Chapitre 2. Mouvements de base et groupes environnementaux
1994
p. 35-48
Note de l’éditeur
Communication présentée dans le cadre du XIIIe Congrès de l’Association internationale de sociologie à Bielefeld en Allemagne, le 20 juillet 1994. Une version anglaise de ce texte a été publiée dans le livre produit sous la direction de M. Fournier, M. Rosenberg et D. White, Quebec Society. Critical Issues, Scarborough (Ont.), Prentice Hall, 1997, p. 219-236.
Texte intégral
1Le xxe siècle a été marqué, entre autres, par l’essor considérable du mouvement vert, et ce, particulièrement dans les pays les plus industrialisés de l’Occident. Au Québec, le mouvement vert a connu aussi une expansion importante.
2La période précédant les années 1970 a connu l’apparition de groupes ayant surtout une vocation conservationniste. Les cercles de jeunes naturalistes, les clubs 4H, la Société Linéenne constituent des exemples de groupes dont la date de fondation se situe entre 1914-1945 (Lord 1994). Ces groupes conservationnistes, comme leurs équivalents beaucoup plus nombreux et plus puissants aux États-Unis (Dunlap, Mertig 1992) ont cherché en général à améliorer les connaissances relatives à la nature et à la préservation des espaces verts.
3D’autres organisations conservationnistes sont nées aussi pendant les années 1970. Néanmoins, cette décennie verra l’arrivée de très nombreux nouveaux groupes souvent qualifiés d’environnementalistes ou d’écologistes. Les environnementalistes, d’après Vaillancourt (1985), sont surtout préoccupés par la pollution et par la protection de l’environnement, alors que les écologistes visent, dans une perspective globale, à instaurer un nouveau type de société, une écosociété respectueuse des personnes et de la nature. Les comités locaux de citoyens et de citoyennes de protection de l’environnement, les groupes de promotion de l’agriculture biologique, mais également des groupes provinciaux tels que Environnement Jeunesse, la Société pour vaincre la pollution, le groupe STOP (Society to Overcome Pollution), Transport 2000 représentent des exemples de groupes d’environnementalistes et d’écologistes ayant vu le jour pendant cette décennie.
4Une importante crise économique a frappé le Québec au cours des années 1980, mais celle-ci n’a pas empêché la formation de nouveaux groupes à vocation environnementale. Des groupes comme l’Union québécoise pour la conservation de la nature, l’Association pour la lutte contre les pluies acides, À cours d’eau, le Réseau québécois pour le désarmement nucléaire et Crivert ont été créés pendant cette période.
5Au tournant des années 1990, le mouvement vert est donc fortement implanté et relativement diversifié. Les objectifs des différents groupes en présence visent des cibles aussi variées que l’éducation relative à l’environnement, la restauration et la protection de lacs et de rivières, la sauvegarde d’espèces menacées, la lutte contre les pluies acides, la création de nouveaux espaces verts, la mise en place de plans de gestion écologique des déchets1.
6Comment ces groupes sont-ils liés entre eux ? Entreprennent-ils des actions communes ? Ces mobilisations sont-elles porteuses de changements importants de société ?
7Nous avons étudié plus particulièrement les liens entre les groupes de base et une organisation provinciale, le Front commun québécois pour une gestion écologique des déchets (FCQGÉD). Le Front commun, fondé en 1991, est formé de membres individuels et de plus de soixante groupes à vocation environnementale en provenance de différentes régions du Québec. La majorité des groupes membres du Front sont mobilisés pour contrer l’implantation de projets d’incinérateurs et contre des projets d’établissement ou d’agrandissement de sites d’enfouissement pêle-mêle2 de déchets. Il tente également de mettre en place de nouvelles façons de gérer les déchets, plus respectueuses de l’environnement et de la démocratie.
8L’étude de ces réseaux émergeant à l’intérieur du mouvement environnemental permet de mettre en évidence les luttes menées pour assurer un environnement plus sain dans les communautés touchées par des projets de gestion des déchets. Ce type de mobilisation est observé dans de nombreuses autres régions (Bullard et Wright 1992 ; Cans 1990 ; Freudenberg et Steinsapir 1992 ; Hofrichter 1993 ; Walsh, Warland, Smith 1993).
