit principales régions des États-Unis entre 1959 et 1987. Ses résultats indiquent que la présence des équipes sportives professionnelles a, en fait, peu de répercussions sur l’économie d’une ville63. Dans le même ordre d’idées, Marc Levine n’a pas réussi à déceler de grandes retombées économiques pour les commerces et les affaires dans l’aménagement du marché autour du port de Baltimore pendant les années 197064. Il est encore trop tôt pour savoir si la conversion urbaine des divertissements d’aujourd’hui créera des remous économiques dans le voisinage. Rien ne permet de le penser.
L'identité culturelle canadienne
51Si on compare les études consacrées à l’appropriation étrangère des médias au Canada et aux mesures de protection culturelle avec celles consacrées aux effets que le divertissement dans une région donnée peut avoir sur l’identité et la culture canadiennes, on constate que l’on connaît peu de choses à ce sujet.
52Il y a environ trente ans, le journaliste Robert Perry du Financial Post publiait une série d’articles controversés qui fit l’objet d’un livre intitulé Galt : the American Presence in a Canadian City (1971). Au début du livre, Perry évoque ce qu’il appelle le « Popcult Galt », correspondant à un genre de motel style New Jersey et de fast-foods le long de Hespeler Road entre les limites de la ville et le centre-ville. Avec une fusée de huit mètres de haut à l’extérieur du Satellite Motel et un bonhomme de neige géant gardant l’entrée d’un terrain de golf, le boulevard Hespeler Road était peut-être le premier signe annonciateur des futures villes-parcs de loisirs des années 1990. Même le drive-in, mort depuis longtemps, du Red Barn Hamburger, exploité par un Canadien, utilisait les techniques de marketing, les normes, les caractéristiques, les systèmes et les méthodes américaines, accordant à ses franchiseurs américains, selon Perry, un « contrôle absolu »65.
53Dix ans plus tard, Taft Broadcasting de Cincinnati (Ohio) ajoutait à sa chaîne de parcs de loisirs un « Canada’s Wonderland » près de Maple, en Ontario, juste au nord de Toronto. Dans une étude particulièrement franche effectuée cinq ans plus tôt, le directeur financier de la province de l’Ontario, Darcy McKeough, avait posé quelques questions difficiles à ses collègues du Conseil des ministres :
Pourquoi le milieu des affaires canadien ne peut-il pas se charger d’un pareil projet ? Au cas où il n’y aurait de place que pour un seul parc de ce genre dans le sud de l’Ontario, écarterions-nous la possibilité d’une future initiative canadienne ?
Ce « Canada’s Wonderland » peut s’apparenter à un Disneyland canadien (à moins que ce ne soit le « Yogi Bear Land »). Dès lors, les gens vont discuter des implications culturelles de sa gestion par une entreprise américaine66.
54En dépit des scrupules de McKeough, le Conseil des ministres de la province, sous la férule du ministère de l’Industrie et du Tourisme, donna son aval à la proposition du parc de loisirs, comme d’ailleurs le fit également l'Agence fédérale de filtrage des investissements étrangers. Si on excepte le nom, rien dans ce parc n’est représentatif, en quoi que ce soit, de la vie canadienne. La veille de l’ouverture de ce parc, les géographes James Cameron et Ronald Bordessa de l’Université York lancèrent cet avertissement :
Malgré toute la sophistication de ses techniques de marketing, la Taft Broadcasting Company ne peut effacer complètement les différences culturelles existantes, même si tout laisse croire que ces interventions deviendront très certainement un moyen efficace de leur constante érosion67.
55Désormais, une nouvelle vague culturelle au contenu étranger s'apprête à déferler sur les villes canadiennes ; ses thématiques seront accrocheuses, mettant en vedette les célébrités populaires américaines, des stars du monde du sport et des personnages de bandes dessinées. S’il y a un modèle qui lui correspond, c’est bien celui du Disney Quest, la nouvelle initiative du géant du divertissement. Parc de loisirs intérieur interactif de plusieurs étages qui recourt à la technologie de la réalité virtuelle, cette réalisation peut se décrire comme une sorte de « Disney World portable », conçu pour « propager un morceau de la magie Disney tout près des maisons familiales »68. Que ce soit avec son logo tournoyant « Hurricane Mickey » à l’extérieur du bâtiment ou avec ses jeux et balades vidéo à l’intérieur (Buzz Lightyear’s Astro Blaster (basé sur un personnage tiré du film Toy Story), la cave aux merveilles d’Aladin), DisneyQuest vise à exploiter consciemment les synergies des personnages des films Disney. Avec ses prototypes à Orlando et à Chicago, Disney prévoit franchiser le concept aux États-Unis et à l’étranger, y compris dans des villes canadiennes.
