Conclusion
p. 323-335
Texte intégral
1Il a été difficile de terminer cette recherche et ce livre autour de 1960. Certains penseront même qu’il y manque un chapitre ! En effet, il n’y a pas de rupture manifeste à cette date ni à aucune autre. Aux plans technoscientifique, médical, infirmier, les changements de la seconde partie du XXe siècle se préparent déjà dans la première. Au plan éthique, la bioéthique qui surgira autour des années 1970 est déjà portée par les diverses réflexions éthiques antérieures. C’est pourquoi d’ailleurs, au chapitre 6, nous avons parfois évoqué les prolongements qui se produiront plus tard. Et pourtant, il y a incontestablement des changements majeurs qui se produisent, se concentrent autour des années 1960.
2Pour faire droit à cette double perspective, la présente conclusion comporte deux parties : bilan et prospective, retour sur le passé et ouverture sur le futur.
BILAN
3Fidèle au contenu du livre, le bilan commencera par un retour sur l’objet lui-même (médecine et soins) et sur les professions avant de se concentrer sur l’éthique : perspective et contenu.
Objet : santé et maladie
4Les questions de la santé et de son opposé la maladie, comme celles de la vie et de la mort, ont été des préoccupations constantes de l’humanité. À l’origine de la culture occidentale, comme d’ailleurs des autres civilisations, l’accent est mis sur la conservation de la santé, la prévention de la maladie ; la question de la guérison se pose en second. Pendant longtemps, en effet, compte tenu des moyens disponibles, il s’est agi davantage de retarder l’évolution de la maladie et/ou de prédire cette évolution et éventuellement le décès que de guérir. Le gros de la science et de l’art médical porte alors sur la nourriture, l’exercice, l’hygiène ; en parallèle, la guérison est une question de diète, de saignée, d’herbe, d’incantation et de magie. On a donc une conception holiste du corps humain, de la santé et de la maladie. La fragmentation ne viendra que plus tard, notamment autour du XIXe siècle.
5Vis-à-vis de cet objet santé-maladie, on peut distinguer trois approches, à l’origine quasi indistinctes, mais qui se particularisent progressivement au cours des âges.
- La perspective médicale (le traitement), à savoir une perspective clinique centrée sur la personne (en santé ou malade), préoccupée du comment (comment garder en santé, comment guérir) davantage que du pourquoi (d’où vient la maladie, en quoi consiste-t-elle, pourquoi tel médicament est-il efficace ?). Après une période incantatoire, aux côtés d’empiristes de toutes sortes, le courant d’Hippocrate inaugure une méthode nouvelle, basée sur l’observation des faits et la réflexion rationnelle, qui portera des fruits jusqu’à aujourd’hui. Éventuellement, ce praticien s’intéresse au savoir, à la recherche (philosophique et scientifique), rejoignant ainsi la troisième approche.
- La perspective infirmière (les soins) est aussi une perspective clinique, proche des sujets souffrants. À l’origine, elle se distingue d’ailleurs très peu de la perspective précédente (Hippocrate par exemple est autant infirmier que médecin), sauf peut-être dans le fait qu'elle est plus spontanée, plus diffuse, plus répandue dans la société, les femmes en particulier (mères, conjointes, puis religieuses) perpétuant le savoir et l’expérience accumulée. Mais, au début, les femmes (et les hommes participant aux soins) prétendent rarement exercer un métier ou une profession spécifique. Cela viendra surtout à partir du XIXe siècle.
- La perspective scientifique (le savoir), au contraire des précédentes, est centrée sur le développement des connaissances concernant le corps humain. À l’origine, ce courant est dominé par des philosophes qui, comme Aristote ou Alcméon, se préoccupent aussi d’anatomie, de physiologie et, par la force des choses, de santé, maladie, guérison. Ces scientifiques avant la lettre sont préoccupés surtout par le pourquoi et non par le comment. Aussi élaborent-ils des théories explicatives : théories qui influencent la médecine et les soins de manière généralement positive, mais parfois négative, en bloquant certaines innovations. Ce courant rassemble donc d’abord des philosophes-scientifiques, puis de plus en plus clairement, des biologistes, des anatomistes, des chimistes, etc. Avec les siècles, il se jouxtera étroitement au courant dit médical pour donner la médecine du XXe siècle, dite scientifique. Avec un peu plus de temps, en infiltrant le second courant, il donnera aussi naissance aux sciences infirmières.
