Chapitre 3. Les poubelles du Québec. D’un enjeu de groupe de pression à un enjeu de mouvement social
1995
p. 49-80
Note de l’éditeur
Publié dans Revue canadienne de sociologie et d’anthropologie/The Canadian Review of Sociology and Anthropology, vol. 32, no 2, (mai 1995), p. 189-214.
Texte intégral
1Le problème des déchets solides et celui de leur gestion sociale représentent un enjeu d’envergure à l’heure actuelle au Québec, et cela pour plusieurs raisons. Les déchets ont toujours fait partie de la vie quotidienne en société, mais avec l’accroissement de la consommation et des produits industriels, après la Deuxième Guerre mondiale, ils sont maintenant devenus une importante question sociale. Ils nécessitent des investissements gigantesques de la part des différents paliers gouvernementaux. Nous nous retrouvons également avec un nombre croissant d’individus et de groupes qui questionnent plusieurs aspects de la gestion actuelle, tant sociale que politique, des déchets. Ce questionnement mène parfois à des mobilisations qui modifient sérieusement l’évolution de ce dossier social et qui le transforment en enjeu sociopolitique majeur. Certaines pratiques conduisent même à une redéfinition du cadre de référence dans lequel les autorités publiques et privées présentent le problème des déchets et de leur gestion. L’enjeu sociopolitique que constituent les déchets n’est plus alors une question relevant uniquement de différents groupes de pression ; il s’étend plutôt potentiellement à des pratiques caractéristiques d’un mouvement social.
2Nous voulons élucider comment les déchets solides, de même que leur gestion, sont devenus, au Québec, un enjeu sociopolitique de premier plan. Nous chercherons d’abord à préciser les principales dimensions de cette question sociale. C’est surtout l’examen de données quantitatives concernant le traitement et la gestion des déchets solides qui nous aidera à atteindre cet objectif. Suivra ensuite une analyse de certaines actions collectives récentes effectuées à Montréal et ailleurs au Québec, qui se transforment en luttes sociales, puis en enjeu sociopolitique, à savoir le problème des déchets solides et de leur gestion. Enfin, nous offrirons une analyse plus approfondie de ce que ces actions représentent au niveau de l’évolution de ces luttes et de cet enjeu. Pouvons-nous parler de luttes sociales et d’un enjeu aboutissant à la création d’un nouvel espace social de contestation et de revendication ? Nous tenterons de répondre à cette question et, en guise de conclusion, d’offrir certaines réflexions relatives à la signification des luttes menées au sujet du traitement et de la gestion des déchets solides. À tout le moins, nous voulons tenter de démontrer que les poubelles du Québec représentent, à plusieurs égards, un enjeu sociopolitique qui marque profondément le devenir de notre société.
Les déchets solides et leur gestion : les principales dimensions d’un enjeu sociopolitique
3Les déchets, comme question sociale multidimensionnelle, envahissent, d’une façon ou d’une autre, la vie quotidienne de tous et chacun. Chaque personne, au travail comme à la maison, utilise quotidiennement plusieurs poubelles. Les déchets solides incluent les déchets domestiques des foyers et les déchets commerciaux, institutionnels et industriels « non dangereux ». Environ 7000 camions de déchets sillonnent quotidiennement les rues et les routes à travers le Canada, et ils font chacun plus de 500 arrêts par jour. Une étude américaine estime qu’un camion sur six empruntant la route serait un camion à ordures (UQCN 1992 : 60, 10).
4En 1991, 7,2 millions de tonnes de déchets ont dû être traités au Québec (MENVIQ 1992). Les entreprises et les institutions sont responsables d’environ 60 % de cette masse tandis que les foyers en génèrent approximativement 40 % (MENVIQ 1992). Au Québec, 81 % des déchets sont enfouis alors que 6 % sont incinérés (UQCN 1992 : 10). Mais ces chiffres ne témoignent pas du flux des déchets à travers la province. Les déchets de l’île de Montréal (population : 2 millions) constituent le tiers des déchets du Québec. Les deux tiers de cette masse est exportée, surtout aux méga-sites d’enfouissement de Lachenaie (Rive-Nord) et de Saint-Nicéphore (Drummondville). Les autres méga-sites québécois qui reçoivent des déchets de la métropole sont ceux de Sainte-Geneviève-de-Berthier (Lanaudière) et de Saint-Étienne-des-Grès (Trois-Rivières). Ces quatre méga-sites sont la propriété, respectivement, de Browning-Ferris Industries (BFI), de Philip Environmental, de Service Sanitaire R.S. Inc. et de Waste Management Incorporated (WMI).
5L’impact de cette exportation est important. Par exemple, la région de Lachenaie ne produit annuellement que 50 000 tonnes de déchets, mais son site en reçoit annuellement plus de 850 000 tonnes. À Saint-Nicéphore, un rythme annuel de 250 000 tonnes permettrait de garder le site ouvert pendant 20 ans encore. Or, le ministère de l’Environnement du Québec (MENVIQ), qui est devenu récemment le ministère de l’Environnement et de la Faune (MEF), estimait en 1992 que le rythme actuel imposerait la fermeture du site d’ici 5 à 8 ans. Cela veut donc dire qu’au fur et à mesure que l’on remplit les sites actuels avec des déchets importés d’ailleurs, ces régions seront dépourvues de sites et devront donc soit en aménager de nouveaux, soit exporter ailleurs leurs propres déchets (Le Devoir 30-10-92 : A1).
6La gestion des déchets a aussi d’autres impacts sur notre société. Depuis les années 1980, les autorités publiques et privées ont introduit des changements à la collecte et au traitement des déchets. Il s’agit des programmes de collecte sélective à la source et de dépôts en vue du recyclage. En 1991, ces initiatives récupéraient moins de 10 % des déchets (UQCN 1992 : 9). Les programmes de collecte sélective en vue du recyclage ne sont donc pas très performants, surtout lorsque les études de caractérisation des déchets, menées à Montréal et ailleurs en Amérique du Nord, calculent qu’une grande partie (au moins 80 %) des déchets est potentiellement récupérable (c’est-à-dire réutilisable, recyclable ou compostable).
7Au Québec, sur un total de 1500 municipalités en 1992, seulement 229 offraient un système de collecte sélective et 254, l’accès, sur une base volontaire, à des équipements de collecte. En tout, 37 % de la population québécoise peut participer, d’une façon ou d’une autre, à des programmes de collecte sélective (La Presse 20-03-93 : A12). Moins de 10 % des foyers québécois possèdent un composteur domestique (UQCN 1992 : 88). Au chapitre de la collecte sélective et du compostage, l’Ontario devance largement le Québec. En 1991, près de 80 % de la population a accès à la collecte sélective et près d’un million de foyers (soit plus du quart) ont un composteur domestique pour recycler les déchets organiques (UQCN 1992 : 27 et Le Droit 28-09-92 : 14).
8Par contre, que ce soit en Ontario ou au Québec, chaque fois qu’on met sur pied, en Amérique du Nord, un nouveau programme de collecte sélective, il atteint un taux de participation qui va au-delà de 60 %. C’est un indicateur important du niveau de sensibilisation nouvelle du public à la question sociale des déchets et de sa volonté de participer, entre autres, à la collecte sélective.
9La dimension quantitative et globale des déchets étant précisée, nous examinerons maintenant plus longuement son encadrement institutionnel, soit les processus par lesquels sont principalement traitées diverses demandes et revendications formulées au sujet du traitement et de la gestion des déchets. Ce niveau d’observation est important : il permet de fixer l’attention, en un premier temps, sur divers processus institutionnels qui cherchent, tant bien que mal, à baliser et à contenir les mécanismes décisionnels, les centres de pouvoir et les acteurs qui constituent la question sociale des déchets en enjeu sociopolitique. Nous verrons toutefois, plus loin, comment ce niveau de la problématique ne suffit pas, à lui seul, à expliquer l’ensemble des tensions, des rapports sociaux conflictuels engendrés par le traitement et la gestion des déchets.
