Chapitre 6. L’époque contemporaine (la première moitié du XXe siècle)
p. 243-322
Texte intégral
1La Première Moitié du XXe siècle est le théâtre de bouleversements marquants : guerres, crises économiques, explosion des sciences, pluralisme religieux. La vie s’accélère1.
2Sur le plan de la médecine et des soins, les découvertes et les pratiques des siècles précédents se consolident pour porter des fruits prodigieux. Les découvertes se multiplient selon une progression géométrique. La pratique de la médecine se spécialise de plus en plus. L’explosion scientifique est telle que la médecine hospitalière (hospital medicine) devient une médecine de laboratoire (laboratory medicine) où la personne (celle du malade comme celle des soignants) a de la difficulté à maintenir sa place. Le malade est fragmenté, le système de soins est au service de la technique.
3Face à cette déshumanisation et compte tenu de la peur des abus, la réflexion éthique prend de l’importance à mesure que le demi-siècle avance. Cette réflexion a tendance à se concentrer sur la confection de codes de déontologie. L’éthique infirmière prend son essor à côté de l’éthique médicale. L’éthique de la recherche se spécifie à partir de Nuremberg. L’essor et le contenu de la réflexion éthique répondent ainsi aux aléas du développement culturel et scientifique.
INTRODUCTION SOCIOCULTURELLE
Principaux événements
4Le début du siècle voit des coalitions étatiques se former. Les intérêts russes et austro-hongrois s’affrontent dans les Balkans. Joints à la montée des nationalismes au sud-est de l’Europe, ils seront finalement les causes premières d’un conflit généralisé qui durera 52 mois (guerre 1914-1918). Finalement, en novembre 1918, les Allemands capitulent. L’Empire austro-hongrois s’effondre. Tchèques, Yougoslaves et Polonais acquièrent leur indépendance1.
5En 1919, le président américain Wilson obtient dans l’introduction du traité de Versailles un pacte fondant la Société des Nations, destinée à garantir la paix mondiale. Les dix années suivantes voient la démocratie s’installer dans la majeure partie des États européens. La crise économique de 1929 met ces régimes en danger. En même temps, les nationalismes s’exacerbent de nouveau. Dans les années 1930, les régimes autoritaires se multiplient tant en Europe centrale qu’en Europe méditerranéenne (Portugal, Italie, Espagne). Déjà en 1928, Staline, par l’intermédiaire du parti communiste, impose une politique totalitaire. Favorisé par la crise économique et sociale, le fascisme se développe et arrive au pouvoir en Italie dès 1925. En Allemagne, la doctrine nazie totalitaire et raciste mobilise toutes les énergies au service d’un désir effréné d’expansion. Sur cette lancée, les Allemands envahissent la Tchécoslovaquie en mars 1939.
6C’est l’agression militaire contre la Pologne en septembre 1939 qui déclenche la Seconde Guerre mondiale. Jusqu’en 1942, les Allemands et leurs alliés l’emportent, mais l’entrée en guerre des États-Unis et la désastreuse campagne allemande contre l’URSS renversent le courant. L’invasion de l’Allemagne, le suicide d’Hitler et les bombardements atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki provoquent la fin du conflit en 1945.
7L’après-guerre (1945-60) voit la formation de deux blocs opposés dans le monde : le bloc capitaliste et celui formé par le communisme. L’application du plan Marshall en 1947, tout en aidant les pays de l’Europe occidentale à se reconstruire, contribue par l’exclusion de l’URSS et des démocraties populaires à accentuer cet antagonisme. La course aux armements nucléaires est l’expression la plus visible d’une guerre froide qui s’amorce. Alors que le communisme prend de l’ampleur (Europe de l’Est, Chine, Cuba), la décolonisation permet à plusieurs pays d’Asie et d’Afrique d’acquérir leur indépendance. Le Tiers-Monde apparaît comme une force distincte.
Économie et société
8En 1900, la Grande-Bretagne, l’Allemagne et la France assurent 44 % du commerce mondial. Au plan industriel, les Américains occupent le sommet. Mais, de 1914 à 1918, toutes les nations combattantes doivent mettre en place une économie de guerre. Les États interviennent massivement dans la production. On a recours à la main-d’œuvre féminine pour compenser les départs au front2.
9Entre 1919 et 1929, d’immenses empires financiers apparaissent. On croit à une prospérité éternelle et une spéculation sans précédent se développe. Le krach de Wall Street, le 24 octobre 1929, est le point de départ d’une longue et profonde crise de l’économie capitaliste. En 1932, on compte 40 millions de chômeurs dans le monde capitaliste. L’intervention de l’État dans l’économie est un moyen de lutter contre la crise, mais celle-ci redémarre en 1938.
10La guerre de 1939-45 permet par la mobilisation des travailleurs et l’enrôlement des soldats de réduire le nombre de sans-travail. La nouvelle technologie de l’armement demande un gigantesque effort de production basé sur un travail à la chaîne efficace (taylorisme).
11Après l’angoisse de cette période, c’est l’espoir qui permet de supporter le prolongement des privations pendant la période de reconstruction et d’en sortir rapidement. Les accords du GATT et le plan Marshall contribuent fortement à la reprise du commerce international. L’essor économique des années 1950 commence à modeler une société d’abondance qui ne s’esquisse en fait que dans les milieux urbains d’Amérique du Nord ou d’Europe occidentale ; « l’American way of life » se caractérise par la place de l’automobile, du confort à la maison, de la télévision3.
Culture scientifique et technique
12Au tournant du siècle, les savants remettent en cause les conceptions traditionnelles de l’univers. La connaissance de l’infiniment petit et celle de l’infiniment grand font des progrès considérables. Les bases de la physique moderne sont ainsi jetées. Dans ce mouvement se distinguent la découverte de la radioactivité, suivie immédiatement de l’invention du cinématographe par les frères Lumière en 1895, la théorie des quanta énoncée par Planck en 1900, la découverte des photons par Einstein en 1905, celle des rayons cosmiques par Gockel en 1910 et celle du noyau de l’atome par Rutherford en 1912. En 1913, Einstein présente sa théorie de la relativité. La mécanique ondulatoire et la mécanique quantique font leur apparition dans les années 1920. Pour le meilleur et pour le pire, la première fission atomique est réalisée en 1942. Enfin, la cybernétique ouvre le monde des communications, juste après la Seconde Guerre mondiale4.
13Les applications techniques de toutes ces théories se sont concrétisées, durant la première moitié du XXe siècle, dans l’invention de l’automobile et de l’avion, de l’ultramicroscope, de la télévision, du radar, de l’ordinateur, de la pile atomique, du premier satellite artificiel et du laser. Dans ce cadre, la recherche devient très importante et elle va jouer un rôle stratégique lors de la Seconde Guerre mondiale. Après le conflit, les États-Unis et leurs multiples équipes de chercheurs attirent les savants du reste du monde.
14Au-delà de cette explosion de la connaissance scientifique et de la technologie, s’opère graduellement un changement radical de vision de l’univers : celui-ci apparaît en perpétuel mouvement et en expansion continue ; l’observateur ne peut avoir qu’une vision relative des phénomènes. C’est la fin d’un certain déterminisme scientifique et de l’objectivité totale devant une nature non déterminée.
La religion
15Le nombre considérable des fidèles semble montrer une grande vitalité des religions. Cependant, l’évolution des connaissances et un mode de vie de plus en plus axé sur la consommation posent des problèmes nouveaux. Au cœur de cette société, les Églises chrétiennes hésitent. L’Église catholique qui condamne le modernisme en 1907 semble le prendre en compte en 1930. Si la position face au fascisme est ambiguë jusqu’en 1937, les papes réitèrent constamment leur condamnation du marxisme. D’une certaine manière, deux courants de fond travaillent l’Église catholique. Un courant social qui se préoccupe des plus démunis et dénonce les inégalités et les injustices : on parle de catholicisme social et de doctrine sociale de l’Église. Au plan doctrinal, un courant libéral essaie de briser la rigidité issue des siècles antérieurs et de réconcilier l’Église et le monde : il culmine dans le concile Vatican II (1962-1965).
16Les Églises protestantes favorisent la bourgeoisie d’affaires. Par ailleurs, elles prônent souvent le puritanisme, caractérisé par une pratique religieuse dépouillée et une conduite morale des plus strictes5 Au plan théologique, elles sont aussi aux prises avec un courant de pensée libérale, lequel provoque en réaction la fondation des Églises fondamentalistes.
SITUATION SANITAIRE
17Malgré l’hécatombe des deux guerres mondiales, le milieu du XXe siècle voit la population s’accroître. Au plan sanitaire, plusieurs maladies contagieuses sont éradiquées, mais paradoxalement d’autres apparaissent.
Facteurs démographiques
18À l’aube du XXe siècle en Europe, il semble qu’un nouveau paradis se présente à l’homme : le niveau de vie s’accroît sans cesse, les sombres prophéties de Malthus semblent conjurées et les fléaux séculaires paraissent être du passé. L’espoir est de courte durée6.
19Le tocsin du 2 août 1914 aura des répercussions sur la démographie. En plus des pertes réelles (8 millions de morts chez les militaires et 20 millions de blessés) provoqués par la guerre de 1914-18, il faut tenir compte du surcroît de mortalité dans la population civile, des naissances différées du fait de la guerre et non compensées ensuite, et enfin des morts prématurées causées par le conflit mais postérieures à la fin des hostilités. Au plan qualitatif, il faut aussi compter les pertes de la fraction masculine la plus jeune de la population, donc la plus productive et la plus féconde, ainsi que la charge sociale des nombreux invalides de guerre. Sans compter l’effet des épidémies, dont la grippe espagnole qui fait plus de 20 millions de victimes dans le monde7.
20Pendant vingt ans, jusqu’au seuil de la Seconde Guerre mondiale, les effets meurtriers du premier conflit et le déclin du taux de natalité font que la population européenne n’augmente pas au même rythme qu’au XIXe siècle. L’immigration a beaucoup diminué et la crise économique n’encourage pas les conjoints à procréer. Les pays industrialisés commencent cependant à avoir peur du nombre : le néo-malthusianisme (et sa campagne pour le contrôle des naissances) fait de rapides progrès, spécialement en Angleterre, où apparaissent dès 1921 des « cliniques de contraception ».
21Et puis c’est l’hécatombe de 1939-45, qui fait approximativement 50 millions de victimes dont la moitié sont des civils. Pourtant, cela n’arrête pas la croissance numérique de l’humanité. En 1945, on compte plus d’habitants sur la terre qu’en 1939. La guerre avait accéléré le progrès des techniques sanitaires et médicales : la baisse de la mortalité qui en résulte se traduit, jusqu’en 1960 environ, par la survie d’un nombre de personnes égal à celui des victimes du deuxième conflit mondial8.
22De plus, aussi paradoxal que cela puisse paraître, à partir de 1939 la fécondité augmente jusqu’au début des années 1960. L’augmentation est encore plus marquée à partir de 1945. Le taux de mortalité est aussi à la baisse et l’espérance de vie à la hausse. Au milieu des années 1950, les Pays-Bas et la Suède ont déjà atteint une espérance de vie de plus de 70 ans pour les deux sexes.
