À la recherche des représentations d’appartenance
p. 165-184
Texte intégral
1L’étude de l’identité personnelle — mesurée à l’aide de caractéristiques telles que le sexe, le groupe d’âge, l’ethnie ou la profession — a produit un riche corpus de descriptions et d’analyses, particulièrement au cours des dix dernières années, un corpus de textes fortement ancrés dans la spécialisation disciplinaire. L’étude de l’appartenance nationale et ethnique, pour ne prendre qu’un exemple, est typiquement faite à partir de variables psychologiques par les psychologues, de variables politiques par les politologues et de variables économiques par les économistes (pour un état de la recherche sur l’ethnie au Canada, voir notamment Berry et Laponce, 1994 ; pour une discussion du traitement aux fins du recensement canadien, voir Beaud et Prévost, 1997). Cette approche où domine la spécialisation disciplinaire s’inscrit dans la logique de la division du travail universitaire et n’est pas spécifiquement canadienne ; on la retrouve au niveau international comme en témoigne la diversité des ouvrages récents se rapportant à l’ethnie, ouvrages qui nous offrent des corrélations entre l’ethnie et le sexe (Harper, 1996), entre l’ethnie et la dispersion géographique (Lavie et Swedenburg, 1996), entre l’ethnie et la citoyenneté (Laponce et Safran, 1996), entre l’ethnie et le chômage (De Golde, 1996), entre l’ethnie et l’immigration (Fitzgerald, 1996), et l’on pourrait ajouter beaucoup d’autres exemples de corrélations de même type dans bien des domaines.
2Moins courantes sont les études se proposant de mesurer l’importance relative que le sujet attache à ses identités multiples. Nous savons pourtant que faire partie d’un groupe entraîne souvent des bénéfices et des inconvénients importants, qu’ils soient instrumentaux (matériels) ou symboliques (psychologiques). On a aussi soutenu que, malgré ou à cause de la mondialisation, les identités primaires, familières et intimes tendent à reprendre le pas sur l’identité civique (Rosenau et DiMuccio ; Mlinar ; Strassoldo, dans Mlinar, 1992). Quelle importance attachons-nous à notre identité ethnique par rapport à nos identités religieuse, professionnelle ou familiale ? Puisque les membres d’un groupe possèdent une tendance inhérente à se comparer à d’autres groupes d’appartenance, l’importance que nous attachons à l’une de ces identités varie-t-elle selon que cette identité nous lie à un groupe minoritaire1 ou à un groupe dominant ?
3Un questionnaire administré en 1996 et 1997 à 213 étudiants et étudiantes de l’Université d’Ottawa (UO) et 132 de l’Université de la Colombie-Britannique (UBC) permettra de fournir des pistes de réponse à quelques-unes de ces questions.
Méthodologie
4Les sujets dont nous utilisons les réponses ont été interrogés par questionnaire écrit lors de cours de premier cycle en science politique. Le questionnaire, d’une durée d’environ vingt minutes, demandait, dès l’abord, que le sujet se décrive lui-même selon certaines catégories de référence couramment utilisées : sexe, groupe d’âge, nationalité, profession, religion, province ou pays de naissance, province et ville de résidence, parti politique préféré, université, groupe linguistique, groupe ethnique. Toutes les questions autres que celle concernant le sexe étaient formulées de telle façon que le sujet doive définir lui-même son groupe d’appartenance. Aux identifications ainsi obtenues s’en ajoutaient deux autres ne demandant pas de description spécifique : la famille et le groupe d’amis proches. Ceci produisait un total de quatorze identités distinctes que chaque sujet devait faire passer au crible de six mesures présentées sous forme d’échelle de type Likert allant de 1 à 7. Nous analysons dans le présent texte les réponses à une seule de ces six mesures : l’importance relative attachée aux différents groupes d’appartenance2.
5Le but de notre analyse sera double : d’abord déterminer si ces identités multiples forment une hiérarchie relativement stable et ensuite mesurer les variations résultant de l’introduction de variables intervenantes. Dans cette deuxième partie de l’exercice, nous serons guidés, dans le choix de nos hypothèses, par la distinction entre personnalité spécifique et personnalité généralisée.
