10. La démocratie, c’est le mal
p. 89-93
Texte intégral
1La confiance dans les progrès de la raison se complétait chez les encyclopédistes et chez Voltaire déjà, du dédain de l’opinion publique, versatile et superstitieuse, et du mépris du peuple, ignare et irrationnel. Pour les « socialistes rationnels », le bienfaisant socialisme, règne prochain de la science et de la raison, allait être l’exact contraire de l’incohérente et absurde « démocratie », de son sophistique « suffrage universel », et de son scandaleux pluralisme d’opinions. « Partout éclate la contradiction des sectes et des partis, partout des disputes interminables, des malentendus sans cesse renaissants, des spéculations stériles1. » Derrière cette logomachie perpétuelle qui amuse un public jobard, derrière l’imposture d’une « souveraineté du peuple » qui n’est que la « souveraineté de l’ignorance2 », il n’y a que le règne effectif de la « force brutale », la domination d’une classe qui monopolise la richesse, cette classe que les colinsiens appellent les « ploutocrates » : « en fait la démocratie, c’est le règne de la force brutale représentée par l’argent. La démocratie conduit toujours à la ploutocratie », écrit Frédéric Borde3. Colins reconnaît certes que le rejet — rationnel — de l’imposture démocratique choque et surprend dans les milieux que nous nommerions « de gauche » :
Allez dire à un fanatique de la souveraineté du peuple : que, cette souveraineté est celle de la force brutale ! Il vous regardera dans les yeux ; et, croira que vous êtes fou4.
2La démocratie est un mal, bien que Colins et ses disciples reconnaissent parfois qu’elle est, dans l’état des choses, un mal nécessaire5. Le système des majorités perpétue l’anarchie. Le « dogme démocratique », au regard de la réflexion scientifique, n’est pas moins absurde et indéfendable que les dogmes théologiques. La « souveraineté du nombre » n’est jamais que l’expression d’un rapport de force. L’infaillibilité de la « volonté générale » requiert un acte de foi du plus bel obscurantisme. Agathon de Potter va consacrer un pamphlet à la Peste démocratique, ce « trouble cérébral » dont les victimes « s’imaginent être dans le meilleur état de santé du monde6 ». La démocratie en somme s’identifie au « régime bourgeois » ; elle est le sophisme qui dissimule tant soit peu la dictature de l’argent, l’exploitation du travail et la misère que ce régime engendre.
La souveraineté du peuple ou la démocratie, ou le régime bourgeois enfin, engendre nécessairement l’appropriation individuelle du sol, et par conséquent un paupérisme croissant proportionnellement au développement de la richesse générale7?.
3Absurde et imposteur, « masque de raison » qui dissimule la « violence » sociale8, le principe démocratique est condamné comme l’exact inverse du socialisme à venir. « Nous, socialistes rationnels, nous prétendons qu’il y a incompatibilité absolue entre la démocratie et le socialisme. La démocratie c’est dit-on, le gouvernement du peuple. Le socialisme, au contraire, c’est disons-nous, le règne de la raison9. » Il y a, ai-je exposé plus haut, dans la doctrine de Colins quelque chose, — la haine du principe démocratique, le rejet de la tyrannique et fallacieuse « volonté générale », le mépris du régime parlementaire, — qui traverse tout le XIXe siècle radical. Quelque chose qui mériterait d’être examiné de plus près parce que cette haine seule réconcilie, en dépit de la divergence des pensées, Saint-Simon et Fourier, Colins et Proudhon, les blanquistes et les boulangistes, les marxistes orthodoxes et les syndicalistes-révolutionnaires, Jules Guesde et Georges Sorel… Je ne fais pas ici d’amalgame, au contraire : c’est bien de la diversité des critiques et des angles d’attaque qu’il faut partir — pour rencontrer cependant à un moment donné leur éventuelle convergence en des gauches réactionnaires et des droites révolutionnaires10.
