Les silences de l’éthique
p. 65-78
Texte intégral
1Quelle place l’éthique, qui occupe depuis quelques années un espace considérable dans les discours du monde de la santé, accorde-t-elle à la douleur des malades ? Le titre de cet essai laisse entendre que si l’éthique n’a pas été totalement muette sur ce sujet, elle n’en a pas volontiers parlé. Cette première remarque situe l’angle d’analyse que j’ai retenu, celui de l’observateur-analyste et non celui du moraliste qui critiquerait l’indifférence de la société à l’égard des personnes qui souffrent de douleurs chroniques en énumérant les principes à appliquer pour résoudre le problème.
2La première partie présentera les prises de parole de l’éthique sur la douleur, rappelant ce qu’elle en dit et comment elle le dit. Par la suite, il sera question des silences de l’éthique. Pourquoi ces silences ? Et que disent-ils sur l’éthique ? Enfin, on cherchera à discerner les possibles contributions de l’éthique à la prise en charge des douleurs des malades.
LES PRISES DE PAROLE DE L’ÉTHIQUE
3En ce qui concerne les douleurs de fin de vie, la contribution de l’éthique s’est révélée fort positive. L’appel au principe de l’action à double effet, essentiel dans le contrôle des douleurs de fin de vie, a permis aux soins palliatifs de pousser plus loin leurs réflexions sur le soulagement de la douleur et d’orienter les pratiques vers d’autres directions que celle de l’euthanasie. Cecily Saunders, Robert Twycross, Balfour Mount et bien d’autres artisans des soins palliatifs ont initié la réflexion sur les douleurs de fin de vie et ont développé d’extraordinaires pratiques d’adoucissement de ces douleurs. Si, dans le contexte des années 1970, ils ont pu faire ce travail avec le soutien des autorités morales de l’époque, en particulier des Églises, c’est en raison du principe de l’action à double effet.
4Non seulement le principe permet-il de « contrôler » la douleur mais, de plus, il favorise chez les professionnels des soins palliatifs une approche éthique ne reposant pas sur l’obéissance à une règle toute faite, mais sur l’intention animant l’acteur moral. La pratique du principe de l’action à double effet exige une attitude de responsabilité et de sagesse. C’est là, me semble-t-il, la contribution principale de l’éthique à la question de la douleur.
5Cette contribution n’est ni minime ni insignifiante. Si le principe de l’action à double effet remonte au Moyen Âge, son application aux questions de la douleur s’est faite à la fin des années 1950, au moment où la douleur, contrôlée par le champ religieux, avait un sens. Dans le contexte d’une conception « doloriste » du monde, les discours du pape Pie XII dans les années 1956-1957 sur l’accouchement sans douleur et sur le recours à l’anesthésie et aux analgésiques2 déconstruisent la valorisation théologique de la souffrance et ouvrent la voie à une pleine prise en charge de la douleur par la médecine. Le principe de l’action à double effet, ranimé par Pie XII, affirme qu’il est acceptable de donner un médicament à un grand malade dans le but d’adoucir ses douleurs même si cela peut entraîner sa mort, comme un effet non désiré. La douleur terminale qui annihile les derniers jours de la vie en réduisant la personne à sa douleur devient un mal à combattre. Ici se rejoignent éthique et soins palliatifs.
6Cette perspective est demeurée extrêmement vivante au cours du dernier demi-siècle. Pourquoi alors la contribution de l’éthique s’est-elle limitée au seul champ des douleurs terminales ? Notons d’abord que, malgré la contribution de l’éthique en vue d’adoucir les douleurs de fin de vie, toutes les études montrent qu’une forte proportion des patients en fin de vie n’est pas soulagée3 . C’est dire la difficulté qu’il y a à reconnaître la souffrance de la douleur comme un mal.
LES SILENCES DE L’ÉTHIQUE
7Cette section serait très courte si elle ne faisait que présenter ce dont l’éthique ne parle pas. Elle sera plus longue et, je l’espère, plus riche, car elle explorera les motifs de ces silences. Quatre raisons méritent de retenir notre attention. La première renvoie à la pratique de la médecine de pointe et au type d’éthique qu’elle a engendré. La deuxième tient au peu d’intérêt de la médecine pour la définition de la douleur qu’elle-même a contribué à construire. Troisième raison, le peu d’intérêt de l’éthique pour les lieux où l’on prend soin de la douleur s’explique du fait que ces orientations ne soulèvent pas de problèmes inquiétants ou des dilemmes insolubles. Ces pratiques n’entrent pas dans la définition canonique de la bioéthique. La quatrième raison trouve son explication dans le fait que, malgré l’ampleur du phénomène de la douleur chronique, celle-ci n’a pas réussi à mobiliser la médecine, à toucher les intérêts économiques, ni à soulever l’émotion collective.