6Nos sujets n’ayant pas été choisis à partir de sondages aléatoires, nous sommes conscients des limites de notre entreprise. Comme, de toute façon, il ne s’agit que d’une enquête pilote, notre objectif ne saurait être de décrire la population étudiante canadienne, ni même d’une université en particulier. Ne portant pas sur un univers représentatif, nos comparaisons porteront donc sur des distinctions manifestées au sein de chaque échantillon (« intragroupes ») plutôt qu’entre les échantillons (« intergroupes »). Occasionnellement, nous nous laisserons tenter cependant par l’extrapolation et nous nous permettrons des remarques qui pourraient guider des enquêtes par sondage de plus grande envergure, comme celle que nous envisageons pour les prochaines étapes de notre recherche.
La hiérarchie des identités personnelles
7Notre première hypothèse veut que les identités multiples forment une hiérarchie relativement stable, mais avec des distinctions assez nettes dans l’importance accordée aux différents groupes d’appartenance.
8Rappelons-le : nos sujets avaient quatorze groupes d’appartenance ou identités distinctes à situer sur des échelles allant de 1 à 7. Comment ont-ils utilisé cette dimension ? Ont-ils diversifié leurs réponses plutôt que de les agglutiner au centre ou aux extrêmes ? Tant à l’Université de la Colombie-Britannique qu’à l’Université d’Ottawa, les sujets ont largement utilisé la gamme des sept échelons mis à leur disposition pour ordonner leurs réponses. Très peu de personnes n’ont séparé leurs réponses que d’un ou deux échelons, la majorité les ventilant entre cinq ou six. Ces hiérarchies, mesurons-les, pour simplifier, à l’aide de moyennes de cotes et examinons l’importance relative de chaque groupe d’appartenance. Le tableau 1 nous fournit le portrait de nos deux échantillons et confirme notre hypothèse. Les réponses produisent la diversification et les structures hiérarchiques que nous attendions.
9Dans l’ensemble, on trouve les mêmes structures hiérarchiques à l’Université d’Ottawa qu’à l’Université de Colombie-Britannique, avec la famille et les amis tout en haut de l’échelle (avec des moyennes supérieures à 6, près du maximum de 7). Cependant, le parti politique « préféré » et la religion sont tout en bas (avec des moyennes inférieures à 4). Les amis et la famille sont vraisemblablement des sommets de type stable : une société où l’on ne privilégierait pas les amis et la famille serait vraisemblablement en mauvaise santé ; en tout cas, le pôle de l’intime et du privé s’affirme ici avec éclat. La mise en bas d’échelle du parti politique préféré (et cela chez des étudiants et étudiantes en science politique !) est peut-être conjoncturelle et caractéristique d’une période de dépolitisation et de zappisme électoral entraîné par un déclin des attaches partisanes ou l’avènement d’une culture non idéologique du type « fin des idéologies » ou « fin de l’histoire » (voir par exemple Bell, 1962. et Fukuyama, 1989). La perte d’importance de la religion chez les jeunes Canadiens est bien documentée (Bibby et Postersky, 1988). On ne saurait se surprendre de voir reléguée en bas d’échelle cette identité, autrefois douée d’une forte puissance d’intégration sociale.
10La hiérarchie reproduite au tableau 1 demande plusieurs commentaires. Notons d’abord combien la famille et les amis se détachent des autres identités, formant, en haut d’échelle, une constellation à part. Notons ensuite que parmi ces autres identités mises à distance, c’est l’identité nationale, aussi bien à l’Université d’Ottawa qu’à l’Université de Colombie-Britannique, qui est la plus proche de la constellation suprême. Le fait que la nationalité soit, bien qu’à distance, proche de l’amitié et de la famille pourrait conforter l’opinion des biopolitistes qui, tel Van den Berghe (1981), voient dans la nation un dérivé culturel de l’attachement biologique (bonding) entre la mère et l’enfant. Nous contournerons ce débat d’autant plus volontiers que la question portait sur la nationalité et non sur la nation.
11En comparant les structures hiérarchiques révélées par notre question sur l’importance des groupes d’appartenance, on n’observe entre l’Université d’Ottawa et l’Université de Colombie-Britannique qu’une seule différence de moyenne supérieure à 1 sur notre échelle de 1 à 7 (elle concerne la langue) et que trois différences de plus de trois rangs sur quatorze (elles touchent le groupe ethnique, la province de naissance et l’université).