6En lien avec cette évolution, on peut distinguer au cours des âges quatre conceptions de la médecine et du soin. L’évolution de ces conceptions ne correspond pas nécessairement à la succession des époques politiques. Ces conceptions ne s’excluent pas d’ailleurs automatiquement, une conception perdurant parfois encore longtemps alors que la révolution est commencée ici et là1.
- Une médecine incantatoire et empirique, faisant appel aux divinités de toutes sortes et aux acquis de l’expérience pratique.
- Une médecine à la fois empirique et rationnelle, médecine des espèces et des symptômes, basée sur l’observation, expliquant tout par les humeurs et les esprits, puis grâce au développement de l’anatomie, par les organes (du Ve s. av. J.-C. au XVIe s. ap. J.-C.).
- Une médecine scientifique, médecine des tissus, basée sur l’expérimentation et faisant rapidement appel à la chimie (du XVIIe au XIXe s.).
- Une médecine techno-scientifique enfin, médecine des cellules et des molécules, à base de chimie, de physique, de mathématique, inextricablement liée au développement des instruments techniques (XXe).
7L’évolution d’ordre épistémologique concorde assez bien, mais toujours avec un peu de retard, avec l’évolution même de la pratique.
- Une médecine au chevet du malade ou de la personne (bedside medicine) dont il faut préserver la santé : médecine à la maison, médecine attentive à l’ensemble de la personne, incluant son environnement (du Ve s. av. J.-C. au XVIIIe s. ap. J.-C.).
- Une médecine du livre (library medicine), trop respectueuse des théories et des dogmes médicaux, qui s’ajoute facilement au courant précédent et s’y maintient longtemps en parallèle.
- Une médecine hospitalière (hospital medicine) où les soins et l’effort thérapeutique se concentrent à l’hôpital. Le malade commence à être détaché de sa vie quotidienne (XVIIIe et XIXe s.).
- Une médecine de laboratoire (laboratory medicine) où le malade est réduit à sa maladie, voire à son organe malade. Médecine de spécialistes qui a tendance à fragmenter la personne et, partant, à la « chosifier ». À la limite, moins le professionnel voit le malade, plus la médecine est efficace (XXe) !
8Certes, la médecine familiale et les soins infirmiers, encore dans la première partie du XXe siècle, échappent en partie à ce paradigme. Ils essaient de garder une perspective holiste, dans la mesure où ils pratiquent une approche bio-psycho-sociale. Ils y parviennent effectivement en partie, mais ils œuvrent néanmoins à l’intérieur du paradigme dominant.
9Toute cette évolution est portée non seulement par la volonté humaine, mais aussi par l’objet lui-même. La volonté humaine, c’est d’abord la volonté de connaître, le désir de préserver la santé et de guérir, mais aussi la volonté d’avoir plus de mains pour l’industrie et plus de bras pour la guerre. L’objet, c’est l’engrenage intime des explorations et des découvertes dont la dernière appelle toujours une nouvelle recherche. On passe ainsi tout naturellement de l’anatomie à la physiologie ; de la biologie à la chimie, puis à la physique et aux mathématiques ; on passe du corps aux humeurs et aux organes, puis aux tissus, à la cellule, aux molécules, aux micro-organismes, enfin aux gènes et aux synapses. Et cette évolution se fait en dents de scie, stimulée mais parfois bloquée par des théories, des préjugés, des habitudes.
10Le champ de la santé et de la maladie est donc — et a toujours été — vaste et multiforme. D’une certaine manière, il nous semble pouvoir affirmer qu’à mesure que l’être humain s’est accordé un pouvoir sur la nature, sans penser pour autant que cela attentait au dominium de Dieu, il s’est davantage investi dans ce champ. Médecine préventive, médecine sociale, médecine techno-scientifique, recherche pharmaceutique, expérimentation sur l’être humain, recherche fondamentale, génie génétique, neuro-sciences, etc., le champ s’élargit toujours.
11La quête du savoir trouve ici une polarisation. Elle rejoint la préoccupation de la santé, devenue une valeur centrale de la civilisation contemporaine, même pour ceux qui croient à un au-delà. Malgré certains malentendus et certains accrocs importants, les autorités religieuses ont d’ailleurs encouragé ce développement.
