La contrepartie dans l’aide sociale et la transformation du rapport individu-État au Canada
Trois études de cas
p. 99-127
Texte intégral
1Une redéfinition profonde des droits et obligations de citoyenneté est à l’œuvre dans les divers segments de la protection sociale en Amérique du Nord (Boismenu et Jenson, 1996 : 29-52). Des choix stratégiques majeurs se sont imposés à travers la décision de restreindre la croissance des dépenses sociales en dépit de l’augmentation des besoins et des clientèles. Aux États-Unis et au Canada, les programmes d’aide sociale ont fait l’objet de multiples modifications au cours de la dernière décennie, par lesquelles s’est fondamentalement transformé le rapport entre les droits économiques et sociaux des personnes les plus pauvres de la société et les obligations auxquelles celles-ci doivent se soumettre comme contrepartie de l’aide reçue.
2Cette transformation dans le domaine de l’aide sociale passe par le renouveau que connaît le principe de la contrepartie par lequel une dimension conditionnelle est introduite dans les mécanismes de sécurité du revenu pour les laissés-pour-compte de la société. C’est cette dimension que nous examinerons dans ses modalités et ses formes d’expression, non seulement pour dégager une diversité procédurale, mais surtout pour mettre en évidence que cette diversité exprime une définition différenciée des droits et devoirs des citoyens et donc une compréhension modulée de la citoyenneté sociale.
3L’étude de la restructuration de la protection sociale dans les pays industrialisés au cours des dernières années a fait ressortir deux phénomènes concurrents (Boismenu et Dufour, 1996 ; 1997 : 103-141). Il ressort d’abord que des tendances lourdes s’imposent dans la plupart des pays, ce qui se manifeste par l’emprunt d’un cadre de référence similaire pour ce qui est de la façon de définir la situation et le mode d’action pour y faire face ; dans cette foulée, l’instrumentation de la protection sociale est aussi souvent apparentée. En même temps, il serait abusif de parler d’une politique unique dans la mesure où des différences ressortent non seulement dans les modalités de mise en œuvre mais surtout dans la conception des droits et obligations qui sous-tendent ces modalités. Là-dessus, le cadre institutionnel préexistant aux réformes et modifications, cadre qui cristallise des compromis, une culture, une conception de l’intervention politique, semble avoir une lourdeur qui imprègne et façonne les nouvelles entreprises (Boismenu et Noël, 1995 : 49-86).
4Dans l’analyse de l’évolution de l’aide sociale nous cherchons à rendre compte de ce double mouvement. Si l’analyse comparée a permis de souligner une différenciation politique et institutionnelle de l’État-providence entre pays en dégageant des typologies, il serait difficile d’emprunter ces dernières de façon mécanique pour mettre en relief une certaine diversité des provinces canadiennes, lesquelles sont tout de même soumises à des facteurs institutionnels et politiques d’intégration plus lourds que lorsqu’il s’agit de pays souverains. C’est en ce sens que nous emprunterons à Boychuk la typologie qu’il a dégagée de son étude des provinces canadiennes. De là, nous allons retenir une province pour trois de ces types afin de dégager tout autant les éléments de grande similarité et les différences dans la compréhension des droits et dans l’instrumentation des politiques. En ce sens, nous examinerons les réformes les plus récentes engagées ou proposées en 1996 par trois provinces, exemplaires au regard de la typologie ; il s’agit de l’Ontario, du Québec et de la Colombie-Britannique. Reprenons brièvement les quatre types de régimes provinciaux d’aide sociale définis par Boychuk (1994 : 115-142).
5Parlons d’abord du régime conservateur (on pense à l’Ontario, au Manitoba, à la Nouvelle-Écosse et à Terre-Neuve) qui pratique un système d’aide à deux paliers (provincial et municipal) et une forte catégorisation des prestataires entre méritants et non-méritants. Les non-méritants, c’est-à-dire les personnes aptes au travail, sont laissés à la charge du niveau municipal qui offre une aide peu généreuse. Étant plus généreuses pour les personnes non aptes au travail que pour les aptes, les incitations au travail sont subordonnées au renforcement de la hiérarchie des statuts. Le traitement varie selon les catégories de prestataires : l’obligation de travail pour les non-méritants contraste avec les incitations pour la formation et l’emploi pour les méritants.
6Pour sa part le régime imposant une discipline par rapport au marché du travail et à la famille (Saskatchewan, Alberta, Québec) a pour objectif principal de rendre l’aide sociale non attrayante pour tous les prestataires, notamment en procédant à une stigmatisation active des prestataires. La participation au marché du travail ou au sein de la famille devient une alternative attrayante comparativement à la dépendance envers l’assistance sociale. En matière de mécanismes de réinsertion, on trouve dans ce régime une propension à exiger une contrepartie de travail ou de formation.
7Le troisième régime encourage la performance du marché (Nouveau-Brunswick et Colombie-Britannique) en promouvant la participation au marché du travail par le biais de mesures d’incitation positive. Les programmes procèdent à la distribution de bénéfices pendant une certaine période après que le prestataire a quitté l’assistance pour un emploi ainsi qu’à un taux de récupération fiscale qui diminue selon l’employabilité, définie largement. Les prestataires ont tout intérêt à être classés comme employables plutôt que comme non employables. On retrouve des mécanismes de forte incitation à l’emploi et d’encouragement à la formation.
8Enfin, le quatrième régime, qui fait figure de situation exceptionnelle car il ne permet de caractériser que l’Ile-du-Prince-Édouard, est qualifié de redistributif. Les prestataires employables cherchent volontairement du travail. D’une façon générale, le niveau des prestations est basé seulement sur le besoin, ce qui fait qu’elles sont élevées comparativement à d’autres provinces. Le taux de récupération fiscale est relativement élevé, et les prestataires sont ainsi modestement récompensés lorsqu’ils choisissent de travailler à des salaires sous le niveau de l’assurance sociale. Compte tenu du caractère exceptionnel de cette province, tant par la taille que par le type d’aide sociale pratiquée, nous ne l’avons pas retenue dans notre échantillon.
9La démarche est ponctuée de trois étapes. D’abord, nous décrirons brièvement le contexte de la réforme de l’aide sociale canadienne et les conditions communes à nos cas sous étude. Ensuite, nous présenterons les différentes réformes, annoncées ou déjà amorcées, en comparant les contreparties, obligations et conditions exigées des bénéficiaires de l’aide sociale. Enfin, nous analyserons et comparerons le rapport entre ces contreparties et leurs exigences, et les nouveaux droits avec leurs restrictions, tels qu’ils apparaissent dans les différents systèmes, afin de mettre en évidence le nouveau rapport individu-État dont ils témoignent.
10Cette démarche, malgré une tendance commune observable, permet de constater des différences significatives dans la redéfinition du rapport entre les citoyens les plus pauvres et l’État ; de plus, tout en connaissant une certaine valorisation, la pratique de la contrepartie reste encore restreinte dans les provinces canadiennes. D’un point de vue théorique, nous pouvons observer comment des entités politiques aux caractéristiques institutionnelles assez semblables adoptent des approches spécifiques en réponse à un contexte commun. Les diverses traditions d’aide aux pauvres et les configurations institutionnelles propres à chaque province permettent de comprendre la spécificité de la nouvelle relation individu-État. Plus spécifiquement, elles sous-tendent à la fois les différentes approches pour réformer l’aide sociale et les limites apparentes que ces approches rencontrent. En somme, en observant les réformes récentes de l’aide sociale au Canada, nous cherchons à comprendre dans quelle mesure on peut constater un durcissement de la contrepartie, une régression des droits de citoyenneté et une « diffusion » de la contrepartie de nature morale (cherchant à imposer des normes de comportement).
Dynamiques institutionnelles sous-jacentes aux réformes
11Au Canada, des changements importants sont survenus sur plusieurs fronts de la protection sociale depuis le début des années 1990, qui ont incité les provinces à redéfinir l’ensemble des programmes sociaux relevant de leur juridiction. Pour l’aide sociale, deux transformations majeures ont mené aux réformes provinciales actuelles. Il s’agit, d’une part, de la diminution draconienne des transferts que le gouvernement fédéral assure aux provinces en matière sociale et, d’autre part, des diverses mesures restrictives introduites par le fédéral au programme d’assurance-chômage, alors même qu’une poussée du chômage se produisait.