Première raison
8La première raison renvoie à la pratique de la médecine de pointe et au type d’éthique qu’elle appelle. L’hyperspécialisation de la biomédecine a conduit cette dernière à pratiquer des interventions complexes et risquées. Ses succès nous emballent ; cette médecine accomplit de véritables miracles. Les risques que les patients courent ont cependant conduit à développer une éthique qui exige l’accord du patient pour que les médecins puissent procéder. Dépassant le paternalisme classique, le principe central de cette éthique affirme l’autonomie du patient et sa première règle exige le consentement éclairé. Le médecin spécialiste a pour tâche d’établir un diagnostic et de proposer un plan de traitement qu’il doit détailler au patient, puis de vérifier que le patient comprend bien ce qui lui est proposé. Plus la médecine se spécialise, plus s’impose ce modèle éthique.
9Cette médecine et son éthique sont peu préoccupées de ce que vit le patient dans sa maladie : « la représentation médicale du corps incite à occulter la part subjective de l’expérience de l’être malade4 ». On remarquera d’ailleurs comment la continuité des soins, si essentielle pour la personne malade et ses proches, constitue souvent un parcours du combattant dans un hôpital de soins tertiaires. Le patient a souvent le sentiment d’être un objet que l’on ballotte, sans trop d’attention, d’un service à un autre ou d’un médecin de garde à un autre. De plus, les consultations d’ordre éthique qui sont demandées dans ces établissements en arrivent, à de multiples occasions, à la conclusion que la source du problème tient à l’absence de médecin traitant : aucun médecin n’a la responsabilité de la personne malade. Pour la médecine de pointe, le vécu du patient, c’est-à-dire ses souffrances, ses angoisses, les défis qui se présentent à lui, relèverait de la médecine de première ligne. Dans ce contexte, la douleur représente pour la médecine de pointe un problème mineur. Mérite-t-elle qu’on s’y attarde ?
Deuxième raison
10La deuxième raison qui s’inscrit dans la continuité de la précédente tient au peu de résonance que trouve en médecine la définition de la douleur qu’elle a pourtant contribué à construire. La définition aujourd’hui retenue, est celle de l’International association for the study of pain (IASP) : « sensation désagréable et expérience émotionnelle en réponse à une atteinte tissulaire réelle, ou décrite en ces termes5 ». Cette définition de la douleur affirme, avec une remarquable clarté, l’unité de l’être humain : la personne qui souffre de douleurs est touchée dans son être parce qu’elle est touchée dans son corps. De plus, cette définition remet la douleur dans l’histoire du patient : est douleur ce que le patient dit être sa douleur. Les soins palliatifs l’ont bien compris en fondant la preuve la plus fiable de la douleur sur la description et le signalement qu’en donne le patient. Le corps douloureux cherche un sens et ne peut se contenter d’une explication.
11Les éléments clés de la définition de l’IASP me semblent aller à l’encontre de la nature scientifique de la médecine moderne, fondée sur l’objectivité du savoir. La définition met en cause l’approche purement biomédicale qui découle de la pensée de Descartes, séparant le corps et l’esprit, et de celle de Newton pour qui une cause entraîne un effet. La vision médicale du corps objectivé explique sans doute pourquoi l’approche diagnostique et thérapeutique que requerrait le traitement de la douleur n’arrive pas à s’imposer ; elle ne correspond pas au modèle biomédical dominant. La définition de l’IASP appellerait plutôt une approche biopsychosociale tenant davantage compte du sujet et de son histoire. La pratique médicale ne l’a pas encore fait sienne, préférant se concentrer sur le médicament qui contrôle la douleur plutôt que d’exploiter la diversité des approches qui s’intéressent aux multiples dimensions du patient. Beaucoup de patients souffrant de douleurs chroniques sont d’ailleurs à l’aise avec l’approche biomédicale. Ils tiennent absolument à ce que les médecins trouvent une cause extérieure, évitant ainsi d’envisager que la douleur puisse prendre racine dans leur intimité psychologique. « D’où parfois une exacerbation des exigences diagnostiques (pour trouver enfin la “vraie” cause de la douleur) et thérapeutiques6 . » Il ne faut pas se surprendre, une fois encore, des silences de l’éthique à propos des douleurs chroniques puisque la médecine de pointe elle-même ne s’intéresse pas à la question. Et comme la bioéthique qui s’est imposée ne s’intéresse qu’aux enjeux éthiques que posent les développements biomédicaux et biotechnologiques, elle a peu à dire à ce propos. La troisième raison explicite davantage ce point de vue.