23Tout comme l’Europe, les États-Unis connaissent un ralentissement de leur croissance démographique de 1920 à 1939. La crise économique, la limitation de l’immigration, la pratique du birth control freinent l’expansion. Mais, de 1940 à 1960, grâce au mouvement naturel plus qu’à l’immigration qui avait pourtant repris, la population augmente de 50 millions. En 20 ans, aux États-Unis, l’espérance de vie chez les Blancs passe de 70,9 ans à 74,6 ; chez les non-Blancs, de 62 à 67,2 ans9.
24Au Canada, la population décline jusqu’à la Seconde Guerre mondiale (le Québec excepté). Le pays s’urbanise rapidement. Toutefois, elle passe de 11,5 millions d’habitants en 1941 à 18,2 millions en 1961, en large partie grâce à l’immigration. Par ailleurs, l’espérance de vie est une des plus élevées au monde en 1960 ; et le taux de natalité, faible avant 1939, fait un boom effréné dans les années 1940 et 1950. Alors que ce taux se tient autour de 20 pour 1000 au début de la guerre, il va remonter à 28,6 en 1947 et 28,1 en 1957.
Maladies et épidémies
25La lutte menée par l’organisme humain pour sa propre défense est complexe, car les maladies varient au cours du temps dans leurs modalités et dans leur fréquence. La variole, le typhus, la typhoïde ont pratiquement disparu au XXe siècle, mais on sait qu’ils sont tenus en échec grâce à la vaccination et qu’ils pourraient réapparaître à la moindre défaillance. La mortalité causée par la tuberculose décline aussi dans la première moitié du siècle : en 1960, aux Pays-Bas, il n’y a que trois mortalités par 100 000 habitants ; en 1910, en France, il y en avait 215 pour une population équivalente10.
26La grippe continue à faire des ravages, notamment la grippe espagnole durant les années 1918-1920. Partie d’Espagne, comme son surnom l’indique, l’épidémie frappe le monde entier : Europe, Asie, Amérique. Le Québec est particulièrement touché11.
27Au milieu du siècle, on n’a pas réussi à vaincre totalement la poliomyélite malgré toutes les mesures de vaccination préventive. Et malgré l’apparition de la pénicilline, il y a recrudescence de la syphilis.
28Ces constatations montrent qu’il est difficile d’établir ce qui, dans la promotion de la santé, revient respectivement à l’amélioration de l’hygiène et des conditions de vie, à la prévention spécifique, à la détection précoce et à la suppression des foyers de contagion. C’est le mystère du flux et du reflux des vagues épidémiques : affections à virus, à staphylocoques ou à champignons parasites, en plus d’affections « nouvelles », telles que le cancer et les maladies cardiaques. En France, de 1936 à 1962, on voit une augmentation de 60 % des mortalités causées par le cancer. En 1955, les affections cardiaques et celles des artères coronaires sont responsables d’un tiers de tous les décès en France, de la moitié en Suisse, de 55 % aux États-Unis et en Scandinavie.
29En somme, la vie moderne, favorable sous certains aspects à une meilleure santé, peut aussi produire des conditions facilitant l’évolution de certaines maladies. Les maladies d’hier s’effacent devant certaines « vedettes » médicales d’actualité qui céderont vraisemblablement à leur tour la place aux « maladies d’avenir12 ».
30Ces progrès dans les pays développés ne doivent pas faire oublier la situation dans les pays du Tiers-Monde. Les épidémies qui frappaient autrefois les pays développés frappent encore les pays sous-développés. Rougeole, rubéole, scarlatine, diphtérie, coqueluche, poliomyélite continuent d’y faire des ravages. Les campagnes de vaccination existent, mais ne sont pas toujours menées de façon systématique. La tuberculose, le choléra, le typhus, la dysenterie, la peste et les parasitoses demeurent présents, tandis que la malaria (paludisme) devient la maladie la plus répandue sur la terre13.
ORGANISATION DE LA MÉDECINE ET DES SOINS
Élargissement de la médecine et des préoccupations de santé
31Le développement des sciences nouvelles connexes à la médecine a pour effet la prolifération des spécialistes médicaux. En 1901, en France, il n’y a que 4000 spécialistes sur 17108 médecins. En 1957, on atteint le nombre de 15 642 spécialistes sur un total de 27 904 médecins14. En 1963, aux États-Unis, les spécialistes représentent 63 % de tous les médecins15.
32Jusqu’à l’orée du XXe siècle, dans bien des pays, tout spécialement dans les pays européens, l’hôpital a une réputation plus ou moins bonne, car il est considéré comme le refuge exclusif des indigents. En France, les cliniques privées offrent de bien meilleurs services. Avec la spécialisation et le développement de la technologie médicale, l’hôpital se substitue graduellement aux cliniques privées et aux soins à domicile, surtout dans les cas difficiles ou graves, pour une mise en observation continue et de meilleurs traitements16.
33Suite au développement de la médecine expérimentale, la plupart des pays développés affectent désormais, à titre public ou privé, des budgets considérables à la recherche scientifique. Les firmes productrices de médicaments prennent une part de plus en plus active à la recherche. Cette dernière ne se laisse plus guider par l’observation spontanée, l’intuition, l’empirisme ou le hasard ; elle met en œuvre des stratégies précises17.
34Au plan de la santé publique, les États interviennent de plus en plus. L’industrialisation et l’urbanisation croissantes appellent une intensification des efforts déjà entrepris en la matière. L’Angleterre entreprend une vaste campagne pour améliorer la distribution d’eau potable, l’assainissement des quartiers ouvriers, la construction d’égouts, la vaccination, le développement d’une certaine éducation sanitaire dans les écoles. La France établit un vaste système de santé publique rendant les communes responsables de la voirie, de l’évacuation des eaux usées et des bureaux d’hygiène. Les professions de médecin et pharmacien sont mieux réglementées. La loi impose aux citoyens la vaccination contre certaines maladies dont la liste s’allonge régulièrement18. Aux États-Unis, il faut signaler la naissance du nursing communautaire et de la santé publique infirmière, grâce à l’initiative de Liban D. Wald (1867-1940)19 Au Québec, entre 1870 et la fin du XIXe siècle, les médecins hygiénistes parviennent à faire reconnaître leurs discours auprès des pouvoirs publics. Ils entreprennent alors une vaste croisade destinée à réduire la mortalité infantile. Un conseil d’hygiène est créé en 1887. Les bons résultats au niveau de la mortalité infantile, de même qu’un travail intensif d’éducation populaire, puis de formation spécialisée qui inclura les infirmières, assurent définitivement la reconnaissance des hygiénistes auprès des pouvoirs publics et de toute la population. Signalons en particulier après 1925 le travail de l’Institut Bruchési auprès des tuberculeux, et les services La goutte de lait installés dans toutes les paroisses pour offrir des consultations prénatales et surveiller la santé des écoliers20.
35La médecine du travail progresse aussi puisque les pays développés, sujets aux maladies industrielles, instaurent progressivement diverses mesures législatives de protection des travailleurs et, par le fait même, une médecine du travail et de l’hygiène industrielle21.
36Les préoccupations sociales produisent d’heureux effets, en particulier en pédiatrie et en gériatrie. La puériculture se développe à un point tel qu’entre 1936 et 1956 le taux de mortalité infantile est réduit de moitié. « Guidée par des données expérimentales et biologiques plus solides, la gériatrie scientifique s’oriente moins vers un rajeunissement illusoire que vers un ralentissement physiologique de la sénescence. » En vingt ans (1940-1960), le nombre de personnes âgées de 65 ans et plus a doublé22.
37Sur le plan international, poursuivant les efforts entrepris au siècle précédent, notamment le développement de la Croix-Rouge et la lutte contre les épidémies, le XXe siècle s’inscrit clairement dans une perspective d’assistance médico-sociale internationale. Très significative à cet effet, l’attribution du premier prix Nobel de la paix décerné à Henri Dunant en 1901. En 1905, l'Office international d’hygiène publique (OIHP) est créé à Paris. Les sociétés savantes et les congrès se multiplient. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, la Charte de l'Organisation des Nations unies (ONU), signée à San Francisco en 1945, inscrit la santé parmi les conditions indispensables à l’établissement et au maintien de la paix. Ainsi sont fondées des institutions complémentaires : l'Organisation mondiale de la santé (OMS). En 1959, l’OMS recueille déjà l’adhésion de 88 États et dispose d’un budget de 15 000 000 $23.
Formation des médecins
38L’intervention des gouvernements et les changements d’ordre civilisationnel en Occident amènent des transformations dans la formation et l’encadrement des diverses professions médicales.
Perspective d’ensemble
39Les innovations dans l’art de guérir entraînent de profondes répercussions sur la pratique médicale. Les médecins doivent désormais acquérir des connaissances en chimie, physique, physiologie et bactériologie. Il leur faut aussi équiper leur cabinet et l’hôpital de microscopes, de réactifs chimiques, d’appareils électriques. Les pays du nord de l’Europe commencent à accorder une importance majeure aux sciences dites fondamentales en diminuant la place réservée à la clinique. Une réforme de l’enseignement paraît indispensable. De fait, en France par exemple, au tournant du siècle, la formation médicale s’homogénise en supprimant tout cursus non universitaire et, aux quatre années déjà obligatoires, on ajoute une année d’études scientifiques fondamentales (physique, chimie, biologie) avant d’entrer en faculté de médecine24.
40En Amérique du Nord, Simon Flexner (1863-1946) est à l’origine d’une réforme significative. Chargé de mission par la Fondation Carnegie pour l'avancement de l’enseignement, il visite 150 écoles de médecine aux États-Unis et au Canada. Publié en 1910, son Rapport dénonce la situation désastreuse de l’enseignement (sauf quelques exceptions), demande la suppression de nombreuses écoles, propose des normes et schémas didactiques rigoureux aussi bien pour les facultés que pour les hôpitaux d’enseignement. Le Rapport Flexner et les dollars de Rockefeller ont un effet rapide. Des écoles se réorganisent : par exemple, les sept écoles de Louisville (Kentucky) se fusionnent en une ; les 15 écoles de Chicago sont ramenées à trois. Plusieurs établissements américains atteignent alors une renommée internationale : l’Université Johns Hopkins, l’Université Harvard, la Clinique Mayo, etc.
41Les femmes commencent à être acceptées dans les facultés de médecine, mais non sans difficultés. Refusée en 1890 par l’Université McGill de Montréal, qui « ne voit pas comment entreprendre l’éducation médicale des femmes », Maude Abbot est acceptée dans une école de seconde classe avant d’aller poursuivre des études à Zurich et à Vienne, puis de revenir à Montréal où elle est enfin reconnue. Une autre pionnière, Helen Taussing, bouscule les traditions. Déjà diplômée de Berkeley, elle se présente à l’École de médecine de Harvard où le doyen lui déclare, sur un ton très poli, « qu’il l’accepte dans son cursus, mais qu’il ne délivre aucun diplôme aux femmes ». Elle fait alors des études en biologie et anatomie à l’Université de Boston, puis à Johns Hopkins, ce qui en fera une des plus grandes spécialistes de certaines maladies du cœur chez les enfants25.
42Partout dans le monde, les médecins continuent en outre de se rassembler au sein d’associations leur permettant aussi bien de discuter des nouvelles techniques que d’exercer une certaine surveillance morale sur leurs confrères26. Le 18 septembre 1947, les associations médicales de divers pays se regroupent pour fonder l’Association médicale mondiale (AMM/WMA), qui intervient au plan de la compétence professionnelle comme à celui de l’éthique.