12Gardant à l’esprit la présence de trames assez similaires entre les deux universités, et compte tenu qu’il n’y a pas d’intérêt pour notre propos à se pencher sur toutes les différences observables entre les deux échantillons, on doit cependant noter trois identités qui ne s’affichent pas avec la même ampleur dans les deux milieux : la langue, l’ethnie et le lieu d’origine prennent nettement plus d’importance à l’Université d’Ottawa qu’à l’Université de Colombie-Britannique, le groupe linguistique, le groupe ethnique et la province (ou le pays) de naissance occupant respectivement les 4 % 5e et 9e rangs à l’Université d’Ottawa, comparativement aux 7e, 9e et 13e rangs à l’Université de Colombie-Britannique. Nous reviendrons sur ces groupes d’appartenance.
13Prenant les moyennes données au tableau 1 comme points de repère, demandons-nous maintenant quelles identités se déplacent dans la hiérarchie lorsque nous séparons nos sujets d’un même échantillon à l’aide des variables intervenantes que le contraste entre groupe minoritaire et groupe dominant nous invite à utiliser. Ce contraste entre minoritaire et dominant, nous le ferons ici en prenant comme représentants du minoritaire la femme, le membre d’une ethnie « visible », le francophone et la personne qui étudie hors de sa province3.
14La théorie veut que le minoritaire ait moins fréquemment que le dominant le sentiment d’avoir un soi généralisé et accroche son identité à des rôles et à des caractéristiques particuliers (Arieti, 1967 ; Laponce, 1984, chap. 2). Le droitier n’a pas habituellement le sentiment d’être droitier alors que le gaucher ne peut ignorer qu’il est gaucher. Ainsi, les membres du groupe linguistique et du sexe dominants devraient se percevoir plus fréquemment que leurs contreparties minoritaires comme de simples locuteurs ou de simples humains n’ayant pas besoin de se distinguer pour affirmer une identité déjà bien établie par la norme (au Canada : les anglophones et les hommes, par opposition aux francophones et aux femmes).
15De façon spécifique, notre hypothèse stipule que les femmes (comparées aux hommes), les francophones (comparés aux anglophones), les membres des ethnies visibles (comparés aux personnes de type européen), les étudiants qui étudient hors de leur province (comparés à ceux qui étudient dans leur province) attacheront plus d’importance à l’identité retenue par l’hypothèse (sexe, ethnie, etc.), identité qu’ils devaient eux-mêmes préciser dans le questionnaire.
16Le test de nos hypothèses requiert le choix d’un critère de passage. De façon quelque peu arbitraire, nous avons mis la barre à un cran de différence sur les sept crans de l’échelle de Likert. C’est un critère particulièrement contraignant que nous croyons justifié par le petit nombre de sujets.
La hiérarchie des identités selon le sexe
17En contrastant les femmes et les hommes, le tableau 2 confirme, malgré plusieurs variations, une certaine stabilité d’ensemble de l’ordre hiérarchique dégagé au tableau 1, et ceci tant à l’Université d’Ottawa qu’à l’Université de Colombie-Britannique :
- aussi bien chez les hommes que chez les femmes, la famille et les amis occupent le sommet de la hiérarchie ;
- aussi bien chez les hommes que chez les femmes, la profession (« étudiant » pour l’immense majorité) apparaît dans la moitié supérieure de l’échelle ;
- aussi bien chez les hommes que chez les femmes, la religion figure parmi les identités auxquelles on attache le moins d’importance ;
- sur quatorze différences de moyenne entre femmes et hommes, une seule est supérieure à un échelon (>1,00) et c’est le sexe, les femmes accordant nettement plus d’importance que les hommes à leur groupe respectif d’appartenance sexuelle ;
- l’une des principales différences de rang concerne aussi le sexe, les femmes plaçant cette identité parmi les cinq plus importantes et les hommes la reléguant parmi les cinq moins importantes.
18Retenons donc, comme le voulait notre hypothèse, que l’étudiante attache plus d’importance que l’étudiant à sa catégorie d’appartenance sexuelle.