9Dans un premier temps, diverses dimensions de ces réseaux seront décrites. Nous poursuivrons ensuite avec l’analyse des conditions sociales et institutionnelles favorisant l’émergence des controverses relatives à des enjeux de gestion des déchets. La transformation de ces conditions afin de rendre la gestion des déchets plus respectueuses de l’environnement et de la démocratie locale nécessite un virage important au plan sociétal. Nous verrons en conclusion que plusieurs individus et groupes oeuvrent déjà à mettre en place les solutions qu’ils considèrent les plus adaptées.
De la solidarité interrégionale et locale à la création du front commun
Les luttes locales et leurs liens avec d’autres organismes voués à la défense de l’environnement
10Il s’avère intéressant de souligner que c’est à l’initiative de deux permanents de l’organisation internationale Greenpeace que fut organisée une première rencontre entre des représentants de groupes mobilisés autour d’enjeux relatifs à la gestion des déchets dangereux.
11Des localités comme Senneterre et Valleyfield avaient été ciblées par des promoteurs pour l’implantation de projets d’incinérateurs. À Mercier et à Blainville, les communautés étaient aux prises la première avec un incinérateur de déchets dangereux et la seconde avec une entreprise utilisant un procédé de « stabilisation » de déchets dangereux. Quant à la communauté de Joliette, une cimen terie planifiait l’utilisation de déchets dangereux comme combustible dans son procédé de fabrication du ciment.
12Les représentants de Greenpeace avaient été sollicités individuellement par plusieurs groupes mobilisés dans leur communauté afin d’obtenir de l’information sur les procédés de traitement de déchets dangereux utilisés ou proposés chez eux.
13Selon certains représentants de groupes locaux, les représentants de Greenpeace ont, entre autres, offert des conseils sur les façons de s’organiser, des documents d’information et également des conférences publiques portant sur les impacts environnementaux de l’incinération ou de la « stabilisation » de déchets dangereux.
14Greenpeace est une organisation internationale avec des bases dans plusieurs pays. Sa campagne internationale pour contrer la prolifération d’incinérateurs, « Ban don’t burn », et sa campagne contre les toxiques mettaient ses représentants dans la possibilité de fournir les coordonnées de personnes-ressources oeuvrant dans diverses régions du Canada et même des États-Unis et de l’Angleterre. C’est ainsi par exemple que certains groupes locaux ont réussi à obtenir de l’information auprès de personnes vivant à proximité d’incinérateurs de déchets déjà en opération ou travaillant comme experts dans le domaine de la gestion des déchets. Les gens mobilisés pour contrer l’incinérateur de déchets dangereux à Senneterre ont de cette manière, et par le biais d’autres sources, communiqué directement avec diverses personnes dans le monde. Ils ont ainsi obtenu de nombreux documents dont des coupures de presse décrivant les problèmes survenus dans les environs d’incinérateurs déjà en opération.
15Un représentant de la Société pour vaincre la pollution (une organisation provinciale oeuvrant dans le domaine de la protection de l’environnement depuis les années 1970) est également venu offrir des conférences à Valleyfield et à Senneterre permettant de soulever la nécessité de responsabiliser les entreprises privées relativement à la production de leurs déchets. Un expert-chimiste de réputation internationale de l’Université Saint-Lawrence, leDr Paul Connett, a aussi offert de nombreuses informations qui remettaient en question l’incinération comme technologie de traitement des déchets.
16L’établissement de ces différents liens qu’entretenaient les groupes de base avec des organisations provinciales et internationales a été couplé à un travail de mobilisation des populations et des orga¬ nismes tels que des syndicats locaux, des groupes d’autochtones et des municipalités.
La formation d’une coalition provinciale
17En 1991, l’un des représentants de Greenpeace jugea opportun, sur le plan stratégique, d’amener les groupes à s’entraider et à se concerter pour intervenir auprès du gouvernement provincial. Quelques réunions furent donc organisées au cours de l’année 1991 afin de créer ce qui allait devenir le Front commun québécois pour une gestion écologique des déchets (FCQGÉD). Une quinzaine de groupes formaient alors l’organisation.
18Ainsi, les solidarités et l’entraide prennent forme non seulement à l’intérieur des régions, mais également entre les groupes de base et certains groupes à vocation provinciale, et entre les groupes de base d’une région et ceux d’autres régions. Avec la création du FCQGÉD, la solidarité et la mise en commun d’efforts ont été concrétisées et formalisées.