Les mobilisations concernant le traitement et la gestion des déchets solides au Québec
10Les mobilisations concernant la gestion des déchets solides peuvent être analysées par l’entremise d’une analyse du fonctionnement du système politique institutionnel. Cette approche explique les mobilisations observées comme le résultat de conflits et de tensions entre différents groupes de pression qui cherchent tous à influencer les décisions politiques concernant la gestion des déchets. Il faut alors examiner de plus près l’encadrement institutionnel accordé à la question sociale des déchets. Il faut également se pencher sur la façon dont les décisions sont prises. Cette section tentera d’examiner ces aspects.
Des groupes de pression environnementalistes cherchant à influencer les décisions
11Une fraction importante de la population manifeste une sensibilisation nouvelle en ce qui a trait aux questions de l’environnement, sensibilisation qui n’atteint toutefois pas toute la population. Davantage mobilisés et intéressés par ces questions, certains individus et groupes sociaux avancent avec succès des revendications particulières et réussissent même à influencer des décisions politiques spécifiques. On parlera alors de gains obtenus par des groupes de pression mobilisés par des questions relatives à l’environnement. Bien constitués et organisés, de tels groupes de pression entreprennent en général des démarches qui visent principalement les structures gouvernementales (Bernard 1977 : 255-256).
12Par ce type d’appareil conceptuel et d’analyse, l’accent est principalement mis sur les succès de certaines mobilisations qui influencent l’output du système politique, soit la production des lois, des normes, de même que le déroulement des procédures gouvernementales.
13La gestion des déchets solides fournit de bons exemples d’un tel fonctionnement du système politique. La Communauté urbaine de Québec (CUQ) possède un incinérateur de déchets solides, qui brûle environ 270 000 tonnes de déchets par année. Les 90 000 tonnes de cendres qui en résultent sont acheminées au site d’enfouissement de Saint-Tite-des-Caps. En 1989, des tests effectués sur les chaux usées du système antipollution nouvellement installé révèlent que « ce type de déchets s’apparente à des déchets dangereux » (DSC 1992 : 2). La CUQ décide alors d’acheminer les chaux usées à l’usine Stablex de traitement de déchets dangereux, située à Blainville. Pour la CUQ, les coûts alors se multiplient : l’enfouissement des chaux usées, mélangées aux autres cendres, coûte 9 $ la tonne tandis que le traitement Stablex coûte 500 $ la tonne (DSC 1992 : 3). En décembre 1990, le MENVIQ fait état d’un avis juridique (non public) qui spécifie que « la chaux usée reste un résidu d’incinération de déchets domestiques, et qu’en vertu de l’article 65 du Règlement sur les déchets solides, tous les résidus d’incinération doivent être acheminés dans un site d’enfouissement » (DSC 1992 : 2). Cet avis juridique met un terme au traitement de certaines cendres comme déchets dangereux. On a donc recommencé à traiter l’ensemble des cendres comme des déchets ordinaires que l’on peut enfouir. Cette pratique continue et le propriétaire du site de Saint-Tite-des-Caps a même obtenu la permission d’agrandir son site en 1993. Pour sa part, la CUQ a proposé d’ajouter un autre four à son incinérateur pour permettre l’incinération des déchets biomédicaux et elle envisage l’incinération des déchets avec les boues usées de l’usine d’épuration des eaux (Ami-e-s de la Terre Québec 1993).
14Dans l’Avis de santé publique concernant l’impact sur la santé du site d’enfouissement de Saint-Tite-des-Caps et du projet visant son agrandissement, on retrouve cette analyse de la situation :
[...] [1’] agrandissement soulève l’opposition de certains groupes de citoyens qui s’inquiètent des conséquences sanitaires et économiques d’un tel projet dans une zone ayant un potentiel récréotouristique reconnu. C’est ainsi que le groupe « Attention : déchets » a vu le jour. Ce groupe de citoyens a comme objectifs de surveiller le dossier relatif à la gestion des déchets sur la Côte-de-Beaupré et d’informer au mieux la population des conséquences du site d’enfouissement sur l’environnement et sur la qualité de vie (DSC 1992 : 1-2).
15Ces événements de la région de Québec sont un exemple, parmi bien d’autres, des tensions sociales et des revendications, à portée tant spécifique que générale, soulevées par la question des déchets et de leur gestion.
16Le traitement et la gestion des déchets non seulement servent de déclencheur aux mobilisations de groupes de pression, mais s’avèrent également un enjeu qui déborde l’espace local. Tandis que les centres urbains proposent l’aménagement de nouveaux équipements ou la modernisation d’équipements anciens, les communautés extérieures aux centres urbains subissent des pressions énormes en recevant des milliers de tonnes de déchets venus d’ailleurs. Quelle est l’efficacité socio-institutionnelle des processus retenus pour traiter les tensions sociales générées par la question des déchets solides ?
Des processus qui donnent des résultats mitigés
17À Montréal, les audiences publiques menées au printemps 1992 par le Bureau de consultation de la Ville de Montréal (BCM) ont constitué une première au Québec. Pour l’essentiel, la Ville proposait de moderniser son incinérateur et de continuer à enfouir, pêle-mêle et jusqu’en 2010, plus de la moitié de ses déchets. Le rapport des commissaires, rendu public en août 1992, a surtout donné raison à plusieurs des arguments présentés par les individus et les groupes communautaires et environnementaux. Il a reconnu que l’incinération va à l’encontre de la réduction, de la réutilisation et du recyclage-compostage des déchets (les 3R) ; elle s’oppose surtout au recyclage. Il a reconnu également que la décision de la Ville de Montréal affecte le reste de l’île de Montréal et même tout le Québec. Ce rapport a donc exigé la tenue d’une enquête et d’audiences relatives à la gestion des déchets solides à l’échelle du Québec, de même qu’un moratoire sur tout projet d’incinération ou d’enfouissement pêle-mêle.
18La Ville de Montréal a réagi à cette consultation en annonçant, en décembre 1992, la fermeture, pour décembre 1993, de l’incinérateur des Carrières. De plus, la Ville a demandé officiellement au ministre de l’Environnement de tenir, à l’échelle du Québec, des audiences sur cette question. Ce n’est par contre qu’une victoire partielle pour les groupes environnementaux actifs sur l’île de Montréal. La Ville a simultanément décidé de continuer à enfouir, au-delà de sa fermeture prévue pour 1994, la très grande partie de ses déchets à la carrière Miron. L’enfouissement sera toujours pêle-mêle, mais on prévoit de nouvelles mesures de contrôle en ce qui a trait aux biogaz et au traitement des eaux de lixiviation qui peuvent couler de ce site. Cet engagement mi-figue mi-raisin présage, pour les divers groupes, d’autres revendications à poursuivre dans un avenir rapproché.
L’élargissement de l’encadremment institutionnel
19Jusqu’à tout récemment, seule la construction d’un nouvel incinérateur nécessitait la tenue, par le Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE), d’audiences publiques spécifiques. Ce processus vise à recueillir l’opinion du public et à recommander, le cas échéant, au ministre de l’Environnement d’émettre les permis d’exploitation nécessaires. La décision ultime appartient au Conseil des ministres. Étant donné le nombre croissant d’individus et de groupes qui remettent en question les projets de traitement de déchets et surtout d’agrandissement de sites, le ministre de l’Environnement a voulu mieux encadrer ces projets. En novembre 1992, le ministre annonce son intention d’étendre le processus d’évaluation publique à tout nouveau site d’enfouissement ou à tout agrandissement de site existant.