La hiérarchie des identités selon la visibilité ethnique
19Nos sujets ont utilisé plus d’une trentaine de descripteurs différents pour décrire leur groupe ethnique. Une telle diversité de réponses correspond sensiblement aux résultats déjà recueillis lors d’une enquête antérieure (Laponce, 1992). Des regroupements s’imposent. Malgré la controverse tant sociopolitique que méthodologique qu’une telle classification suscite (Beaud et Prévost, 1994), on retiendra ici, pour coller autant que possible à nos hypothèses, le contraste entre ethnies de type « européen » et ethnies « visibles ». La première catégorie regroupe les Anglais, les Allemands, les Australiens, les Blancs, les Caucasiens, les Français, les Hollandais, les Juifs et toutes les références à des groupes ethniques européens. La seconde catégorie agglomère les Africains, les Arabes, les Asiatiques, les Philippins et les Noirs, y compris des désignations hybrides comme les Chinois-Autrichiens ou les Japonais-Irlandais. Il est bien possible que certains sujets aient été mal classifiés, car une personne s’identifiant comme canadienne ou anglaise peut par ailleurs être « visible », mais être simplement moins désireuse de se distinguer qu’une personne s’identifiant comme jamaïcaine ou philippine. Il est peu probable que ces cas soient nombreux mais, même s’ils l’étaient, cela ne rendrait que plus difficile la vérification de nos hypothèses car cela réduirait les différences entre les groupes à comparer.
20Les ethnies de type européen renvoient à l’ancienne immigration, les ethnies de type visible représentent une immigration en général plus récente. Non européen ou récent, le groupe visible devrait, selon nos hypothèses, attacher plus d’importance à son ethnie. C’est en effet le cas à l’Université de Colombie-Britannique, comme le résume le tableau 3, et il s’agit d’une des différences de moyenne (1,44) les plus élevées que nous ayons obtenues. On remarque aussi que les ethnies visibles accordent à l’ethnie le troisième rang en importance, mais les Européens seulement le onzième rang. La divergence est importante et confirme notre hypothèse, du moins à l’Université de Colombie-Britannique.
21Toujours à l’Université de Colombie-Britannique, un seul groupe d’appartenance produit une variation sensible à la structure hiérarchique entre Européens et minorités visibles et donne un écart de moyenne supérieur à un échelon : la religion. Dans nos échantillons, les Européens s’identifient presque tous comme chrétiens (catholiques, protestants, etc.) alors que les ethnies visibles sont beaucoup moins homogènes quant à la religion déclarée. À l’Université de Colombie-Britannique, le groupe minoritaire attache davantage d’importance à sa religion que le groupe dominant (différence de cotes moyennes = 1,17 et un écart de quatre rangs)4.
22Il y a peu de personnes issues de minorités visibles dans l’échantillon de l’Université d’Ottawa et les écarts types de leur distribution sont particulièrement élevés5 : il faut donc faire preuve de prudence face à toute généralisation dans ce cas précis. On observe néanmoins que l’importance accordée à la religion y distingue encore manifestement les ethnies de type européen et les ethnies visibles : la différence de cote moyenne s’élève à 1,72 avec onze rangs d’écart. La religion se situe, en termes d’importance, au troisième rang chez les minorités visibles d’Ottawa et au quatorzième (et dernier) rang chez les Européens.
23En revanche, à l’Université d’Ottawa, l’importance accordée à l’identité ethnique ne distingue pas beaucoup les Européens des minorités visibles, avec une différence de cote de 0,30, ce qui n’est pas assez élevé pour continuer notre hypothèse. Pourquoi cette absence de variation ? Nous croyons que la meilleure piste de réponse, compte tenu des contraintes imposées par la taille de notre échantillon de minorités visibles, se trouve dans ce qu’on nous pardonnera d’appeler les contradictions internes de la catégorie « européenne » à l’Université d’Ottawa. Dans cette université bilingue, l’appartenance ethnique se fonde davantage sur la distinction entre francophones et anglophones6. C’est ce qui pourrait expliquer que les Européens y accordent plus d’importance à l’appartenance linguistique (4e rang) que les minorités visibles (9e rang), à l’inverse de la tendance observée à l’Université de Colombie-Britannique, où les minorités visibles donnent le sixième rang à la langue, contre le neuvième chez les Européens. Quand on compare l’importance accordée à l’Université d’Ottawa et l’Université de Colombie-Britannique aux groupes d’appartenance par les Européens seulement, on remarque que les différences les plus considérables concernent les identités linguistiques et ethniques.