Professions
12Le champ de la santé et de la maladie est couvert par une multitude d’intervenants aujourd’hui comme hier, on l’a déjà dit. L’évolution est marquée par la distinction, la structuration, la réglementation.
13À l’aube de notre civilisation occidentale, en effet, la frontière est peu marquée entre les divers intervenants. Le médecin est aussi et même surtout un infirmier. Beaucoup de femmes anonymes connaissent et utilisent les herbes médicinales aussi efficacement que les médecins. À la limite, Hildegarde de Bingen et les femmes de Salem, par exemple, sont des médecins reconnus. Le prêtre est souvent un guérisseur. Et la formation de chacun de ces intervenants est diverse : du charlatan au savant ; de la bonne mère soignante à la religieuse spécialisée ; de la voisine accoucheuse à la sage-femme professionnelle ; du barbier au chirurgien moderne.
14Graduellement, quoique bien lentement, on arrive à distinguer — et à exiger une formation spécifique pour chacun — le barbier du chirurgien en passant par le chirurgien-barbier, la bonne femme de l’apothicaire en passant par l’herboriste, le médecin du chirurgien en demandant en cours de route que le chirurgien soit d’abord un bon médecin et non plus un simple technicien (une sorte de rabouteur ou un coupeur de cadavres que le professeur-médecin commande à distance).
15Parmi ces activités, une profession a eu une difficulté particulière à se définir, celle des infirmières. À l’origine liée à l’activité de la mère de famille ou développée par les médecins, la pratique des soins en tant que profession se démarque difficilement et très lentement. Des leaders religieux fondent des communautés de soignants ou de soignantes et assurent une certaine formation. Ailleurs, on fait appel à des femmes pauvres ou marginales. Il faut attendre Vincent de Paul au XVIIe siècle, Henri Dunant et surtout Florence Nightingale au XIXe siècle pour que l’infirmière atteigne vraiment un statut social. Et là encore, la nature de ce statut est discutée : simple auxiliaire en tout soumise au médecin (sur le modèle des origines où le médecin avait souvent un esclave à son service) ou professionnelle autonome avec des responsabilités propres et un devoir d’initiative. Le débat a encore cours durant la seconde moitié du XXe siècle.
16L’évolution des professions s’est faite sous l’influence de multiples facteurs : la pression des membres, l’influence d’un leader de la communauté, l’incitation des gouvernements. Très rapidement, en effet, des gens de même tournure d’esprit se regroupent. D’autres s’assemblent pour défendre des intérêts communs. Certains praticiens font école. Petit à petit, des associations officielles se créent spontanément ou sous la pression de l’État. D’autres associations sont créées par un fondateur pour répondre à un besoin spécifique. On en arrive ainsi naturellement à des corporations professionnelles bien identifiées et structurées, telles que les connaît le XXe siècle finissant, avec leurs règles de bonnes pratiques et leur code de déontologie.
17Au nom du bien commun, les autorités influent aussi sur l’organisation et l’évolution des professions de la santé. Autorités religieuses dans les temps plus anciens, par exemple pour condamner tel ou tel acte ou pour interdire aux clercs la pratique de telle ou telle profession. Surtout, autorités civiles. Dès le Xe siècle, certains princes interviennent et réglementent la pratique des soins et de la médecine. Puis, les autorités étatiques et municipales créent des hôpitaux, en favorisent l’évolution, en réglementent plus ou moins totalement l’organisation. Certaines précisent la nature et la durée de la formation de chaque profession, jusqu’à la collaboration admise aujourd’hui entre les ordres professionnels et les gouvernements. Il n’y a plus rien de laissé au hasard : l’accès et la pratique des professions de la santé sont réglementés (sauf les diverses formes de médecine alternative, cependant encore peu répandues dans la première moitié du XXe siècle).
18Dans cette réglementation multiforme (lois, règlements administratifs, règles de bonnes pratique, codes de déontologie), il y a une part d’éthique qui renvoie à l’idéal de la profession mais, plus globalement, au questionnement éthique et à la morale commune de la société.
Perspective éthique
19La préoccupation éthique a pratiquement toujours été présente au long des siècles sous des facettes variées, avec plus ou moins d’intensité. Grosso modo on peut distinguer trois temps.