56Certains chercheurs expliquent ce déferlement mondial du modèle DisneyQuest, en invoquant le phénomène de la glocalisation [glo(bal) + ((lo)calization], par lequel les effets négatifs de la culture de consommation mondiale sont atténués en vertu de l’interaction des valeurs et des structures locales. Par exemple, les collaborateurs du livre de James Watson, Golden Arches : McDonald’s in East Asia (1997), montrent comment les consommateurs de l’Asie du Sud-Est ont éliminé le fast du fast food, en transformant leurs restaurants McDonald en établissements locaux où les relations entre le personnel et les clients se sont personnalisées (Pékin, Hong-Kong) et politisées (Taipei). Dans de nombreuses régions, les arches dorées ont fini par héberger des centres de loisir, des clubs pour écoliers et des salles de réunion. Un des auteurs du livre, David Wu, fait remarquer qu’à Taiwan deux formes opposées de consommation coexistent, « l’hyperlocale » (symbolisée par le fait de mâcher des noix de bétel) et la « transnationale » (symbolisée par le fait de manger des « Big Macs »), ces deux formes se renforçant réciproquement et paradoxalement en tant qu’expressions de l’identité nationale69.
57À première vue, il est difficile d’imaginer comment ce processus de glocalisation pourrait fonctionner dans le contexte canadien. On rencontre des différences très claires et bien attestées dans les goûts des consommateurs par rapport à ceux des Américains (nous préférons les beignets, la poutine et le Canadian Tire !). Mais nos choix en matière de musique, de vêtements et de divertissements tendent à se ressembler, ce qui laisserait penser qu’il est peu probable que les valeurs et les structures locales atténuent les effets négatifs de la culture de consommation mondiale. En même temps, on peut constater certaines différences. Dans un rapport récent consacré aux résultats d’un sondage annuel sur les attitudes des deux pays, Michael Adams, du Environics Research Group, a découvert que les Canadiens ont un point de vue fondamentalement différent sur la façon de gérer les conflits, sur les relations avec leurs parents et leurs enfants et sur leur rapport avec l'autorité. Par exemple, les Canadiens sont plus enclins au compromis et moins à la domination dans la stratégie de résolution des conflits. « La mondialisation, d’affirmer Adams, peut accentuer les différences culturelles et restreindre la convergence »70. Il n’existe aucune analyse complète du contenu des images et des produits culturels de marque que l’expansion de l’économie mondiale du divertissement fait rejaillir sur le Canada. Cependant, certains chercheurs ont étudié en détail les figures idéologiques que véhiculent les films et les parcs de loisirs Disney. Ils mettent clairement l’accent sur des valeurs thématiques traditionnelles américaines, telles que « l’Amérique, terre où tout est possible » et « le droit de porter une arme pour défendre sa liberté »71. Lorsqu’elle sera placée devant pareil discours culturel, la génération actuelle des teenagers canadiens, qui s’adonne aux promenades, aux jeux et aux attractions thématisées de haute technologie, sera-t-elle en mesure de maintenir une distance critique face aux valeurs véhiculées ou se contentera-t-elle de les accepter ?
Choix et conséquences politiques
58Dans le passé, deux grands principes ont guidé la politique du Canada en matière d’industries culturelles72. Selon l’argument économique (ou industriel), le gouvernement fédéral est obligé d’intervenir dans le marché pour nourrir et protéger les entreprises canadiennes qui, sans cela, ne survivraient pas au tohu-bohu de la concurrence internationale. Les compagnies canadiennes, en effet, sont menacées par les entreprises étrangères qui approvisionnent le marché intérieur en produits importés dont le coût est une fraction du coût de production canadien73. Le deuxième argument, qui est peut-être le plus fondamental pour l’établissement d’une politique des industries culturelles, est essentiellement d’ordre culturel [souligné dans l’original]. Cet argument soutient que les télécommunications et la communication audiovisuelle, le cinéma, l’édition et les disques sont les instruments par lesquels la nation se forge — la clé du fondement et du maintien d'une identité canadienne distincte. Les messages et les images venus des États-Unis ont eu beau se propager, une approche canadienne a continué de fleurir avec des personnalités, des points de vue et des paysages propres, et cela parce qu’ils étaient protégés par un système de subventions, d’avantages fiscaux et de lois protectionnistes.