Troisième raison
12Le peu d’intérêt de l’éthique pour le sujet des douleurs chroniques s’explique aussi du fait que les interventions qu’on y pratique ne soulèvent pas de problèmes inquiétants ou de dilemmes insolubles. Le but des approches interdisciplinaires visant à adoucir les douleurs chroniques des personnes qui en souffrent rejoint un des principes centraux de la bioéthique, celui de la bienfaisance. Bien faire, voilà la visée de cette médecine. De plus, les moyens utilisés pour atténuer ces douleurs ne posant pas de dilemmes insolubles et ne soulevant pas de problèmes majeurs, la bioéthique, dans la vision canonique qui a cours, ne se sent pas interpellée par ces pratiques.
13Ce phénomène n’est pas propre à la question de la douleur. On a assisté au même désintérêt du côté de la santé publique jusqu’aux années 1980. L’histoire de la relation entre éthique et santé publique montre que la première n’est entrée que récemment dans le champ de la santé publique. L’explication tient peut-être à la conviction qu’au cours de ces années, la santé publique est vue comme naturellement éthique, celle-ci visant le bien de la population. Ainsi, à travers ses différents programmes, la santé publique améliore le mieux-être de l’ensemble de la population. La santé publique dégageait une image positive aidant à comprendre pourquoi l’œil critique de la bioéthique n’avait pas à la scruter.
14L’arrivée du sida dans les années 1980 représente une brisure brutale dans l’implicite relation harmonieuse entre l’éthique et la santé publique. Alors qu’à ce moment, on croit que la science a vaincu les grandes épidémies qui ont dévasté l’humanité durant des siècles, voilà que celles-ci reviennent hanter la conscience des populations. L’épidémie du sida, en particulier, entraîne de puissants débats éthiques sur les politiques à mettre en place et les décisions à prendre. Se posent les problèmes classiques que l’on retrouve en cas d’épidémies et s’ajoutent d’autres questions comme les essais médicamenteux, le dépistage des personnes à risque et la confidentialité des tests de dépistage. Les défenseurs des droits des homosexuels et, bientôt, des autres groupes touchés critiquent fortement les autorités publiques dont les décisions, prises au nom du bien commun, risquent de causer des torts irréparables aux personnes séropositives ou sidéennes. La bioéthique entre alors dans le champ de la santé publique7 . Pour que l’éthique prenne la parole, il faut qu’elle soit convoquée. Autrement, seule une éthique de type prophétique, au sens biblique du terme, prendra la parole8 . Mais la question se pose, comme pour la parole de tous les prophètes : peut-elle être entendue ?
Quatrième raison
15Le fait que, malgré l’ampleur du phénomène de la douleur chronique, celui-ci n’ait pas réussi à soulever l’émotion collective et à s’imposer comme une priorité dans les politiques de santé, me paraît une donnée à explorer. J’en ferai même la quatrième raison pouvant expliquer les silences de l’éthique. Cette raison me semble d’ailleurs faire suite à la troisième. Observateur et, même, acteur de la scène biomédicale depuis maintenant 30 ans, je me suis peu à peu rendu compte que ce sont les forces du marché, les intérêts des regroupements de recherche, la pression des groupes organisés et la puissance des médias qui créent d’une part, l’événement éthique et d’autre part, les formes que prendra cette éthique. Que l’on pense ici aux scandales en recherche biomédicale qui ont conduit les gouvernements à imposer l’éthique de recherche que nous connaissons maintenant, aux groupes de pression gays qui ont réussi à transformer l’éthique de la santé publique ou aux intérêts politiques et économiques américains qui, pour favoriser le développement de la génomique, ont mis en place la genethics et l’ont largement financée. Il n’y a peut-être que les soins palliatifs qui, sans avoir été dépendants de puissants lobbies, ont réussi à développer une éthique du contrôle de la douleur qui est maintenant reconnue. L’extraordinaire volonté de leurs artisans doit être ici rappelée. Il faut aussitôt ajouter que si les soins palliatifs sont louangés pour leur travail, ils ne réussissent cependant pas à s’imposer comme une réelle priorité dans les politiques de santé.