20Le ministre annonça, en janvier 1993, la tenue d’audiences publiques concernant l’agrandissement du site d’enfouissement de Saint-Jean-de-Matha. La population fut donc invitée, en février 1993, à se prononcer sur ce projet. On a dû renoncer à l’audience avant même de commencer, car le promoteur de l’agrandissement du site, Bérou-Transvick, obtenait de la Cour supérieure l’arrêt de cette procédure. Selon la compagnie, la législation alors en vigueur ne permettait pas qu’un projet de modification d’une installation existante soit assujettie à la procédure d’évaluation du BAPE. La compagnie insiste sur le fait que l’annonce d’une intention n’est pas suffisante pour soumettre son projet à des audiences. Les promoteurs de projets d’agrandissement de sites, ceux de La Prairie, de Berthier et de Saint-Tite-des-Caps, ont tous déposé des requêtes visant à soustraire leurs projets à ces consultations publiques (Le Devoir 24-02-93 : A2). C’est finalement en juin 1993 que la loi obligeant les promoteurs d’agrandissement de sites à participer à des audiences publiques concernant leurs projets est adoptée à l’Assemblée nationale.
21De toute évidence, il s’est constitué, à propos de multiples aspects de la gestion, locale ou régionale, des déchets, une solide opposition entre différents groupes de pression, des promoteurs et les autorités publiques. Ces tensions sociales sont également l’objet d’un certain encadrement institutionnel exercé soit localement, comme dans le cas du BCM à Montréal, soit encore au plan régional, par l’entremise du gouvernement provincial au moyen du BAPE. Cependant, la question sociale des déchets, constituée en enjeu sociopolitique, déborde ultimement, en aval et en amont, pareil traitement institutionnel plus ou moins ponctuel ; en fait, comme nous allons maintenant le voir, elle s’inscrit également à l’intérieur de processus plus complexes de rapports sociaux.
Les limites de l’encadrement institutionnel
22La question de la gestion des déchets est, en ce moment même, en train d’évoluer très rapidement. Alors que le gouvernement tente d’élargir le processus de consultation publique concernant la gestion des déchets et l’environnement, il cherche en même temps à se désaisir du dossier en laissant aux municipalités la quasi-totalité des responsabilités associées à cette gestion. En effet, le ministère de l’Environnement favorise une approche décentralisée et cherche à refiler la responsabilité de la gestion des déchets aux municipalités. Cette tension entre l’accroissement de la consultation et la déresponsabilisation interpellant les municipalités fait en sorte que les règles du jeu ne sont pas claires. Certaines municipalités choisissent de s’associer en Régie pour assumer publiquement leurs responsabilités relatives au traitement des déchets. D’autres régies inter-municipales font des appels d’offre tous azimuts et choisissent le plus bas soumissionnaire, ce qui veut dire, dans la très grande majorité des cas, que des régions entières exportent en dehors de leurs frontières la totalité de leurs déchets. Enfin, certaines municipalités choisissent d’agir seules, de façon isolée. Sur l’île de Montréal, la Ville de Montréal agit seule. La municipalité de Montréal-Nord fait de même et n’a encore aucun programme de collecte sélective, alors que 26 autres municipalités de l’île se sont réunies en une Régie intermunicipale de gestion des déchets de l’île de Montréal (RIGDIM). La municipalité de Laval quant à elle, exporte la totalité de ses déchets au site de la compagnie BFI à Lachenaie.
23C’est tout de même le ministère de l’Environnement qui est responsable, au premier chef, de la qualité de l’environnement et de l’ensemble de la réglementation relative à cette question. Jusqu’à maintenant, il a exercé cette responsabilité de différentes façons. Ce qui devient de plus en plus évident, c’est qu’il existe des limites objectives à ses tentatives d’implantion d’une gestion politico-institutionnelle adéquate, satisfaisante et démocratique de la question sociale des déchets.
24Ces limites sont surtout mises en évidence par les groupes communautaires et environnementaux. Ces groupes font face à un manque de transparence concernant l’ensemble des données d’un projet. Plusieurs groupes, par exemple, ont dû passer devant la Commission d’accès à l’information pour obtenir des renseignements concernant les activités des responsables, ou encore pour connaître le résultat d’études d’impacts ou environnementales. Depuis 18 mois, Action RE-buts (Montréal), Opération Protection de l’Avenir (Lachenaie), Action Écologie (Saint-Jean-de-Matha), GARDE (Saint-Étienne-des-Grès), et le Regroupement Vert (Sainte-Geneviève-de-Berthier) ont été obligés de passer par cette instance pour obtenir des renseignements concernant la gestion des déchets solides dans leur région.
25Au sujet du fonctionnement du BAPE, les groupes se plaignent de délais trop courts pour la préparation de leurs mémoires ainsi que d’un manque chronique de financement afin de préparer des contre-expertises ; les promoteurs, eux, disposent de plusieurs années pour élaborer leurs projets et étayer leurs justifications. Comment les groupes peuvent-ils préparer un mémoire sur un projet qui est à l’étude sans avoir accès à l’ensemble de l’information ? Dans de tels cas, certains groupes incitent au boycottage des audiences.
26La RIGDIM de l’île de Montréal a proposé de construire le plus grand incinérateur de déchets solides au Canada. Lors des audiences du BAPE tenues au printemps de 1993, les groupes questionnent le choix des commissaires mandatés par celui-ci, car aucun d’eux ne fait partie des commissaires permanents du BAPE et seulement deux des cinq commissaires viennent de la région montréalaise (Le Devoir 15-03-93 : A2). Mais la limite la plus importante des audiences est certes le fait que celles-ci portent sur un seul sujet, sans que les alternatives aient été examinées en profondeur. Les groupes sont alors perplexes quant au rôle qu’ils peuvent jouer dans un dossier ; ils ne savent pas trop sur quoi ils sont appelés à se prononcer. Dans le cas de Montréal, la RIGDIM avait déjà signé, à huis clos, un contrat d’une valeur d’au moins un milliards $, pour une période de 20 ans, avec la compagnie Foster-Wheeler, laquelle devait construire et gérer l’incinérateur. La réalisation de ce projet était pourtant l’objet d’une évaluation. Le contrat contient des clauses d’indemnité qui garantissent un montant minimum de 2,5 millions $, et pouvant aller jusqu’à 10 millions $, à verser à Foster-Wheeler si le projet ne se réalise pas. Deux ministres provinciaux ont explicitement approuvé ce processus en faisant adopter à l’Assemblée nationale, au mois de juin 1992, le projet de loi privée 221 qui accordait ce pouvoir inusité à la Régie. Une rumeur est ainsi confirmée : « Un ancien ministre du gouvernement Bourassa et supporteur de Claude Ryan à l’époque de la chefferie, M. Fernand Lalonde, deviendrait sous peu le président de la filiale québécoise de Foster-Wheeler. » (Le Devoir 29-05-92 : A2)
27Le processus de consultation publique mis en œuvre par le BAPE, dont la fonction est d’aider à la prise de décision en intégrant les divers points de vue des citoyennes et des citoyens est, comme nous l’avons souligné, de plus en plus remis en question. Des acteurs individuels et collectifs cherchent plutôt à intervenir avant et après le processus d’audiences proprement dit. Les groupes de pression et les autres citoyennes et citoyens intéressés ne se contentent plus de se prononcer uniquement à la toute fin de la prise de décision, comme c’est le cas actuellement. De plus, le rôle entièrement consultatif du BAPE et les paramètres étroits qui le caractérisent sont jugés de plus en plus inacceptables par les groupes sociaux mobilisés. Enfin, autre limite objective du BAPE, souvent la prise de décision se fait ailleurs, à même des processus qui, eux, ne font pas partie d’un encadrement politico-institutionnel.