19Les membres fondateurs du Front commun ont manifesté cette volonté de concertation et de solidarité interrégionale dès les premières réunions lorsqu’ils ont créé les structures de prise de décision et les orientations de l’organisation. En effet, les premières rencontres du Front commun ont été organisées dans deux municipalités différentes où opéraient déjà des compagnies oeuvrant dans le traitement des déchets. Ces réunions ont été accompagnées de manifestations dans les rues des municipalités visitées par l’organisation. Plusieurs membres du Front commun ont également participé durant cette période à une manifestation à Valleyfield pour y contester un projet d’incinérateur.
20Une fois les bases principales de l’organisation mises en place, une rencontre déterminante a aussi amené des communautés vivant à proximité de sites privés d’enfouissement de déchets solides3 à joindre les rangs du Front commun.
21Un groupe de citoyens et de citoyennes, Action Écologie de Saint-Jean-de-Matha, mobilisé pour dénoncer les activités d’un propriétaire privé de site d’enfouissement, a organisé, en colla boration avec le Front commun, une rencontre avec des personnes vivant des situations similaires dans d’autres régions. Cette rencontre visait, entre autres, la poursuite des discussions du Front commun sur les principes devant guider une gestion des déchets solides plus respectueuse de l’environnement et des communautés.
22L’un des moments les plus importants de cette rencontre fut sans aucun doute lorsque les représentants des différents groupes locaux ont exposé à tour de rôle la problématique de gestion des déchets dans leur région. Plusieurs personnes réalisent alors que ce qu’elles vivent dans leur milieu est également le lot de nombreuses autres personnes dans d’autres régions. Par exemple, plusieurs sites d’enfouissement privés desservant principalement les besoins d’une région se sont mis au cours des dernières années à importer des quantités considérables de déchets en provenance d’autres régions. Ceci a eu comme effet d’augmenter les impacts environnementaux créés par l’augmentation du volume des déchets traités sur le site et de réduire considérablement la longévité des sites. De plus, dans plusieurs régions, on a relevé des problèmes quant au peu de contrôle que le ministère de l’Environnement effectuait sur les activités des sites et quant aux difficultés importantes d’accès à l’information relativement aux activités d’enfouissement. Des exemples d’anomalies ont également été notés relativement aux procédures d’émission des certificats de conformité aux plans de zonage municipaux ou aux schémas d’aménagement régionaux.
23Cette rencontre du Front commun a également permis de partager des stratégies d’intervention et de créer des liens entre les personnes. Ces nouveaux rapports allaient amener la réalisation d’actions communes non plus seulement au niveau local mais également en vue de faire des pressions concertées sur le gouvernement provincial. De plus, suite à cette rencontre, plus d’une trentaine de groupes locaux sont venus joindre les rangs du Front commun, élargissant ainsi considérablement le réseau de l’organisation.
24De nombreuses autres activités ont été organisées en concertation avec les groupes locaux afin d’effectuer des pressions sur le gouvernement dans le but d’accélérer la mise en place d’une véritable politique provinciale de gestion des déchets donnant priorité, dans l’ordre, à la réduction, à la réutilisation et au recyclage-compostage. Ainsi, par exemple, en février 1992, des manifestations ont été effectuées simultanément dans plusieurs villes afin de souligner, entre autres, les liens existants entre les différentes controverses locales relatives à des enjeux de gestion des déchets. Plus tard, cette série de manifestations a été suivie d’une conférence de presse nationale où les représentants des membres du Front commun ont rendu public un « Manifeste pour une gestion écologique des déchets solides4 » dans lequel étaient présenté un résumé des controverses locales de gestion des déchets et les principes que devraient respecter les plans de gestion écologique et démocratique des déchets. Des collaborations ont également été obtenues de la part de la Centrale de l’enseignement du Québec (CEQ)5 qui a gracieusement reproduit le manifeste. Le Centre québécois de droit de l’environnement (CQDE)6 a donné, pour sa part, son appui en participant à la conférence de presse. Dans le cadre de cette conférence de presse, la coalition de groupes réclamait du gouvernement un moratoire sur l’établissement et l’agrandissement de sites d’enfouissement et sur la construction de nouveaux incinérateurs. Il est également demandé que ce moratoire soit maintenu le temps de tenir des audiences et une enquête publiques sur la politique québécoise de gestion des déchets. Ce sera principalement autour de ces dernières requêtes que l’ensemble des groupes réunis sous la bannière du Front commun concentreront leurs actions au cours des deux dernières années.