16L’éthique, que l’on imagine souvent comme devant avoir une influence marquante pour favoriser « une vie bonne avec autrui et pour autrui dans des institutions justes9 », est aussi un genre de happening, un événement qui est à la remorque des mouvements et des tendances de la société. Elle se met en marche parce que des individus et des collectivités se prennent en main pour réaliser leurs idéaux, répondre à leurs responsabilités ou développer les projets auxquels ils croient. À partir de là, arrivent la délibération, l’examen critique et les prises de position. On ne peut donc demander à l’éthique plus qu’elle ne peut donner. On se plaint parfois que l’éthique est toujours en retard ; cela tient, pour beaucoup, à sa nature.
LA CONTRIBUTION DE L’ÉTHIQUE
17L’absence de leadership éthique pour la question de la douleur invite à approfondir la réflexion sur la tâche qui échoit à cette discipline. Celle-ci me semble d’abord consister à favoriser le dialogue entre tous les acteurs concernés par le problème des diverses formes de douleur pour soutenir un échange ouvert et approfondi sur les conditions d’une action responsable visant à améliorer la prise en charge, collective et individuelle. Il ne s’agit pas d’« appliquer » l’éthique à la situation mais à contribuer au discernement collectif sur la question du « comment faire pour bien faire ».
18Dans la dernière partie de cet essai, je voudrais proposer quelques pistes sur la contribution de l’éthique en ce qui concerne les douleurs des malades. J’essaierai d’abord de montrer ce que l’éthique peut apporter à la médecine, pour enfin discuter de la contribution qu’une médecine de la douleur peut apporter à l’éthique.
L’apport de l’éthique à la médecine
19Trois éléments seront ici analysés. L’éthique doit d’abord faire ressortir le fait que le peu de souci dont fait montre la médecine à l’égard du soulagement de la douleur et de la souffrance constitue une contradiction. Dans son dialogue avec la médecine, l’éthique a le devoir de se faire critique d’une médecine moderne qui se préoccupe peu de soulager la douleur tout en se faisant le héraut de la qualité de la vie. Cette médecine se trouve, en effet, en contradiction avec elle-même. S’il y a une visée de la médecine moderne qui naît avec Francis Bacon (1561-1626), c’est bien celle de la qualité de la vie. En proposant une nouvelle orientation à la médecine, Bacon ne cherche pas tant la prolongation de la vie pour elle-même qu’à rendre meilleure la vie longue. Il développe une doctrine du meliorism. Pour lui, « l’amélioration du sort de l’homme et l’amélioration de son esprit sont une seule et même chose10 ». Nous entrons, soutient-il, dans une ère où la souffrance sera vaincue et cela, jusqu’à un âge avancé. La mort même sera conquise.
20Le thème de la qualité de la vie demeure au cœur du discours de la médecine. Toutes les recherches qui sont menées, toutes les ressources qui sont consacrées à construire une médecine de plus en plus performante, tous les discours qui sont prononcés à propos des miracles qu’elle accomplit se fondent sur la promesse d’une vie meilleure. La médecine ne fait donc pas silence sur la qualité de vie ; celle-ci est au cœur de son discours. Et beaucoup de médecins deviennent de plus en plus favorables à l’euthanasie en raison des souffrances insupportables des patients que la prolongation engendre11. Et pourtant, cette médecine se montre tragiquement sourde à la douleur des hommes et des femmes qui l’implorent de les secourir.
21La deuxième contribution de l’éthique porte sur le sens de la médecine. Tout au long de son histoire, la médecine a affirmé son souci de compassion pour la personne malade. Rappelons ici Hippocrate qui, dans son Art médical, définissait ainsi la médecine : « telle que je la conçois, je dis que l’objet est, en général, d’écarter les souffrances des malades et de diminuer la violence des maladies12 ».