Le néocorporatisme et la question sociale des déchets solides au Québec
28Qu’est-ce qu’on entend par néocorporatisme ? Selon les politicologues J. Dalton, M. Kuechler et W. Bürklin, on peut définir le néocorporatisme de la façon suivante :
[...] an interest group receives formai or informai sanction from the State, and thus is granted official status as a legitimate participant in the governing process. This participation may involve direct consultation with government ministries as legislation is being drafted, formai representation on government administrative bodies, institutionalized ties with parties that provide the group with representation in parliament, and participation on government advisory commissions. The collaboration between state organs and interest groups is often so close that it is difficult to keep actors separate (Dalton et Kuechler (dir.) 1990 : 14).
29Le traitement et la gestion des déchets n’échappent certes pas, au Québec, à pareille tendance néocorporatiste. Des exemples peuvent illustrer l’exclusion de la grande majorité des groupes revendiquant une gestion écologique des déchets de ce processus néocorporatiste aussi bien que le lien étroit qui existe entre les promoteurs privés et l’État.
La « concertation » néocorporatiste
30À Montréal, la firme d’experts-conseils COGESULT, embauchée par la RIGDIM pour ses relations publiques, a tenté, en juillet 1991, de lancer un comité de concertation en vue de rendre « socialement acceptable » le projet d’incinération de Foster-Wheeler. Avant d’accepter l’invitation de faire partie de ce comité, la coalition Action RE-buts a formulé quatre conditions : 1) l’accès à toute l’information, y compris les contrats avec Foster-Wheeler et les budgets de la RIGDIM ; 2) l’intégration du comité dans l’organigramme de la RIGDIM et non pas dans celui des consultants de COGESULT ; 3) des réunions publiques ouvertes à tout citoyen ou citoyenne ; 4) la mise sur pied d’une étude présentant une alternative à l’incinérateur de Foster-Wheeler. La coalition a précisé que si l’une ou l’autre de ces conditions ne pouvait pas être respectée, elle désirerait alors siéger à titre d’observateur seulement.
31Non seulement la RIGDIM a-t-elle refusé toutes ces demandes, mais son président lui-même a fermé la porte aux membres de la coalition qui se sont présentés lors de la première rencontre du comité (Action RE-buts juillet 1991a et 1991). Roger Laroche, un vice-président de la CSN en faveur de l’incinération, a assumé la présidence du comité. Aucun groupe environnemental ou communautaire n’a accepté d’y siéger. Seul le président du groupe STOP, qui n’est pas membre de la coalition Action RE-buts, a accepté d’agir à titre de personne-ressource du comité. Tous les autres organismes membres étaient des organismes publics (CLSC, DSC, etc) ou subventionnés par les autorités publiques (Mercier-Est, Quartier en santé). Le comité de concertation de la RIGDIM s’est prononcé en faveur de « l’acceptabilité sociale » de l’incinérateur proposé lors des audiences du BAPE. Par contre, trois membres du comité se sont dissociés de cette prise de position et se sont opposés à la construction d’un incinérateur {Journal de Montréal 27-04-93).
32La mise sur pied de « comités de concertation » est de plus en plus fréquente dans l’ensemble de la gestion des déchets. À Saint-Nicéphore, le site d’enfouissement a changé de propriétaire il y a quelques années. Intersan, le nouveau propriétaire, est récemment devenu propriété à son tour de la multinationale ontarienne Philip Environmental Inc. Cette compagnie s’occupe de la gestion des déchets solides et dangereux et elle est de plus en plus active au Québec. Elle a, par exemple, récemment décroché le contrat du traitement des déchets domestiques dangereux de l’île de Montréal, un projet de collaboration entre la Ville de Montréal et la RIGDIM. Ciment Saint-Laurent détient 25 % des actions de Philip Environmental. Ciment Saint-Laurent essaie très activement de faire changer la réglementation afin de permettre l’incinération des déchets dans ses cimenteries. Elle fait partie, avec le sous-ministre de l’Environnement, d’un comité spécial qui se penche sur cette question. Le seul groupe environnemental qui ait accepté de siéger à ce comité est la Fondation québécoise en environnement, groupe peu critique à l’égard de l’industrie et dénoncé par la plupart des autres groupes environnementaux québécois. Le BAPE devait tenir des audiences sur la question dès janvier 1994 et pour la première fois, le ministère de l’Environnement était considéré comme un promoteur de cette technologie, au même titre que les cimenteries. Au tout dernier moment, les cimenteries ont décidé de se retirer du processus.
Des nouvelles formes de prises de décision
33Le néocorporatisme ne se limite pas aux nouveaux processus de concertation, mais implique également de nouvelles formes de prises de décision qui affectent toute une communauté. Le cas de Saint-Nicéphore est aussi exemplaire à cet égard. L’achalandage au site d’enfouissement est passé de 40 000 à plus de 600 000 tonnes annuellement, en raison de l’exode des déchets des centres urbains. Mais le rapport entre la compagnie Intersan (propriété de Philip Environmental) et la municipalité va plus loin encore. En 1991, la municipalité accepte de la compagnie une contribution de 440 000 $ en vue de la construction d’un centre communautaire, et cela en dépit du fait que la majorité de la population s’est prononcée contre un tel arrangement. En janvier 1992, une pétition signée par 8 citoyens sur 10 de la municipalité exige la démission ou la destitution du conseil municipal (Séguin 1992 : 11). En février 1992, la municipalité est mise sous tutelle par le gouvernement du Québec, situation qui ne changera qu’avec la tenue d’élections municipales à l’automne 1993.
34Un autre exemple des liens unissant les promoteurs aux gouvernements est celui de Lachenaie. La compagnie BFI, propriétaire du méga-site d’enfouissement, a conclu une série d’ententes avec la municipalité concernant sa gestion des déchets. La municipalité a droit à un programme de collecte sélective subventionné et l’enfouissement au site est gratuit. De plus, la multinationale verse 20.. à la municipalité pour chaque tonne de déchets importée qui est enfouie dans le site. Ces ententes ont été négociées sans consultation publique (Séguin 1992 : 15).
35Ce ne sont pas uniquement les promoteurs privés qui favorisent le développement de processus néocorporatistes. En semant le doute sur la légitimité de certains acteurs sociaux, le gouvernement consolide l’élargissement de ce système de représentation et de régulation des intérêts.
36Le gouvernement, par exemple, encourage la collecte d’informations concernant certains groupes. Le ministre de la Sécurité publique, Claude Ryan, confirme, en novembre 1992, que la Sûreté du Québec (SQ) « poursuit un travail d’information en relation avec une vingtaine de dossiers chauds dans le secteur de l’environnement, touchant des projets d’impantation de sites d’enfouissement dans diverses parties du Québec » (La Presse 09-12-92). Suite à ces opérations et déclarations, le président de la Ligue des droits et des libertés, Gérald Mckenzie, a cru bon intervenir en affirmant :
Telle que menée jusqu’à maintenant, l’opération conduit à l’intimidation de citoyens et de citoyennes et à la déstabilisation des groupes environnementaux dans leur travail [...]. En outre, les propos publics de la SQ et du ministre Ryan constituent de la désinformation. Ils laissent entendre qu’il y a enquête sur les groupes environnementaux en rapport avec la commission de gestes illégaux, sans jamais rappeler que dans tous les cas les membres de ces groupes en sont, non pas les acteurs, mais bien les victimes (FCQGÉD 1992a).