20Au début de la culture occidentale, l’éthique médicale et infirmière — les deux ne sont guère distinctes on l’a dit, Hippocrate faisant œuvre d’infirmier autant que de médecin — est laïque ou séculière pour emprunter la terminologie actuelle. Le Serment fait encore appel aux dieux, mais ceux-ci n’ont guère d’influence sur le contenu et la méthode : l’éthique est fondée sur une certaine conception de la profession, à savoir le souci de la vie, le bien d’autrui, l’harmonie avec l’univers. Au Serment, on doit joindre le Corpus Hippocraticum et les écrits éthiques de certains philosophes comme Alcméon, Platon et Aristote qui, en traitant de l’ensemble de la vie humaine, incluent l’activité de soin. On est au plan d’une réflexion exigeante, interpellant chaque acteur humain dans sa responsabilité personnelle. L’éthique hippocratique n’est pourtant ni le fait d’une société, ni celui d’une profession dans son ensemble, mais l’idéal d’un homme, d’un regroupement de praticiens qui veulent se distinguer des autres praticiens de la santé par leur conduite (exemplaire) tout autant que par leur art (exigeant).
21Avec l’expansion du christianisme en Occident, toute la culture devient chrétienne, du moins en surface. Les bouleversements de civilisation (chute de l’Empire romain, invasions diverses) font oublier pendant des siècles l’éthique hippocratique en même temps que la médecine grecque. N’existe globalement que l’éthique chrétienne qui concerne tous les secteurs de la vie. Pendant ces bouleversements, l’Église d’Occident se préoccupe peu de la pratique médicale, mais accorde beaucoup d’attention à la pratique des soins : on se dévoue pour les pauvres et les malades par amour du prochain, par imitation de Jésus-Christ, par souci de mériter une survie bienheureuse.
22La fin du Moyen Âge et la Renaissance introduisent un changement majeur qui ne fera que s’accentuer par la suite : la diversification des instances éthiques. La préoccupation éthique devient plurielle, partagée : elle est portée quoique de manières diverses par les gouvernants, les corporations professionnelles, les Églises, les intervenants individuels. Pour en voir toute la richesse multiforme, on peut et de fait on a, dans ce volume, distingué trois expressions de cette préoccupation éthique : légale, déontologique et réflexive, celle-ci étant surtout religieuse.
- Les lois contiennent en effet une part non négligeable d’éthique ou de morale. Elles ne traitent pas de tout, elles ne demandent guère l’héroïsme, elles n’exigent que l’observance externe et non l’assentiment intérieur ; elles proposent cependant des valeurs importantes, des valeurs qui servent d’assises à une civilisation. Par la force des choses, l’interprétation est juridique et donc restrictive, sous mode de procès, avec des sanctions civiles. Ces caractéristiques éloignent dans la même mesure de la perspective véritablement éthique. La force de ce courant en fait donc sa limite.
- Il y a aussi une réflexion d’ordre déontologique. On la retrouve naturellement dans les codes de déontologie, mais tout autant dans les règles et règlements de diverses natures que les autorités de toutes sortes et même les regroupements de praticiens se donnent. Il s’agit de repères importants : ils sont souvent perçus comme des recettes à appliquer sans trop de peine ; ils indiquent parfois aussi un idéal proposé aux membres. On trouve de nombreuses versions (laïques ou christianisées) du Serment d’Hippocrate. Le Serment de Nightingale est aussi très répandu. Ces exigences correspondent à une sorte de morale collective, rejoignant la majorité des membres d’une corporation et entérinée ou décrétée par les autorités respectives.
- Il y a enfin une part vraiment réflexive de questionnement, d’analyse, d’argumentation, de justification, incluant des controverses, avec une invitation constante aux autres à faire le même cheminement, à s’approprier ce qui convient. On y insiste sur l’intention, l’attitude, les convictions propres, les vertus. Ce n’est pas tout, par exemple, de dire la vérité, l’éthique concerne tout autant le comment dire, la manière de dire. Ce n’est pas tout de recueillir le consentement, encore faut-il prendre en compte la situation de fragilité du malade. Ce n’est pas tout de considérer l’avortement, l’euthanasie, la régulation des naissances comme non éthiques, encore faut-il, d’une part, savoir justifier son opinion et, d’autre part, être attentif à la situation du demandeur. Et cette approche éthique réflexive, on peut la trouver sous forme laïque, comme chez Jean Bernier, Thomas Percival, Claude Bernard, ou sous forme religieuse, comme chez Maimonide, Vincent de Paul, Nightingale, Pie XII.