Situation québécoise
43Au Québec, au début du siècle, il y a quatre institutions principales de formation médicale : dans la ville de Québec, l’Université Laval ; à Montréal, l’Université McGill (anglophone), une succursale de Laval (francophone) et l’École de Médecine et de Chirurgie.
44Les besoins en matière d’enseignement clinique semblent satisfaits, dans la mesure où ces hôpitaux fournissent une source abondante de cas cliniques pour les professeurs de la faculté. L’enseignement clinique se modifie d’ailleurs peu à peu, à mesure que les praticiens s’orientent vers la quête de postes de professeurs. L’École passe en outre peu à peu de l’enseignement traditionnel aux pratiques de laboratoire, suivant en cela les développements de la médecine dans le monde27.
45La loi médicale de 1909 reflète les nouvelles exigences imposées à la pratique médicale. Elle allonge le programme d’études à 5 années, précise les matières d’examen, les modalités de ces examens, les préalables pour l’obtention de la licence et donne en détail la liste des cours obligatoires de médecine, y compris ceux de clinique28. La bactériologie, la dermatologie et la pédiatrie deviennent obligatoires. Mais les humanités comptent pour 55 % de la note totale. Selon Jacques Bernier, les exigences d’une médecine de plus en plus orientée vers les sciences chimiques, physiques ou mathématiques auraient requis une plus grande valorisation de ces matières. La coordination entre les facultés est au moins réalisée. La cinquième année permet aux étudiants d’acquérir certaines spécialités.
46La fondation de l’Université de Montréal en 1919-1920 permet à la succursale de Laval, unie à l’École de Médecine et de Chirurgie de Montréal, de devenir une véritable faculté universitaire. Il faut néanmoins attendre les années 1940 pour que s’y développe un intérêt soutenu pour les sciences biomédicales. Les disciplines scientifiques, y compris les sciences de laboratoire, commente Goulet, doivent se plier à la sacro-sainte domination de la clinique. Les exigences des autorités médicales américaines sur les plans pédagogique, scientifique et institutionnel (exprimées par Flexner en 1910 et par le docteur Pearce du Rockefeller Institute en 1920) finissent toutefois par conduire la Faculté à remédier à l’insuffisance de préparation scientifique des étudiants en médecine. Une nouvelle année « pré-médicale » est ajoutée au cursus : y prédominent les cours de physique, chimie et histoire naturelle29.
47Au fil des ans, d’autres transformations sont apportées au programme des études médicales. De nouvelles chaires font leur apparition. À partir des années 1950 et surtout 1960, les conditions financières permettent d’aménager des laboratoires convenables et d’engager des chercheurs qualifiés tels que Frappier, Selye, Simard, Genest, David, Cantero qui consolident leurs activités scientifiques disciplinaires dans des instituts reliés à un cadre universitaire :
l’Institut de microbiologie et d’hygiène de l’Université de Montréal (1938) ;
l’Institut du cancer de Montréal (1941) ;
l’Institut de médecine et de chirurgie expérimentale (1945) ;
l’Institut de cardiologie de Montréal (1954, affilié à l’U de M en 1960) ;
le Centre de recherches cliniques (1952, affilié à l’U de M en 1967)30
48Un développement analogue se poursuit à McGill et à Laval, de sorte que, au milieu du siècle, la médecine québécoise est entrée définitivement dans l’ère moderne, techno-scientifique.
Développement de la profession infirmière
49L’importance d’une formation rigoureuse des infirmières se fait aussi sentir. Les gouvernements encadrent de plus en plus l’exercice de la profession. Mais le changement majeur vient de la transformation de la nature de la profession, liée à l’évolution du milieu de travail et à la structuration de la profession.
Corporations et structuration
50Partout dans le monde, les infirmières se regroupent en associations ou corporations. En Grande-Bretagne, Mrs. Bedford Fenwick fonde la première association d’infirmières en 1887 : la Royal British Nurses’ Association. En Amérique du Nord, les premiers efforts de regroupement se retrouvent à la fin du XIXe siècle au sein des associations de diplômées. On désire d’abord œuvrer au plan du contrôle et de l’amélioration des écoles de formation. Après plusieurs rencontres, une dizaine d’associations de diplômées se regroupent sous le nom de Nurses Associated Alumnae of the United States and Canada (NAAUSC) en 1896. Isabel Hampton-Robb, une Canadienne d’origine, en devient la première présidente.
51Signe des temps, le Conseil international des infirmières (CII/ICN) est fondé en 1899 par des infirmières engagées, notamment dans le Mouvement international des femmes. C’est à l’occasion du Congrès mondial des femmes, tenu à Chicago en 1893, que l’idée d’un regroupement international d’infirmières est lancée par Ethel Fenwick (Angleterre), Lavinia Dock (États-Unis) et Agnes Karll (Allemagne). La première présidente, Ethel Fenwick, est un personnage influent dans la « cause » des infirmières et de leur formation. L’organisme tient un congrès tous les quatre ans.
52En Amérique du Nord, après maints soubresauts, la NAAUSC connaît une scission en 1911. Du côté étatsunien, elle devient l’American Nurses’ Association (ANA), l’organisation professionnelle comptant le plus grand nombre de membres au monde31.
53Au Canada, un premier regroupement d’associations d’infirmières voit le jour en 1908. En 1924, il devient l’Association des infirmières et infirmiers du Canada (AIIC). En 1960, cette fédération comprend dix associations provinciales et l’Association des infirmières des Territoires du Nord-Ouest. Elle est membre du Conseil international des infirmières (CII/ICN)32.
Formation
54Les initiatives commencées au XIXe siècle s’amplifient. En Grande-Bretagne, comme en Amérique du Nord, les écoles d’infirmières se multiplient de manière surprenante. Ainsi, aux États-Unis, on compte 3000 écoles d’infirmières dès 1920. En 1928, une personne sur 590 est considérée comme une infirmière active tandis que 20 000 nouvelles diplômées font leur entrée dans la profession33. Même chose au Canada.
55En France, le processus est amplifié par ce qu’on peut appeler la laïcisation de la profession. En effet, le décret de laïcisation des hôpitaux (1877) et la loi de 1893 qui rend obligatoire l’assistance aux malades sans ressources obligent l’État à intervenir dans la formation. En octobre 1902, une circulaire crée les écoles d’infirmières. En février 1922, un décret portant création d’un diplôme d’État sanctionne l’aptitude à soigner les malades. Certes, le statut des premières écoles est imprécis, le diplôme n’est pas obligatoire, mais l’élan est donné et ne fera que se développer34. Concrètement, la promotion de l’enseignement et de la formation des infirmières se fera sous l’impulsion des femmes. Anna Hamilton et Leonie Chaptal, par exemple, animées par leur conception et leur foi chrétienne, tentent d’établir les fondements d’un exercice professionnel et amorcent un long processus de professionnalisation35.
56Le Conseil international des infirmières (CII/ICN) précise rapidement comment elle voit la formation et le rôle des infirmières.
L’infirmière est une personne qui a reçu une formation professionnelle complète au niveau du cours de base, qui est qualifiée et autorisée dans son pays à donner des services de la plus haute responsabilité dans le domaine infirmier, soit pour la promotion de la santé, la prévention de la maladie ou le soin des malades. L’éducation au cours de base est celle qui assure par un enseignement systématique les connaissances nécessaires pour donner un bon service infirmier, qui serviront de fondation à des études plus avancées36.
57Dans la majorité des cas, du moins en Amérique du Nord, ces écoles sont associées à un hôpital. Les étudiantes infirmières sont pensionnaires. Les cours théoriques alternent avec de nombreuses heures d’apprentissage sur les étages auprès des malades. La situation ne changera qu’au cours de la seconde moitié du siècle. Parallèlement, les études se diversifient selon les besoins pour couvrir tous les aspects du bien-être physique, social et moral : infirmières visiteuses à domicile, hygiène scolaire ou industrielle, puis spécialisations diverses en néonatalogie, cancers, soins intensifs, soins psychiatriques, etc. Bref, la spécialisation des études est parallèle au développement des spécialités en médecine. Partout où il y a nouvelle application de la technoscience en médecine, il y a présence d’infirmières qualifiées. Le sens de la profession change : désormais, la compétence compte plus que le dévouement.
58Une nouvelle obligation éthique s’impose donc aux infirmières : celle de maintenir à jour leurs connaissances et compétences. Cet aspect va de pair avec le désir des infirmières leaders de promouvoir la reconnaissance sociale de la profession par une meilleure formation. Cette quête de compétence est rapidement intégrée à la nécessité de développer un corpus de savoirs spécifiques à la discipline infirmière par la recherche scientifique, encore pratiquement inexistante dans le domaine à cette époque. C’est néanmoins par celle-ci que se développera la science infirmière et qu’il sera possible d’explorer, décrire et expliquer ce qu’est le soin infirmier.
Sens de la profession
59En France, l’implication de l’État transforme d’un coup le sens de la profession : l’œuvre de charité devient un service public. La loi de 1893 fait de l’assistance aux démunis un service à la charge de l’État. La circulaire de 1902 créant les écoles reconnaît explicitement la carrière d’infirmière comme une profession. Certes, les mentalités ne changent pas aussi vite que la loi, de graves tensions entre communautés religieuses et État s’expriment, mais le virage est pris.
60Aux États-Unis, l’évolution emprunte des voies différentes. L’État est moins présent ; le processus se passe entre pairs. Deux éléments sont à signaler. Tout d’abord, les efforts déployés pour transformer la pratique privée en une pratique hospitalière mieux organisée et pour promouvoir une formation dans des écoles appropriées. Ces efforts engendrent des tensions importantes entre les membres de cette profession. Les infirmières œuvrant à titre privé vivent en effet des difficultés importantes. Elles sont engagées et payées par les patients, contrôlées par les médecins, isolées de leurs collègues et ne disposent d’aucun moyen pour améliorer leur pratique. Elles continuent en outre de promouvoir les valeurs traditionnelles d’obéissance et de soumission. Le déclin rapide de ce type d’infirmières se fait en même temps que la croissance rapide des hôpitaux comme lieu de formation. Outre plusieurs facteurs de nature économique, politique et sociale, les infirmières leaders exercent elles-mêmes des pressions afin d’intégrer leurs collègues dans les structures hospitalières.
61Le second élément concerne l’opposition entre le maintien des valeurs traditionnelles de l’époque Nightingale et l’émergence de nouvelles valeurs. Bien que le concept de travail ingrat s’estompe tranquillement et que la promotion de l’autoréalisation professionnelle soit soutenue, l’infirmière est encore considérée comme une subordonnée. Inexorablement, cependant, la profession d’infirmière effectue un virage important allant d’une culture féminine dans laquelle le soin est un devoir vers une culture du travail où le soin s’appuie sur la relation interpersonnelle infirmière-patient et sur une valeur monnayable. L’institutionnalisation de la pratique implique que les infirmières développent de nouvelles habiletés et acquièrent une force collective susceptible de leur permettre d’amorcer une série de transformations pouvant façonner l’avenir de leur profession.