37Il est donc possible que l’objectif du gouvernement dans cette affaire soit de discréditer certains intervenants en faveur d’autres plus « raisonnables », plus ouverts à la négociation et au compromis. Cependant, peu après la conférence de presse tenue par les groupes du FCQGÉD et par la Ligue des droits et libertés, ont cessé les interrogatoires et les demandes de renseignements personnels et de numéros de téléphones, ainsi que les fausses affirmations faites dans les médias par les officiers de la SQ.
38Autour de la question sociale des déchets, des groupes d’intérêts se mobilisent, et tentent d’influencer au moyen de processus institutionnels bien établis, les décisions prises par les autorités politiques. Ces groupes font alors pression sur l’output du système politique traditionnel. Mais il y a plus que cela : il faut noter l’effet structurant de l’ensemble de ces pratiques, lesquelles constituent finalement un système de représentation et de régulation des influences, des intérêts socio-économiques, des relations sociales qui concernent l’ensemble de la question sociale des déchets. C’est ainsi que se structure graduellement un système et un marché néocorporatistes des influences et des intérêts socio-économiques, système et marché où se négocient et s’échangent toutes sortes de ressources pour l’action. L’action de certains groupes sociaux, qui se mobilisent autour de la question sociale des déchets, donne l’impression de se laisser totalement inscrire dans le fonctionnement de ce système et de ce marché néocorporatistes des influences et des intérêts. Mais il n’en va pas ainsi pour tous. Certaines formes de pratiques collectives relatives à la question sociale des déchets débordent manifestement le fonctionnement d’un tel système néocorporatiste de représentation des intérêts et de régulation des relations sociales. L’analyse ne peut que donner sens à ces débordements : toutes les dimensions de l’action collective qui prend forme autour de la question des déchets doivent être prises en compte si nous voulons bien comprendre et maîtriser la signification, pour la constitution même du social, de l’ensemble de ces pratiques (Dalton et Kuechler (dir.) 1990 ; Magnusson 1992).
Les nouvelles composantes de la question sociale des déchets
39Les actions collectives des groupes sociaux ne sont pas uniquement le résultat des contraintes marquant les processus institutionnels ou néocorporatistes. Bien sûr, des acteurs collectifs se mobilisent et formulent des revendications et des demandes par le biais d’une panoplie de moyens d’actions : lettres de réclamations, pétitions, conférences de presse, manifestations sociales, participation à des audiences publiques, pratiques exemplaires à forte portée médiatique. Plusieurs de ces actions s’inscrivent à l’intérieur des limites des modes de représentation et de régulation des intérêts du système politico-institutionnel traditionnel.
40Mais plusieurs demandes et revendications sociales débordent les modes les plus usuels de représentation des intérêts et de régulation des relations sociales, tout comme elles peuvent aussi déborder les limites conventionnelles du système politique. Elles ne sortent pas pour autant du champ plus global du politique. Des actions et des revendications sociales, des formes d’action et d’identités collectives ouvrent plutôt des espaces publics nouveaux qui sont constitutifs du politique non institutionnel. Et ce dernier est rarement tout à fait dissociable du politique institutionnel conventionnel. Un chassé-croisé dialectique constant s’établit plutôt entre ces deux faces du politique (Offe 1985 ; Tarrow 1989 ; Maheu 1991). Nous allons maintenant expliciter trois aspects essentiels de cette dynamique dialectique, soit : 1) la nouvelle charge morale intégrée au débat ; 2) le dépassement du politique institutionnel par l’entremise de nouvelles alliances et solidarités sociales ; et 3) le dépassement du politique institutionnel par le biais de nouvelles pratiques individuelles et collectives. C’est ainsi que nous pourrons, en guise de conclusion, offrir quelques réflexions sur l’ensemble de la problématique posée par la question sociale de la gestion des déchets solides.
Un débat porteur d’une nouvelle charge morale
41L’expression de fondamentalisme politique, d’une politique de la conviction, proposée par Offe (in Dalton et Kuechler (dir.) 1990), pour rendre compte de l’action politique des mouvements sociaux, est ici d’un précieux recours. Mais encore faut-il qu’elle capte de manière plus systématique que ne l’entend cet auteur le va-et-vient constant et dialectique des pratiques collectives qui articulent le politique non institutionnel au politique institutionnel.
42Des demandes et des revendications sociales, des pratiques collectives de groupes mobilisés autour de la question sociale des déchets transgressent le fonctionnement de divers systèmes sociaux par tout un ensemble de tendances, d’orientations normatives, de modes d’action. Par leurs formes mêmes d’organisation sociale, par l’identité sociale qu’ils revendiquent, par les orientations normatives qu’ils proposent, les acteurs collectifs mobilisés par cette question sociale des déchets dotent cette dernière d’une charge morale et éthique nouvelle qui en modifie profondément les termes. Ils font alors fonction de dénonciation de l’inacceptable, des dysfonctionnements et des limites des manières de faire, de vivre, de consommer en société. Et en même temps, leurs visées plus globales, les convictions qui les habitent, tout comme bien souvent leurs demandes et leurs revendications sociales plus circonscrites, ne peuvent alors être traitées à l’intérieur des limites de fonctionnement de plusieurs systèmes sociaux.
43Des chercheurs ont déjà avancé que les mouvements sociaux se caractérisent et se distinguent par les orientations normatives qui cimentent le noyau central des individus et des groupes constitutifs de ces mouvements, de même que les réseaux et les relations sociales qu’ils entretiennent entre eux. Les politicologues Dalton et Keuchler notent par exemple que : « the ideological bond between the core members determines the nature of the movement. It provides the prime criterion in determining whether the qualifier “new” is theoretically meaningful » (Dalton et Kuechler (dir.) 1990 : 2.78). Ces orientations normatives sont matérialisées dans les formes mêmes d’organisation de ces groupes et mouvements sociaux, dans l’identité sociale qu’ils revendiquent, ainsi que dans les représentations et les visées globales qu’ils proposent à propos de la question sociale des déchets.
44La plupart des acteurs collectifs qui se mobilisent par rapport à la question sociale des déchets existent depuis quelques années seulement. Pour certains groupes, la question des déchets est le principal enjeu qui les réunit et qui motive leur action. Dans certaines régions, comme à Montréal, ces groupes ont formé une coalition (Action RE-buts) pour revendiquer une gestion écologique des déchets. Il existe depuis près de trois ans un réseau national québécois réunissant plus de 60 groupes préoccupés par la gestion des déchets, réseau dénommé le Front commun québécois pour une gestion écologique des déchets (FCQGÉD).
45Comment ces acteurs collectifs se définissent-ils ? Leur membership est ouvert à tous ceux et celles qui épousent les principes d’une gestion écologique et démocratique des déchets. Pour devenir membre de la coalition Action RE-buts, les groupes participants doivent obligatoirement souscrire à un Énoncé de principes. À son assemblée générale d’août 1992, tous les groupes du FCQGÉD ont adopté, à l’unanimité, le principe directeur suivant :
Le FCQGÉD revendique une gestion écologique des déchets-ressources. La gestion écologique se fonde sur les 3 R-D [...] à l’intérieur de processus démocratiques favorisant le « développement viable » à l’échelle locale et régionale. La gestion écologique des déchets ne peut donc inclure ni l’enfouissement pêle-mêle ni l’incinération. La population doit être directement et continuellement intégrée dans l’ensemble des processus de décisions impliquant la gestion des déchets (FCQGÉD 1992c).