23À un autre point de vue, on peut noter une évolution de la déontologie elle-même, pour ne pas dire des codes et traités de déontologie. Très centrée sur l’éthique dans le Serment d’Hippocrate, la déontologie devient au Moyen Âge davantage une affaire de règles d’étiquette et de bonne conduite. Puis, cette perspective fait place à une éthique de la vertu renvoyant à une vision unifiée de la personne, c’est-à-dire de l'être et du faire. On insiste alors sur les traits de personnalité et sur la vie privée des professionnels. Vertus, attitudes et motivations passent ensuite au second plan pour laisser la priorité aux devoirs et obligations. Enfin, la première moitié du XXe siècle amorce timidement la perspective des droits individuels.
Argumentation
24Sur quoi repose l’argumentation éthique ? De prime abord, on peut répondre : sur la raison. Mais sur quelles bases celle-ci se fonde-t-elle ? Sur une vision de l’homme et du corps humain, sur une vision du monde et de la vie, c’est-à-dire sur une anthropologie. Un intermédiaire joue souvent : le sens donné à la médecine. En fait, la réponse est plus complexe, plus subtile ; elle exige de distinguer les époques.
- À l’époque pré-chrétienne, il est clair que l’éthique dépend de l’anthropologie d’un chacun grâce à la médiation de la réflexion rationnelle. Hippocrate et les autres penseurs sont mus par une certaine idée de l’être humain : son unité psycho-somatique, sa dignité, l’harmonie des parties ; et par une vision de la médecine finalisée par la fraternité et la compassion.
- Avec le christianisme surgit un questionnement radical. Si la vie terrestre n’est pas importante face à l’au-delà, si la maladie et la souffrance viennent de Dieu comme punition ou épreuve, pourquoi soigner, pourquoi essayer de guérir ? En fait, certains auteurs comme Jérôme et le pape Léon XII ont priorisé cette perspective ; ils ont déconsidéré la médecine, y compris la médecine sociale, quoiqu’ils aient favorisé le travail des femmes soignantes. Implicitement cette perspective explique peut-être le peu d’intérêt des chrétiens des premiers siècles pour la médecine et la science infirmière. Le contrepoids est venu d’une autre idée chrétienne : l’amour du prochain, notamment du pauvre et du malade. D’où, dès l’origine, l’essor des multiples institutions de bienfaisance, la création de communautés variées de soignants et, en nos mots modernes, de travailleurs sociaux : Marcella, Fabiola, Benoît, Vincent de Paul. De toute manière, le soin de l’âme était considéré comme aussi important, sinon plus, que celui du corps. Et pour savoir si telle ou telle action, telle ou telle intervention (dissection, avortement, euthanasie, mensonge) était morale ou non, on se réfère à un ensemble d’arguments d’autorité, religieux et rationnels.
- Rapidement, en effet, l’éthique chrétienne a fait appel à la notion de loi naturelle, concept grec, stoïcien et donc pré-chrétien, mais rattaché pour les croyants à leur vision de Dieu et de la Création. Chez Thomas d’Aquin, chez le pape Pie XII, par exemple, l’argumentation est presque toute de cet ordre. La notion de loi naturelle a été critiquée ; elle a d’ailleurs été durcie, caricaturée par certains de ses tenants comme par certains de ses critiques. Elle n’en indique pas moins un effort de rationalité gigantesque, au niveau de l’éthique en général comme de l’éthique médicale en particulier.
- Avec la Renaissance, une autre perspective voit le jour, explicitement laïque et séculière. L’humanisme et la fraternité en restent la base.
- Le plus significatif cependant est peut-être le courant inauguré par René Descartes et appliqué à la médecine par René Laënnec et Claude Bernard : dichotomie âme-corps, cette fois au profit du corps. Santé et maladie s’expliquent par le déterminisme des processus physico-chimiques. S’ensuit une médecine de l’organe malade par opposition à l’être humain malade, une médecine fragmentée destinée à guérir l’organe malade. Le travail de réflexion rationnelle est mobilisé par la fin à atteindre. On peut se demander si cette conception de la médecine, liée au sentiment de grandeur que le nouveau pouvoir médical suscite chez l’intervenant-savant, n’est pas à la source d’une bonne part de la morale de Claude Bernard et, entre autres, du paternalisme médical qui s’y exprime.