Élargissement des appuis de la coalition
25Dans leurs efforts déployés afin d’obtenir gain de cause, plusieurs représentants des groupes locaux et les membres du conseil d’administration du Front commun ont effectué des démarches variées afin de récolter le plus grand nombre d’appuis possible. C’est ainsi, par exemple, que de nombreux groupes environnementaux locaux et provinciaux, des syndicats, de même que plus d’une vingtaine de municipalités et de municipalités régionales de comté7 ont appuyé des résolutions réclamant des audiences publiques génériques sur la gestion des déchets solides.
26D’autres démarches ont également généré des appuis de la part de regroupements provinciaux de municipalités8 et d’organismes voués au développement de programmes de collecte sélective, de réduction, de réutilisation et de recyclage-compostage9. Ainsi, les appuis dépassent largement le réseau des groupes de base voués à la défense des enjeux environnementaux.
27Pour compléter quelque peu ce portrait des différents liens pouvant se tisser entre les groupes environnementaux mais aussi avec d’autres organisations, il s’avère intéressant de relater les faits entourant une opération d’enquête policière réalisée par la Sûreté du Québec10 sur des personnes impliquées dans des groupes de citoyens et de citoyennes mobilisés dans des controverses de gestion des déchets. Le réseau en émergence prenant de plus en plus d’ampleur attire notamment l’attention de la Sûreté du Québec, ce qui entraînera de nouveaux liens de collaboration avec des organisations à vocation sociale.
28Le quotidien Le Devoir annonçait à la une le 26 novembre 1992, que la Sûreté du Québec avait entrepris « une vaste opération de renseignements sur certains groupes écologistes et groupes de citoyens et de citoyennes en rapport avec une vingtaine de dossiers environnementaux » concernant principalement le dossier des déchets. Citant le responsable des communications de la Sûreté du Québec, le journaliste indique que l’enquête a été instituée parce que l’on aurait assisté dans de nombreux cas à des « réactions fortement émotives et parfois de violence ». Quelques actes de violence sont présentés en exemple dans l’article du journal. De plus, le journaliste souligne que lorsque les enquêteurs rencontrent les militants, ils leur demandent de l’information au sujet de deux membres du conseil d’administration du Front commun. Les informations diffusées dans le quotidien sont reprises le matin même par de nombreux journalistes de la radiodiffusion.
29Ceci n’était pas sans mettre l’organisation dans une situation délicate. L’ensemble des événements entourant cette controverse aurait pu s’avérer coûteux pour toutes les personnes impliquées dans l’organisation. À titre d’illustration, mentionnons que ce type d’intervention peut miner la confiance des uns envers les autres. Ces pressions peuvent également entraîner le désengagement de certaines personnes. Ainsi, par exemple, une des personnes visitées par les agents de la Sûreté du Québec a souligné que le temps très important qu’elle consacrait à l’enjeu de la gestion des déchets entraînait des tensions familiales. Or, la visite, dans le milieu familial, des agents de la division des renseignements de sécurité de la Sûreté du Québec n’a pas été sans nuire davantage au climat familial.
30Face à la situation, le Front commun a dû utiliser diverses tribunes pour rétablir les faits et signaler que les actes de violence mentionnés dans l’article du journal représentaient, dans tous les cas, des actes posés contre et non par des personnes mobilisées pour que cessent des pratiques de gestion des déchets considérées comme inadéquates. Le FCQGÉD a également effectué des démarches auprès de la Commission des droits de la personne, de la Ligue des droits et libertés, du ministre québécois responsable de la Sécurité publique et auprès de différentes personnes ayant effectué des recherches sur les instances policières chargées des renseignements de sécurité. Suite à ces démarches, les visites indues des agents de la Sûreté du Québec ont cessé.
31Enfin, le Front commun, avec l’aide de la Ligue des droits et libertés, a organisé des ateliers pour ses membres afin de les informer de la situation et de leur présenter les différentes options se présentant à eux lorsque les enquêteurs demandent de les rencontrer.