Situation québécoise
62Au Québec, l’histoire législative de la profession d’infirmière est relativement courte mais riche et révélatrice du souci d’assurer, d’une part, la compétence des infirmières et la reconnaissance de leur profession et, d’autre part, la protection du public face à des concurrents non qualifiés37.
63En 1920, la loi constituant en corporation l'Association des gardes-malades enregistrées de la province de Québec (AGMEPQ) a pour but « de créer un corps de gardes-malades, possédant une formation et une compétence complète pour soigner les malades ; de procurer à celles qui possèdent cette formation et cette compétence les moyens de se faire connaître du public, ainsi que de favoriser l'efficacité et le bien-être des gardes-malades en général » (art. 2). L’adhésion des membres à l’AGMEPQ est volontaire et les membres n’ont pas l’exclusivité de l’exercice, bien qu’ils soient les seuls à avoir droit au titre de garde-malade enregistrée. La formation requise correspond globalement à trois ans d’étude dans une école reconnue. La profession est, par ailleurs, divisée en trois sections : les hôpitaux, l’hygiène publique et le service privé.
64Le changement de contexte et surtout les répercussions de la Seconde Guerre mondiale sur la pratique hospitalière rendent nécessaires des changements majeurs. Ainsi la loi de 1946 vient-elle restructurer l’association et préciser les règles d’accès à la profession. Désormais, l’association s’appelle Association des infirmières de la province du Québec (AIPQ). Le législateur réitère par le fait même que le mot « infirmière » correspond à une personne de sexe féminin38 Celle-ci doit, en plus, être « de bonne réputation et de bonnes mœurs ». Elle doit posséder une préparation académique spécifique équivalente à trois ans d’étude. Cette loi innove particulièrement en ce qu'elle accorde le monopole de l’exercice de la profession aux seules personnes accréditées par l’AIPQ. Elle prévoit, en outre, la formation d’un conseil de discipline, chargé de faire observer les règlements de l’association et les règles d’étiquette professionnelle.
65Le changement majeur subséquent s’est produit en 1965, après la publication du rapport de la Commission royale d’enquête sur l’enseignement, créée en 1961. Les Québécoises disposent désormais de deux voies de formation : un curriculum de trois ans en techniques infirmières dans un collège d’enseignement général et professionnel (CEGEP) ; un curriculum plus long de cinq ans, dont trois à l’université après deux ans d’études collégiales dans le programme « Sciences de la santé ».
66Au Québec, les communautés religieuses hospitalières occupent une place à part dans l’histoire des soins de santé et de la formation infirmière. Elles ne se contentent pas de construire un impressionnant réseau d’hôpitaux, elles fondent et dirigent aussi des écoles d’infirmières. Elles choisissent les candidates selon des critères précis, dont la scolarité, l’état de santé et la réputation, critères proches des exigences liées à la vocation religieuse. À l’origine réservées aux religieuses, ces écoles ouvrent rapidement leurs portes aux laïques (l’Hôpital Notre-Dame de Montréal en 1899, l’Hôtel-Dieu en 1901). L’Hôtel-Dieu de Québec ne le fera pourtant qu’en 1952.
67En 1934, ce sont des religieuses, les Sœurs Grises de Montréal, qui fondent la première école de langue française offrant une formation universitaire en sciences infirmières, l’Institut Marguerite d’Youville, affilié à l’Université de Montréal. Celle-ci s’avère être la première école supérieure francophone au monde. L’enseignement prodigué est de haut niveau. En 1955, parmi les 238 diplômées de l’Institut, 70 % occupent des postes de cadre et 15 % sont enseignantes. L’Université McGill, de son côté, offre une formation universitaire en sciences infirmières depuis 1921.
68Grâce aux efforts conjugués des infirmières visiteuses de la Compagnie d’assurances Métropolitaine et du docteur J. A. Beaudouin, pionnier de l’hygiène publique au Québec, naît en 1925 l’École d’hygiène sociale appliquée de l’Université de Montréal qui prendra plus tard le nom d’École des infirmières hygiénistes. Le renom de l’école a des échos à l’étranger. L’école reçoit des infirmières de France, des Antilles et du Brésil. La directrice, madame Charbonneau-Lavallée (1947-1950) est appelée comme consultante par l’OMS en Afrique et en Amérique centrale. La spécialité en hygiène publique est sans contredit la première spécialité enseignée au niveau supérieur. Le ministère de la Santé de l’époque favorise la spécialisation de certaines infirmières en tuberculose ou en puériculture. La formation continue est encouragée. De 1946 à 1962,151 infirmières obtiennent le diplôme d’hygiéniste39.
69Suite à la réorganisation de l’enseignement en 1965, l’Institut Marguerite d’Youville ainsi que l’École des infirmières hygiénistes sont intégrés pour former la Faculté des sciences infirmières de l’Université de Montréal40.
70Parallèlement à cette évolution de la législation et de la formation, les mentalités changent. Au début du siècle, certaines infirmières québécoises commencent à réaliser que les vertus reliées aux soins peuvent être mieux intégrées si elles-mêmes prennent en mains leur profession et la dirigent, plutôt que si elles conservent un statut de dépendance. Elles tentent alors d’exprimer un idéal conforme aux changements qui s’opèrent : sécurité financière, conditions de travail et avancement professionnel. Mais, malgré de nombreux efforts, la situation n’évolue que lentement.
71Alors que les années 1920 étaient caractérisées par l’insécurité reliée au déclin du travail en pratique privée, les années 1940 sont marquées par la reconnaissance des habiletés de gestion des infirmières dans les hôpitaux. Vers la fin de la Seconde Guerre mondiale, les emplois hospitaliers sont majoritairement comblés par des infirmières diplômées. Cette meilleure formation et les habiletés techniques plus avancées contribuent à améliorer leur statut vis-à-vis des médecins. Pendant cette période, on observe en effet une baisse graduelle du pouvoir médical sur les infirmières, baisse en partie causée par l’importance que prend la structure hospitalière en tant qu’institution ayant des employés et dispensant des services de santé. Bien que les médecins exercent encore beaucoup d’autorité sur elles, ne serait-ce que légalement et par tradition, en pratique privée les infirmières demeurent dépendantes du médecin qui les recrute et les contrôle.
72L’après-guerre accentue l’évolution du rôle de l’infirmière québécoise dans un contexte de marché du travail associé à la rémunération, à la quête d’autonomie professionnelle et aux exigences d’une formation plus poussée. À cette époque, le mariage et la maternité demeurent des valeurs sociétales importantes ; la famille est l’institution la plus valorisée et la culture continue de situer au foyer la place de la femme ; les vertus traditionnelles associées au rôle conventionnel des femmes au foyer continuent d’imprégner la pratique infirmière. Le changement de lieu de travail et d’organisation du travail placent pourtant les infirmières dans l’arène publique et sur le marché du travail.
73À partir de 1960, les nouveaux standards se stabilisent. Les conditions de travail s’améliorent. Il appartient désormais à chaque infirmière d’être responsable aux plans professionnel et éthique. Elle doit non seulement donner les meilleurs soins possibles, mais également maintenir les normes élevées de la pratique. Le statut d’infériorité antérieur ne leur paraît plus naturel : le mouvement de libération de la femme des années 1960 remet en question plusieurs aspects du rôle traditionnel féminin et exerce une influence certaine sur les infirmières et sur la place des valeurs traditionnelles. Être responsable et imputable devient l’idéal de la profession. C’est l’ère de l’autonomie professionnelle. Mais l’interdépendance entre les professionnels qui interviennent en santé pose immédiatement des limites à l’autonomie personnelle de chacun puisque l’expertise multidisciplinaire y est souvent exigée.
DÉVELOPPEMENT DES CONNAISSANCES ET DES TECHNIQUES
74Si le XIXe siècle est marqué par la médecine anatomo-clinique et le recours à l’instrumentation dans les soins de santé, la fin de ce même siècle et surtout le XXe siècle sont caractérisés par le développement de liens étroits entre la médecine et les sciences exactes de même qu’entre la science et la technologie. La chimie et la physique apportent en effet chacune des contributions majeures au développement des connaissances médicales et aux soins eux-mêmes41.
75La biochimie et la chimie mènent à la découverte de la composition du corps humain et orientent la recherche vers les plans cellulaire puis moléculaire. Cette réduction conduit à la découverte de maladies innées du métabolisme et des hémoglobinopathies. Il devient enfin possible de décrire les transformations des « humeurs » chères à Hippocrate et Galien. La chimie analytique, rapidement complétée par des procédés de synthèse, permet en outre la mise au point de molécules ayant des vertus thérapeutiques. La physique, elle, apporte des contributions majeures à travers l’amélioration régulière du microscope et de la radioscopie. Elle permet en outre l’analyse des mouvements de certaines fonctions élémentaires. En bref, la physique permet de mieux voir, tandis que la chimie permet de mieux analyser. Ces apports liés à l’utilisation des statistiques se traduisent par d’importantes découvertes ayant elles-mêmes de nombreuses retombées sur les plans diagnostique et thérapeutique.
Révolution scientifique
Microbiologie
76L’impulsion donnée par Pasteur et Koch à la fin du siècle précédent continue sous leur gouverne, puis grâce à leurs disciples. De 1875 à 1910, les progrès de la bactériologie font un bond spectaculaire lorsque sont identifiés pas moins de 17 germes pathogènes, incluant ceux de la lèpre (Hansen), la fièvre puerpérale (Roux), le paludisme (Laveran), la typhoïde (Eberth), le tétanos (Nicolaier), la peste (Yersin), la maladie du sommeil (Dutton), la syphilis (Schaudinn) et le typhus. Il reste à découvrir les vaccins ou médicaments appropriés. Des commissions internationales se forment dans la lutte contre la peste, le choléra et la maladie du sommeil. Les grands instituts de recherche médicale (Pasteur, Koch et Rockefeller) se développent. À cette époque, le médecin demeure toutefois sans prise sur les tissus de l’organisme, tels que le sang ou la lymphe.
Pathologie cellulaire
77La théorie cellulaire élaborée par Virchow, d’abord mal reçue, gagne néanmoins des adeptes au début du XXe siècle. Les maladies du sang et des glandes endocrines, le cancer ou les affections immunitaires, démontrent la fertilité de cette approche, tandis que de nombreuses disciplines médicales telles que l’hématologie, l’immunologie, l’endocrinologie et même la neurologie se constituent autour de l’étude de cellules cibles malades42.
Vers une médecine moléculaire
78Le long voyage exploratoire de la médecine à l’intérieur du corps humain se poursuit donc grâce à la chimie. L’observation demeure au centre de la démarche, mais l’œil et la main sont peu à peu remplacés par des moyens plus précis permettant une approche nanoscopique. Il ne s’agit plus de l’exploration de constituants organisés, sucres ou acides nucléiques par exemple, mais bien de l’analyse des structures élémentaires de l’organisation biologique, c’est-à-dire des molécules associées entre elles au sein de corps organiques. La science du vivant, normal ou pathologique, porte désormais sur l’anatomie moléculaire dont chaque perturbation crée la maladie. On vient de changer d’échelle de travail43.