59Toutefois, ces dernières années, une crise s'est profilée à l’horizon. David Taras soutient que le rythme de pénétration de la culture populaire américaine s'est accéléré en raison des changements structurels survenus dans les communications audiovisuelles, tout particulièrement la télévision. Il cite trois changements majeurs : 1) Les nouvelles économies d’échelle, dont a joui l’industrie américaine de la télévision, ont donné à celle-ci un énorme avantage sur ses concurrents canadiens. 2) Les changements dans la situation de la Société Radio-Canada, qui a titubé sous les contraintes fiscales, a rendu celle-ci incapable de concilier ses obligations de desservir toute une série d'auditoires minoritaires et la nécessité financière d’élargir son audience. 3) L’avènement de nouvelles technologies, tels le satellite, le câble et la vidéo, qui ont morcelé les auditoires en étroits secteurs74, a laissé les réseaux de télévision canadiens exposés à ce que Raboy appelle « la brutalité du marché torpillé »75.
60Qu’en est-il alors de la diffusion rapide de l’économie mondiale du divertissement ? La réponse politique canadienne à cette tendance devrait-elle être la neutralité, le soutien ou le contrôle ? Si cette dernière devait prévaloir, devrait-elle suivre la double direction qui a été mise en place par la politique culturelle dans le passé ou devrait-elle se tailler une nouvelle voie ? On peut déceler deux difficultés majeures.
61Comme Ta démontré Magder, l’État canadien est actuellement divisé entre, d’une part, des agences et des ministères qui sont préoccupés essentiellement par les affaires et l’économie et se sont engagés à poursuivre une politique de libéralisation néolibérale, et, d’autre part, le portefeuille des industries culturelles qui balise le fatras des mesures de politique protectionniste « qui troublent la transparence du marché à la mode »76. Comme nous l’avons vu, cette tension créée par le rôle contradictoire de l’État en tant que « médiateur » et en tant que « gardien » constitue un des principaux dilemmes de la mondialisation. Le problème est encore plus aigu lorsque nous nous tournons vers les politiques et les gouvernements locaux, où une « machine urbaine grandissante » poursuit un de ses objectifs majeurs en stimulant le développement du tourisme et la multiplication des destinations du divertissement. Comme Rosentraub Ta noté à propos de la précipitation à attirer les équipes sportives dans les villes américaines, les fonds des subventions pour influencer l’affectation géographique du capital a été un élément constant et frustrant de la politique économique, élément qui a été dicté dans une large mesure par les « impératifs de la concurrence mondiale »77. Un exemple remarquable est le plan actuel de réaménagement des berges du fleuve à Toronto. Au lieu d’entamer un débat public et complet sur l'avenir de Port Lands, de l’Exposition nationale canadienne et du Port intérieur, les hautes sphères du divertissement et des loisirs s’apprêtent, semble-t-il, à suivre le rapport Fung (sur la revitalisation des berges) qui a été écrit en gardant un œil sur la tentative de « gagner » le droit d’organiser les Jeux olympiques d’été de 2008. Tel quel, l’espace local est en quelque sorte transformé en un centre mondialisé où convergent temporairement l’argent, l'information, les personnes, les marchandises et les services78.
62Ensuite, l’économie mondiale du divertissement est traversée par tant de juridictions et de lieux de décisions qu’elle ne peut facilement correspondre à un seul secteur politique. À toutes fins pratiques, les décisions au sujet des mégacentres commerciaux et des mégaplexes, des stades et des casinos finissent par se prendre uniquement sur la base de la conformité avec l'aménagement du territoire et avec les règlements de zonage, sans qu’il y ait la moindre discussion sérieuse sur les conséquences sociales et culturelles de ces initiatives. Trop souvent, des décisions sur des idées et des propositions particulières sont prises sans qu’on les ait situées au préalable dans un cadre politique plus large. Ce qui fait cruellement défaut, c’est bien une politique urbaine nationale. Depuis la disparition du bureau canadien des Affaires urbaines au cours des années t970, la responsabilité des décisions concernant l’avenir des villes est passée aux provinces et aux municipalités locales, qui prennent rarement en compte le tableau d’ensemble. Ces enjeux qui se manifestent sur l’écran radar élargi — les méfaits du casino, le bien-fondé des subventions aux propriétaires d’équipes sportives — tendent à être débattus dans un relatif isolement. En même temps, d’autres programmes et activités du gouvernement qui échappent à la ligne de partage des eaux de la politique en matière de culture et de communications baignent dans un vide politique presque complet. L’élimination des terrains fédéraux inutiles par Canada Lands Co. Ltd. (voir ci-dessus à propos de la controverse du Technodôme) en est un bon exemple.