32L’ensemble de ces événements a permis d’identifier de nouveaux types de rapports avec d’autres instances comme les organismes voués à la défense des droits et libertés. De plus, il a été possible d’établir des liens avec des activités semblables effectuées par la Sûreté du Québec auprès des travailleurs et travailleuses, de groupes féministes ou nationalistes, et des groupes de défense des droits des gais et lesbiennes. Concernant l’intervention des services de police dans le monde syndical, la Ligue des droits et libertés soutenait en 1978 que
Si les gouvernements n’arrivent plus à contrôler une économie complètement détraquée, il leur est cependant de plus en plus indispensable de maintenir et d’accroître le contrôle social. [...] Il leur faut surtout assurer une paix sociale indispensable aux investisseurs [...]. En résumé, les services de renseignements essaient par tous les moyens de déstabiliser les organisateurs de lutte de la classe ouvrière, de réduire leur efficacité et d’en discréter les leaders. (La Ligue des Droits de l’Homme, « L’escalade de la répression : signification et importance du phénomène au Québec et au Canada », in La Ligue des Droits de l’Homme, On vous a à l’œil ; police et liberté, 1978, p. 15-16.)
33Ce type de contrôle social s’ajoute à d’autres formes d’imposition des modes de développement. Ainsi, par exemple, les groupes mobilisés dans le domaine de la gestion des déchets remettent en question plusieurs niveaux du cadre institutionnel encadrant ce champ d’activité.
L’imposition d’un cadre institutionnel de gestion des déchets
34On note au moins quatre catégories de facteurs sociaux et institutionnels entraînant l’imposition de projets de traitement des déchets dans plusieurs communautés : 1) les modes de consommation et de production dans les sociétés industrialisées ; 2) les rapports sociopolitiques entre les différents paliers gouvernementaux, les entreprises privées et les communautés ; 3) l’harmonisation des différents processus de décision impliqués dans la gestion des déchets ; et enfin 4) la réglementation relative à la gestion des déchets.
La transformation des modes de consommation et de production
35Les groupes de citoyennes et de citoyens mobilisés dans les controverses relatives à la gestion des déchets revendiquent la mise en place de conditions institutionnelles favorisant les 3R, c’est-à-dire, dans l’ordre, la réduction, la réutilisation et le recyclage-compostage des déchets. Ces revendications impliquent des transformations tant au niveau des modes de vie qu’au niveau des processus de production afin de mieux protéger l’environnement et la santé de la population. Ces changements de société passent surtout par une réduction de la consommation ainsi que par des modifications des processus de production afin de les rendre moins créateurs de déchets. Les requêtes visant à réduire le volume des déchets émergent, d’une part, de la nécessité de limiter les incidences environnementales des projets d’élimination en réduisant les quantités de déchets à traiter et, d’autre part, de la nécessité de conserver les ressources pour mieux assurer les besoins des générations futures. Il est à noter que les processus de décision arrivent difficilement à intégrer ces nouvelles exigences sociales en émergence qui impliquent des changements profonds et globaux de société.
Les rapports sociopolitiques entre les différents paliers gouvernementaux, les entreprises privées et les communautés
36Au niveau des rapports entre le gouvernement central, les représentants politiques locaux, les entreprises privées et les communautés de base, plusieurs types de nuisances sont présentés comme des conditions pouvant alimenter les controverses relatives à l’implantation des infrastructures de traitement des déchets. Ainsi, par exemple, les processus publics d’évaluation environnementale sont jugés inadéquats. Au moment où les projets sont soumis à l’étude11 par la population, certaines composantes du projet sont parfois incontournables, ou encore, on a d’ores et déjà éliminé des options pouvant s’avérer intéressantes. Ces facteurs risquent alors d’exacerber les tensions sociales dans les communautés concernées.
37Les problèmes relatifs à l’accès à l’information sont parmi les éléments fondamentaux qui impliquent une redéfinition des rapports entre les divers intervenants. Améliorer l’accès à l’information des communautés revient à leur donner plus de pouvoir sur des activités qui se déroulent sur leur territoire et qui ont un impact sur leur qualité de vie. Le manque de garantie quant à l’accès à l’information concernant la nature, la provenance et les quantités de déchets traités dans les installations peut alimenter les résistances populaires. Sans ce type d’information, il devient extrêmement difficile pour la population d’évaluer le potentiel de risque encouru lors du transport et du traitement des déchets. Ces informations sont également essentielles pour évaluer l’usage qu’il est fait des infrastructures.