79Quoiqu’il y eut divers prédécesseurs, on peut dire que « la médecine moléculaire est née dans les années 1920 lorsque Sir Archibald Garrod découvre les maladies innées du métabolisme grâce à son travail sur les enzymes ». Le coup d’envoi de la pathologie moléculaire vient en 1949 du chimiste américain Linus Pauling. Celui-ci identifie les anomalies moléculaires de l’hémoglobine qui assurent l’oxygénation des tissus. L’importance des molécules est telle qu’on peut affirmer que la médecine contemporaine est devenue une médecine moléculaire.
80Il devient désormais possible de dépasser une histo-pathologie nécessaire mais statique pour comprendre les modifications d’une ou plusieurs fonctions de l’organisme au cours d’une maladie. La notion de physio-pathologie devient ainsi le paradigme de la méthode expérimentale en biomédecine44. Elle s’accompagne d’une spécialisation de plus en plus poussée des médecins.
Progrès diagnostiques
81Ces remarquables progrès au niveau des connaissances se traduisent par d’importantes retombées dans le champ clinique, tant sur les plans diagnostique que thérapeutique45.
82La chimie analytique complétée par les procédés de synthèse permet l’exploration des constituants organiques du corps humain tels que l’urée, le sucre, le sodium ou l’hémoglobine. Plusieurs diagnostics sont ainsi facilités.
83Le développement de la physique s’accompagne de perfectionnements réguliers du microscope. Ces progrès, comme ceux de la radioscopie, permettent de « voir » de mieux en mieux les détails de l’intérieur du corps, sans attendre la chirurgie ou l’autopsie. Sournia parle ici d’une véritable « révolution radiologique ». Cette « révolution » commence avec la découverte des rayons X par Röntgen en 1895. Elle se confirme par la découverte de Henri Becquerel sur les rayonnements ionisants émis par l’uranium, puis par celles de Pierre et Marie Curie sur le radium. « L’histoire de la médecine, commente Sournia, ne connaît pas d’autre découverte qui ait connu une aussi rapide diffusion que celle des rayons X, sans controverse, sans rivalités scientifiques, sans querelles d’écoles. » La radiothérapie ou radiumthérapie se diffuse alors rapidement en Europe et dans le monde.
84Les techniques se perfectionnent encore pendant l’entre-deux-guerres. Ainsi, la mise au point d’un tube rigide porteur d’une ampoule permet de pénétrer dans les bronches, l’œsophage et la trachée. La voie est ouverte pour des explorations de structures de plus en plus petites. Le laser, le rayonnement infrarouge puis les ultrasons compléteront cet arsenal inquisiteur.
85La physique et la chimie permettent ainsi respectivement de voir et d’analyser des structures du corps humain de plus en plus petites afin de déceler toute anomalie. La médecine ne se contente pourtant pas de diagnostiquer puisque d’énormes progrès sont en même temps réalisés sur le plan thérapeutique.
Progrès thérapeutiques
86La physique rend possible la radiothérapie du cancer commencée par Despeingnes dès 1896 tandis que la biochimie permet la découverte d’enzymes, vitamines et hormones. La chirurgie réalise aussi des progrès grâce à l’asepsie et à l’anesthésie. Les plus grandes percées thérapeutiques se situent néanmoins au niveau de la pharmacologie, laquelle a des répercussions importantes en immunologie, génétique, cancérologie et neuro-sciences46.
Pharmacologie
87Pendant des millénaires, les médecins s’étaient limités à des substances thérapeutiques naturelles en majorité constituées à partir de plantes médicinales. Les progrès réalisés par la chimie entraînent le développement de ce que Meyer et Triadou appellent « un véritable arsenal thérapeutique47 ». Ces progrès remarquables sont facilités par le développement de puissantes industries pharmaceutiques capables de financer la recherche et aussi par la mise sur pied des premières recherches expérimentales en biologie et pharmacologie, à la fin du XIXe siècle, grâce aux travaux de Claude Bernard, Louis Pasteur, Robert Koch, Joseph Lister et Paul Ehrlich. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, une recherche industrielle extrêmement puissante et efficace ajoute ses résultats à ceux des laboratoires universitaires.
88L’industrie du médicament apparaît en effet peu à peu à partir de la modernisation d’anciennes officines, profitant aussi bien de la diversification des industries textiles et des industries de colorants situées dans la vallée du Rhin que de l’exploitation massive des mines de charbon en Angleterre, France ou Allemagne. La compagnie Bayer lance en 1888 la phénacétine, médicament contre la fièvre très efficace mais toxique, et l’un des premiers somnifères, le sulfonal. L’aspirine est synthétisée par le chimiste Félix Hoffman en 1893 puis commercialisée deux ans plus tard. Paul Ehrlich découvre le salvarsan, produit très actif contre la syphilis qui lui vaut le prix Nobel de médecine en 1908. En 1889, l’industrie pharmaceutique bâloise présente à l’Exposition universelle de Paris ses premiers produits : antiseptiques, anti-rhumatismaux, digitaliques et alcaloïdes. Les découvertes se succèdent à un rythme de plus en plus rapide. De 1900 à 1935 apparaissent les médicaments anti-parasitaires, les barbituriques utilisés comme hypnotiques, les organo-mercuriels comme diurétiques et des substrats richement iodés comme agents de contrastes radiologiques. La découverte des sulfamides antibactériens en 1933 par Mietsch, Klarer et Domagk entraîne une chute spectaculaire des maladies infectieuses, particulièrement dans la mortalité maternelle.
89L’œuvre de Pasteur et Koch est aussi poursuivie. De grandes institutions telles que l'Institut Pasteur fabriquent d’autres vaccins employant divers procédés physiques ou chimiques afin d’atténuer la virulence des germes. Il devient possible de lutter contre les fièvres typhoïdes, le choléra, le typhus exanthématique, la peste, la coqueluche, la fièvre jaune, etc. Un grand espoir naît avec la mise au point du BCG, vaccin contre la tuberculose réalisé en 1921 par Albert Calmette (1863-1933) et Camille Guérin (1872-1961). À cette immunité active des vaccins poussant l’organisme à fabriquer ses propres anticorps s’ajoute l’immunité passive développée par les sérums. Ceux-ci introduisent dans l’organisme le sérum d’un animal qui a précédemment contracté la maladie : ils peuvent être utilisés lorsque la maladie s’est déclarée. Une meilleure lutte contre la diphtérie et le croup (laryngite diphtérique) est alors possible en attendant que la vaccination se répande48.
Immunologie, virologie et cancérologie
90Les premières greffes de reins sont tentées entre 1912-1914 (J. M. Murphy). Mais il faut attendre 1952 (J. Hamburger) et 1954 (Moore, Murray, Merrill, Harrison) pour voir des progrès sensibles. Ceux-ci sont favorisés par les découvertes en immunologie (J. Dausset). Elles s’accélèrent après 1958 (découverte des tissus HLA par J. Dausset) pour devenir courantes en 1963.
91Les greffes du foie suivent en 1963. Puis, surtout, celles du cœur, dont la première fut réalisée en 1967 au Cap, en Afrique du Sud, par Christian Barnard. Rapidement, pour savoir si le donneur était réellement mort, il fallut s’interroger sur les symptômes de la mort et partant sur une nouvelle définition de celle-ci.
92Les connaissances précises sur les maladies virales sont toutes récentes. Malgré des découvertes partielles durant la première moitié du XXe, la virologie moderne naît dans les années 1950 avec A. Lwoff. Le microscope électronique permet de visualiser les particules virales ; la culture des cellules permet d’obtenir leur multiplication ; les analyses biochimiques et génétiques, enfin, amènent à préciser la nature des virus et leur composition chimique49.
93Le développement des systèmes de culture de cellules in vitro permet aussi un essor considérable de l’étude des cancers à partir des années 1960 (Voght, Dulbecco). Le développement ne fait que s’accentuer ensuite, par exemple avec Jean Bernard en ce qui concerne les leucémies et les maladies du sang.
Génétique, biologie moléculaire
94La connaissance de la fécondité, de l’hérédité et des maladies héréditaires préoccupe les chercheurs depuis longtemps. Le flou des époques précédentes commence à disparaître au tournant du XIXe siècle. Les découvertes se multiplient alors. Le contenu de la cellule et de son noyau révèle ses secrets : mécanisme de fécondation et division cellulaire ; gènes et chromosomes (W. Johannsen, W. Sutton, T. Morgan). La génétique des populations voit le jour (J. Haldane, R. Fisher, S. Wright). On assiste à la découverte des groupes sanguins (K. Landsteiner) et des maladies héréditaires. La découverte progressive de l’ADN, puis la mise au point de la structure en double hélice par J. Watson et F. Crick en 1953, suscitent des espoirs considérables. L’essor de la biologie moléculaire est donné.
95Les découvertes se multiplient : les particules avec A. Claude et C. E. Palade ; l’ARN messager avec F. Jacob et J. Monod, puis F. Gros ; l’existence de la nature du code génétique avec G. Gamow, M. Nirenberg et J. Matthaei ; l’échange de matériel génétique chez la bactérie avec J. Lederberg, S. Luria et M. Delbrück, la découverte des enzymes de restriction au milieu des années 1960. Le rêve de la thérapie génique se concrétise50.
Neurosciences
96Après avoir longtemps compris la pensée humaine comme indépendante de la matière, les découvertes scientifiques amènent graduellement beaucoup de chercheurs à localiser la pensée dans le cerveau. L’étude anatomique du cerveau commence vraiment en 1785 quand Vicq d’Azyr réussit la fixation des cellules par l’alcool. Elle se poursuit avec la démonstration définitive, dans les années 1950, de l’excitabilité des nerfs et de la transmission de l’information par une propagation de signaux électriques tout au long de chaque nerf jusqu’aux synapses (Kenneth Cole et Howard Curtis au Massachusetts et Alan Hodgkin et Andrew Huxley en Grande-Bretagne). Les découvertes ne cessent pas pour autant : confirmation des localisations cérébrales, architectonie neuronale, nature électrique de l’influx nerveux51. Les neuro-sciences sont nées avec les peurs et les espoirs associés à ce nouveau pouvoir.
La recherche et l’expérimentation
97La révolution diagnostique et thérapeutique précédente n’a été rendue possible que grâce à un développement sans précédent de la recherche et de l’expérimentation. Depuis longtemps la médecine est liée à la recherche : recherches fondamentales et recherches appliquées. Celle-ci désormais change complètement de modalité.
98Au temps de Claude Bernard encore, la recherche se faisait par un chercheur presque seul, dans un petit laboratoire, sans grand frais. Au XXe siècle, Jean Rostand représente encore ce modèle. Mais, déjà avec Pasteur, l’industrie intervient. Puis on voit naître les grandes compagnies pharmaceutiques. Les gouvernements interviennent, notamment en créant des grands organismes de subvention. Désormais, la recherche est une affaire d’équipe qui se passe dans des laboratoires super-équipés et qui demande des fonds considérables, en particulier des fonds publics. Mais ce qui change surtout, c’est que la recherche est davantage planifiée et porte de plus en plus sur l’être humain.
99Sans compter les expériences pratiquées par les nazis sur les prisonniers et celles faites aux États-Unis pour protéger les soldats, on peut affirmer que jusqu’au milieu du XXe siècle la recherche sur l’homme se limite surtout à la recherche dite thérapeutique, à savoir celle qui comporte un intérêt pour le sujet malade lui-même. Cette recherche est cependant ponctuée de scandales publics qui occasionnent un élan de réflexion éthique et de réglementation. Les pays anglo-saxons ouvrent graduellement la porte à la recherche non thérapeutique. En France, les chercheurs demandent instamment au gouvernement de changer la loi qui l’interdit. Mais, déjà, on est dans la seconde moitié du siècle.