Diminution des transferts fédéraux
12Pendant une trentaine d’années le Régime d’assistance publique du Canada (RAPC) a été le cadre par lequel le gouvernement fédéral a transféré aux provinces, sous certaines conditions, la moitié des dépenses qu’elles engageaient en matière d’aide sociale1. Les bases du RAPC ont été ébranlées à partir du début des années 1990 et ce programme de cofinancement a finalement été remplacé par le Transfert canadien en matière de santé et de programmes sociaux (TCSPS) en avril 1996. Il s’agit d’un nouveau programme de transferts en bloc du fédéral vers les provinces qui regroupe dans une même enveloppe (bien que partiellement) l’ancien RAPC et le Financement des programmes établis (FPE).
13Le gouvernement fédéral a remis en cause pour la première fois les bases du RAPC en 1990, lorsqu’il a limité la croissance des transferts de l’aide sociale à cinq pour cent par an pour les trois provinces les mieux nanties, soit l’Ontario, l’Alberta et la Colombie-Britannique. En 1993 et en 1994, il a procédé à une réduction des transferts de l’aide sociale aux provinces. À elles seules, les mesures de 1994 lui ont permis de leur verser 466 millions de dollars de moins l’année suivante.
14Avec le nouveau TCSPS, les transferts aux provinces auront été réduits de 8,5 % en 1996-1997, et de 15,2 % l’année suivante, un manque à gagner pour les provinces de quelque 7 milliards de dollars pour ces deux années seulement. De surcroît, pour les années à venir, la participation financière du gouvernement aux programmes sociaux et de santé est appelée non seulement à chuter rapidement, mais éventuellement à s’effacer à cause de l’indexation annuelle partielle des transferts par rapport à l’inflation2. Selon les calculs du Caledon Institute of Social Policy, la participation du gouvernement fédéral deviendrait nulle entre 2005 et 2010 (Loxley, 1995 : 420-423). Cette diminution majeure des transferts aux provinces en matière d’aide sociale depuis le début des années 1990 a eu d’importantes répercussions sur les finances provinciales. Par exemple, en Ontario, la part du fédéral est passée de 50 % (entre 1966 et 1989) à 29 % en 1994 ; en Colombie-Britannique, elle est passée de 50 % à 33 % en 1995, et on s’attendait à ce qu’elle ne représente plus que 20 % en 1997 (Loxley, 1995 : 424 ; Gouvernement de la Colombie-Britannique, Ministry of Social Services, 1995a).
15Mais il y a plus que le volume des transferts et le pourcentage de l’aide. Pendant les trente années d’existence du RAPC, les provinces ont dû élaborer leurs programmes respectifs en tenant compte des contraintes imposées par ce régime, qui interdisait notamment l’utilisation des fonds de transfert fédéraux pour la mise en œuvre de programmes de travail obligatoire.
16Au fil des ans, on a fini par interpréter la loi régissant le RAPC comme signifiant que « les gouvernements provinciaux et territoriaux doivent s’en tenir à vérifier les besoins des demandeurs, sans leur imposer de conditions supplémentaires » (Gouvernement du Canada, Conseil national du bien-être social, 1994 : 2). Selon les principes du RAPC, les gouvernements provinciaux se devaient de venir en aide à toute personne dans le besoin même si elle pouvait travailler ou si elle avait un comportement réfractaire au travail rémunéré. Dans les faits, les gouvernements provinciaux ne se sont pas privés de la capacité d’exiger une contrepartie du bénéficiaire, telle que la recherche raisonnable d’emploi ou la participation à un programme de formation ou à un stage. Ils avaient la possibilité, et s’en sont prévalus, d’élaborer des mesures d’incitation, des sanctions ou des mesures d’autre nature, comme l’entrevue mensuelle avec un agent chargé de vérifier les démarches effectuées. Cette norme juridique n’a pas empêché l’Ontario, par exemple, d’imposer certaines contreparties telles que la recherche obligatoire d’emploi pour toutes les personnes aptes au travail, qui doivent depuis 1990 faire des « efforts raisonnables » pour trouver un emploi pour demeurer éligibles aux prestations. Cette province prévoit aussi l’obligation, pour les enfants dépendants de 16 ans ou plus, de fréquenter l’école et de faire des progrès satisfaisants, sous peine de sanction financière qui touche, en définitive, toute la famille (Drumbl, 1994 : 116).
17La disparition du RAPC implique la mise sur la touche des normes juridiques qui ont, pendant une trentaine d’années, restreint ou gêné la capacité des gouvernements provinciaux d’exiger formellement une contrepartie de la part des bénéficiaires, sous peine d’être exclus de l’aide sociale. L’entrée en vigueur du TCSPS a levé cette restriction (déjà chancelante il est vrai) et accorde une plus grande latitude aux provinces pour la façon dont elles utilisent les transferts fédéraux.
Resserrement des droits assurés par l’assurance-chômage
18Les coupes successives au programme d’assurance-chômage depuis 1990 et le resserrement des conditions d’admissibilité pour les prestataires ont eu des répercussions sur les systèmes provinciaux d’aide sociale. Avec les réformes successives depuis le début de la décennie, le nombre de prestataires d’assurance-chômage a diminué, passant de 3,2 millions en 1990 à 2,9 millions en 1995, et ce, même si le nombre total de chômeurs a augmenté (il est passé de 1,2 à 1,4 million pour ces mêmes années) et que le taux de chômage canadien a augmenté de 8,1 % à 9,5 % (Statistique Canada, 1996b : 39).
19Ces réformes ont eu pour effet de repousser une partie des clientèles traditionnelles de l’assurance-chômage vers l’aide sociale. Au Québec, on compte quelque 30 000 ménages de plus à la sécurité du revenu entre 1990 et 1994 ; et c’est sans compter le fait que l’assurance-emploi (le nouveau régime d’assurance-chômage) privera les chômeurs québécois de 316 millions de dollars en prestations en 1997-1998, par rapport à ce qu’ils auraient obtenu sous l’ancien programme, déjà maintes fois modifié (Gouvernement du Québec, Ministère de la Sécurité du revenu, 1996 : 11). En Colombie-Britannique, les réformes successives de l’assurance-chômage auront, à elles seules, provoqué des dépenses supplémentaires d’aide sociale de 333 millions de dollars entre 1991 et 1997 (Gouvernement de la Colombie-Britannique, Ministry of Social Services, 1995a : 6). En Ontario, la proportion des chômeurs admissibles au régime d’assurance-chômage est passée d’environ 70 % à 30 % entre 1990 et 1995 (Social Planning Council of Metropolitan Toronto, 1996b : 6). Pour l’ensemble du Canada, enfin, le nombre de bénéficiaires du RAPC est passé de 1,9 million à 3,1 millions de personnes entre 1988 et 1995, ce qui représente une croissance de quelque 63 % en sept ans (Statistique Canada, 1996a : 39). Bien qu’on ne puisse attribuer cette hausse phénoménale aux seules réformes de l’assurance-chômage, celles-ci sont tout de même indispensables pour comprendre le phénomène.
20Si l’on tient compte de la redéfinition des droits des sans-emploi à la Sécurité du revenu et de la piètre performance du marché du travail canadien au chapitre de l’offre d’emplois, il est peu surprenant de constater une croissance rapide des clientèles de l’aide sociale qui sont aptes à travailler. En Colombie-Britannique il y a une quinzaine d’années, la majorité des personnes vivant de l’aide sociale n’était pas en mesure de travailler tandis qu’aujourd’hui, plus de 70 % de la clientèle est apte au travail. De même, au Québec, moins du tiers des ménages étaient aptes au travail au début des années 1970, tandis qu’aujourd’hui plus de 80 % des prestataires le sont. Bien qu’au cours des années la notion d’« aptitude » ait été interprétée de façon extensive, il n’en reste pas moins que la hausse des clientèles en mesure d’occuper un emploi ne peut s’expliquer qu’en considérant l’effet d’éviction des réformes de l’assurance-chômage. L’observation suivante avancée pour le Québec semble valable pour l’ensemble des provinces :
L’aide sociale est passée d’un régime qui s’adressait surtout à des personnes qui ne pouvaient pas travailler à un régime dont la majorité des prestataires sont en fait des chômeurs qui, pour une raison ou une autre, n’ont pas droit aux prestations de l’assurance-chômage3.