38La nature et les résultats des contrôles gouvernementaux effectués pour vérifier les incidences environnementales des installations de traitement des déchets font aussi partie des informations rendues souvent difficiles sinon impossibles d’accès à la population. L’accès à l’information devient à plusieurs niveaux un outil fondamental pour augmenter le contrôle des communautés locales sur les infrastructures projetées ou implantées dans leur milieu.
39La décision autoritaire d’un gouvernement central, comme c’est le cas dans la procédure québécoise d’évaluation environnementale, d’autoriser ou non l’implantation d’un site de traitement des déchets dans une région peut être perçue comme une intrusion dans les affaires locales et soulever des oppositions populaires. Ces conditions constituent une perte de contrôle des communautés locales sur l’aménagement et l’usage de leur propre territoire (Haden, Veillette et Brandt 1983 ; Mazamanian et Morell 1989).
40Les revendications relatives à la nature de la consultation publique, à l’accès à l’information, aux rôles décisionnels des différents acteurs institutionnels impliquent un nouveau partage des pouvoirs entre les différents paliers de gouvernement, les entreprises et la communauté. Les enjeux relatifs aux rapports entre les différents paliers de gouvernements, les entreprises et les communautés portent donc des enjeux importants de démocratie.
L’harmonisation des différents processus de décision impliqués dans la gestion des déchets
41À un niveau qui touche plus particulièrement le fonctionnement des institutions, on a noté des problèmes d’harmonisation de l’ensemble des processus de décision touchant la gestion des déchets. Ces projets sont liés directement à des enjeux plus larges comme le zonage municipal et agricole, le développement économique, les infrastructures routières, le développement des technologies, etc. Les acteurs impliqués dans ces différents champs d’intervention sont variés. Au Québec, on peut identifier les municipalités responsables du zonage municipal, les municipalités régionales de comté (MRC) chargées de produire et de gérer les schémas d’aménagement régionaux, la Commission de protection du territoire agricole (CPTAQ) à qui incombe la responsabilité d’autoriser ou non les dézonages du territoire à des fins autres qu’agricoles.
42Toutes ces institutions sont concernées par le processus d’implantation des projets d’élimination des déchets puisque le choix des sites d’élimination des déchets ne peut contrevenir aux différents règlements de zonage gérés par ces instances décisionnelles. Ainsi, par exemple, le ministre de l’Environnement du Québec ne peut émettre un certificat d’autorisation à un projet si ce dernier n’a pas en poche les certificats de conformité au zonage municipal, au schéma d’aménagement de la municipalité régionale de comté et au zonage agricole. Les problèmes comme le cloisonnement entre ces différents processus de décision font en sorte que les facteurs environnementaux et sociaux ne sont pas toujours intégrés adéquatement dans chacun des processus de décision.
Réglementation relative à la gestion des déchets
43Enfin, une réglementation déficiente, l’insuffisance de contrôle environnemental des installations et l’absence de garantie qu’il y aura des poursuites judiciaires en cas de dépassement des normes représentent des exemples de lacunes au niveau des modes de gestion des déchets susceptibles de soulever des oppositions populaires. Ces conditions risquent de porter atteinte à la sécurité des populations concernées.
44L’ensemble de ces conditions institutionnelles sont organisées en un système relativement complexe que les groupes de citoyennes et de citoyens ne peuvent changer seuls dans les controverses locales de gestion des déchets. Les solidarités entre les régions, le développement de liens avec des communautés touchées par des projets de traitement des déchets dans d’autres régions du monde, le support entre les groupes environnementaux locaux et nationaux, les liens développées avec d’autres organisations à vocation sociale s’avèrent essentiels afin que des transformations sociales puissent être instituées.
45Comme le soulignent Maheu et Descent (1990), les nouveaux mouvements sociaux se doivent de chercher à défendre des formes d’identité et d’autonomie et s’opposer à la manipulation, au contrôle, à la dépendance et à la bureaucratisation. Les limites, la rigidité et le mauvais fonctionnement des gouvernements et des systèmes bureaucratiques doivent être repoussées.
46Les réseaux de groupes oeuvrant dans le domaine de la gestion des déchets permettent l’échange d’informations fondamentales pour mieux comprendre les enjeux. Ils offrent des supports techniques et moraux dans les luttes contre l’imposition de projets et de modes de développement.