63Avant de conclure sur la question de savoir si la politique sociale canadienne devrait être proactive, neutre ou régulatoire, il est nécessaire de décrire l’ampleur du développement du divertissement urbain au Canada, ses coordonnées organisationnelles et ses effets sur les communautés locales. Dans un recueil d’articles, intitulé « Les élites du monde des affaires et l'aménagement urbain », publié en 1988, l’éditeur Scott Cummings propose quatre thèmes généraux relatifs à la rencontre de l’entreprise privée et de la politique sociale dans le contexte urbain des années 1980. Tout d’abord, il est nécessaire de définir les stratégies politiques prioritaires de la croissance urbaine et les conflits qui surgissent entre les intérêts privés et l’intérêt social général79. Ensuite, il faut tenir compte de la capacité des intérêts des biens immobiliers et autres biens véritablement impliqués dans le réaménagement économique de la ville pour mobiliser les ressources de l’État et voir comment la communauté et les groupes voisins peuvent neutraliser avec succès ces intérêts conflictuels. Enfin, il nous faut étudier la façon dont les stratégies de développement sont influencées par les événements extérieurs et par les tendances des investisseurs, en particulier celles qui apparaissent dans le contexte économique international. Finalement, il est important de décrire comment les changements dans l’organisation de l’espace liés à une économie en mutation ont donné lieu à une « ville duelle » marquée par une polarisation sociale croissante80. Les quatre thèmes de Cumming peuvent facilement s’appliquer au cas des économies mondiales du divertissement et à la ville du XXIe siècle, et ainsi fournir un point de départ logique à une analyse systématique des politiques sociales.
Conclusion
64En ce début de millénaire, « les marques de fabrique » des grandes sociétés ont rapidement essaimé à partir de la télévision, du cinéma et des sports professionnels, et « colonisé » les centres-villes et les centres commerciaux des banlieues, les musées et les écoles, les vacances et les festivals. Comme McDonald’s, le géant du fast-food, l’a déjà fait, des entrepreneurs en loisirs, tels que Nike, Disney et Virgin, « vantent les mérites de leurs marques en recourant aux logos familiers et réconfortants par quoi ils attirent un fort pourcentage de la population »81. Ce faisant, ils pourraient bien finir par saper les communautés de proximité ou de lieu, communautés qui restent, pour beaucoup de Canadiens, la principale source de l’identité et de la culture.
65Dans sa version idéalisée et excessivement simplifiée de ce processus, Hollywood peint un combat de David et Goliath entre le slogan populaire « achetez au coin de la rue » et le mégamagasin motivé par le profit. Dans les communautés réelles, cependant, la tension entre le mondial et le local est plus subtile. Juste avant d’écrire cette section, je suis allé faire une promenade dans la rue Queen, une des principales rues commerçantes de l’est de Toronto. M’étant arrêté pour prendre un café chez Starbucks, j’ai noté que le franchisé avait monté une nouvelle exposition de peintures d’artistes locaux sur les murs du café, et qu’il faisait de la publicité pour une série de récitations de poésie le dimanche après-midi. Tout en sirotant mon café, je feuilletai notre journal local et je notai un article rédigé par un historien local et la lettre d’un lecteur qui réclamaient tous deux une campagne pour sauver un abri à bateaux construit au cours des années 1930, abri qu’on a laissé se délabrer. Sur le chemin du retour, j’ai vu une femme portant une veste de cuir et de daim sur laquelle était imprimé, bien en évidence, le logo de Silver City, un nouveau mégaplexe d’une chaîne de cinémas qui a commencé à faire des vagues dans les villes canadiennes. Ce que ces petits faits apparemment disparates ont en commun, c’est que chacun à sa façon donne un coup de pinceau différent sur le canevas d’une communauté à la fois locale et mondiale. Des voisinages comme le mien sont en train de devenir rapidement des lieux contrastés d’« économies de signes et d’espaces »82. Certains d’entre eux, tels le Silver Beach Boathouse, sont considérés par les vieux résidants comme des témoins historiques qui méritent d’être choyés et préservés. D’autres, tel Silver City, sont des panneaux publicitaires mobiles pour de nouveaux produits de divertissement. Starbucks représente une marque mondialement connue des années 1990, mais, ici au moins, on a fait un minimum d’effort pour soutenir le milieu artistique et littéraire de la région. Ainsi donc, c’est dans le contexte de la vie quotidienne d’une communauté que l’on peut trouver le plus facilement les liens entre les valeurs traditionnelles et les nouvelles perspectives issues de la mondialisation.