21En somme, la restructuration des programmes sociaux du gouvernement fédéral a eu une nette incidence sur le régime d’aide sociale, tout autant en termes de hausse rapide des clientèles et des dépenses provinciales, que d’incitation pour les provinces à adopter leurs propres réformes pour contrôler la croissance vertigineuse de leurs dépenses d’aide sociale. Le fait que le nombre de bénéficiaires aptes au travail soit devenu si élevé a ébranlé l’idée qu’il faille offrir, à quiconque satisfait à un test de ressources insuffisantes, une aide financière passive aussi longtemps que le besoin est présent. D’où la tentation présente de redéfinir les objectifs des programmes.
Trois réponses provinciales
22L’Ontario, le Québec et la Colombie-Britannique ont adopté (ou proposé) des réformes semblables en plusieurs points, mais qui redéfinissent néanmoins chacune à sa façon le rapport individu-État. Voyons très succinctement les caractéristiques communes, avant de procéder, dans la prochaine section, à un examen de la transformation de la contrepartie et des droits provoquée par ces réformes.
23Premièrement, les trois réformes prévoient une nette séparation entre les personnes aptes au travail et « les autres ». Pour ces dernières, les trois provinces prévoient un programme d’aide garantie, une forme de revenu minimum offert par l’État à ceux qui ne peuvent participer au marché du travail en raison d’une invalidité ou de leur âge (ceux qui ont plus de 60 ans, par exemple). Au Québec, notamment, on prévoit deux nouvelles allocations, soit l’allocation des aînés et l’allocation d’invalidité. L’administration de ces allocations ne dépendra plus des bureaux d’aide sociale mais sera plutôt confiée à la Régie des rentes du Québec et elles seront financées à même le fonds consolidé de la province4 De même, en Colombie-Britannique, on reconnaît aux personnes invalides le droit à une aide « that allows them to live as independently as possible, without the stigma of being on welfare », et on prévoit la transformation des allocations actuelles en rentes. On reconnaît aussi que les personnes âgées de 60 à 64 ans font face à des défis particuliers lorsqu’elles tentent de retourner sur le marché du travail, et l’aide financière ne leur sera plus versée par l’aide sociale mais bien par le Ministry of Finance and Corporations (Gouvernement de la Colombie-Britannique, Ministry of Social Services, 1995a : 16).
24Deuxièmement, les réformes prévoient un transfert de ressources vers les travailleurs à faible revenu, en diminuant notamment le niveau des prestations assurées aux personnes aptes au travail. Lors de sa campagne électorale sous le thème de « la révolution du bon sens », Mike Harris avait promis des changements en profondeur pour l’Ontario. Quelques mois après son élection en 1995, le gouvernement conservateur a procédé à une réduction d’environ le cinquième des prestations ainsi qu’à un resserrement des normes d’admissibilité au programme. En même temps, il prévoyait des incitations financières à l’intention des travailleurs à faible revenu. Par exemple, depuis 1989, le programme STEP permet à ceux qui acceptent un emploi de garder un pourcentage de leurs revenus avant que leurs prestations ne soient réduites. Ce programme, qui rejoint 100 000 bénéficiaires (et donc la moitié environ de la clientèle apte au travail), permet également certaines déductions pour les frais de garderie et d’invalidité. Or, lorsque le gouvernement Harris a procédé aux coupes de prestations, il a augmenté du même coup les montants permis avec le programme STEP (Social Planning Council of Metropolitan Toronto, 1996a : 5 ; 1996b : 3).
25La Colombie-Britannique, pour sa part, est allée chercher 88 millions de dollars en coupant l’aide financière aux personnes aptes au travail ainsi qu’en réduisant les revenus permis sans baisse de prestations, de façon à subventionner ses nouvelles initiatives. Elle a mis de l’avant une réforme de l’ensemble de la protection sociale, qui déborde l’aide sociale et qui transfère une partie des sommes versées par l’intermédiaire de l’aide sociale vers les travailleurs à faible revenu. Elle a introduit notamment un bonus à la famille ainsi que la gratuité des soins dentaires et d’examen de la vision pour les enfants (à l’intention des familles à faible revenu), augmenté les montants consacrés à la création de places subventionnées en garderie (à 13,7 millions de dollars), et doublé le financement des emplois d’été pour étudiants. En ce qui concerne directement l’aide sociale, la province encourage les bénéficiaires ayant des enfants à accepter un emploi en leur garantissant un supplément de revenu de 150 $ par mois pendant un an ; de plus, elle aura consacré d’importantes ressources (71,3 millions de dollars en 1996-1997) à la création de nouveaux programmes d’insertion professionnelle et sociale (recherche d’emploi, formation, traitement à l’intention de ceux qui souffrent de problèmes d’alcool ou de drogue).
26Troisièmement, les trois provinces ont mis en œuvre des mesures visant à permettre aux bénéficiaires de l’aide sociale aptes au travail d’en sortir, et elles ont redéfini ce qu’elles exigent de cette clientèle en échange de l’aide financière versée. Bien que l’approche apparaisse semblable, il existe néanmoins une variation dans la définition de la contrepartie et des moyens proposés. C’est ce que la prochaine section se propose d’examiner.
Transformation du rapport individu-État
De l’usage de la contrepartie et des sanctions
27Les provinces retenues cherchent à imposer de nouvelles conditions à l’octroi des prestations d’aide sociale. Toutefois, la nature, la diversité et la sévérité des contreparties exigées varient beaucoup.
28Travail obligatoire et discipline comportementale. Des trois réformes, celle de l’Ontario apparaît la plus exigeante et la plus dure pour ce qui est des conditions imposées aux bénéficiaires d’aide sociale aptes au travail5 ; pour les autres, elle prévoit un programme d’aide garantie. Un an après son élection de juin 1995, l’annonce par le gouvernement Harris de la mise en place du travail obligatoire pour les assistés sociaux aptes au travail a suscité de vives réactions populaires. Cette réforme mise prioritairement sur une conception étriquée du workfare, soit sur l’obligation, pour toute personne capable de travailler, de fournir une prestation de travail en échange des prestations reçues.
29Parallèlement aux reculs enregistrés dans le régime d’assurance-chômage, l’aide sociale ontarienne aura dorénavant pour objectif premier de « fournir un soutien aux personnes qui sont temporairement sans emploi »6. Elle impose une double obligation aux bénéficiaires, qui doivent être « disposés à offrir des services à leur collectivité tout en déployant des efforts en vue de trouver un emploi rémunéré ». En contrepartie de l’aide reçue, les bénéficiaires sont « tenus d’accepter un placement dans la collectivité, dans une activité d’aide à l’emploi ou dans un emploi rémunéré ». Ils doivent aussi signer avec leur agent d’aide sociale une « entente personnalisée adaptée à leur situation et décrivant clairement les activités à accomplir et les attentes auxquelles ils et elles devront répondre ».
30Ontario Works (l’Ontario au travail) se divise en trois composantes. La première, « Participation à la communauté », a un caractère obligatoire et exige que les personnes aptes au travail participent à des projets communautaires de leur localité. Les « emplois » doivent être créés par le secteur public, les organismes bénévoles et à but non lucratif. La seconde, « Placement en emploi », prévoit qu’un « courtier » va placer des bénéficiaires dans des emplois réguliers ou autonomes. Le courtier recevra une partie de la commission dès l’entrée en fonction, et le reste après six mois si le bénéficiaire occupe toujours son emploi. La troisième, « Aide à l’emploi », prévoit de la formation en vue de l’acquisition de compétences liées à l’emploi et de l’instruction de base, en plus d’appuyer la recherche d’emploi individuelle ou les clubs de recherche d’emploi. Ce dernier programme n’est pas nouveau puisqu’il regroupe des programmes déjà existants.
31L’introduction du workfare en Ontario a un caractère « révolutionnaire », dans la mesure où jusqu’à maintenant la participation obligatoire à du travail non payé (workfare pur) était illégale (Social Planning Council of Metropolitan Toronto, 1996a : 5). La rhétorique postule maintenant no work, no welfare. En échange de leurs prestations, les bénéficiaires ont désormais l’obligation d’accepter toute formation, tout placement communautaire ou emploi proposés. Ils doivent non seulement travailler un maximum de 70 heures par mois, mais aussi chercher un emploi le reste du temps. Tous ont l’obligation de fournir sur une base continue des efforts raisonnables pour obtenir un emploi à temps plein, à temps partiel ou occasionnel, et doivent pouvoir en faire la preuve au bureau d’aide sociale, sous peine de perdre leurs prestations pendant un mois (Social Planning Council of Metropolitan Toronto, 1996a : 5).