25De toute manière, personne n’invente la morale à partir de zéro. En naissant, en grandissant, on trouve déjà une morale toute constituée. L’impact de l’entourage, l’influence de son anthropologie, en particulier de son anthropologie médicale, la vigueur de sa propre réflexion amènent graduellement telle ou telle évolution. Il est très rare que l’on construise tout un nouveau système, homogène et cohérent.
Contenu éthique
26Quand on relit le Serment d’Hippocrate, on a l’impression — hors quelques termes archaïques — d’une grande actualité encore au milieu du XXe siècle. C’est vrai aussi, quoique dans une moindre mesure, pour le Serment de Nightingale. Effectivement, il y a une certaine stabilité de la morale. Quelques grands principes moraux, se référant à certaines valeurs fondamentales, sous-tendent le cheminement de l’humanité soignante : souci d’autrui, bienfaisance, respect de la vie, véracité, confidentialité, rectitude sexuelle, respect de la liberté du patient, honnêteté, loyauté, justice, équité, solidarité.
27Monuments incontournables, ces deux textes sont loin cependant de contenir toute l’éthique. Le prétendrait-on qu’on serait dans une perspective contraire à l’éthique véritable, qui ne se laisse enfermer nulle part. Déjà le Corpus Hippocraticum est plus large et fait état de divergences de vues et de controverses nombreuses. Ce bouillonnement ne s’est pas arrêté avec la venue du christianisme, malgré encore une fois des principes fondamentaux communs et stables, et malgré un esprit nouveau. Sur des questions particulières, le Moyen Âge et la Renaissance font état de discussions vigoureuses et de divergences d’opinions chez les soignants, les humanistes et les philosophes, de même que chez les autorités religieuses et les théologiens, sans oublier des évolutions significatives de la part de ces même autorités. On peut même être surpris de cette pluralité de pensées et de paroles dans une Église si structurée et influente. Les développements techno-médicaux des derniers siècles ont amené de nouvelles questions qui ont soulevé de nouveaux débats.
28Rappelons quelques points : la relative stabilité de la confidentialité et du secret, les controverses sur la vérité au malade, l’évolution de la place accordée à l’autodétermination du patient, la consolidation du jugement éthique sur la dissection et plus tard la vivisection, les controverses sur la contraception, l’avortement et l’euthanasie, l’acceptation des dons d’organes, les hésitations face à la nouveauté de certaines expérimentations, les hésitations, puis l’évolution face à l’acharnement thérapeutique, les flottements puis l’acceptation du soulagement de la douleur, la sympathie puis la condamnation de l’eugénisme. Plus globalement, on peut noter chez les médecins la priorité donnée à la bienfaisance sur l’autodétermination du patient, et chez les infirmières le passage de la subordination professionnelle à la co-responsabilité. Telle est la situation de l’éthique médicale : sur un fond stable, commun, des controverses, des hésitations, des incertitudes, des évolutions sur lesquelles on s’appuie provisoirement et sur lesquelles on mise pour la suite de l’humanité.
PROLONGEMENTS
29Le troisième tiers du XXe siècle amène des développements sans précédents dans le monde des soins et de la médecine. Si l’on dépasse le seuil que ce livre s’est fixé, pour examiner l’après-1970, deux points méritent de retenir l’attention : la multiplicité des perspectives et l’ampleur des défis.
Perspectives éthiques
30À l’aube du troisième millénaire, on a de la difficulté à se représenter la relative stabilité du monde, de la médecine et des soins, de l’éthique médicale et infirmière qui a été le lot de l’humanité pendant 20 ou même 25 siècles. Quelqu’un a prétendu que l’humanité a connu plus de changements durant les 30 ou 40 dernières années que durant tous les siècles qui ont précédé. C’est dire le bouleversement qui a pu se produire, y compris au plan éthique, durant le dernier tiers du XXe siècle.