24Nous profitons de cette occasion pour faire un commentaire méthodologique. Le Canada est un pays si diversifié que certaines expressions « sensibles » ne recouvrent pas les mêmes réalités selon les endroits. Il est clair que la dichotomie « type européen » - « minorités visibles » n’a pas la même résonance, en termes d’identité, auprès de nos deux populations étudiantes (UO et UBC), parce que les milieux de vie sont différents. Un plus grand nombre de sujets et un questionnaire plus élaboré devraient nous permettre de saisir ces différences de milieu.
La hiérarchie des identités selon la langue
25Examinons donc l’identité linguistique à l’Université d’Ottawa7, puisqu’on pourrait croire qu’elle brouille l’image qu’on obtient au chapitre de l’identité ethnique telle que définie dans ce texte.
26L’Université d’Ottawa est un établissement bilingue dont 61 % des étudiants et étudiantes de premier cycle déclarent l’anglais comme langue d’usage. L’établissement est situé à Ottawa (un milieu majoritairement de langue anglaise). Notre hypothèse veut donc que les francophones minoritaires accordent plus d’importance à leur identité linguistique que les anglophones.
27Le tableau 4 confirme cette hypothèse de façon éclatante : les francophones accordent la cote 5,89 à leur appartenance linguistique et les anglophones 3,78, pour la plus forte différence observée à l’Université d’Ottawa, soit 2,11. La langue occupe le troisième rang dans l’échelle d’identité des francophones et seulement le dixième chez les anglophones.
28Cette divergence exceptionnelle s’accompagne de deux autres différences remarquables dans l’importance accordée à d’autres groupes d’appartenance, selon le groupe linguistique auquel on s’identifie, les francophones accordant plus d’importance que les anglophones8 à leur province de naissance (différence de 1,35) et à leur groupe ethnique (différence de 1,19). La coloration linguistique de l’ethnicité apparaît clairement ici. Quant à l’identification plus forte des francophones à la province de naissance, elle mérite une analyse séparée.
La hiérarchie des identités selon la province de naissance
29Parce que l’Université d’Ottawa est située en Ontario, nous faisons l’hypothèse que les personnes originaires d’une autre province accorderont plus d’importance que les Ontariens à leur identité provinciale. La raison est d’abord essentiellement d’ordre méthodologique : être né dans une province quand notre université est située dans une autre fait de soi un être minoritaire en milieu plus ou moins étranger. À l’Université de Colombie-Britannique, nous avons trop peu de sujets originaires de l’extérieur de la Colombie-Britannique pour que l’étude en soit justifiée. Portons donc notre attention exclusive sur le cas de l’Université d’Ottawa. Dans le contexte du nationalisme québécois, dont les composantes ethniques et linguistiques sont au premier plan, l’hypothèse prend évidemment un sens supplémentaire.
30Le tableau 5 confirme pleinement notre hypothèse au sujet de la province de naissance : les Canadiens originaires des autres provinces (du Québec ou d’ailleurs) accordent plus d’importance que les Ontariens à leur province de naissance, avec des cotes respectives de 1,65 et 1,72. Les Ontariens placent leur province de naissance seulement au13e rang de l’échelle d’identité, tandis que les Québécois et les Canadiens des autres provinces la placent au 5e rang. On tiendra compte du fait qu’il y a des anglophones et des francophones dans chacune des catégories retenues. Les Québécois de naissance ont aussi tendance à accorder plus d’importance à leur parti politique préféré que les Ontariens, ce à quoi ne sont peut-être pas étrangères les questions linguistiques et constitutionnelles.
La hiérarchie des identités selon la province de résidence
31Selon la logique suivie depuis le début, nous faisons l’hypothèse qu’à l’Université d’Ottawa9, les personnes demeurant au Québec accorderont plus d’importance que les Ontariens à leur province de résidence. Même si, pour des Québécois originaires de l’extérieur de l’Outaouais, il peut y avoir un choix « politique » à s’installer à Hull plutôt qu’à Ottawa, cette hypothèse devrait être plus difficile à avaliser que la précédente. En effet, on sait qu’une partie de la population étudiante (composée surtout de sujets qui n’ont pas leur résidence permanente dans la région d’Ottawa) choisit d’habiter sur la rive québécoise de la rivière des Outaouais principalement parce que les logements y coûtent moins cher. Ceci dit, notre hypothèse repose encore ici principalement sur des considérations de rapports minoritaires-majoritaires.