46C’est donc là le point de départ conceptuel qui anime la majorité des acteurs individuels et collectifs qui travaillent, à travers le Québec, à actualiser leur vision d’une gestion écologique et démocratique des déchets. Des groupes présentent, par exemple, des revendications relatives à l’impact des projets sur la qualité de la vie communautaire et environnementale. Ces acteurs cherchent à mesurer l’ensemble des impacts d’un projet en allant bien au-delà de la liste restreinte présentée par les promoteurs. Les projets sont analysés de façon globale, et non pas uniquement en fonction d’une décision limitée basée seulement sur le meilleur rapport coût-bénéfice.
47Pour les individus et les groupes qui partagent ces valeurs, une gestion écologique doit aussi être démocratique (le D des 3 R-D). Toute personne qui jette quelque chose dans une poubelle est concernée par la gestion des déchets ; elle a alors son mot à dire. Toute gestion des déchets exige donc la participation continuelle et directe des citoyens et des citoyennes dans toutes les prises de décision importantes. C’est par le biais de nouveaux processus démocratiques, axés sur la participation, que ces acteurs collectifs entendent atteindre un consensus social sur la façon de s’organiser pour trouver des solutions acceptables, et à long terme, au problème des déchets.
48Les organisations qui ont adopté le principe des 3 R-D sont donc relativement nouvelles et elles se caractérisent par des structures de participation décentralisées. La prise de décision s’y fait par consensus. Une grande souplesse organisationnelle caractérise ces groupes et les rôles n’y sont pas rigidement hiérarchisés. Ces acteurs collectifs manifestent aussi une grande ouverture par rapport à tous ceux et celles qui veulent participer à leur action. Tout se passe comme si deux grandes catégories d’acteurs s’y impliquent activement. Il y a d’abord des personnes directement affectées par des installations existantes ou par des projets d’installations. Et il y a également ceux et celles qui ont à cœur la protection de l’environnement et qui choisissent, par conséquent, d’œuvrer dans le domaine de la gestion des déchets. Cette diversité idéologique et motivationnelle fait en sorte que les membres des groupes proactifs sont assez hétérogènes quant à leur origine sociale, leur occupation et leur statut socio-économique.
Le débordement du politique institutionnel 1 : des nouvelles alliances
49Les demandes et les revendications sociales, les pratiques collectives débordant le fonctionnement de systèmes sociaux, et notamment le fonctionnement du système politique conventionnel, semblent donc être accompagnées par l’émergence d’acteurs collectifs nouveaux. Nous observons de nouvelles formes d’alliances entre divers groupes sociaux. De fait, tout se passe comme si l’opposition politique réelle aux forces sociales dominantes, dans le vaste champ d’action de l’environnement et bien entendu dans la question sociale des déchets, se construisait dans de nouveaux espaces publics, dans le politique non institutionnel.
50La plupart des acteurs collectifs mobilisés par la question des déchets se réclament d’une distinction, d’une différence par rapport aux autres intervenants privés et publics. Les formes organisationnelles qu’ils empruntent de même que les visions et représentations sociales qu’ils développent ne sauraient, à elles seules, commander que leur soit appliqué le qualificatif de nouveaux acteurs sociaux. Comme plusieurs observateurs l’ont remarqué, encore faudrait-il qu’ils tendent à créer de nouveaux espaces publics, qu’ils modifient l’agenda politique institutionnel, qu’ils développent des formes de participation politique directe, qu’ils élargissent les frontières du politique institutionnel (Dalton et Kuechler (dir.) 1990 ; Offe 1985 ; Maheu 1991).
51Ces groupes d’acteurs se sentent exclus de la gestion et des processus décisionnels dominants. Cette exclusion ne mène pas à la « frustration » ou à un « retrait ». Au contraire, ces groupes sont actifs pour explorer des avenues inédites pouvant créer de nouvelles voies de prises de décision et de mises en pratique de la gestion écologique et démocratique des déchets. Les revendications qu’ils véhiculent embrassent des enjeux universels s’étendant à l’ensemble de la société.
52Action RE-buts organise depuis trois ans des manifestations symboliques le jour du Mercredi des Cendres. « En deuil des 3R-D » est un des slogans présentés aux élu(e)s, aux compagnies et à la population en général. En 1992, les manifestants se sont déplacés, avec un cercueil et un corbillard, devant l’incinérateur des Carrières de la Ville de Montréal. Ensuite, les manifestants sont allés rencontrer une délégation de groupes communautaires devant le site d’enfouissement des cendres à Rivière-des-Prairies. Enfin, ils se sont rendus devant l’hôtel de ville de Montréal-Est pour dénoncer le projet de l’incinérateur de Foster-Wheeler. En 1993, ils ont manifesté devant les bureaux montréalais de cette multinationale. En 1994, ils ont présenté une « pièce de théâtre » devant les bureaux montréalais du premier ministre québécois. Ces actions d’éclat débordent leurs seuls participantes et participants, dont le nombre est plutôt restreint d’ailleurs, pour atteindre un caractère symbolique hautement médiatique, sensible à la force de la conviction, à l’ampleur morale de l’engagement.
53Les groupes du FCQGÉD de l’extérieur de l’île de Montréal soutiennent la coalition Action RE-buts lors de ses activités et la coalition envoie en retour des représentants lors d’activités tenues à l’extérieur de l’île. Des représentants de Carignan, Grenville, Lachenaie, Saint-Étienne-des-Grès, Drummondville, Québec et d’autres régions étaient présents lors des manifestations à Montréal. On trouve également plusieurs cols bleus du syndicat SCFP 301, affilié à la FTQ. Ces syndiqués travaillaient entre autres à l’exincinérateur de la Ville de Montréal et au méga-site d’enfouissement de Miron. « Avoir 80 membres de son syndicat qui travaillent dans un incinérateur et faire voter une résolution qui préconise la fermeture progressive de cet incinérateur, faut le faire » (Dallaire 1993). Est aussi digne de mention la participation de syndicats locaux ou régionaux à des manifestations tenues à Valleyfield et dans le comté de Grenville dans les Laurentides (Séguin 1992). La capacité de former de telles alliances au niveau régional confirme que les actions menées débordent les intérêts et les causes particularistes.
54Le 18 novembre 1992, plus d’une centaine d’organismes ont appuyé la demande des 40 groupes membres du FCQGÉD et réclamé une enquête et des audiences publiques, à l’échelle du Québec, sur le problème de la gestion des déchets solides. D’ici la mise en place de tels processus, dont l’objectif est la formulation d’une véritable politique québécoise de gestion des déchets, le FCQGÉD demande un moratoire sur tout nouveau site d’enfouissement, sur tout nouvel incinérateur et aussi sur toute modernisation ou sur tout agrandissement d’installations existantes. La liste des groupes non membres du FCQGÉD qui appuyaient cette demande comprend l’Union québécoise pour la conservation de la nature, la Fédération québécoise de la faune, l’Association des consommateurs de Trois-Rivières, le Conseil des travailleurs et travailleuses du Montréal métropolitain (FTQ), le CLSC de Rivière-des-Prairies, l’Union des municipalités régionales de comté du Québec (UMRCQ), l’Union des producteurs agricoles (UPA), la Ville de Carignan, le porte-parole de l’environnement du Parti Québécois, entre autres (FCQGÉD 18-11-92 : Journal de Montréal 19-11-92). C’est là un autre exemple d’un nouveau type d’alliance entre des intervenants sociaux, forts différents, qui s’unissent pour mener une lutte commune face au gouvernement et aux entreprises.