4Pour les colinsiens, l’argumentation part de l’irrationalité du système démocratique et parlementaire. Comment une société raisonnable peut-elle croire décider de ce qui est juste et vrai par une majorité à « cinquante pour cent plus une voix11 » ? Le principe démocratique n’a aucun fondement logique si l’on ne croit pas, comme le faisait Rousseau, à l’infaillibilité du peuple. Il n’y a derrière ce principe vide que l’anarchie des opinions, la manipulation du vote par les puissants et les habiles, le règne de l’ignorance et la violence exercée par des majorités de rencontre. Par ailleurs, ladite démocratie ne fonctionne, vaille que vaille, que parce que le principe n’est jamais vraiment appliqué dans sa plénitude : « la démocratie véritable, la souveraineté du peuple poussée jusqu’à ses dernières limites est absurde et impraticable12. » Bien d’autres essayistes de tous les bords ont développé cet argument qui condamne la démocratie comme un « dogme » indéfendable en simple raison. Les colinsiens ont eu recours à deux autres arguments qui convergent aussi chez tous les autres penseurs sociaux : la démocratie est le mal parce qu’elle est étrangère à la vérité et hostile à toute stabilité sociale ; elle promeut l’anarchie et la perpétue.
5Troisième argument enfin : la démocratie (c’est ce que les staliniens appelleront la « démocratie formelle ») n’est qu’un « masque » et un leurre. La prétendue souveraineté du peuple est, en réalité, une « servitude exprimée par la force brutale13 ». Cette fallacieuse souveraineté du peuple n’est qu’un mythe dont la face cachée est l’oppression bourgeoise ploutocratique. C’est ce troisième argument, celui de l’imposture, argument qui fait de la démocratie le dispositif mensonger, le manteau de Noé qui dissimule l’« exploitation ploutocratique », qui rapproche le plus les colinsiens des futurs socialistes révolutionnaires, depuis les guesdistes jusqu’aux syndicalistes d’action directe : « les lois sont toujours faites aux seuls avantages des capitalistes et même violées par eux dès qu’ils y trouvent leur profit14. » C’est avec ces trois arguments — celui de l’irrationalité, celui de l’anarchie perpétuée et celui du « masque » de la violence sociale — que Colins se trouve d’accord avec tout le siècle, et singulièrement avec tous les réformateurs romantiques. Saint-Simon est libéral, il n’est pas démocrate. Soucieux d’organiser rationnellement la société industrielle, il est rebuté par un système simpliste qui prétend puiser son autorité dans l’investiture populaire15. Ce ne sont pas les « producteurs » qui dominent dans les parlements, mais les bavards, les rhéteurs, les « parasites » sociaux…
6Fourier satirise la démocratie et ridiculise l’élection populaire16. Sans doute les grands essayistes réactionnaires comme Bonald et de Maistre tonnent-ils contre le « dogme impie », « insensé », de la souveraineté du peuple. Mais on voit que les progressistes ne le répudient pas moins. Proudhon (s’il est permis de le classer parmi les progressistes) le proclame : la démocratie est le « masque » idéologique de ce qu’il désigne comme « la tyrannie de la majorité ». Des socialistes romantiques, seul Pierre Leroux se dit résolument démocrate. Pour Auguste Comte, la démocratie, le suffrage universel sont des « dogmes » nouveaux, propres à l’âge métaphysique. Dogmes qui ont été utiles pour détruire l’Ancien Régime, mais « aucun vrai philosophe ne saurait méconnaître aujourd’hui la fatale tendance anarchique d’une telle conception métaphysique [qui] condamne indéfiniment tous les supérieurs à une arbitraire dépendance envers la multitude de leurs inférieurs, par une sorte de transport aux peuples du droit divin tant reproché aux rois17 ». Pour Comte, l’avènement des saines doctrines positivistes verra l’instauration d’une « dictature républicaine » dont la première tâche sera de « hâter l’extinction du parlementarisme18 ».
7Après 1870, la répudiation du principe démocratique est omniprésente dans toutes les écoles socialistes. Les blanquistes de Ni Dieu ni maître et les socialistes-patriotes à la Rochefort vomissent la « pourriture d’assemblée19 ». Les révolutionnaires ne récusent pas moins le système « bourgeois ». Le parlement est l’humble serviteur des capitalistes. « Faire du parlementarisme, c’est ouvrir la porte aux rhéteurs et la fermer aux révolutionnaires20. » Le peuple souverain ? C’est un bien pauvre roi, ironise-t-on, dont le royaume est le bagne capitaliste ! Le Cri du Peuple du marxiste Guesde et du blanquiste Vaillant ne rejette pas moins que les blanquistes-boulangistes la « pourriture du parlement21 », tandis que l’anarchiste Emile Pouget sous le masque du Père Peinard dénonce chaque semaine au populo les « bouffe-galette de l’Aquarium22 ». Les fouriérisants comme Arcès-Sacré et Eugène Fournière cherchent du côté de « l’association » une alternative à la pernicieuse démocratie représentative et ils se rencontrent avec les proudhoniens qui pensent l’avenir en termes de « libre contrat » entre les travailleurs. Au début de ce siècle, la doctrine d’action directe à laquelle se convertir la gauche syndicaliste de la S.F.I.O. construit son programme en partant du « dégoût » suscité par le « démocratisme » chez les « minorités agissantes ».