47Les réseaux de groupes ne sont pas seulement impliqués dans la lutte contre des projets d’implantation d’incinérateurs ou de sites d’enfouissement. Plusieurs personnes ont également déjà mis en place ou travaillent à la réalisation de projets visant à réduire la production de déchets à traiter. Des lieux de démonstration de compostage domestique, des centres d’éducation à la réduction, à la réutilisation et au recyclage (« ressourceries »), des projets de collecte de vêtements ou de déchets domestiques dangereux sont tous des exemples d’initiatives réalisées par de nombreux groupes.
48Les groupes environnementaux oeuvrant dans le domaine de la gestion des déchets ne sont pas les seuls à mettre des projets innovateurs en place. Des enseignants et des enseignantes, des municipalités, des syndicats et des entreprises ont également monté des projets visant à réduire les quantités de déchets à traiter. Ces actions indiquent que des changements de comportement surviennent également en dehors des groupes environnementaux. Si les tendances s’accentuent, nous ferons face à des tranformations importantes à l’intérieur de nos sociétés industrielles, et ce, tant aux niveaux des processus de production et des modes de consommation qu’au niveau des processus de décision institutionnelle.
49Ces changements seront d’autant plus profonds et durables si ceuxci sont repris et revendiqués par d’autres types d’organisations à vocation environnementale et si ce mouvement se solidifie à travers des solidarités traversant les frontières. Déjà des liens de collaboration existent entre différentes organisations environnementales opérant dans différents pays d’Europe, notamment dans le dossier de la réduction de la production des emballages. Il sera particulièrement intéressant d’étudier ce type de collaboration dans un avenir prochain.
Notes de bas de page
1 Pour une description plus détaillée du mouvement environnemental et de ses tendances, voir entre autres Vaillancourt (1982, 1985, 1992).
2 L’organisation préconise le traitement sélectif des déchets plutôt que leur traitement pêle-mêle.
3 Déchets municipaux, commerciaux et industriels excluant les déchets dangereux.
4 Ce document est maintenant publié sous forme de livre : Séguin, Michel, Le scandale des déchets au Québec, Montréal, Éditions Écosociété, 1994.
5 La CEQ est la centrale syndicale représentant la majeure partie des enseignants et enseignantes du Québec.
6 Le CQDE est un organisme principalement formé d’avocats et d’avocates exerçant des pressions afin d’améliorer le droit en environnement au Québec. Il offre également un support technique aux individus nécessitant une aide pour faire appliquer les lois environnementales promulguées au pays.
7 Les municipalités régionales de comté (MRC) constituent les instances régionales dont la structure de prise de décision est formée de maires et dont l’une des fonctions importantes est de définir les orientations des schémas d’aménagement du territoire régional.
8 L’Union des municipalités régionales de comté du Québec regroupe les MRC du Québec et l’Union des municipalités du Québec représente les principales municipalités du Québec.
9 Collecte sélective Québec et Recyc-Québec.
10 Institution provinciale chargée de la sécurité publique.
11 Il est arrivé que certains grands projets d’agrandissement de sites d’enfouissement échappent aux exigences de procéder à la réalisation d’une étude d’impact et à la consultation publique. Ceci a contribué à augmenter les tensions sociales.
Auteurs
Étudiante au doctorat en sociologie à l’Université de Montréal. Elle a été la cofondatrice et la présidente du FCQGÉD. Elle a participé à la fondation du Réseau des femmes en environnement et siège à son conseil. Elle siège également au Conseil d’administration de RecycQuébec et de la coalition Union Saint-Laurent-Grands-Lacs.
(Doctorat en sociologie de l’Université de Paris) est doyen de la Faculté des études supérieures et professeur de sociologie des mouvements sociaux à l’Université de Montréal. Il a publié divers ouvrages et articles sur l’action collective et les mouvements sociaux, entre autres, Social Movements and Social Classes : The Future of Collective Action, chez Sage.
(Doctorat en sociologie de l’Université de Californie à Berkeley) est professeur de sociologie de l’environnement au département de sociologie de l’Université de Montréal. Il dirige le Groupe de recherche en écologie sociale et siège au Conseil d’administration du Conseil régional de l’environnement de Montréal et du Groupement forestier du Haut-Yamaska. Il a publié divers ouvrages et articles en écosociologie.
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