22D’autres adages médicaux reprennent la même vision, dont le célèbre Primum non nocere qu’il faudrait traduire par « au moins, ne fais pas de mal ». Et cet autre : « Guérir parfois, soulager souvent, réconforter toujours. » La médecine est entrée en modernité lorsque les lois de la physique ont commencé à expliquer les phénomènes vitaux, c’est-à-dire quand le corps a été séparé de l’esprit et qu’il est devenu tout l’humain. La médecine personnalisée dont rêve la pharmacogénomique et qui apparaît comme le sommet de la médecine devenue science ne trouve-t-elle pas son explication dans la réduction de la personne à son gène ? La douleur résiste mal à ce réductionnisme et invite plutôt la médecine à un nouveau regard sur elle-même : retrouver l’être humain dans l’intégralité de son expérience. Beaucoup de travaux vont dans ce sens, surtout du côté des sciences humaines et sociales. Ils témoignent d’un grand souci éthique pour l’être humain pris en compte aussi dans sa subjectivité.
23L’éthique invite la médecine à l’humilité, c’est-à-dire à reconnaître ses limites face à la question de la douleur ; c’est la dernière contribution de l’éthique que je veux mentionner. Dans un monde qui a tendance à médicaliser tout problème humain, la médecine occupe, de ce fait, une place privilégiée. Puisque c’est à elle que l’on fait appel pour résoudre les douleurs et les souffrances des humains, elle peut imposer sa vision et ses approches. Le risque est de croire qu’une bonne médication pourra résoudre toute douleur, y compris la souffrance psychologique et morale13. Que les soins palliatifs soient souvent compris comme la médecine qui contrôle la douleur en fin de vie, sans engager les autres dimensions du hospice care, témoigne de cette tendance à la médicalisation. Il ne s’agit pas ici de nier l’extraordinaire apport de la médication au soulagement de la douleur mais de reconnaître qu’elle n’est qu’un mode de traitement de la douleur. La médication, si elle peut, par exemple, aider une personne atteinte de fibromyalgie ou de toute autre douleur chronique, ne peut seule lui rendre un sentiment de bonne santé et d’estime de soi.
24Cette remarque de David Gregory vaut pour tout traitement de la douleur : « La recherche effectuée pour contrôler la souffrance transforme une expérience humaine profondément complexe dans son essence en une condition que l’on peut traiter14. » Mais la douleur est aussi souffrance puisqu’elle est diminution du pouvoir d’agir ainsi qu’altération du rapport à soi et à autrui. Que la personne souffre de douleurs chroniques ou de douleurs terminales, elle fait l’expérience de « l’impuissance à s’estimer soi-même ». Comme le faisait remarquer Paul Ricœur, « la douleur pure, purement physique, reste un cas limite15 » ; plainte, culpabilité et victimisation sont trois états parmi d’autres que vit la personne soumise à la douleur chronique. La médecine doit faire du traitement de la douleur un soin de toute la personne.
La contribution de la médecine de la douleur à l’éthique
25Enfin, je voudrais examiner l’apport d’une médecine de la douleur à l’éthique. Trois remarques s’imposent ici. L’éthique biomédicale, mise en place au cours des dernières décades, favorise une approche qui célèbre l’autonomie du patient, individu libre et pleinement en mesure de décider des choix qui le concernent. La règle du consentement éclairé exprime la réalité de ce principe premier. Si la promotion du principe s’explique par une volonté de contrer un paternalisme médical inadapté aux valeurs de la modernité, elle écarte l’expérience vécue du patient que la douleur rejette sur lui-même et prive de sa pleine capacité d’autonomie16. La souffrance de la douleur non seulement amoindrit l’autonomie de la personne mais aussi la désorganise et appelle le soutien des autres.
26Le rapport égalitaire que veut promouvoir le principe d’autonomie demeure, en l’état, une relation asymétrique, la personne accablée par la douleur appelant à son aide la compétence soignante : « Docteur, je vous prie, faites quelque chose. » La condition de ce patient n’appelle pas d’abord une éthique de l’autonomie mais plutôt une éthique du souci de l’autre qui, dans sa douleur, se voit accueilli comme quelqu’un qui mérite d’être pris au sérieux.