32Encore une fois, l’hypothèse est confirmée, comme on le voit au tableau 6 : les résidents du Québec accordent plus d’importance que ceux de l’Ontario à leur province de résidence, avec une différence de cote moyenne de 1,13 et un écart de six rangs (ceux qui demeurent en Ontario placent la province de résidence au 13e rang, ceux qui demeurent au Québec au 7e rang). En plus, les résidents du Québec accordent plus d’importance que ceux de l’Ontario à leur province de naissance (différence de cote moyenne de 1,26 et quatre rangs d’écart).
Synthèse
33Le sommaire de nos tests (tableau 7) indique que nos hypothèses sont presque toujours confirmées pour les groupes d’appartenance que nous avons retenus : le groupe minoritaire s’identifie plus à son propre groupe d’appartenance que le groupe majoritaire ne s’identifie au sien. Ceci vaut à l’Université de Colombie-Britannique pour le sexe et l’ethnie, ainsi qu’à l’Université d’Ottawa pour le sexe, la langue, la province de naissance et la province de résidence. Dans le cas de l’ethnie à l’Université d’Ottawa, la différence observée va dans le sens prédit, mais elle n’est pas assez forte pour confirmer l’hypothèse. Dans les cas de la langue, la province de naissance et la province de résidence à l’Université de Colombie-Britannique, la nature de l’échantillon ne permettait pas d’effectuer le test. Les limites de cette enquête pilote constituent une invitation à des analyses plus pointues qui deviendront possibles quand nous aurons interviewé un plus grand nombre de sujets dans un plus grand nombre de lieux différents.
34D’une façon plus générale, nos mesures font apparaître des structures hiérarchiques qui ont une certaine stabilité : le pôle supérieur est presque toujours dominé par la famille et les amis proches10, la nation se trouve toujours dans la moitié supérieure, le parti et la ville de résidence toujours dans la moitié inférieure. Les variations constatées dans ces structures à partir de contrôles spécifiques ont une valeur éclairante et fournissent une mesure valable des distances qui séparent nos identités multiples.
Conclusion
35Le lien entre le sociopolitique (minoritaire) et le psychologique (personnalité spécifique) explique, en grande partie, l’incompréhension fréquente qui caractérise les rapports entre majoritaires et minoritaires, les premiers attribuant aux seconds une personnalité généralisée semblable à la leur, personnalité que le minoritaire n’a pas, et, à l’inverse, le minoritaire attribuant au majoritaire une personnalité qui lui est étrangère.
36Nos observations suggèrent que les autorités politiques feraient bien de tenir compte des identités subjectives des différentes catégories sociales dans l’élaboration des politiques à l’endroit des femmes, des immigrants, des groupes linguistiques, etc., qu’il s’agisse d’une reconnaissance symbolique ou d’allocation de bénéfices matériels. Dans le cas particulier du Canada anglophone, nos résultats suggèrent le bien-fondé des politiques de multiculturalisme qui facilitent l’intégration en douceur et l’assimilation à plus long terme, grâce au renforcement, dans l’immédiat, de la personnalité spécifique et de l’estime de soi des nouveaux venus.
37Si les données d’une enquête plus vaste confirment nos premières observations, il va sans dire que nous proposerons aux autorités politiques d’y penser à deux fois avant d’imposer « de mur à mur » des programmes aux normes et aux critères universels dans une société aux multiples identités subjectives. De toute façon, celles-ci ne disparaissent pas du seul fait qu’un gouvernement oublie ou refuse de les reconnaître11.