66Il faut être particulièrement attentif au rôle de l’État dans sa réaction à l’apparition de la nouvelle économie mondiale du divertissement. Dans le présent livre, Marc Raboy fait remarquer que la poursuite des objectifs de la politique publique dans le domaine de la culture et de la communication exige aujourd’hui que l’on fasse appel à de nouveaux mécanismes politiques globaux pour favoriser un déplacement des centres d’intérêt de l'arène nationale vers l’arène politique mondiale, en faisant usage des stratégies appropriées. Encore faut-il qu’il y ait des forums transnationaux qui se rapportent aux marchés complémentaires et aux expériences de la vente de loisirs thématisés, comme il y a des normes pour les télécommunications ou les droits de propriété intellectuelle. Y a-t-il une disjonction entre l’étendue de l’économie mondiale du divertissement et le mouvement simultané d’une gouvernance décentralisée vers des niveaux inférieurs de gouvernement, à savoir le marché et la communauté ? Comment pourrions-nous justifier le mieux les rôles apparemment contradictoires de l’État à la fois en tant que chasseur d’industries traditionnelles et gardien de la culture canadienne ?
67À vrai dire, le récent accroissement des exportations culturelles canadiennes, surtout aux États-Unis, ne fait que brouiller les pistes. Selon le rapport de Statistique Canada publié en juin 2001, les exportations des produits culturels canadiens étaient passées à 4,5 milliards de dollars, soit une hausse de 40 % depuis 199683. Ce chiffre ne reflète pas entièrement la réalité, car les ventes massives de musique enregistrée sont le fait d'une poignée d’artistes nés au Canada : Céline Dion, Shania Twain, Alanis Morissette. Toutefois, il comprend aussi des groupes dynamiques tels que le Cirque du Soleil, qui est devenu une attraction permanente des casinos de Las Vegas et des parcs de loisirs de Disney. La culture étant devenue un des secteurs d’exportation qui connaît la croissance la plus rapide, il faut qu’il y ait pression sur les gouvernements pour que ceux-ci deviennent plus dynamiques en fournissant aux producteurs et aux artistes un appui financier et un soutien dans la stratégie de mise en marché. Une possibilité est de promouvoir de manière plus énergique l’exportation des produits culturels par l’entremise d’Exportation et développement Canada. Une pareille mesure renforcerait ce que les éditeurs de cette collection ont décrit comme « l’État ancillaire », dont la politique s'emploie à faciliter l’entrée dans l’économie mondiale en créant un climat favorable à la recherche et à l’innovation et en assurant une formation technique de niveau supérieur. Par exemple, on pourrait prendre modèle sur le programme en informatique tant annoncé du Sheridan College à Oakville, Ontario, dans la mesure où il fournit des talents canadiens à Disney, Dreamworks et autres studios de cinéma qui ont renoué avec les longs métrages d’animation. Malgré ces initiatives, les producteurs américains continuent de nous envoyer plus de produits culturels que nous n’en exportons nous-mêmes. Qui plus est, les Canadiens doivent souvent travailler dans le cadre des formules américaines pour les films, les spectacles télévisuels et les attractions à thème qui imposent un dosage maximum d’images de marque et un dosage minimum de complexité morale. Le résultat, c’est que les identités nationales peuvent s’éroder avec le temps, même si les produits culturels d’origine canadienne vont en s’accroissant. Cela s’applique surtout au niveau des communautés locales, qui ont tendance à se faire les dépositaires des cultures et des loyautés politiques communes face à l’affaiblissement des identités nationales.
68En dernier lieu, on ne peut pas, comme le laissent entendre Cameron et Stein dans leur introduction, s’attendre à ce que le processus de mondialisation « se fasse selon un mouvement linéaire, ininterrompu et souple ». Cela concerne, en particulier, le développement du divertissement urbain qui dépend de l’afflux des investissements sans cesse croissants, de nouveaux labels percutants et de touristes étrangers. Il y a déjà des bosses sur la route, avec les chaînes de cinémas qui se trouvent menacés de faillite en raison de la surcapacité causée par une pléthore de constructions de mégaplexes et par les chaînes de restaurants thématiques les mieux connus (Rainforest Café, Planet Hollywood) luttant pour leur survie. Si les urbanistes et les politiciens persistent à investir des sommes considérables en infrastructures, en subventions et en promotions liées à l’économie du tourisme, tout en se désintéressant des problèmes grandissants de la pauvreté, des sans-abri et de l’inégalité sociale de plus en plus prononcée, nous risquons très certainement de devenir un « État aux rêves non partagés ». Les gouvernements doivent dès lors trouver une meilleure façon de concilier leur double rôle de « médiateurs » et de « gardiens » au niveau de la prise de décision politique et dans les détails précis qui déchiffrent les paramètres de partenariat entre le public et le privé.
Notes de bas de page
1 M. Wolf, The Entertainment, New York, Times Books, 1999, p. 4.
2 E. Rees, « Leisure Futures », in Design Week, octobre, 24, 5, cité dans G. Julier, The Culture of Design, Londres, Sage, 2000, p. 146.