31Comme pour les autres champs de l’activité humaine, le droit envahit de plus en plus le champ médical. En France, on parle de plus en plus des lois de la bioéthique. Ailleurs, si la tendance est moins apparente, elle est pourtant là. Et la réglementation a tendance à augmenter vu le pluralisme éthique, comme s’il n’y avait plus d’autres normativités ni d’autres modes de régulation. L’appel aux tribunaux augmente aussi, avec inévitablement une interprétation légaliste des concepts, et selon une approche des problèmes par mode de conflits, etc.
32Plus présente nous semble être la part de la déontologie et de la perspective déontologique. Les codes se sont multipliés. Et surtout s’est répandu le désir de se donner des règles pour baliser le travail en commun. La perspective chrétienne est souvent comprise de cette manière, mais en négatif : des règles imposées par l’autorité, règles intransigeantes et peu attentives à la situation concrète des personnes souffrantes, règles coupées de justifications accessibles à l’ensemble de la population.
33On peut distinguer cette déontologie de la réflexion éthique proprement dite. Car celle-ci existe effectivement. Pour une part, au sein des corporations professionnelles. Mais surtout dans les écrits des éthiciens et des professionnels humanistes de toutes écoles, laïques ou croyants. Malgré les idées courantes, les textes des Églises sont souvent de cette nature, s’interrogeant sur les fondements, les raisons profondes, les attitudes. Les comités d’éthique accèdent parfois à ce niveau proprement éthique même s’ils se limitent souvent à un travail d’ordre déontologique.
34Cependant la grande révolution du troisième tiers du XXe siècle réside dans le développement de la bioéthique, discipline globalement nouvelle, même si elle a des racines très anciennes comme cet ouvrage l’illustre. Le mot désigne la réflexion (et la pratique) concernant les enjeux éthiques posés dans le monde de la santé et de la vie suite aux développements prodigieux de la techno-science médicale. Problèmes nouveaux comme les techniques de procréation médicalement assistée, le génie génétique, les neuro-sciences. Problèmes anciens posés de manière nouvelle, comme l’euthanasie, la confidentialité, l’information au malade, le secret. Toutefois, la nouveauté réside surtout dans l’approche qui se veut interdisciplinaire, pluraliste, prospective, holiste et systématique2.
35La bioéthique évoque souvent trois ou quatre grands principes, légèrement différents selon les auteurs : autodétermination, bienfaisance, confidentialité, justice. En réalité, il ne s’agit là que d’une façon particulière de voir et de présenter la bioéthique. Présentation d’ailleurs incorrecte puisque même les tenants de cette conception font appel à d’autres principes quand ils traitent de problèmes particuliers, comme les maladies génétiques, les procréations médicalement assistées. En réalité, la bioéthique met en œuvre toute l’éthique, comme le note un document exceptionnel du Comité consultatif national d’éthique en France3.
36S’y côtoient donc là aussi des tendances diverses : légale, procédurale, réflexive. S’y transposent les débats de nature philosophique sur les théories éthiques : ontologisme, déontologisme, utilitarisme, personnalisme, etc. S’y jouent des influences diverses : féminisme, scientisme, fondamentalisme. Ce bouillonnement, qui fait la difficulté de la bioéthique, constitue en même temps sa richesse et sa fécondité.
37La bioéthique n’est pourtant la chasse-gardée de personne. On peut en faire sans avoir de titre officiel, sans faire partie de commission ou de comité reconnus. On peut tabler sur son sens éthique et son ouverture d’esprit, mais une formation adéquate augmente considérablement les capacités et les moyens de réflexion.
Défis
38Compte tenu de l’histoire de l’éthique médicale et infirmière, compte tenu des transformations importantes survenues dans le dernier tiers du XXe siècle, divers défis s’offrent à l’avenir de l’éthique médicale et infirmière ou de la bioéthique, c’est selon.
39Le premier consiste à ne pas réduire la personne, le sujet humain, l’être souffrant, à son corps ou à ses organes malades. C’est la tentation première dans un monde d’efficience, de rendement, où la quête du savoir a priorité et où l’économie a tendance à tout absorber. Les infirmières ont popularisé l’expression d’approche bio-psycho-sociale du malade. Pour être complet, il faudrait y ajouter spirituelle, car les questions de sens contribuent à la santé-maladie. Très significative de la perspective à promouvoir, incluant le désir de profiter de toute la tradition éthique et humaniste, l’expression employée par le pape Jean XXIII et reprise par le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) français pour désigner le fondement et le critère de l’éthique : « le respect de tout l’homme et de tout homme ».