38Trouver le bon équilibre entre solutions universelles et solutions particularistes dans une société aussi pluricommunautaire que le Canada n’est pas chose facile. Or, la recherche de cet équilibre aura d’autant plus de chance d’être fructueuse qu’elle ne sera pas guidée par des idéologies préconçues, mais s’appuiera sur des données empiriques du type de celles produites par l’enquête sur les identités multiples dont nous avons présenté ici quelques résultats préliminaires. Il nous faut une carte plus précise et plus complète des identités subjectives de la population canadienne, que l’on peut commencer à tracer ; pour des raisons de moindre coût et pour préparer des recherches plus ambitieuses, par des études portant sur des populations étudiantes. Tel est notre objectif.
Notes de bas de page
1 Les auteurs entendent minoritaire au sens sociopolitique et non au sens quantitatif du terme.
2 Les autres mesures avaient pour but de décrire le caractère et l’intensité de chaque identité (1) selon le type dominant de rapports sociaux, qui pouvaient être soit de type « ensemble » ou de type « système » ; (2) selon le niveau d’intérêts matériels communs d’individus définis par l’identité en question ; (3) selon le degré de solidarité émotive liant les membres du groupe d’appartenance ; (4) selon la difficulté d’imaginer pouvoir changer l’identité en question ; (5) selon le niveau de satisfaction quant à la façon dont le groupe était traité par la société. Ces dimensions seront analysées ultérieurement.
3 Ces choix nous sont essentiellement dictés par la présence dans nos échantillons de nombres suffisamment élevés de « minoritaires » pour une analyse quantitative valide.
4 L’importance accordée au groupe ethnique et à la religion est aussi plus uniforme (mesurée par des écarts types plus faibles) chez les ethnies visibles que chez les Européens de l’Université de Colombie-Britannique ; la distribution des Européens par rapport à l’importance accordée à la religion est d’ailleurs bimodale, 34 % lui accordant la cote minimale 1 et 18 % la cote maximale 7. Sauf avis contraire, les distributions sont unimodales avec des écarts types habituellement inférieurs à deux échelons (sur un maximum de sept).
5 C’est-à-dire presque toujours supérieurs à deux échelons sur un maximum de sept.
6 Surtout parmi la population étudiante de science politique. On obtiendrait peut-être un portrait différent dans les facultés des Sciences et de Génie, où la proportion de minorités visibles est nettement plus élevée qu’en sciences humaines.
7 La question portait précisément sur le « groupe linguistique ». La distribution des réponses à l’Université de Colombie-Britannique ne permet pas de comparaison statistique satisfaisante.
8 Nous ne pouvons nous retenir de mentionner que les répondants qui donnent à la fois l’anglais et le français comme groupes linguistiques d’appartenance (seulement une douzaine dans notre échantillon, donc trop peu pour être présentés ici) donnent des cotes respectives de 2,77 (12e rang) et 2,33 (14e rang) à l’ethnie et à la province de naissance, ce qui les éloigne encore davantage des sujets qui s’identifient seulement au groupe francophone !
9 Tout notre échantillon de l’Université de Colombie-Britannique demeure en Colombie-Britannique.
10 Toujours dans les trois premiers rangs.
11 On pourrait prendre à témoin les 177 partis politiques à assises territoriales ou ethniques fondés depuis la Seconde Guerre mondiale (Tossutti, 1997).
Auteurs
Professeur au département de science politique de l’Université d’Ottawa.
Professeur au département de science politique de l’Université d’Ottawa et de l’Université de Colombie-Britannique.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L'économie circulaire
Une transition incontournable
Mélanie McDonald, Daniel Normandin et Sébastien Sauvé
2016
Les grandes universités de recherche
Institutions autonomes dans un environnement concurrentiel
Louis Maheu et Robert Lacroix
2015
Sciences, technologies et sociétés de A à Z
Frédéric Bouchard, Pierre Doray et Julien Prud’homme (dir.)
2015
L’amour peut-il rendre fou et autres questions scientifiques
Dominique Nancy et Mathieu-Robert Sauvé (dir.)
2014
Au cœur des débats
Les grandes conférences publiques du prix Gérard-Parizeau 2000-2010
Marie-Hélène Parizeau et Jean-Pierre Le Goff (dir.)
2013
Maintenir la paix en zones postconflit
Les nouveaux visages de la police
Samuel Tanner et Benoit Dupont (dir.)
2012
La France depuis de Gaulle
La Ve République en perspective
Marc Chevrier et Isabelle Gusse (dir.)
2010