3 L. Earl, « Entertainment Services : A Growing Consumer Market », in Service indicators/Indicateurs des services, Statistique Canada, 3rd quarter, p. 17.
4 A. Warson, « Entertainment Canada », in Building, 47, 5 (1998), p. 34.
5 Voir J. Hannigan, Fantasy City : Pleasure and Profit in the Postmodern Metropolis, Londres et New York : Routhledge, 1998.
6 M. Sorkin, « Introduction : Variations on a Theme Park », in M. Sorkin (dir.), Variation on a Theme Park: The New American City and the End of the Public Space, New York, The Noon Day Press, 1992, p. xiii.
7 J. Mander, « Technologies of Globalization », in J. Mander et E. Goldsmith (dir.), The Case against the Global Economy, San Francisco, Sierra Club Books, 1996, p. 550.
8 H. Schiller, Mass Communication and American Empire, Boston, Beacon Press, 1971, p. 73-81.
9 Notably, D. Rieff, « A Global Culture », in World Policy Journal, 10, 4 (1993-1994), p. 73-81.
10 R. Barnet et J. Cavanagh, « Homogenization and Global Culture », in J. Mander et E. Goldsmith (dir.), The Case against the Global Economy, p. 71-72.
11 B. Barber, Jihad vs McWorld, New York, Times Books, 1995, p. 97.
12 J. Squire, « What’s your Major? Entertainment Studies? », in The New York Times, 19 avril, section 3, p. 13.
13 M. Wolf, The Entertainment Economy, p. 224-225.
14 D. K. Foot et D. Stoffman, Boom, Bust & Echo : How to Profit of the Coming Demographic Shift, Toronto, Stoddart, 1997.
15 J. Cato, « Muscle in on this Action », in Globe & Mail, 15 mars 1999, p. D-12.
16 L. Earl, « Spending on Selected Recreation Items in Canada », in Focus on Culture, Statistique Canada, 10, 2 (1998), p. 3.
17 B. Losyk, « Generation X : What they Think and What they Plan to Do », in The Futurist, 31, 2 (1997), p. 4.
18 J. Turow, Breaking Up America: Advertising in the New Media World, Chicago, University of Chicago Press, 1997.
19 M. Wolf, Entertainnment of Economy, p. 35.
20 L. Earl, « Entertainment of services », p. 27.
21 J. P. Robinson et G. Godbey, Time for Life : The Surprising Ways Americans Use Their Time, University Park, Pennsylvania State University Press, 1997.
22 J. Schor, The Overworked American: The Unexpected Decline of Leisure, New York, Basics Books, 1991.
23 A. Hochschild, The Time Blind: When Work Becomes Home and Home Becomes Work, New York, Metropolitan Books, 1997.
24 Voir E. Kacapyr, « Are We Having Fun Yet ? », in American Demographics, 19, 10 (1997), p. 28-30.
25 J. ZuZanek et B. J. A. Smale, « More Work-Less Leisure? Changing Allocations of Time in Canada, 1981 to 1992 », in Loisir et société-Society and Leisure, 20 (1997), p. 95.
26 M. Wolf, The Entertainmen t of Economy, p. 38-40.
27 M. S. Rubin et R. Gorman, « Re-inventing Leisure », in Urban Land, 52, 2 (1993), p. 27.
28 Les Financial Interest in Syndication (Fin-Syn) Rules furent adoptées par la Federal Communications Commission (fcc) américaine pour empêcher que les trois réseaux de télévision (abc, cbs et nbc) ne bloquent le marché de la programmation télé. Ces règles interdisaient aux réseaux d’être propriétaires des rediffusions ; ils n’étaient autorisés qu’à les louer. En 1993, après un ensemble d’audiences prolongées et controversées, la fcc consentit à ouvrir les activités du consortium aux réseaux, s’appuyant sur le fait que les changements survenus dans la radiodiffusion — le développement des réseaux de télévision par câble — avaient ébranlé la théorie selon laquelle les trois réseaux pouvaient contrôler le marché des émissions vidéo. Sur ce sujet, voir R. Corn-Revere, « Economics and Media Regulation », in A. Alexander, J. Owers et R. Carveth (dir.), Media Economics : Theory and Practice, Hillsdale (NJ), Laurence Eribaum Associates, 1993, p. 71-90.
29 D. Gomery, « Disney’s Business History : A Re-Interpretation », in E. Smoodin (dir.), Disney Discourse: Producing the Magic Kingdom, New York & Londres, Routledge, 1994, p. 7.
30 Voir D. Steinbock, Triumph and Erosion in the American Media and Entertainment Industries, Westport (CT), Quorum Books, 1995, p. 129.