55Des acteurs collectifs mobilisés par la question sociale des déchets tendent donc à créer un nouvel espace public où seraient traités les enjeux relatifs à cette question sociale. Ils forment aussi des réseaux et des alliances constitutifs d’une opposition politique appelée à véhiculer une vision plus démocratique et plus globale des questions écologiques et plus particulièrement de la question sociale des déchets. Au cœur même de ce nouvel espace social se construit donc une opposition politique dont les pratiques, l’identité, les valeurs ne se limitent pas au seul politique non institutionnel. Cette opposition politique introduit un nouveau maillage entre le politique institutionnel et le politique non institutionnel (Maheu 1992 ; Melucci 1989 et 1991 ; Nedelmann 1987), tout comme elle pousse à la transformation de la gestion politique traditionnelle des déchets solides.
Le débordement du politique institutionnel 2 : des pratiques alternatives et l’appropriation collective de la question sociale des déchets
56Des demandes et des revendications sociales, des pratiques collectives relatives à la question sociale des déchets débordent le fonctionnement de systèmes sociaux en s’enracinant sur un terrain social d’expérimentation de pratiques alternatives. Ce sont des pratiques alternatives qui opposent à l’appropriation par l’État et par des forces dominantes une appropriation collective, enracinée à la base et souvent inscrite dans le quotidien, de questions environnementales et de la question sociale des déchets. Cette tension dialectique entre l’appropriation collective de questions sociales et l’appropriation par l’État et les forces dominantes des mêmes questions sociales est souvent un important véhicule de changement social des sociétés contemporaines (Maheu 1991).
57Récemment, des groupes d’Action RE-buts et du FCQGÉD ont occupé les bureaux montréalais du ministre de l’Environnement Pierre Paradis. Après avoir tenté pendant deux ans de recevoir des réponses à leurs lettres, ces groupes ont exigé une rencontre pour discuter : 1) de l’état de la situation ; 2) de la nécessité d’une enquête et d’audiences publiques à l’échelle du Québec ; 3) du financement des groupes. Après cinq heures d’occupation, le ministre a accepté de les rencontrer. Des acteurs collectifs ont ainsi réussi à discuter de la gestion écologique et démocratique des déchets avec le principal responsable du dossier, le ministre québécois de l’Environnement. En réalité, c’est là une reconnaissance de facto par le ministre qu’il ne peut plus ignorer les groupes du FCQGÉD. Le ministre Paradis a reconnu publiquement l’importance des demandes de ces groupes et en bon politicien, il a promis d’agir. Par contre, comme il fallait s’y attendre, les mesures concrètes ne sont toujours pas venues. Ces groupes continuent tout de même de tout faire pour obtenir gain de cause au sujet des audiences et de l’enquête au niveau national.
58Ces demandes transforment la question des déchets en enjeu sociopolitique et implique une plus grande ouverture et transparence de la part des autorités. Elles sollicitent également une réponse immédiate des autorités et forcent enfin les autorités à se prononcer clairement sur la question. Lorsque les responsables de la situation sont identifiés, il devient possible de faire pression directement sur eux, de les contester publiquement. Pour certains chercheurs, il s’agit d’une des plus importantes contributions des mouvements sociaux. Comme le dit Alberto Melucci, « these [...] forms of symbolic challenge produce systemic effects [...] consisting mainly in rendering power visible » (Melucci 1989 : 76). Et un pouvoir technocratique ainsi contesté et démasqué devient un adversaire identifiable contre lequel on peut agir. Dans une société où la prise de décision semble être de plus en plus diffuse et invisible et où personne ne semble vouloir assumer la responsabilité des décisions, c’est déjà un pas de fait vers le changement.
59Grâce à leurs demandes, des acteurs collectifs réussissent à remettre en question les incontournables enfouissements pêle-mêle ou incinérations comme options préférentielles de traitement des déchets. La demande pour un débat sur l’ensemble de la question des déchets ne remet donc pas en cause uniquement des projets spécifiques. Cette demande remet aussi en question la façon même d’aborder le traitement et la gestion des déchets solides. Conçu de cette façon, l’enjeu prend plus d’ampleur et devient un nouvel espace sociopolitique de contestation, dont les retombées peuvent alors potentiellement affecter les institutions et les processus de prise de décision. Comme nous l’avons vu, ces acteurs ne sont pas limités aux seuls moyens politiques traditionnels pour véhiculer leur message.
60Au-delà de la remise en question des formes traditionnelles de traitement et de gestion des déchets, des actions collectives s’enracinent dans un terrain d’expérimentation de pratiques alternatives. Changer les frontières du politique institutionnel implique également l’appropriation collective, à la base par des communautés et sur un plan quotidien, de la question sociale des déchets. L’appropriation collective et communautaire de la question sociale des déchets repose alors sur une tension conflictuelle et une contradiction qui se tissent à même des actions tant individuelles que collectives, entre cette forme d’appropriation d’une question sociale et l’appropriation qui en est faite par l’État et les forces dominantes de la société.
61La coalition Action RE-buts, consciente de problèmes similaires ailleurs, a réussi, à partir de l’enjeu spécifique d’aménagement d’un incinérateur à Montréal, à travailler activement à trouver des solutions locales concrètes. Ces solutions pourraient possiblement servir en même temps de modèle pour d’autres communautés. La coalition propose, entre autres, la ressourcerie. Conçue en opposition et comme alternative aux « déchetteries » proposées par la Ville de Montréal dans son plan de gestion, la ressourcerie transforme radicalement l’approche préconisée par celle-ci dans la gestion actuelle des déchets. Le projet vise en priorité un traitement communautaire et écologique des déchets plutôt qu’un traitement centralisé et régional. En effet, la ressourcerie est une entreprise socio-économique basée sur les 3 R. Elle est fondée sur l’éducation, la sensibilisation et la recherche sur la réduction, propose des programmes d’emplois visant à réparer et à revendre différents objets (la réutilisation), crée des emplois communautaires reliés au recyclage et au compostage, et développe différents programmes d’entraide visant les commerces, les institutions et les entreprises d’une communauté. En somme, elle vise la réalisation effective des 3 R. Avec un réseau de ressourceries, le traitement et la gestion des déchets seraient radicalement transformés. C’est pourquoi cette approche est, pour la coalition, au cœur d’une gestion écologique et démocratique des déchets-ressources.
62En dépit du peu d’intérêt démontré par les autorités publiques, la coalition a monté, en septembre 1992, une table de travail pour réaliser un projet-pilote de ressourcerie sur le Plateau Mont-Royal, où se trouve l’incinérateur des Carrières. La table de travail qui réalise l’étude de faisabilité rassemble, en plus des membres de la coalition Action RE-buts, des partenaires comme la Société Saint-Vincent-de-Paul, la Caisse populaire Sacré-Cœur et la Corporation de développement économique communautaire du Centre-Sud/Plateau Mont-Royal (CDEC). Le Regroupement québécois des coopératrices et coopérateurs du travail (RQCCT) s’est ajouté à la table de travail pour aider à réaliser l’étude de faisabilité et à déterminer les possibilités de l’établir comme une coopérative communautaire. Le Regroupement aimerait par la suite proposer le projet à d’autres régions du Québec.
63L’idée de la ressourcerie d’Action RE-buts a rapidement été adoptée par d’autres groupes du réseau du FCQGÉD. Il y a présentement des projets gérés par des groupes locaux, de création de centres communautaires de gestion écologique des déchets-ressources à Baie Comeau, à Carignan, à Côte-Saint-Luc et à Landrienne. Un réseau de ressourceries a été mis sur pied afin que les régions puissent s’entraider à réaliser leurs ressourceries locales.
64Les groupes qui s’intéressent à la gestion des déchets solides ne revendiquent pas uniquement une réorientation et une reformulation des politiques et des lois québécoises concernant la gestion des déchets. Ils participent activement à trouver de nouvelles voies d’avenir. Ils se perçoivent donc, de plus en plus, comme des acteurs sociaux importants qui doivent participer à la recherche des solutions (Vaillancourt 1992), en partenariat avec d’autres acteurs sociaux.