32Un bénéficiaire qui refuse un emploi encourt de sévères sanctions qui ne tiennent pas compte de ses besoins les plus fondamentaux : perte de trois mois de prestations au premier refus et de six mois au deuxième. Les pénalités sont de l’ordre de 1500 $ à 3000 $. Par contre, en dépit d’une rhétorique rigoriste, il n’y a pas de sanctions pour refus de participer à un programme de formation professionnelle ou d’instruction de base (Social Planning Council of Metropolitan Toronto, 1996b : 3). Les personnes qui reçoivent de l’aide sociale depuis quatre mois ou moins ne sont pas visées par le travail obligatoire, mais ont tout de même l’obligation de chercher du travail. C’est une exemption qui vise à éliminer les bénéficiaires d’aide transitoire, à court terme (Ontario Social Safety Network et Social Planning Council of Metropolitan Toronto, 1996b : 4).
33La contrepartie constitue un vecteur de diffusion de normes comportementales qui débordent le cadre strict de l’aide sociale. Elle vise en effet à infléchir le comportement des individus non seulement lorsqu’ils reçoivent ou demandent de l’aide, mais aussi lorsqu’ils se trouvent encore sur le marché du travail. Il est stipulé que quiconque quitte son emploi sans motif valable, ou encore est renvoyé pour raison d’inconduite, sera privé de prestations pendant trois mois (Social Planning Council of Metropolitan Toronto, 1996a : 5).
34Les sanctions qui peuvent être imposées aux bénéficiaires aptes au travail en Ontario ne tiennent plus nécessairement compte des besoins de base et ce, même si la démonstration de ces besoins demeure une condition essentielle pour recevoir de l’aide. On constate également que la contrepartie exigée est diverse : l’aide sociale prescrit un comportement « éthique » vis-à-vis du marché du travail, exige une contribution de travail en échange de l’aide reçue, et va jusqu’à imposer une norme pour contrôler le comportement des demandeurs éventuels lorsqu’ils sont encore sur le marché du travail, et donc avant même qu’ils ne relèvent de l’aide sociale.
35Un parcours contraint vers l’insertion. Comparativement à l’Ontario, la réforme proposée au Québec à la fin de 1996, dans le livre vert intitulé Un parcours vers l’insertion, la formation et l’emploi, ne présente pas la même diversité et sévérité des sanctions. Toutefois, malgré que l’on n’y retrouve pas d’exclusion complète de l’aide sociale, il y a redéfinition et durcissement de la contrepartie exigée de toutes les personnes aptes au travail, afin qu’elles entreprennent « un parcours vers l’insertion, la formation et l’emploi ». Avec cette réforme, les personnes aptes au travail ont l’obligation d’entreprendre un parcours personnalisé vers l’insertion économique et sociale, sous peine d’une pénalité de 150 $ par mois pendant 12 mois, et même plus longtemps si un second refus survient. Il appartient au bénéficiaire d’établir « le trajet qui le mènera à la réalisation de son projet d’intégration ». Avec certaines ressources mises à sa disposition, dont l’appui d’un conseiller en emploi, il doit tracer lui-même « les éléments de son itinéraire personnel selon ses intérêts et ses choix ». Ces éléments et démarches comprennent :
l’évaluation des besoins, l’orientation professionnelle, l’accès à une formation choisie à l’initiative de l’intéressé et jugée pertinente en raison des capacités de la personne et de la situation du marché du travail, l’insertion dans des formules de formation, de stage-formation ou d’apprentissage, le plan de recherche d’emploi et les contacts avec les employeurs, le projet d’emploi autonome, etc. (Gouvernement du Québec, Ministère de la Sécurité du revenu, 1996 : 40-41).
36La contrepartie exigée des prestataires d’aide sociale est « individualisée », au sens où c’est le bénéficiaire lui-même qui détermine son parcours en fonction de ses intérêts et choix personnels. Cela la distingue de la contrepartie « collective » qui a existé jusqu’à maintenant, selon laquelle le prestataire désirant garder le supplément d’aide devait accepter la place qu’on lui assignait dans un programme quelconque en fonction des places disponibles plutôt qu’en fonction de ses objectifs personnels (Noël, 1996).
37Au-delà de la substitution d’une contrepartie collective par une contrepartie individualisée, la réforme propose de mettre l’accent sur l’application de sanctions, plutôt que sur l’incitation financière, pour assurer la réalisation de la contrepartie. La réalisation d’un parcours vers l’insertion n’est plus encouragée financièrement comme jusqu’ici7, mais clairement imposée sous la forme d’une obligation formelle. Ainsi, le Livre vert propose d’abolir pour le calcul de l’aide, les barèmes de « participant » et de « disponible », qui conféraient une aide mensuelle supplémentaire (par exemple, en avril 1996, de 100 à 120 $ pour un adulte apte au travail vivant seul), et introduit l’application d’une sanction pour refus de participation. Avec le régime proposé, les personnes aptes vivant seules recevraient une prestation de 500 $, au lieu de 600 $ ou 620 $ dans l’ancien régime, et ne recevraient que 350 $ par mois en cas de refus de participer.
38Contrepartie et code moral. En Colombie-Britannique, le gouvernement social-démocrate de Mike Harcout a mis de l’avant une réforme complète du filet de sécurité sociale de la province prévoyant deux nouveaux programmes d’aide sociale qui sont entrés en vigueur en 1996. Il s’agit de Youth Works (pour les 19-24 ans) et Welfare to Work (pour les 25 ans et plus). Ces programmes exigent des bénéficiaires de l’aide sociale des contreparties et prévoient des droits différents selon le groupe d’âge auquel ils appartiennent. Dans les deux cas, la nature de la contrepartie (et des droits) évolue en fonction du temps passé à l’aide sociale. Pendant les sept premiers mois, tous doivent chercher activement du travail, après quoi ils passent à un programme spécifique comme la planification de carrière, le développement des compétences et les clubs de recherche d’emploi pendant deux mois.
39Après cette période initiale de neuf mois (qui vise entre autres à éliminer les clientèles passagères), les obligations respectives des 19-24 ans et des plus de 25 ans sont différentes. Le premier groupe doit participer à un programme de formation ou d’expérience de travail appartenant à quatre grandes catégories : éducation de base, développement de l’employabilité et formation dans un emploi communautaire, formation en emploi dans l’entreprise privée, ou même formation postsecondaire. Il a pour obligation, comme condition absolue pour recevoir un montant d’aide, de participer à l’un des programmes offerts. Cette exigence de recherche d’emploi et de préparation à l’emploi est non seulement une obligation pour les 19-24 ans, mais aussi un droit assuré : le gouvernement provincial garantit en effet à tout prestataire appartenant à ce groupe d’âge une place dans un des programmes.
40Avec Welfare to Work, les 25 ans et plus ont l’obligation de chercher activement du travail pour recevoir une prestation. Comme avec le programme précédent, la contrepartie varie en fonction du temps passé à l’aide sociale. Après neuf mois, le bénéficiaire n’a cependant pas d’assurance d’obtenir une formation ou une expérience de travail, car un tel engagement public n’existe pas.
41En dépit de mesures relativement généreuses qui visent à encourager la participation au marché du travail, cette province peut imposer, en principe du moins, des conditions très rigoureuses aux personnes ne satisfaisant pas aux normes prescrites. Par exemple, il n’y a aucune aide prévue pour les moins de 25 ans qui ne sont pas disposés à participer à un programme. De plus, le gouvernement peut refuser des prestations à ceux qui ne recherchent pas d’emploi. Enfin, le niveau de l’aide est réduit (596 $ à 550 $) pour ceux qui souffrent d’alcoolisme ou qui ont des problèmes de dépendance envers la drogue, ce qui se présente comme une dure sanction pour un comportement jugé répréhensible, hors des normes morales et sociales de bonne conduite.
42En Colombie-Britannique, la contrepartie varie selon le groupe d’âge auquel appartiennent les individus aptes au travail. Elle est absolue pour les 19-24 ans, au sens où le refus de participer à un programme entraîne l’exclusion du programme d’aide. De plus, il y a diffusion de la contrepartie au sens où des sanctions (allant d’une réduction des prestations jusque, en principe, au refus d’octroyer de l’aide) visent l’application d’un code moral déterminé en prescrivant des comportements attendus.