31 M. Beyard, R. E. Braun, H. Mclaughlin, R L. Philips et M. S. Rubin, Developing Urban Entertainment Centers, Washington (DC), Urban Land Institute, 1998, p. 11.
32 « Wal-Mart Romps Ahead in Canada », in Building, 47, 5 (1997), p. 34.
33 A. Warson, « Born Again Shopping centres », in Building, 47, 5 (1997), p. 33.
34 T. Spybey, Globalisation and World Society, Cambridge, Polity Press, 1996, p. 111-112.
35 R. Barnet et J. Cavanagh, « Homogenization and Global Culture », p. 71-72.
36 H. Enchin, « Imax Scores its Biggest Deal in 10-Theatre Sale to Regal », in Globe & Mail, 25 juin 1997, p. B8.
37 E. S. Herman et R. W. McChesney, Global Media : The New Missionaries of Global Capitalism, Londres & Washington (DC), Cassell, 1997, p. 70.
38 J. Hannigan, Fantasy City, p. 111.
39 R. Waddell, « sfx Pays $93.6 Mil. for Nederlander Interests », in Amusement Business, 1 (8 février 1999), p. 6.
40 A. Reichl, Reconstructing Times Square : Politics and Culture in Urban Development, Lawrence (KA), University Press of Kansas, 1999, p. 179.
41 G. Andranovich, M. J. Burbank et C. H. Heying, « Olympic Cities : Lessons Learned from Mega-event Politics », in Journal of Urban Affairs, 23 (2001), p. 115-116.
42 G. Julier, The Culture of Design, p. 28-30.
43 S. Miles, « The Consuming Paradox : A New Research Agenda for Urban Consumption », in Urban Studies, 35 (1998), p. 1001-1008.
44 G. Searle et M. Bonds, « State Powers, State Land and Competition for Global Entertainment : The Case of Sydney », in International Journal of Urban and Regional Research, 23 (1999), p. 165-172.
45 S. Graham et S. Marvin, Telecommunications and the City : Electronic Spaces, Urban Places, Londres & New York, Routledge, 1996, p. 42.
46 Voir D. Harvey, « Urban Places in the Global Village : Reflection on the Urban Condition in Late Twentieth Century Capitalism », in L. Mazza (dir.), World Cities and the Future of the Metropolis, Milan, Electra, 1998, p. 23.
47 D. S. Grant III et R. Hutchison, « Global Smokestack Chasing : A Comparison of the State-level Determinants of Foreign and Domestic Manufacturing Investment », in Social Problems, 43 (1996), p. 22-23.
48 E. Reguly, « Reichmann : The Next Generation Takes a Shot », in Globe & Mail, 6 avril 1999, P.A-10.
49 A. Barnes, « Unveiled : A New Downsview », in Toronto Star, 25 avril 1997, p. A-1.
50 E. Reguly, « Downview Debacle Needs Leadership », in Globe & Mail, 25 mars 1999, p. B2.
51 E. Osiewicz et T. Thann Ha, « Montreal $ 1 Billion Coup Infuriates Lastman », in Globe & Mail, 26 mars, p. A-1.
52 M. Leaf et A. Pamuk, « Habitat II and the Globalization of Ideas », in Journal of Planning Education and Research, 17 (1997), p. 71-78.
53 S. S. Fainstein, The City Builders : Property, Politics & Planning in London and New York, Oxford, Blackwell, 1994, p. 252-253.
54 M. Valpy, « Flocking to Lectures : Live and in Person », in Globe & Mail, 30 mars 1999, p. A-11.
55 Voir R. Putnam, Bowling Alone : The Collapse and the Revival of American Community, New York, Simon & Schuster, 2000.
56 C. Calhoun, « Community Without Propinquity Revisited : Communications Technology and the Transformation of the Urban Public Sphere », in Sociological Inquiry, 68 (1998), p. 373-397.
57 P. Phillips et D. Wheatley, « Urban Chic », in M. Beyard et al., Developing Urban Entertainment Centers, p. 19.
58 R. Cohen, « Building a Capital Where Triumph is Taboo », in The New York Times, 11 avril, 1999, p. 2-33. Cela s’applique tout particulièrement à la galerie commerçante où, lors d’une visite récente, j’ai observé des familles de la région s’installer pour le repas habituel du midi.
59 P. Goldberger, « The Rise of the Private City », in J. Vitullo-Martin (dir.), Breaking Away : The Future of the Cities, New York, The Twentieth Century Fund Press, 1996, p. 146.