ANTHROPOLOGIE MÉDICALE ET CULTURELLE
100En poursuivant sa découverte du corps humain vers des éléments de plus en plus petits, la médecine du XXe siècle s’oriente vers une approche matérialiste et analytique qui conduit à de profonds changements, aussi bien dans sa façon de concevoir la maladie que dans ses rapports avec le malade lui-même et avec la société dans son ensemble.
Conception multifactorielle de la maladie
101Le terme « maladie » a eu différentes acceptions au cours des âges. À l’origine, il s’est appliqué à des symptômes isolés, extériorisés et habituellement frappants. Il s’est ensuite étendu à des syndromes groupant plusieurs symptômes immédiatement accessibles à la perception en attendant que s’y ajoutent des « signes » provoqués ou découverts par une recherche systématique. Puis, il est devenu un ensemble de manifestations fréquemment réunies entre elles, que l’on s’est efforcé de rattacher à une cause extérieure spécifique et constante52.
102Graduellement, au XXe siècle, on en vient à considérer la maladie comme une modalité réactionnelle qui fait intervenir des facteurs multiples : non seulement un « agent agresseur », susceptible de varier dans sa nature et dans son intensité, mais aussi un terrain constitutionnel ou acquis, qui reflète l’aptitude de l’organisme à répondre et à se défendre. En somme, l’altération de la santé serait moins l’effet d’une cause définie et constante, que le résultat d’un désordre ou d’une disproportion dans la lutte menée par l’organisme pour sa propre défense ou pour maintenir son équilibre et son individualité biologique.
Une médecine de laboratoire
103La médecine cellulaire puis moléculaire réoriente la pathologie vers des phénomènes microscopiques intercellulaires. Les laboratoires d’analyse médicale deviennent les compléments indispensables du diagnostic clinique, tandis que la chimie sous-tend tout cet effort de recherche. La médecine gagne en connaissances et en efficacité, mais elle devient en même temps dépendante des sciences exactes. Cette situation entraîne d’importantes conséquences.
104La médecine cherche en tout premier lieu à suivre le modèle des sciences exactes. Virchow résume clairement cette tendance qui se généralisera par la suite.
La position que nous nous proposons d’adopter est simplement celle des sciences exactes. Le développement précis et conscient des expériences anatomiques et cliniques sera pour nous le premier et l’essentiel devoir. Ces expériences mèneront au fur et à mesure à la vraie théorie de la médecine, la pathophysiologie [...]. Le chercheur scientifique ne connaît que des corps et les propriétés des corps ; il appelle transcendantal tout ce qui va au-delà et considère le transcendantalisme comme égarement de l’esprit humain53.
105L’affirmation rejoint un des courants anthropologiques de l’époque précédente. La maladie — et la santé qui est son corollaire — relève des processus chimiques et physiques. C’est l’expression d’un matérialisme.
106Cette forme de réductionnisme aux dimensions quantifiables et mesurables de l’être humain comporte d’autres conséquences quant au rôle du médecin. À l’époque de la méthode anatomo-clinique, celui-ci était limité sur le plan thérapeutique, mais disposait du monopole de son art et pouvait conduire comme bon lui semblait l’examen des malades, les soins et la recherche. Meyer et Triadou remarquent qu’avec les instruments, les techniques et les sciences nouvelles, les médecins ont paradoxalement acquis une efficacité naguère insoupçonnable, mais perdu leur monopole sur la santé. Les actions individuelles se déroulent en effet dans un cadre précis et codifié de règles encadrant les procédures cliniques. La capacité d’observation du chercheur est conditionnée par les méthodes d’exploration et d’investigation disponibles à son époque, tandis que le pouvoir du clinicien dépend d’une industrie qui préside au développement de nouveaux médicaments et de nouvelles technologies54.
Un malade fragmenté
107Devenue technique et réductionniste, la médecine du XXe siècle se trouve par le fait même dépersonnalisée. Le soignant compatissant et soucieux d’aider son prochain s’est transformé en un savant en quête de connaissances. Sournia oppose bien les deux attitudes ;
[…] d’un côté le médecin qui interroge son malade, qui l’examine, qui entretient avec lui des rapports de personne à personne ayant eux-mêmes une valeur thérapeutique et, de l’autre, le laboratoire anonyme dont les appareils dosent et chiffrent les altérations physico-chimiques55.
108Il y a là une conséquence et une amplification du mouvement amorcé au milieu du XIXe siècle. Le rappel des analyses de Reiser et Jewson s’impose donc (voir chapitre 5, p. 206-207). Aux yeux de Reiser, la médecine moderne accorde une importance prépondérante aux preuves objectives fournies par les procédures de laboratoire et les appareils mécaniques ou électroniques. Cette suprématie croissante de la technologie conduit à l’émergence de spécialistes et à la concentration de tous les soins de santé dans l’hôpital. La médecine moderne devient ainsi le prototype du travail technicien, tandis que la réduction des contacts personnels augmente la distance entre le médecin et ses patients56. Jewson va jusqu’à affirmer que le malade en tant que personne a disparu de l’anthropologie médicale. La médecine de laboratoire anéantit toute possibilité de discussion et même de dialogue entre le malade et le médecin. Le malade se trouve relégué au stade de simple « patient » — objet de connaissances57.
Un malade infantilisé
109Parallèlement à ce courant objectivant, la médecine de la première moitié du XXe siècle contient un courant infantilisant, notamment en France. Selon cette perspective, la médecine a tendance à considérer le malade comme un enfant. Le malade ne serait plus un adulte apte à diriger sa vie, mais comme un enfant dominé par ses émotions, ne comprenant pas ce qui lui arrive et devant se soumettre passivement à la direction du médecin qui, lui, sait ce qui est bon pour le malade. Certains textes du docteur Louis Portes, président du Conseil national de l’Ordre des médecins français et autorité morale à son époque, sont très révélateurs.
Face à un patient, inerte et passif, le médecin n’a en aucune manière le sentiment d’avoir affaire à un être libre, à un égal, à un pair, qu’il puisse instruire véritablement. Tout patient est et doit être pour lui comme un enfant à apprivoiser, non certes à tromper — un enfant à consoler, non pas à abuser — un enfant à sauver, ou simplement à guérir à travers l’inconnu des péripéties. [...]
Pour condenser en une formule simple nos observations psychologiques sur le patient, dans la période qui précède son premier contact avec le médecin, je dirais qu’il n’est qu’un jouet, à peu près complètement aveugle, très douloureux et essentiellement passif ; qui n’a qu’une connaissance objective très imparfaite de lui-même ; que son affectivité est dominée par l’émotivité ou par la douleur et que sa volonté ne repose sur rien de solide58
110C’est pourquoi, continue l’auteur, fixant une formule qui deviendra aussitôt célèbre : « Tout acte médical n’est, ne peut-être et ne doit être qu’une confiance qui rejoint librement une conscience. » Au médecin d’être compétent et consciencieux ; au malade de faire confiance. C’est ce qu’on a appelé le paternalisme médical, que la deuxième moitié du siècle critiquera.
Un filon humaniste
111Divers intervenants du monde de la science et de la santé n’adhèrent pas aux courants précédents. Et d’abord certains médecins, en particulier des médecins généralistes ou médecins de famille. Bien sûr, ces soignants font faire des tests et envoient au besoin leurs patients à l’hôpital, mais leur approche reste souvent holiste, préoccupée de la personne dans sa globalité bio-psycho-sociale. Une sorte de médecine psycho-somatique avant la lettre se pratique aussi en santé publique, en pédiatrie, puis en gériatrie commençante. On peut ainsi parler d’une approche globale, humaniste et humanisante.
112Mais la vision globale est plus particulièrement le fait des infirmières. Comme dans la période précédente, leur approche est spontanément holiste. À l’hôpital, elle vise toutes les dimensions de la personne bio-psycho-sociale. Dans les visites à domicile, notamment chez les plus démunis, elle implique forcément aussi un réel souci de la personne totale. Cette perspective domine une bonne partie du siècle, même si, à partir des années 1960, les infirmières qui pratiquent à l’hôpital sont elles aussi de plus en plus happées par la technique, l’efficience, la rentabilité, le nombre de malades à suivre. Elles sont souvent les premières à dénoncer en privé ce qu’on commence à sentir comme une déshumanisation de la médecine et des soins.
113On peut classer aussi dans ce courant humaniste les Églises chrétiennes, même si bien des soignants chrétiens font partie du laboratory medicine. Typique à ce propos, dans son ambiguïté même, la position du pape Pie XII (1939-58). Nombreux sont ses textes relatifs aux sciences. Selon l’historien Georges Minois, le pape éprouve une particulière admiration pour l’astronomie et l’astrophysique. Il parle de la physique moderne — de l’atome, de la relativité, de la probabilité, de l’expansion de l’univers, etc. — avec un luxe de détails techniques surprenant. En général plein d’admiration pour les sciences, il connaît aussi la méfiance : celles-ci ne doivent pas contredire les dogmes ou la doctrine catholique. D’où une alternance d’espoir et de soupçon. En même temps, par exemple, qu’il fait l’éloge du physicien non catholique Max Planck, il condamne ni plus ni moins le paléontologue jésuite Teilhard de Chardin59.
114Pie XII s’est aussi beaucoup intéressé à la médecine, prononçant de nombreux discours (au moins 54) devant des assemblées de médecins et de chercheurs. Pour se prononcer sur des sujets scientifiques, le pape fait appel à un grand nombre de consultants, met sur pied des groupes d’études — préfigurant ainsi le travail multidisciplinaire qui s’imposera plus tard en bioéthique. Le pape montre ainsi une confiance marquée en la raison. L’appel à la loi naturelle va dans ce sens, même si certaines applications ne font pas l’unanimité. Il s’appuie sur une conception globale et unifiée de la personne humaine : corps, cœur, esprit. On peut noter chez lui, d’ailleurs, une attention plus grande à la vie présente, aux réalités terrestres (par opposition à l’au-delà). Ainsi, sa vision de la vie est moins doloriste que celle de plusieurs courants chrétiens. Sa conception de la souffrance est moins négative : moins liée au châtiment du péché, moins valorisée pour elle-même.
L’homme doit accepter et boire le calice de douleurs toutes les fois que Dieu le désire. Mais il ne faudrait pas croire que Dieu le désire toutes les fois que se présente une souffrance à supporter, quelles qu’en soient les causes et les circonstances.
Que les mourants aient plus que d’autres l’obligation morale naturelle ou chrétienne d’accepter la douleur ou de refuser son adoucissement, cela ne ressort ni de la nature des choses ni des sources de la Révélation60.
115La même vision anthropologique perdure après Pie XII, notamment avec le pape Jean XXIII et le concile Vatican II (1962-65). Elle est concentrée dans la formule du pape Paul VI : le fondement de la morale est le respect « de tout homme et de tout l’homme61 ».