43Les trois provinces ont entrepris, à travers les réformes proposées ou amorcées en 1996, une redéfinition de la contrepartie exigée aux bénéficiaires pour l’obtention des prestations. L’Ontario pratique une politique de grande rigueur en soutenant le workfare au sens étroit du terme, consistant en l’obligation de fournir une prestation de travail en échange de l’aide reçue, l’obligation de chercher du travail sur une base continue, et des sanctions sévères allant jusqu’au retrait complet de l’aide pendant une période de temps donnée. Le Québec privilégie une approche fortement punitive plutôt qu’« incitative », tout en transformant l’approche collective de participation à des mesures d’employabilité en une approche individualisée, personnalisée, grâce à laquelle les bénéficiaires doivent entreprendre un parcours vers l’insertion, la formation et l’emploi qui corresponde à leurs intérêts et objectifs personnels. La Colombie-Britannique a redéfini la contrepartie de façon à ce que la participation à un programme devienne une condition absolue pour recevoir de l’aide pour les moins de 25 ans, et la recherche d’emploi une condition (en principe) pour recevoir de l’aide.
Nouveaux droits et moyens individuels
44Lorsqu’on analyse la transformation d’un rapport individu-État, il est utile, bien qu’insuffisant, de comparer la transformation des obligations des individus. Il faut aussi comparer l’état et la qualité des droits que l’État leur assure. Les trois systèmes provinciaux visent, chacun à leur manière, à permettre aux personnes aptes au travail d’atteindre leur autonomie financière afin de les amener à dépendre le moins possible de l’assistance publique. C’est dans cet esprit que la notion de contrepartie est grandement valorisée. Il convient maintenant de s’interroger sur les droits assurés aux individus pour poursuivre cet objectif et sur les moyens dont ils disposent pour « sortir de l’aide sociale » et s’intégrer au marché du travail. Les mesures déployées par les gouvernements pour favoriser cet objectif participent de l’un ou l’autre des quatre types suivants :
la formation en entreprise, qui se rapprocherait le plus de l’objectif d’insertion en ce qu’elle permet aux chômeurs de longue durée d’acquérir des qualifications particulières ayant une valeur sur le marché ;
le développement de l’employabilité, formation dont l’effet principal serait de maintenir les individus qui n’ont pas d’expérience ni de compétences de travail à proximité du marché du travail, sans pour autant leur garantir une entrée sur ce marché, et moins en favorisant l’acquisition de compétences spécifiques que l’acquisition d’habitudes de travail et d’une expérience de travail ;
l’insertion en emploi, qui viserait pour sa part à faciliter et à accélérer la réinsertion des chômeurs de courte durée (pensons aux clubs de recherche d’emploi) ;
la création d’emploi, qui peut représenter pour les individus ayant accès aux nouveaux emplois une occasion d’acquérir de nouvelles compétences dans un type donné d’industrie8.
45Pour évaluer les droits et moyens dont les individus disposent, on peut aussi comparer les « conditions » de la participation exigée, comme les possibilités d’accès aux programmes, les incitations financières, les possibilités de participer à des mesures d’insertion sociale, dont la formation de base au besoin. Ce sont ces repères qui guideront notre comparaison des trois réformes provinciales.
46Le plus court chemin. En Ontario, le programme Ontario Works vise explicitement à s’assurer que les participants empruntent « le plus court chemin vers un emploi rémunéré » (Gouvernement de l’Ontario, Ministère des Affaires communautaires et des Services sociaux, 1996a : 23), si bien que les programmes proposés par les municipalités doivent être évalués en fonction de cet objectif. Ontario Works mise surtout sur l’insertion en emploi des chômeurs à court terme (ceux qui sont normalement les plus susceptibles de trouver un emploi de toute façon), en leur procurant notamment des outils de recherche d’emploi (ordinateurs, télécopieurs, guichets d’emploi informatisés), l’accès à des clubs de recherche d’emploi et, dans certains cas, une aide pour démarrer une entreprise.
47Conformément à son objectif du « plus court chemin vers l’emploi », Ontario Works ne prévoit pas de formation qualifiante en entreprise à l’intention des chômeurs de longue durée, soit des chômeurs qui éprouvent le plus de difficulté à s’insérer sur le marché du travail. Les mesures d’insertion sociale, à l’intention de ceux qui n’ont pas d’expérience ni de compétences de travail, ne sont pas très encouragées non plus. L’un des rares documents officiels disponibles spécifiait clairement : « Nous n’appuierons pas la formation si elle est entreprise seulement pour la forme. » Bien qu’Ontario Works ne fasse pas table rase des programmes de formation et d’instruction de base déjà offerts localement (notamment le diplôme d’études secondaires, les connaissances linguistiques de base, la lecture, l’écriture et les mathématiques), il faut dorénavant que cette formation soit liée à un emploi éventuel. Dans les faits, il est difficile de démontrer que l’apprentissage de la lecture, par exemple, peut « mener directement à un emploi ».
48Les programmes de workfare (aide sociale conditionnelle à la participation à un travail) devraient permettre en principe de développer l’employabilité des individus ayant peu ou pas d’expérience de travail. Lorsqu’il a été annoncé, Ontario Works prévoyait la création, par les municipalités et les groupes communautaires, de 54 000 places dans le milieu communautaire, pour plusieurs types d’occupations : nettoyer les rives des cours d’eau, planter des arbres aux abords des lacs, développer et entretenir des pistes de motoneige, cultiver des aliments pour une coopérative locale, aider au fonctionnement des programmes de déjeuners dans les écoles. Un certain nombre de problèmes se sont manifestés et ont rendu plutôt théoriques la création de ces places, ainsi que les avantages relatifs au développement de l’employabilité des participants.
49Au premier chef, les « partenaires », à savoir les municipalités et les groupes communautaires, ont montré de la réticence. Les municipalités devaient soumettre un « plan d’affaires » avant la fin de l’été 1997, en prévision d’une mise en opération du programme au début de 1998, mais quelques semaines seulement après l’annonce d’Ontario Works, certaines d’entre elles (Windsor, Barrie et St.Thomas) ont refusé de participer à la première étape du programme, et la ville de Toronto a fait savoir qu’elle ne participerait pas à titre de banc d’essai et qu’elle refusait de mettre en œuvre la politique provinciale (Ontario Social Safety Network et Social Planning Council of Metropolitan Toronto, 1996b : 7). En mars 1997, il y avait encore très loin de la coupe aux lèvres : dans l’ensemble de la province, on avait créé seulement 230 places. Quatorze municipalités au total avaient fait parvenir leur plan d’affaires, et seulement 10 de ces plans étaient approuvés, dont certains à partir d’une simple lettre d’intention (Ontario Social Safety Network et Social Planning Council of Metropolitan Toronto, 1997 : 3). On constate un blocage au niveau institutionnel.
50Ontario Works fournit de bien maigres ressources pour développer l’employabilité des participants. Le travail obligatoire prévoit des stages d’une durée maximale de six mois, à moins que le stage ne comprenne un plan spécifique de développement des compétences (11 mois au maximum dans ce cas). Mais avec la rareté des places, plusieurs municipalités prévoient des stages de moins de six mois, si bien que les avantages éventuels pour l’insertion en emploi de l’individu en sont réduits d’autant (Social Planning Council of Metropolitan Toronto, 1996b : 5 ; Ontario Social Safety Network et Social Planning Council of Metropolitan Toronto, 1996c : 7).
51La difficulté de créer des places et l’accès restreint aux programmes de travail obligatoire sont d’autant plus problématiques que le gouvernement ontarien n’a pas identifié de groupes prioritaires. Les documents officiels mentionnent seulement qu’Ontario Works s’applique, dans la première phase, seulement aux personnes aptes au travail, c’est-à-dire aux personnes de qui était exigée une contrepartie (chercher du travail) avant la réforme, soit quelque 188 000 personnes. Ce sont les municipalités qui ont la responsabilité de déterminer la priorité d’accès, et leur plan d’affaires doit énoncer la façon dont sera fait cet ordre de priorité (Social Planning Council of Metropolitan Toronto, 1996b : 7 ; Gouvernement de l’Ontario, Ministère des Affaires communautaires et des Services sociaux, 1996a : 14). En dépit de ses exigences rigoureuses envers les prestataires, Ontario Works ne prévoit aucun droit ou priorité d’accès à qui que ce soit.
52Non seulement Ontario Works ne prévoit-il pas de création d’emplois, mais, dans certains cas, des emplois réguliers se mutent en places de travail obligatoire. D’aucuns ont fait remarquer que ces places remplacent souvent des emplois qui auraient été rémunérés dans le secteur public dans d’autres conditions. Par exemple, à Algoma, 147 bénéficiaires de l’assistance sociale peignent les bureaux municipaux, exécutent du travail clérical et installent des entrées adaptées aux fauteuils roulants (Ontario Social Safety Network et Social Planning Council of Metropolitan Toronto, 1997 : 1). Une directive indique bien que les places créées ne doivent pas remplacer un emploi régulier occupé au cours des deux dernières années, mais elle est d’application difficile et, en définitive, elle n’assure d’aucune façon que les places créées ne remplacent pas un emploi qui pourrait autrement être régulier et rémunéré.