27Une médecine de la douleur sollicite de l’éthique qu’elle garde le cap sur sa visée essentielle. Paul Ricœur caractérise l’éthique comme « la visée de la “vie bonne” avec et pour autrui dans des institutions justes » ; dans la souffrance de la douleur, le soi apparaît rejeté sur lui-même. Comme le dit Levinas : « La douleur, c’est justement l’insupportable et il n’y a quasiment que la souffrance physique qui présente cette caractéristique. Si une sensation est trop forte, c’est ce “trop fort” qui est douleur. Hors de cette douleur, tout peut être supporté17. » De là, « dans cet état où l’on est seul avec sa douleur18 », naît l’appel à l’aide. En écoutant le cri de la douleur, l’éthique retrouve sons sens : la responsabilité à l’égard d’autrui dont l’estime de soi est radicalement mise à mal.
28Si l’éthique se nie en ne plaçant pas la lutte à la douleur en son centre, est-ce à dire qu’elle donne alors un sens à la souffrance ? Les discours de la posthumanité considèrent le sens de la souffrance comme une question dépassée. Elle n’a pas de sens et bientôt elle disparaîtra ; elle sera vaincue. Et pourtant, encore aujourd’hui, elle interroge : pourquoi moi ? Si la souffrance n’a pas de sens, il n’en demeure pas moins que l’humain est capable de grande souffrance, s’il y trouve un sens. Toute l’histoire de l’humanité en témoigne. Avec ou sans sens, la personne souffrante endure pour exister.
29Combattre le mal de la douleur constitue une responsabilité éthique qui s’impose comme un devoir premier, ce qui exige de renouveler le regard éthique. Pour ce faire, il faut reconnaître la compétence de la médecine, sans cependant s’en satisfaire. Entre autres, il importe de ne pas évacuer la métaphysique : « pourquoi ce qui ne devrait pas être existe-t-il19 ? »
Notes de bas de page
2 Pie XII, Discours à des gynécologues sur « l’accouchement sans douleur », 8 janvier 1956 ; Discours à une Assemblée internationale de médecins et de chirurgiens sur les « problèmes religieux et moraux de l’analgésie », 24 février 1957.
3 Ben A. Rich, « An ethical analysis of the barriers to effective pain management », Cambridge Quarterly of Healthcare Ethics, vol. 9, no 1, 2000, p. 54-70.
4 Donatien Mallet, La médecine entre science et existence, Paris, Vuibert, 2007, p. 42.
5 Voir le site de l’IASP : < www.iasp-pain.org >.
6 André Muller et Jacques Kopferschmitt, « Éthique et douleur », Douleurs, vol. 3, no 3, 2002, p. 117-120.
7 Ronald Bayer et Amy L. Fairchild, « The Genesis of public health ethics », Bioethics, vol. 18, no 6, 2004, p. 473-492.
8 James M. Gustafson, « Moral discourse about medicine: A variety of forms », The Journal of Medicine and Philosophy, vol. 15, no 2, 1990, p. 125-142.
9 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 1990, p. 202.
10 Francis Bacon, cité dans Gerald J. Gruman, A History of Ideas about the Prolongation of Death, New York, Arno Press, 1977, p. 80.
11 T. E. Quill, C. K. Cassel et D. E. Meier, « Care of the hopelessely ill: Proposed clinical criteria for physician-assisted suicide », The New England Journal of Medicine, vol. 327, no 19, 1992, p. 1380-1384.
12 Hippocrate, De l’art médical, Paris, LGF – Le Livre de poche, coll. « Bibliothèque classique », 1994, p. 186.
13 Reuven Sobel, « The myth of the control of suffering », Journal of Medical Humanities, vol. 17, no 4, 1976, p. 255-259.
14 David Gregory, « The myth of Control: Suffering in palliative care », Journal of Palliative Care, vol. 10, no 2, 1994, p. 18.
15 Paul Ricœur, « La douleur n’est pas la souffrance », Autrement, no 142 (num. thém. « Souffrance »), 1994, p. 58-69.
16 Eric J. Cassel, « The principles of the Belmont Report revisited », Hastings Center Report, vol. 30, no 4, 2000, p. 12-21.
17 Emmanuel Levinas, « Une éthique de la souffrance », Autrement, no 142, 1994, p. 131.
18 Ibid., p. 133.
19 Paul Ricœur, « La douleur n’est pas la souffrance », p. 68.
Auteur
Bioéthicien. Directeur du GREB (Groupe de recherche en bioéthique) et professeur invité à la Faculté de théologie et de sciences des religions de l’Université de Montréal. Responsable de l’Unité d’éthique clinique et président du Comité de bioéthique au CHU Sainte-Justine.
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