40Le deuxième défi — il découle du précédent — consiste à ne pas confondre l’approche scientifique avec la réflexion anthropologique et éthique. Dans une médecine scientifique, il est normal, nécessaire même, d’analyser de plus en plus minutieusement l’organe, le tissu, la cellule, les éléments chimiques, etc. Le défi consiste à ne pas réduire l’être humain, le malade, le souffrant, à ces processus, à ces parties. L’être humain est biologique et chimique, certes, mais il n’est pas que biologie et chimie. C’est le ne... que qui fait problème. À faire cette adéquation, on glisserait, comme le dit le texte du CCNE déjà cité, « on glisserait inacceptablement d’une méthodologie réductionniste sans reproche à une philosophie réductrice sans bonne foi4 ». La valeur d’une perle est bien différente de celle de ses composantes.
41Ce qui amène à ne pas réduire l’approche thérapeutique à une seule des professions de la santé, c’est le troisième défi. Louise Lambrichs a inventé la belle expression de médecine partagée pour indiquer la nécessité pour chaque professionnel de tenir compte de l’apport des autres professions afin de mettre en œuvre une approche globale, compte tenu de l’unité complexe de l’être humain et de la multiplicité complémentaire des savoirs5. Il s’agit là fondamentalement d’une exigence éthique : la compétence passe par l’ouverture d’esprit et la coresponsabilité.
42Quatrième défi, la mise à contribution de tout le paysage éthique. La société actuelle et future a certes besoin de lois, avec ses contenus éthiques souvent minimaux mais indispensables. Elle a besoin tout autant de déontologie, lieu de réflexion et de normativité incontournable. Elle a besoin enfin du bouillonnement de la réflexion éthique proprement dite et des débats associés. Ce sont eux, malgré l’inconfort qu’ils suscitent chez certains, qui maintiennent la préoccupation éthique vivante sur la place publique et qui nourrissent la réflexion juridique et déontologique. Lié à ce défi, il importe de ne pas réduire l’éthique (ou la bioéthique) à quelques principes fondamentaux, mais de la voir dans son ensemble, comme on l’a dit. La bioéthique met à contribution toute l’éthique.
43Enfin, il ne faut pas oublier que l’éthique fait appel à l’intériorité : convictions propres, motivations, attitudes. Elle n’est ni soumission aveugle à quelque autorité, ni observance purement externe de règles sociales. Elle est jaillissement de l’intelligence créatrice et responsable en quête des voies qui peuvent assurer au mieux la promotion de chaque être humain et le futur de l’ensemble de l’humanité. Et si les mots de vertu et de devoir ne conviennent plus dans les codes officiels que l’on veut composés de manière plus objective, plus impersonnelle, ils n’en portent pas moins une dimension qu’il ne faut pas laisser perdre, à savoir, d’un côté, une part d’interrogation et de réflexion personnelle et, d’un autre côté, un engagement personnel au plan des attitudes et des motivations. De telle sorte que les codes, à plus forte raison quand ils deviennent plus légaux, doivent être compris comme des éléments d’une réflexion et d’une pratique éthique plus globales.
Notes de bas de page
1 On le dit surtout de la médecine, mais cela vaut aussi pour les soins, autant lors de l’indistinction originelle des professions que pour l’exercice postérieur.
2 Pour un aperçu sommaire de la bioéthique, voir Guy Durand, La bioéthique. Nature, principes et enjeux Montréal/Paris, Fides/Cerf (coll. Bref), 1997, p. 127. Pour un approfondissement substantiel, voir, du même auteur, Introduction générale à la bioéthique. Histoire, concepts et outils, Montréal/Paris, Fides/Cerf, 1999, p. 570.
3 CCNE, Recherche biomédicale et respect de la personne humaine, rédigé par Lucien Sève, Paris, La documentation française, 1988, p. 78.
4 CCNE, déjà cité, p. 34.
5 Louise L. Lambrichs, La vérité médicale. Claude Bernard, Louis Pasteur, Sigmund Freud, légendes et réalités de notre médecine, Paris, Laffont (coll. Réponses-essais), 1993, p. 417-447.
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Enjeux éthiques et technologies biomédicales
Contribution à la recherche en bioéthique
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1999
Histoire de l’éthique médicale et infirmière
Contexte socioculturel et scientifique
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