53En un mot, Ontario Works ne procure pas de droits ou de moyens d’une grande qualité aux prestataires de l’aide sociale les plus loin du marché du travail. Très peu de places ont été et seront créées, l’accès en est donc très restreint, et les rares individus qui sont engagés dans ces programmes de travail obligatoire occupent dans plusieurs cas, à des conditions dérisoires, des fonctions qui pourraient être bien rémunérées et « nobles » dans d’autres circonstances. Dans l’ensemble, les moyens d’insertion en emploi offerts aux assistés sociaux sont bien minces.
54Ontario Works ne mise nullement sur une incitation financière pour encourager les individus à participer. De toute évidence, le travail, même s’il n’est pas largement accessible, constitue une obligation. Certaines sommes sont prévues pour défrayer les dépenses liées directement à une occupation, comme les frais de transport ou de garderie. Ontario Works prévoit également le remboursement aux municipalités de 80 % à 100 % des dépenses liées directement à la participation au programme et ce, jusqu’à concurrence de 250 $. Ce montant maximal doit couvrir les frais engagés par la municipalité, comme l’achat de bottes de travail ou la vérification des dossiers criminel et médical, ainsi que ceux engagés par le participant. Pour les programmes d’aide à l’emploi qui visent la réinsertion rapide des chômeurs de courte durée (pensons aux clubs de recherche d’emploi), le gouvernement rembourse aux municipalités les frais directement liés à la recherche et l’obtention d’un emploi, comme les frais de déplacement pour une entrevue. En dépit de ces dispositions, les prestataires n’ont pas l’assurance de recevoir une compensation et dépendent en cela largement de leur municipalité. La Région de Peel, par exemple, prévoit qu’aucune dépense ne sera faite pour rembourser aux participants leurs frais de transport ou l’achat de vêtements (Ontario Social Safety Network et Social Planning Council of Metropolitan Toronto, 1996b : 3-4).
55On peut se demander si la seule couverture des frais directs liés à une contrepartie participative est adéquate. Alors que plusieurs bénéficiaires ne sont pas en mesure d’assumer les besoins de base comme le téléphone et l’alimentation, il est douteux qu’ils puissent assumer les coûts indirects, même les plus modestes, liés à leur participation. La nourriture, par exemple, n’est pas couverte comme dépense, ce qui donne lieu à des situations déplorables. Dans un programme de formation, on doit interrompre les classes pour que les participants puissent se rendre à une banque alimentaire pendant ses heures d’ouverture (Social Planning Council of Metropolitan Toronto, 1996b : 6).
56Finalement, Ontario Works visait deux objectifs, contradictoires en apparence. D’une part, le nouveau programme voulait « transformer complètement le système actuel où l’on fait la charité aux bénéficiaires en un système où on leur donne le moyen de s’en sortir ». D’autre part, il créait l’obligation, pour les bénéficiaires de l’aide sociale, « de gagner leur chèque de bien-être social » et de « donner quelque chose en retour à leur communauté »9. Ontario Works donne-t-il aux assistés sociaux les moyens qu’il faut « pour s’en sortir » ? Il est assez net que seuls ceux qui sont le plus près du marché du travail, ceux pour lesquels l’insertion économique est la plus probable, sont en mesure de profiter de l’amélioration de certains droits (bonification des revenus de travail, amélioration des mesures favorisant l’insertion rapide des chômeurs de courte durée). Pour les autres, les personnes les plus démunies et pour lesquelles l’insertion sociale est une condition préalable à l’insertion économique, et qui ne sont pas en mesure d’emprunter « le plus court chemin vers un emploi rémunéré », c’est le deuxième objectif d’Ontario Works qui s’applique, c’est-à-dire l’idée de « donner quelque chose en retour » et l’obligation de « gagner leur chèque ». À cette clientèle — la plus dépourvue en moyens sociaux et économiques —, les programmes offrent peu de moyens et peu de droits tout en exigeant d’elle une contrepartie formelle à la fois rigoureuse et continue.
57Parcours personnalisé. Au Québec, le Livre vert publié à la fin de 1996 (Gouvernement du Québec, Ministère de la Sécurité du revenu, 1996) insiste non pas sur le travail obligatoire, comme en Ontario, mais plutôt sur l’insertion des individus. En exigeant que chaque prestataire construise un parcours personnalisé vers l’emploi, il prétend inscrire « l’intégration sociale et économique au cœur du filet de protection sociale » (p. 13). Pour ce faire, il offre aux individus un moyen nouveau en échange d’un engagement obligatoire dans un parcours individualisé vers l’emploi : il prévoit que chaque personne doit pouvoir bénéficier, tout au long de son itinéraire vers l’autonomie, d’un suivi et d’un encadrement convenant à sa situation (p. 15).
58Toutefois, la nouvelle obligation du gouvernement à l’égard des prestataires d’aide sociale est fort restreinte. D’abord, elle se limite à une obligation d’informer les usagers des centres locaux d’emploi (organismes qui seraient créés à l’intention des bénéficiaires aptes au travail) des différentes mesures disponibles d’aide financière, des services d’aide à l’emploi et des possibilités de recours (p. 21). Ensuite, cette obligation est limitée encore par un accès restreint et non assuré au parcours individualisé. Le Livre vert veut accorder la priorité aux 18-24 ans dans un premier temps, aux chefs de familles monoparentales dans un deuxième temps, puis aux autres volontaires dans un troisième temps (p. 21). En un mot, l’obligation du gouvernement consiste à fournir de l’information à tous et un suivi individualisé à certaines clientèles seulement. Par la suite, elle ne garantit nullement l’accès généralisé ni la priorité d’accès aux différents moyens d’insertion.
59Diverses possibilités s’offriraient aux participants dans leur parcours vers l’emploi. Le Livre vert prévoit que les partenaires de la réforme (les milieux de l’éducation et les nouveaux centres locaux d’emploi) vont développer des projets de formation, un régime d’apprentissage adapté, des stratégies de diversification de la formation accessible — de façon à la rendre plus efficace et plus qualifiante —, ainsi que des activités spécifiques à l’intention des personnes absentes depuis longtemps du marché du travail. De plus, il prévoit des services psychosociaux à l’intention des personnes souffrant de toxicomanie et d’alcoolisme ou ayant des problèmes familiaux ou autres, ainsi que des services de soutien à l’intégration socio-économique à l’intention des immigrants (p. 15-16). Il ne pousse pas le souci du détail jusqu’à révéler la générosité et le taux d’accessibilité de ces programmes.
60Jusqu’ici, l’aide sociale québécoise a laissé une place restreinte à la « formation qualifiante », c’est-à-dire aux stages en entreprise visant l’insertion des chômeurs de longue durée, si on la compare aux places respectives octroyées aux programmes de rattrapage scolaire (34,1 millions de dollars) et à l’expérience de travail dans le domaine communautaire (33,3 millions de dollars). Or, ce type de formation est assez peu accessible et a même régressé dernièrement. Premièrement, à peine 6600 stages ont été offerts en 1995-1996, une baisse marquée en comparaison des 8450 places de l’année précédente. Deuxièmement, c’est la disparition des stages les plus susceptibles de favoriser l’acquisition de compétences de travail chez l’individu, soit les stages d’une durée supérieure à 13 semaines, qui explique cette rapide diminution. Troisièmement, les chômeurs de longue durée, ceux à qui ces mesures sont censées s’adresser ; se font damer le pion par les autres prestataires. Ainsi, 30 % des trop rares stages de longue durée (13 semaines et plus) sont occupés par des personnes qui reçoivent des prestations depuis moins de deux ans (Gouvernement du Québec, Ministère de la Sécurité du revenu, 1997 : 19).
61Ces mesures, les plus adéquates en principe pour favoriser l’insertion en emploi des chômeurs de longue durée, ont surtout pour avantage d’offrir du personnel à bon marché aux entreprises qui fournissent le stage. Une étude révèle que plus de la moitié des compagnies participant à ces mesures ont admis qu’elles auraient embauché des travailleurs à plein salaire si ces programmes n’avaient pas existé. Une autre révèle que, entre 1989 et 1993, seulement 3 % des participants ont reçu une offre d’emploi peu après la fin du stage (Ontario Social Safety Network et Social Planning Council of Metropolitan Toronto, 1996a : 2).