Solidarités nationales et internationales
116Une médecine qui se sent désormais toute-puissante se soucie aussi du bien-être de l’humanité et se sent même investie d’une mission au niveau de la protection de la santé collective. Virchow exprime encore une fois une idée qui va progressivement gagner les milieux médicaux des pays industrialisés.
Si la médecine veut vraiment remplir sa grande tâche, elle sera obligée d’intervenir dans la vie politique et sociale, elle doit dénoncer les obstacles qui empêchent l’épanouissement normal des processus vitaux62.
117Cette volonté s’inscrit bien dans les préoccupations de santé publique qui habitent les gouvernements et la communauté internationale, comme nous l’avons déjà indiqué.
118L’évolution de la médecine semble si fructueuse que les pays industrialisés cessent de considérer la maladie comme une fatalité. Plusieurs gouvernements héritent de l’idée des Lumières selon laquelle la santé est un bien social que le pouvoir a l’obligation de préserver63.
119L’accent mis, à partir de milieu du siècle, sur les droits de la personne impose aussi l’idée que la santé est un bien personnel dont chacun, au plan national et international, doit pouvoir jouir. L’idée de l’égalité des êtres humains est sous-jacente à bien des initiatives et pratiques évoquées au début de ce chapitre. Elle sera consacrée dans la charte des droits des malades.
ÉTHIQUE ET DÉONTOLOGIE MÉDICALES
120Au début du XXe siècle, des changements majeurs viennent bousculer l’équilibre établi, lesquels ne feront que s’amplifier avec les années. Un danger guette les praticiens, celui de devenir des étrangers au chevet du malade, celui d’agir en purs techniciens. Dans les années 1960, on entend partout critiquer la déshumanisation des soins. Selon le docteur Raymond Villey, trois devoirs moraux primordiaux s’imposent aux médecins : la compétence professionnelle, la prudence et le sens des responsabilités, la disponibilité et le dévouement64 Ces devoirs sous-tendent toute la réflexion éthique et déontologique. Il faut néanmoins établir des distinctions selon les entités nationales où la politique, la philosophie, l’influence religieuse et le contexte socioculturel peuvent différer. Les pays n’évoluent pas au même rythme65.
121Ces différents contextes permettent de comprendre tour à tour les problèmes déontologiques et éthiques vécus par la profession médicale, l’influence religieuse qui y reprend de la vigueur, l’importance accrue de l’éthique de la recherche et les nouvelles questions morales qui se posent.
Médecine libérale et médecine socialisée
122Le contexte général est d’ailleurs ce qu’on a pris l’habitude d’appeler, depuis la fin du XIXe siècle, une médecine libérale. Quatre traits la caractérisent : liberté de choix du médecin de la part du malade, liberté de prescription pour le médecin, entente directe pour les honoraires, paiement direct par le patient. Ces derniers traits se conjuguent cependant, conformément à une longue tradition, avec la gratuité des soins aux démunis.
123Au nom de la justice, de l’équité et d’une certaine conception de la dignité humaine quelle que soit la condition sociale des personnes, plusieurs gouvernements instaurent des mesures sociales qui écorchent cette perspective libérale. Ce ne fut pas sans controverses. Dans les années 1890, Bismarck crée en Allemagne le premier système européen de protection sociale étendu à tout un pays (médecine du travail, assurances des travailleurs contre la maladie et les accidents, retraite). En 1893, une loi française instaure l’assistance médicale gratuite66. Au Royaume-Uni, les gouvernements, libéral en 1911 et travailliste en 1948, vont graduellement permettre à tous les citoyens l’accès gratuit aux soins de santé67.
124Seuls les États-Unis conservent un système privé d’assurances. Au début du siècle, l’accès du public à des cliniques de soins gratuits soulève la critique : certains prétendent que cet état de fait conduit à un appauvrissement généralisé ; d’autres affirment que l’imposition d’honoraires à des démunis est immoral. En 1916, l'American Medical Association (AMA) accorde son appui au concept d’une assurance-santé nationale, mais change d’idée suite à la Première Guerre mondiale dans la crainte d’en arriver à une médecine socialiste. Pendant la Crise, cet organisme approuve l’aide fédérale dans le soin des indigents, mais s’oppose à un paiement universel et permanent des soins de santé68.
125Le Canada s’oriente politiquement et économiquement vers une socialisation des soins. Dès 1957, l'Hospital Insurance Act promet à tous les citoyens un accès égal aux soins de santé sans égard à leur capacité de payer. Au début des années 1960 une loi assure le partage des dépenses de santé entre le gouvernement fédéral et les provinces et garantit une assurance universelle d’hospitalisation pour tous les Canadiens69.
Perspectives déontologique et éthique
126La philosophie morale est apparue assez tardivement dans l’analyse des questions médicales et du comportement à adopter dans certaines situations. En 1927, Chauncey Leake remarque que les codes de déontologie traitent bien plus de bonne conduite ou de courtoisie professionnelle que d’éthique médicale. Il souhaite que les traités de philosophie morale se penchent sur les problèmes d’éthique médicale70. La tâche est d’autant plus ardue que la philosophie académique séculière semble mal à l’aise pour traiter de ces derniers. Encore dans les années 1950, la philosophie se débat avec les défis théoriques suscités par le naturalisme, le relativisme, l’utilitarisme, le marxisme, l’analyse linguistique et le positivisme. De plus, le langage de la morale paraît tabou et trop souvent relié à celui de la religion. Aux États-Unis, même le National Endowment for the Humanities refuse d’accorder à l’éthique des subventions dans les collèges et universités71.
127Et pourtant, les associations professionnelles organisent des congrès de morale et se donnent des codes de déontologie.
Vue d’ensemble chronologique
128Le début du siècle enregistre peu de changements. Les révisions du code de l'American Medical Association (AMA) en 1903,1912, et 1947 n’apportent que des changements mineurs. Le code reste presque entièrement consacré aux devoirs et obligations des médecins. Il repose sur l’expertise médicale par rapport à la santé et au bien-être du patient ; tout tourne autour de l’attitude vertueuse des médecins. Cet immobilisme ne va cependant pas sans controverses. D’abord à l’intérieur de la profession. Déjà à la fin des années 1800, certains médecins dont L. W. Pilcher s’élèvent contre le fait de donner à l’éthique médicale une dimension politique qui s’immisce dans le rapport personnel du médecin avec sa conscience72. En 1903, alors que la médecine américaine se technicise de plus en plus, un groupe de médecins réformistes new-yorkais s’élève cette fois pour qu’on accorde plus d’importance au savoir des médecins qu’à leurs vertus. On juge généralement les amendements de 1903,1912 et 1947 comme mineurs. Mais certains soutiennent que les amendements de 1903 et 1912 permettant de fixer les honoraires selon le service rendu s’éloignaient de l’esprit de Percival (pour qui le médecin devait tenir compte des moyens du patient pour établir ses frais) et ouvraient la porte au monopole des médecins sur la pratique médicale, hors de tout contrôle public73. Le code est l’objet de débats internes incessants74. La question de savoir à quel point l’adhésion au code doit être obligatoire persiste d’ailleurs longtemps aux États-Unis où, selon les États, les médecins doivent être certifiés, mais ne sont pas nécessairement contraints de respecter le code pour pouvoir pratiquer.
129Du côté de l’Association médicale canadienne (AMC), la révision du code en 1937 ne change pas grand-chose non plus. La même situation prévaut au Québec, où les médecins n’élaboreront leur propre code de déontologie qu’après 1973 pour se conformer à la loi québécoise des corporations professionnelles.
130À Paris, en 1901, a lieu le premier Congrès international de médecine professionnelle et de déontologie médicale. Il sera suivi par de nombreux autres.
131Les deux grandes guerres et les expériences nazies sur les humains ont suscité une réflexion qui a débouché sur l’adoption de textes d’éthique et de déontologie de portée mondiale. On parlera plus loin du Code de Nuremberg (1947) qui concerne la recherche et l’expérimentation sur l’être humain. En éthique clinique, deux documents internationaux sont incontournables. Le Serment de Genève et le Code international de déontologie.
132Le Serment de Genève, adopté par la deuxième Assemblée générale de l'Association médicale mondiale (AMM/WMA) en septembre 1948 est conçu pour être prononcé par tout médecin au début de sa pratique. Il s’agit d’un serment orienté pleinement vers les fins humanitaires de la médecine. Il s’explique bien dans le contexte des récentes atrocités nazies et de la nécessité de moderniser le Serment d’Hippocrate75.
133Le Serment ne fait aucune référence aux dieux ; il est d’esprit laïque, humaniste (voir l’encadré ci-dessous). La première phrase est très généreuse : elle engage à consacrer sa vie au service de l’humanité. Le Serment comporte deux injonctions sensiblement nouvelles : la première contre la discrimination, la seconde à l’encontre des crimes contre l’humanité. Il insiste sur la bienfaisance, mais sans faire de référence à l’information du malade. Il contient une formule ferme sur le respect absolu de la vie, dès la conception, mais sa généralité cache les controverses du temps sur l’avortement, l’euthanasie par pitié, le suicide. Il prescrit le secret sans dire un mot des exceptions de plus en plus grandes que certains reconnaissent en faveur des tiers. Il ne parle évidemment pas de l’interdiction de la chirurgie ni, plus surprenant encore, de la pureté de conduite envers les patients et patientes76.
Serment de Genève
Association médicale mondiale, 1948
Au moment d’être admis au nombre des membres de la profession médicale,
je prends l’engagement solennel de consacrer ma vie au service de l’humanité. Je garderai à mes maîtres le respect et la reconnaissance qui leur sont dus. J’exercerai mon art avec conscience et dignité.
Je considérerai la santé de mon patient comme mon premier souci. Je respecterai le secret de celui qui se sera confié à moi.
Je maintiendrai dans toute la mesure des moyens l’honneur et les nobles traditions de la profession médicale. Mes collègues seront mes frères.
Je ne permettrai pas que des considérations de religion, de nation, de race, de parti ou de classe sociale viennent s’interposer entre mon devoir et mon patient.
Je garderai le respect absolu de la vie humaine, dès la conception.
Même sous la menace, je n’admettrai pas de faire usage de mes connaissances médicales contre les lois de l’humanité.
Je fais ces promesses solennellement, librement, sur l’honneur.
134En 1949, la même association publie son Code d’éthique international, inspiré du Serment de Genève et de quelques codes nationaux, qui résume les plus importants principes de morale médicale. Le Code international comporte trois sections. La première porte sur les devoirs généraux du médecin : compétence professionnelle, désintéressement, bienfaisance, honnêteté. La deuxième traite des devoirs envers les patients : respect de la vie, loyauté, modestie, discrétion, etc. Les devoirs envers les collègues, dans la troisième section, se limitent à deux principes : se conduire envers eux comme on aimerait qu’ils se conduisent envers soi ; ne pas essayer de « détourner » les patients à son profit. Concrètement, le Code met en garde contre l’appât du gain. Il prohibe la publicité non autorisée, les politiques qui priveraient les médecins de leur indépendance, le partage des honoraires. Il condamne le refus de traiter les cas urgents. Il exige le respect du secret professionnel sans exception. Il fait allusion à l’avortement et à l’euthanasie uniquement sous l’exigence générale du respect de la vie. Il met en garde spécialement contre toute action qui pourrait nuire au patient sans justification thérapeutique. Face aux patients mourants et aux sujets d’expérimentation, cette règle exige de considérer avant tout le bien-être du patient. Le Code reconnaît enfin le besoin de vérifier les innovations en demandant une grande prudence dans la publication de découvertes ou de nouvelles thérapeutiques non reconnues par la profession77 (voir l’encadré ci-dessous).