De cette négation du démocratisme, mensonger et hypocrite et forme ultime de cristallisation de l’Autorité, découle toute la méthode syndicaliste. L’Action directe apparaît ainsi comme n’étant rien d’autre que la matérialisation du principe de liberté, sa réalisation dans les masses23.
8C’est évidemment parce que tel est l’axiome du syndicalisme révolutionnaire que certains, comme Georges Sorel, Édouard Berth, Georges Valois, vont se rapprocher peu avant la guerre des gens de l’Action française, eux aussi ennemis résolus du « démocratisme » bourgeois et décidés à « agir ». Je sais que j’ai procédé à grandes enjambées. Ce que je vois, de Saint-Simon à Sorel, c’est l’éternel retour dans la pensée « progressiste » d’un refus du suffrage universel, illégitime, mensonger, perpétuateur du mal social et contre-révolutionnaire. Ce refus, complété par le dégoût du parlementarisme, soutenu par l’argumentation abondante de tous ceux qui ont cherché ailleurs « remède » au mal social, aboutissant à cette évidence que la future société sera de toute nécessité antidémocratique, ce refus n’a rien de contingent ni d’occasionnel. Il est un élément central de toutes les pensées militantes modernes. C’est plutôt le compromis, recherché par divers réformateurs sociaux, entre progrès, révolution et démocratie qu’il faudrait avoir à expliquer !
9Le socialisme antidémocratique est le rejeton légitime d’une logique continue des grandes critiques sociales. Cette critique de la démocratie ne manquait pas de « bonnes raisons » — on l’aura noté au passage. La haine de la démocratie parlementaire, à travers tout le siècle, c’est le fil qu’il faut suivre pour comprendre tout le naturel de ces alliances entre blanquistes et ligueurs, révolutionnaires et boulangistes, syndicalistes et monarchistes qui préparent de longue main les années trente et les « révolutions autoritaires » de ces années-là.
Notes de bas de page
1 Philosophie avenir, 1 : 1875, 2-3.
2 Colins, Qu’est-ce que la sc. soc. ?, I, 266.
3 R. soc. rationnel, sept. 1904, 83.
4 Colins, Science sociale, II, 236.
5 Voir L. de Potter in Études sociales, 62.
6 A. de Potter, Peste démocratique, 2.
7 L. de Potter, Economie sociale, I, et IX.
8 L. de Potter, De la réalité, VI.
9 L’Ordre social, 12-11, 1892, 1.
10 Ce sont les titres de livres bien connus de critique idéologique de Marc Crapez et de Zeev Sternhell que j’évoque ici. Voir Marc Crapez, La gauche réactionnaire, Paris : Berg, 1997, et Zeev Sternhell, La droite révolutionnaire, 1855-1914. Les origines françaises du fascisme, Paris : Seuil, 1978.
11 « On en est réduit pour déterminer ce que l’on convient à chaque époque d’appeler vérité et justice à consulter les membres délibérants de la société et à s’arrêter à la décision que prend la moitié des votants plus un. » (L. de Potter, Études soc., « Scepticisme », 7.)
12 A. de Potter, Phil. de l’avenir, I : août 1875.
13 Colins, Souveraineté, I, 4.
14 Phil. de l’avenir, 1875, couverture.
15 E. Fournière, Théories, 112.
16 Ibid., 108.
17 Comte, Cours de phil. posit., IV, 52.
18 Dr Audiffrent, Circulaire exceptionnelle, 24.
19 L’expression est d’Henri Rochefort.
20 Roche, dans Ni Dieu ni maître [blanquiste], 1.5.1899, 1.
21 Cri du Peuple, 5.1.1889, 1.
22 Passim in Le Père Peinard, 1889.
23 Émile Pouget, L’Action directe (Nancy : « Réveil ouvrier », s.d.), 1-2.
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