62Dans le système actuel, les mesures d’employabilité privilégient les personnes qui ont été plus de 12 mois à l’aide sociale, soit les personnes qui ont eu le plus de difficulté à s’intégrer au marché du travail. Prenons les deux plus importants programmes de développement de l’employabilité en termes de dépenses et de nombre de participants, le programme de rattrapage scolaire et le programme EXTRA. Pour ce qui est du premier, le rattrapage scolaire, on a diminué les effectifs, qui sont passés de 37 000 participants en 1992-1993 à 31 600 en 1995-1996. C’est une baisse qui s’explique par la diminution du nombre de places disponibles et, subséquemment, par le transfert de ceux qui suivent une formation professionnelle vers le régime de prêts et bourses aux étudiants (Gouvernement du Québec, Ministère de la Sécurité du revenu, 1997 : 19 ; La Presse, 19 avril 1994 : A1). De plus, on a augmenté l’intensité des cours : ils sont passés de 12 heures d’enseignement par semaine, à 15, 20 et jusqu’à 25 heures en 1995. Cette cadence accélérée n’a pas pour but d’assurer une meilleure employabilité des participants, mais plutôt de réduire la durée pendant laquelle la prime de participation de 150 $ par mois leur est versée.
63Le second programme, EXTRA, vise à fournir aux participants des stages dans le milieu communautaire « susceptibles de développer et d’accroître leur potentiel face à un emploi éventuel » (Gouvernement du Québec, Ministère de la Sécurité du revenu, 1997 : 19). Le nombre de places a lui aussi chuté, passant de 38 848 en 1994-1995 à 35 500 l’année suivante.
64Au cours des dernières années, on a connu une réduction et non une amélioration des possibilités d’insertion et d’intégration des chômeurs de longue durée. Dans l’ensemble, les ressources consacrées au développement de l’employabilité ne répondent pas à la demande. Le Livre vert (p. 13) reconnaît que seulement 15 % des prestataires aptes au travail et disponibles ont accès à ces mesures, et que les mesures d’employabilité « conduisent peu de travailleurs à un véritable statut de travailleur ». En somme, les moyens dont disposent les assistés sociaux pour s’insérer en emploi ont plutôt tendance à se raréfier, malgré que les exigences posées en termes de contrepartie soient plus sévères et durement sanctionnées. Sans une hausse considérable des ressources consacrées aux mesures d’insertion, les assistés sociaux n’auront pas d’assurance raisonnable de mener à terme leur parcours individualisé vers l’insertion, la formation et l’emploi.
65Droit des individus et responsabilité collective. En Colombie-Britannique, le rapport du comité aviseur qui a précédé la réforme de l’aide sociale envisageait en 1995 une approche qui se distingue de celle des deux autres provinces. Ce rapport recommandait l’adoption d’une réforme axée sur les droits des individus et les obligations de la communauté envers eux, et définissait notamment un seuil minimal de revenu (soit 50 % des revenus médians au Canada en se basant sur les données de Statistique Canada) comme objectif à long terme pour tous les résidants de la province. Il insistait sur le droit des individus « de contrôler leurs propres vies », d’avoir la possibilité de « faire des choix », d’avoir une vie privée, et de conserver leur dignité. En même temps, il reconnaissait une responsabilité de la communauté « de s’occuper de ses citoyens » (Gouvernement de la Colombie-Britannique, Ministry of Social Services, 1995b : 7).
66La réforme annoncée quelques mois plus tard se démarque elle aussi de celle des autres provinces par le type de moyens qu’elle offre aux bénéficiaires pour s’intégrer au marché du travail et quitter l’aide sociale. B.C. Benefits, le nouvel ensemble de mesures sociales offert par la province et comprenant les programmes Youth Works et Welfare to Work prévoit, comme les autres réformes provinciales, des mesures pour faciliter la réinsertion en emploi des chômeurs de courte durée, ainsi que des activités visant le développement de l’employabilité de ceux qui n’ont que peu ou pas d’expérience de travail. Mais il prévoit aussi une bonne part de formation qualifiante, qui sera assurée par des stages à long terme (d’un an minimum) en entreprise (11 500 places prévues en 1996-1997), de même que la création d’emplois (par le biais de l’aide sociale et d’autres programmes). Au cours de la première année de la réforme, 2.0 000 nouveaux emplois au total devaient être créés (certains en collaboration avec le secteur privé) et 10 000 de plus par la suite. Les sommes consacrées aux mesures de formation et à la création d’emplois ont été accrues (doublées en fait) de 71,3 millions de dollars pour l’année 1996-1997. Elles servent à créer, outre les stages en entreprise, des programmes de travail d’été pour les étudiants, de formation d’équipes de jeunes pour la conservation de l’environnement, de premier emploi dans des activités scientifiques et technologiques, ou encore de jeunes entrepreneurs10.
67La Colombie-Britannique se distingue aussi par le fait qu’elle cible clairement les personnes âgées de 19 à 24 ans, fortement privilégiées en vue d’une insertion sur le marché du travail. Ce groupe d’âge ne représente qu’une fraction de la clientèle de l’aide sociale, 12,3 % de l’ensemble. Au début de 1996, on comptait quelque 36 000 bénéficiaires appartenant à ce groupe d’âge, dont près de 10 000 étaient chefs de familles monoparentales ayant un ou des enfants de moins de sept ans, et qui donc n’étaient pas visés par l’obligation de participer, par rapport à un total de quelque 212 000 assistés11 Par ailleurs, les nouvelles sommes proviennent de la réduction du taux d’assistance des personnes aptes au travail sans enfants et de ceux qui présentent une dépendance envers la drogue ou l’alcool, ainsi que de l’abaissement des seuils de revenus de travail permis sans réduction de prestations. Il y a donc transfert des sommes consacrées à l’ensemble des prestataires pour donner aux 19-24 ans les moyens d’accéder au marché du travail.
68Youth Works garantit aux 19-24 ans, après neuf mois à l’aide sociale (pendant lesquels ils ont accès, notamment, à des mesures d’insertion en emploi comme de l’information sur le marché du travail et à des programmes de planification de carrière), une participation à une mesure de préparation au travail (Gouvernement de la Colombie-Britannique, Ministry of Social Services, 1995a : 12). Le document qui présente la réforme prévoit quatre types de programmes d’employabilité autres que les outils favorisant la recherche d’emploi : formation de base, préparation à l’emploi et formation à l’emploi communautaire, formation en entreprise, et formation postsecondaire. Le programme de stages en entreprise représente une mesure devant permettre l’intégration éventuelle des participants au marché du travail, puisqu’il vise à la fois le développement de compétences d’emploi et une période de participation relativement longue. Youth Works prévoit une subvention à l’employeur de 8000 dollars pour chaque participant à un stage d’une durée minimale d’un an. L’employeur doit rémunérer le participant au salaire minimum ou davantage au cours de cette période. L’existence d’un ensemble de mesures autres que les programmes d’aide sociale améliore les possibilités offertes aux 19-24 ans et ce, même avant qu’ils n’aient recours à l’aide sociale. Le document ne précise pas toutefois si l’assurance donnée aux 19-24 ans, d’un accès à un programme de formation ou de préparation à l’emploi est continue (tant qu’ils ne se seront pas intégrés en emploi), ou si elle échoit après que l’individu a eu accès à une place quelconque.
69L’aide sociale de la Colombie-Britannique favorise nettement l’intégration en emploi des 19-24 ans, mais elle ne donne pas nécessairement aux bénéficiaires d’aide sociale qui sont le plus loin du marché du travail ou plus âgés les moyens d’atteindre cet objectif. Les moyens assurés aux 25 ans et plus sont plus modestes que ceux que l’on garantit à leurs cadets ; ils se limitent à des mesures d’insertion en emploi (favorisant la réinsertion des chômeurs de courte durée, comme l’accès à de l’information sur le marché du travail ou à un club de recherche d’emploi). Les prestataires de plus de 25 ans ont après neuf mois à l’aide sociale, le droit d’être candidats à un programme de développement de l’employabilité (formation de base, stages communautaires, stage de formation en entreprise, formation postsecondaire), mais aucune place ne leur est assurée.