Un enjeu de mouvement social ?
65Tout se passe comme si deux approches globales, opposées et contradictoires, se font face en ce qui a trait à la question sociale des déchets. En ce sens, la question sociale des déchets, constituée en enjeu sociopolitique, est au cœur de revendications sociales, de tensions, de contradictions et de conflits qui mettent en rapport diverses catégories d’acteurs sociaux. À certains égards, ce conflit global prend des allures d’une opposition entre déchets et ressources.
66L’approche traditionnelle considère en effet les déchets comme une masse importante de sacs verts qu’il faut apprendre à traiter d’une façon responsable. Il s’agit alors de trouver la technologie la plus appropriée qui permettrait de regrouper en des lieux centraux et de traiter convenablement une masse de détritus. L’autre approche, mise de l’avant par les groupes locaux et régionaux préoccupés par la qualité de vie et les questions environnementales, voit dans les déchets un ensemble de ressources qui ne peuvent qu’être traitées comme telles. Il s’agit alors, le plus souvent au niveau des communautés locales, de contrôler l’ensemble de ces ressources ; on cherche d’abord à réduire, ensuite à réutiliser ou à recycler et enfin à composter. Actuellement, les principaux débats mettent surtout de l’avant la première de ces deux approches. La très grande majorité des institutions et des mécanismes étatiques et politiques de décision relatifs aux questions environnementales, et notamment à celle des déchets, sont réfractaires à la deuxième approche, appuyée par les pratiques sociales et les conduites collectives d’acteurs collectifs mobilisés par les questions environnementales.
67Ce champ de rapports sociaux, en général conflictuels, entre ces deux approches opposées et contradictoires de la question sociale des déchets se construit à même diverses formes de pratiques sociales et de conduites collectives. Ces dernières obéissent finalement à trois logiques de structuration qui, bien que distinctes l’une de l’autre, s’enchevêtrent par moments l’une avec l’autre.
68De façon indubitable, ce champ de tensions sociales et de conflits entre deux grandes approches, deux visions globales relatives à la quête sociale des déchets, se matérialise, en premier lieu, par des mobilisations de groupes d’intérêts et de groupes de pression. Des pratiques sociales, des conduites collectives relatives à la question sociale des déchets prennent la forme de pressions, d’influences exercées sur l’output du système politique de façon à infléchir des décisions, à modifier des règlements et des procédures, à transformer la législation, à ébranler le législateur.
69Plus les demandes et les revendications sociales relatives aux questions environnementales s’institutionnalisent, moins l’analyse peut négliger la dynamique sociale du jeu sociopolitique des groupes de pression et d’intérêts. Mais il y a, dans cette mouvance d’institutionnalisation, plus encore à repérer. On assiste en ce moment non pas seulement aux jeux sociopolitiques ponctuels de groupes de pression mais encore à la cristallisation d’un marché, d’un système néocorporatiste de représentation des intérêts, de régulation des demandes et des relations sociales générées par les questions environnementales. Des acteurs privés et publics, des acteurs individuels et collectifs, des institutions et des corporations, au-delà de la logique de groupes de pression influençant l’output du système politique, tissent en plus entre eux, un véritable système, un marché néocorporatiste où ils échangent des ressources, négocient des intérêts, obtiennent des statuts d’interlocuteurs responsables, se constituent en partenaires décisionnels, mesurent et tendent à équilibrer leurs influences respectives. Des pratiques sociales et des conduites collectives de divers groupes sociaux concernés par la question sociale des déchets obéissent à cette logique de structuration d’un marché néocorporatiste de représentation des intérêts et de régulation des relations sociales.
70La mise en place d’un tel marché, d’un tel système néocorporatiste de relations sociales est indéniable. Tout comme sont indéniables la constante manifestation d’une éthique de la conviction et la constante affirmation d’un fondamentalisme politique, qui distinguent certaines pratiques sociales et conduites collectives menées au nom des questions environnementales, de la question sociale des déchets. Cette troisième logique de structuration de conduites collectives véhicule une forte charge morale et éthique qui est bientôt indissociable des tensions, du champ conflictuel opposant entre elles les grandes approches, les visions globales relatives à la question sociale des déchets. Par leurs formes organisationnelles, par l’identité sociale qu’elles revendiquent, par leurs visées et représentations de l’enjeu essentiel des questions environnementales, des conduites collectives véhiculent, et inscrivent dans des rapports sociaux, cette charge morale.
71Et cette troisième logique de structuration des pratiques sociales et des conduites collectives relatives à la question sociale des déchets emprunte aussi à son tour deux autres voies. D’une part, elle se matérialise dans la construction de nouveaux espaces publics où s’exprime et se consolide, à partir du politique non institutionnel mais en rapport constant avec le politique institutionnel, une véritable opposition politique aux forces sociales qui imposent leur volonté et qui dominent l’approche traditionnelle de traitement et de gestion des déchets. Des pratiques alternatives d’appropriation collective, à la base des communautés et au plan souvent quotidien, de la question sociale des déchets constituent, d’autre part, une autre voie par laquelle se développe cette troisième logique de structuration des pratiques sociales et des conduites collectives. La tension, l’opposition entre appropriation collective et appropriation par l’État et les forces dominantes de la question sociale des déchets instaure, dans des espaces non seulement locaux mais aussi régionaux et provincial, une dynamique sociale, des rapports sociaux conflictuels déterminants pour les questions environnementales et la constitution même du social.
72Cette troisième logique de structuration des pratiques sociales et des conduites collectives relatives aux questions environnementales nous permet de parler de conduites collectives conflictuelles prenant la forme de nouveaux mouvements sociaux. Personne ne peut pronostiquer si ces dernières composantes particulières de pareilles conduites collectives demeureront toujours présentes. Et nous n’avons point mis l’accent, dans ce texte, sur leur poids, leur impact particulier en matière de questions environnementales, au regard du poids et de l’impact des autres formes de pratiques sociales et de conduites collectives qui obéissent, elles, surtout à la logique des groupes de pression, ou encore à celles de la cristallisation d’un système néocorportatiste de relations sociales. L’analyse des pratiques sociales et des conduites collectives qui entourent les questions environnementales, tout comme celles des déchets, a encore beaucoup de chemin à faire. Mais on ne saurait nier que les poubelles du Québec, les poubelles de toute une société contemporaine en pleine mutation, posent à celle-ci, ainsi qu’à l’analyse sociologique, des défis de taille pour la constitution même du social.
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Auteurs
(Doctorat en sociologie de l’Université de Montréal) est chercheur postdoctoral au département de sociologie de l’Université de Montréal. Il est le fondateur et le président d’Action-REbuts ; il a publié un livre intitulé Le scandale des déchets au Québec, aux Éditions Écosociété. Il a été coordonnateur du volet sciences humaines du projet STOPER. Il est coordonnateur du Groupe de recherche sur l’institutionnalisation des mouvements sociaux (GRIMS).
(Doctorat en sociologie de l’Université de Paris) est doyen de la Faculté des études supérieures et professeur de sociologie des mouvements sociaux à l’Université de Montréal. Il a publié divers ouvrages et articles sur l’action collective et les mouvements sociaux, entre autres, Social Movements and Social Classes : The Future of Collective Action, chez Sage.
(Doctorat en sociologie de l’Université de Californie à Berkeley) est professeur de sociologie de l’environnement au département de sociologie de l’Université de Montréal. Il dirige le Groupe de recherche en écologie sociale et siège au Conseil d’administration du Conseil régional de l’environnement de Montréal et du Groupement forestier du Haut-Yamaska. Il a publié divers ouvrages et articles en écosociologie.
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