60 S. S. Fainstein, The City Builders, p. 245.
61 J. Hannigan, Fantasy City, p. 200.
62 M. Davis, City of Quartz : Excavating the Future in Los Angeles, New York, Verso, 1990, p. 227.
63 R. A. Baade, « Stadiums, Professional Sports and City Economies : An Analysis of the United States Experience », in J. Bole et o. Moen (dir.), The Stadium and the City, Keele, Keele University Press, 1995, p. 277-294.
64 M. V. Levine, « Downtown Development as an Urban Growth Strategy : A Critical Appraisal of the Baltimore Renaissance », in Journal of Urban Affairs, 9 (1987), p. 103-123.
65 R. Perry, Galt, U.S.A: The American Presence in a Canadian City, Toronto, MacleanHunter Limited, 1971, p. 65.
66 Les commentaires de McKeough sont cités dans J. M. Cameron et R. Bordessa, Wonderland Through the Looking Glass : Politics, Culture and Planning in International Recreation, Maple (ONT), Belston Publishing, 1981, p. 56.
67 J. M. Cameron et R. Bordessa, Wonderland Through the Looking Glass, p. 120.
68 D. Lasker, « A Virtual Disney World Close to Home », in Globe & Mail, 27 mars 1999, p. C-20.
69 D. Y. H. Wu, « McDonald’s is Taipei : Hamburgers, Betel Nuts, and National Identity », in J. L. Watson (dir.), Golden Arches East : McDonald’s in East Asia, Stanford (CA), Stanford University Press, 1997, p. 110-135.
70 D. Akin, « We’re Becoming Less Like Americans : Poll », in National Post, 21 juin 2001, p. A-8.
71 Stephen Fjellman, par exemple, soutient que l’idée de frontière de 1893 de Frederick Jackson Turner est « enchâssée dans le Walt Disney World ». Ici, l’espace tient lieu de nouvelle frontière, dont la conquête fera en sorte que les Américains « gardent l’esprit d’individualisme des affaires, qui est notre droit caractéristique en tant qu'Américains ». Cf. S. Fjellman, Vinyl Leaves : Walt Disney World and America, Boulder (CO), Westview Press, 1992, p. 60.
72 Voir R. Lorimer et J. McNulty, Mass Communication in Canada, Toronto, Oxford University Press, 1996, p. 194.
73 E Audley, Canada’s Cultural Industies : Broadcasting, Publishing, Records and Film, Toronto, Lorimer, 1983, p. 320-321.
74 D. Taras, « Defending the Cultural Frontier : Canadian Television and Continental Integration », in D. Taras et H. Holmes (dir.), Seeing Ourselves : Media Power and Policy in Canada, Toronto, Harcourt Brace Jovanovich, 1992, p. 178-182.
75 M. Raboy, Missed Opportunities : The Story of Canada’s Broadcasting Policy, Montréal et Kingston, McGill Queen’s University Press, 1990, p. 250.
76 T. Magder, « Franchising the Candy Store : Split-run Magazines and a New International Regime for Trade in Culture », in Canadian-American Public Policy, 3 (avril 1998), p. 47.
77 M. Rosentraub, Major League Losers : The Real Cost of Sports and Who's Paying For It, New York, Basic Books, 1999.
78 M. Roche, Mega-events and Modernity : Olympics and Expos in the Growth of Global Culture, Londres & New York, Routledge, 2000, p. 233.
79 S. Cummings, « Private Enterprise and Public Policy : Business Hegemony in the Metropolis », in S. Cummings (dir.), Business Elites & Urban Developmen : Case Studies & Critical Perspectives, Albany (NY), State University New York Press, 1988, p. 13.
80 Ibidem, p. 3-21.
81 O. Courteaux, « The Inner City For Fun and Profit », in National Post, 19 mars 1999, p. B-5.
82 Voir S. Lash et J. Urry, Economies of Signs and Spaces, Londres, Sage, 1994.
83 C. Cobb, « Pop Icons bring Wealth into Canada », in National Post, 21 juin, p. A-8.
Auteur
Professeur de sociologie à l’Université de Toronto. Il a effectué ses études à la Western Ontario University, puis à l’Ohio State University, où il a obtenu son doctorat en 1976. Le Dr Hannigan complète actuellement un mandat de trois ans comme secrétaire de l’Association canadienne de sociologie et d’anthropologie (ACSA). Il est l’auteur de Environnemental Sociology : A Social Constructionist Perspective (1995) et de Fantasy City : Pleasure and Profit in the Postmodern City (1998), l’un et l’autre publiés chez Routledge, ce dernier ouvrage ayant été sélectionné pour le John Porter Award 1999-2000 de l’ACSA. Il prépare actuellement un livre sur les thèmes du paysage urbain.
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