70En somme, les bénéficiaires de plus de 2,5 ans n’ont pour moyen de sortir de l’aide sociale que des mesures d’insertion en emploi. Cela signifie que seuls les chômeurs de courte durée, ceux qui sont le plus près du marché du travail, ont accès aux moyens pour sortir de l’aide sociale. La réforme laisse en plan ceux qui n’ont que peu ou pas de compétences et d’expérience de travail et pour qui des mesures d’employabilité et de formation qualifiante seraient essentielles. L’âge comme principal critère d’admissibilité a pour effet de concentrer les moyens sur le groupe d’âge qui représente à long terme la plus grande dépense s’il n’intègre pas le marché du travail. Cette mise en priorité ne procure pas nécessairement aux personnes plus âgées qui ont le plus d’obstacles à franchir pour se tailler une place sur le marché du travail les moyens qu’il faut pour y arriver.
Conclusion
71Les transformations introduites dans les mesures de soutien de revenu pour les sans-emploi ont été faites au nom d’un passage de mesures passives vers des mesures actives. Ce passage s’est accompagné de la valorisation et d’un « bon usage » de la contrepartie dans la protection sociale, faisant en sorte que les droits sociaux reconnus aux sans-emploi sont dorénavant conditionnels, en partie ou en totalité, à l’accomplissement de devoirs correspondants. C’est ce processus qui est à l’œuvre et qui se confirme dans les réformes de l’aide sociale au Canada depuis quelques années.
72Le recours à la contrepartie laisse place à une grande variété non seulement de modalités, mais aussi de conceptions des droits reconnus aux laissés-pour-compte et de rapports privilégiés entre l’État et les individus. La contrepartie participe plus globalement des formes institutionnelles qui définissent le mode d’action de l’État dans la régulation sociale. C’est en ce sens que sa définition et le rapport qu’elle entretient avec les droits, devoirs et ressources accordés aux individus s’inscrivent plus largement dans une conception politique des rôles et responsabilités des acteurs publics ou privés, des acteurs collectifs ou individuels.
73La configuration institutionnelle existante, dans la mesure où elle exprime et entretient un univers de représentations et de pratiques politiques, conditionne les transformations à l’œuvre. Au sein du Canada, les vecteurs d’intégration de ces configurations institutionnelles balisent les formes particulières qui se développent dans les diverses provinces. L’existence du RAPC et les principes qui l’animent ont joué un rôle indéniable ; il en est de même de la nouvelle politique de transferts intergouvernementaux et des mesures restrictives sur les programmes de protection périphériques à l’aide sociale. Cependant, les principes directeurs que l’on retrouvait dans le RAPC se résument désormais à peu de chose, ce qui peut laisser anticiper une marge de manœuvre accrue des gouvernements provinciaux dans le cadre d’un désengagement étatique relatif et la possibilité d’une différenciation territoriale des droits sociaux et de leurs conditions d’exercice à travers le Canada.
74La référence à la typologie de Boychuk a moins servi à la valider, ce qui n’était pas notre but, qu’à utiliser un instrument de lecture pouvant faire ressortir cette différenciation des configurations institutionnelles et des voies de transformation. Nous avons vu dans les réformes qui sont à l’œuvre que nous assistions, pour les trois provinces, à une redéfinition de la contrepartie exigée des bénéficiaires dans des termes assez contrastés. Parallèlement, les moyens dont les bénéficiaires de l’aide sociale disposent pour « s’en sortir » varient selon la province où ils habitent, mais aussi selon qu’ils sont près ou loin du marché du travail, jeunes ou plus âgés, parents ou pas.
75L’Ontario, qui incarne le modèle conservateur, ne répugne pas à définir la contrepartie dans les termes d’une obligation rigoureuse qui renoue avec le workfare d’une part et d’une sanction sévère des comportements non conformes d’autre part. L’emprunt du « plus court chemin possible » vers l’emploi et l’obligation de fournir « quelque chose en retour » sont deux voies qui renforcent la catégorisation des prestataires. Ceux qui sont le plus près du marché du travail (les méritants) sont en meilleure position que les autres pour emprunter le plus court chemin vers l’emploi. Les non-méritants, par contre, c’est-à-dire ceux qui se trouvent à bonne distance du marché du travail et de l’insertion économique, disposent de moyens nettement insuffisants pour sortir de l’aide sociale ; pour eux, c’est le second objectif qui prévaut, soit de fournir quelque chose en retour.
76Le Québec procède à un durcissement des exigences de la contrepartie et à une accentuation des mesures punitives, tout en valorisant une approche individualisée d’encadrement. Pour cette province, qui s’est historiquement signalée par la stigmatisation des bénéficiaires et les faibles niveaux d’aide, la réforme projetée des catégories de bénéficiaires et l’imposition de sanctions nouvelles pour la non-participation nous assurent que les niveaux d’aide seront encore plus bas. Le parcours individualisé vers l’emploi, combiné à une approche nettement plus punitive qu’incitative comme elle l’a été jusqu’ici, semble cohérent avec l’objectif caractéristique des régimes imposant une discipline par le marché et la famille : rendre l’assistance sociale le moins attrayante possible. En dépit des obligations des prestataires et des sanctions prévues, la réforme ne garantit cependant pas de chances raisonnables d’accès aux ressources permettant de réaliser un parcours individualisé.
77Bien que la Colombie-Britannique se soit caractérisée par ses mesures incitatives dans la promotion de l’emploi et la formation des prestataires, cela ne l’empêche pas d’être exigeante envers ses clientèles : obligation de participer à un programme, obligation de chercher du travail, réduction des prestations pour les alcooliques ou les drogués. Dans cette province, on met l’accent sur la participation des bénéficiaires au marché du travail par le biais de mesures et programmes fortement incitatifs qui favorisent réellement l’insertion économique en emploi. Toutefois, le ciblage de l’aide sur les 19-24 ans a pour effet de restreindre l’accès aux programmes pour les plus âgés, pour qui les moyens de sortir de l’aide sociale apparaissent, comme dans les autres provinces, insuffisants.
78Cela nous amène à conclure que si, dans une perspective macroscopique et avec un certain recul, le renforcement de la contrepartie semble une tendance lourde et commune dans la redéfinition des rapports entre l’État et l’individu et dans la façon de concevoir les droits sociaux, il reste, en y regardant de plus près, de la place pour une différenciation des droits, des devoirs et des obligations des individus entre les instances étatiques. Cette différenciation n’en est pas uniquement une « d’ingénierie » de programmes, de mécanismes et de procédures, car elle a une incidence réelle sur les individus porteurs de droits, sur leur façon de vivre leur exclusion du marché du travail, de même que sur leur qualification et sur la désignation de leur situation par rapport au secteur intégré du travail.
Notes de bas de page
1 Contrairement aux autres provinces, le Québec a choisi en 1966 de recevoir sa part des transferts sous forme de points d’impôt plutôt que de pourcentage des dépenses engagées.
2 À moins que certaines promesses électorales conduisent à changer ce projet, ce qui est moins évident pour l’aide sociale que pour la santé.
3 Camil Bouchard, Vivian Labrie et Alain Noël, cités dans Gouvernement du Québec, Ministère de la Sécurité du revenu (1996 : 104).
4 Camil Bouchard, Vivian Labrie et Alain Noël, cités dans Gouvernement du Québec. Ministère de la Sécurité du revenu (1996 : 50).
5 La catégorie des personnes aptes au travail ne comprend pas les personnes sévèrement handicapées, les personnes âgées, les parents d’enfants de moins de trois ans, ni les personnes malades ou blessées ou s’occupant d’une personne non autonome.
6 Les données fournies dans ce paragraphe sont tirées de Gouvernement de l’Ontario, Ministère des Affaires communautaires et des Services sociaux (1996b : 1, 7).
7 Il faut noter quand même que, dans le système actuel, les barèmes d’aide des personnes non disposées à participer à un programme sont tels (500 $ par mois pour un individu seul) que la disponibilité représente dans plusieurs cas une condition de subsistance.
8 Pour une analyse plus détaillée, voir Bernier (1996 : 13-15).
9 Gouvernement de l’Ontario, Ministère des Affaires communautaires et des Services sociaux, communiqué diffusé sur Internet le 12 juin 1996.
10 Gouvernement de la Colombie-Britannique, Ministry of Social Services. Communiqué diffusé sur Internet en date du 15 mars 1996.
11 Documents transmis par le bureau du ministre.
Auteurs
Professeur au département de science politique de l’Université de Montréal.
Candidate au doctorat au département de science politique de l’Université de Montréal.
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