CODE INTERNATIONAL D’ÉTHIQUE MÉDICALE
Association médicale mondiale, 1949
Devoirs généraux des médecins
1. Un médecin doit toujours, dans son activité professionnelle, agir conformément aux normes les plus élevées.
2. Un médecin ne doit pas agir exclusivement en fonction de son intérêt.
3. Les actes suivants sont contraires à l’éthique professionnelle :
4. a) Toute publicité, à l’exception de celle permise de façon expresse par les codes nationaux d’éthique médicale.
5. b) Toute participation à un système de distribution de soins médicaux qui n’accorderait pas aux médecins l’indépendance professionnelle.
6. c) Le fait de recevoir, à la suite de services rendus à un patient, des sommes d’argent autres que les honoraires professionnels réguliers, ou de verser de telles sommes d’argent sans le consentement du patient.
7. En aucune circonstance, il n’est permis à un médecin de poser des gestes de nature à diminuer la résistance physique ou mentale d’un être humain, à l’exception des mesures purement thérapeutiques ou prophylactiques prescrites dans l’intérêt du patient.
8. Il est recommandé aux médecins de faire preuve de prudence dans la publication de découvertes. Il en va de même pour les méthodes de traitement dont la valeur n’a pas été reconnue par la profession.
9. Lorsqu’il est fait appel à un médecin pour obtenir un témoignage ou un certificat, celui-ci ne doit affirmer que ce qu’il lui est possible de vérifier.
Devoirs des médecins envers les malades
10. Un médecin doit toujours se rappeler l’importance de préserver la vie humaine.
11. Un médecin est tenu envers son patient à une loyauté absolue et il doit en plus lui fournir toutes les ressources de sa science. Lorsqu’un examen ou un traitement dépasse sa compétence, il doit avoir recours à un autre médecin ayant la compétence voulue.
12. Un médecin est tenu au secret absolu de tout ce que son patient lui a confié ou de tout ce qu’il a pu connaître par des confidences qui lui auraient été faites.
13. En cas d’urgence, un médecin est tenu de prodiguer les soins nécessaires, à moins qu’il n’ait l’assurance que ces soins peuvent être prodigués par d’autres et qu’effectivement ils le seront.
Devoirs des médecins les uns envers les autres
14. Un médecin doit se comporter envers ses confrères de la même façon qu’il aimerait voir ceux-ci se comporter envers lui.
15. Un médecin ne doit pas inciter des patients à abandonner des confrères en sa faveur.
16. Un médecin doit observer les principes de la « Déclaration de Genève » approuvés par l’Organisation mondiale de la santé.
135Dans la foulée, certaines associations de médecins révisent leur code. Ainsi, en 1957, l’AMA reprend-elle le sien en émettant dix grands principes avant d’entrer dans le détail des obligations. Le vocabulaire adopté est nouveau : par exemple, le premier principe énonce que l’objectif principal de la profession médicale est le service de l’humanité dans le plein respect de la dignité humaine ; mais l’essentiel des obligations reste le même78.
136Le Québec continue son évolution dans la ligne « légaliste » signalée au chapitre 5. Ainsi la déontologie médicale est-elle fortement liée à l’article 52 des Lois et règlements concernant l’exercice de la médecine, adopté en 1952 et spécifiant les actes dérogatoires à l’honneur et à la dignité de la profession. Il est vrai qu’existe en parallèle le code de déontologie de l’AMC79 de même que le Code de morale médicale publié en 1955 par l'Association des hôpitaux catholiques du Canada, à connotation spécifiquement éthique80.
137En France, le temps n’est pas à la réglementation. En 1936, l’Ordre des médecins élabore un projet de code de déontologie qui restera précisément à l’état de projet. Une tentative identique en 1940 se termine de la même manière. Le premier code officiel sera adopté en 1947, puis révisé régulièrement par la suite. Entre-temps, en 1955 puis en 1966, se tiennent à Paris deux important congrès internationaux d’éthique médicale81. Dans les pays francophones, les écrits du docteur Louis Portes, président de l’Ordre des médecins, sur l’éthique médicale font autorité jusque dans les années 196082.
138De manière générale, ce sont presque exclusivement les médecins qui se préoccupent d’éthique médicale. Ils ont une sorte de monopole, du moins jusqu’au milieu du siècle, sauf peut-être au sud de l’Europe où l’éthique médicale est fortement influencée par la morale catholique. Il y a certains avantages à conserver les principes traditionnels bien ancrés dans la mentalité : ainsi les régimes totalitaires rencontrent des difficultés à faire partager aux médecins certaines visées idéologiques, telles que le racisme ou l’eugénisme. En d’autres cas cependant, le statut traditionnel et autonomiste des corporations et associations médicales empêche l’adaptation aux changements culturels. Ainsi le comportement paternaliste va longtemps s’opposer aux modèles médicaux centrés sur l’autonomie et le consentement éclairé du patient83.
Prescriptions particulières
139Après avoir affirmé les valeurs primordiales pour la profession, les codes énoncent habituellement les multiples obligations auxquelles les membres de la profession doivent accepter de se soumettre individuellement pour que, collectivement, ces valeurs soient défendues. Ils suivent généralement le modèle élaboré par Percival : obligations envers soi-même, puis obligations envers les patients, la société, les collègues et la profession.
Personnalité du médecin
140Dans le code de déontologie de l’AMA de 1957, deux sections sur dix traitent du médecin lui-même : sa compétence au plan scientifique, son degré de courtoisie professionnelle. Pour ouvrir la première section, on exhorte le médecin à cultiver certaines vertus inspirées de la littérature hippocratique :
Le médecin doit être modeste, sobre, patient, disponible à remplir son devoir et cela, sans anxiété ; pieux sans verser dans la superstition, adoptant une rectitude de conduite autant dans l’exercice de sa profession que dans toutes les activités de sa vie84.
141Dans la deuxième section, on insiste beaucoup sur le sens de l’honneur. Par ailleurs, on précise bien dans le préambule que les principes à la base de ces directives ne sont pas partie des lois. Le bon praticien n’a pas besoin de telles lois : interprétant consciencieusement les principes, il n’aura aucune difficulté dans l’exercice de ses obligations professionnelles. Cependant, il pourrait arriver à l’occasion qu’on doive recourir à une autorité extérieure afin d’interpréter certains principes85. Il faut ajouter que, dans les années 1940-1950, l’interprétation traditionnelle assez moralisatrice des vertus du bon médecin fera place assez souvent au modèle freudien basé sur une analyse psychosociale du caractère propre à un praticien compétent86.
142Au Canada, à quelques articles près, le code de l'Association médicale canadienne (AMC) connaît à peu près la même évolution que celui de l’AMA. Malgré ses très nombreuses publications sur la médecine, Sir William Osler (1849-1919) fait rarement allusion à l’éthique. Par contre, il parle beaucoup de la pratique de son art et de la conduite du praticien. Selon lui, les médecins se doivent d’être sereins, imperturbables et objectifs tout en se donnant l’idéal de noblesse oblige87.
143Au Royaume-Uni, le General Medical Council de la British Medical Association avait établi depuis 1858 un registre médical incluant les noms des praticiens orthodoxes, c’est-à-dire ceux qui respectaient les standards du Conseil et avaient la formation nécessaire. Au plan de la respectabilité professionnelle, le Conseil se préoccupe de l’abus de l’alcool et des drogues, de la non-dénonciation des charlatans, des condamnations en justice et de l’appât du gain. Il peut aller jusqu’à la radiation des médecins pratiquant l’euthanasie, l’avortement ou ayant eu des relations sexuelles avec une ou des patientes88.
Obligations à l’égard des patients
144Le code de l’AMA consacre trois sections à ces obligations, soit la sollicitation, les honoraires et la confidentialité. Chauncey Leake, rappelons-nous, reproche au code de traiter bien plus des relations entre médecins que d’éthique89 Les véritables préoccupations éthiques en ce sens ne se retrouvent que dans les écoles de médecine en Allemagne au début du siècle alors qu’on tente de relier sciences naturelles et humanisme. L’histoire du patient est alors considérée comme aussi importante que l’histoire de la maladie. La dimension éthique s’imbrique alors dans la compréhension de la maladie, le concept thérapeutique et la relation patient-médecin90.
145En général toutefois, jusqu’en 1960, les médecins demeurent paternalistes, les patients leur font confiance et ne sont pas portés à revendiquer leurs droits. Quant aux personnes gravement malades ou mourantes, nous sommes encore au tout début des technologies pouvant prolonger artificiellement la vie et les questions morales se résument souvent au dilemme d’intervenir ou non, de s’acharner ou de laisser la nature suivre son cours91.
Rapport avec les collègues
146Les différents codes et directives se préoccupent autant, sinon plus, des rapports sociaux et économiques entre les confrères que de ceux qui sont établis avec les patients. Deux des articles du code de l’AMA traitent des consultations et de la coopération avec les autres soignants. Autant en Amérique qu’au Royaume-Uni, on met les médecins en garde contre des pratiques apparemment usuelles, soit le dénigrement des collègues et le partage des honoraires.
147Jonsen et Jameton affirment que, en particulier en Amérique, les chirurgiens encouragent certaines pratiques douteuses. Plusieurs d’entre eux se servent des généralistes pour que ces derniers leur réfèrent des patients qui souvent ne nécessitent même pas de chirurgie. Ce partage des honoraires fait que le Collège des chirurgiens demande en 1915 à ses membres de prêter un serment qui répudie cette façon de faire. Malgré ces précautions, cette pratique continuera de manière déguisée pendant de nombreuses années92.
Obligations face à la profession
148Comme nous l’avons vu précédemment, tout concourt à la recherche de l’orthodoxie médicale, à l’honneur de la profession, à la protection du praticien authentique et formé. En Ontario, un rapport de la Commission royale sur l’éducation médicale reconnaît en 1918 la nécessité d’une description détaillée des devoirs dans la pratique de la médecine. En 1925 et 1955, le Drugless Practioners Act établit des procédures distinctes de certification pour chacune des catégories de médecins93.
149Plus le XXe siècle progresse, plus on se rend compte que la médecine officielle, dans ses codes de déontologie, prône le statu quo, à l’exception peut-être d’une certaine tolérance à l’égard de la médecine contractuelle (code de l’AMA en 1957)94.
Attitudes face à l’État, à la société en général
150On ne tolère pas facilement à cette époque l’intrusion de l’État et du public dans la réglementation et les structures du pouvoir médical. On a vu comment la toute-puissante AMA s’était opposée à la gratuité universelle des soins95. Mais lorsqu’elle en a besoin, l’Association fait appel aux instances gouvernementales. Au tournant du siècle et pendant quelques décennies encore, il y aura de nombreux charlatans qui pratiquent et qui vendent des médicaments non autorisés. En particulier, les obstétriciens n’acceptent pas les sages-femmes. Une grande partie du public favorise cette liberté d’exercice, prétendant que les résultats obtenus par la médecine et les médicaments officiels ne sont pas supérieurs à ceux des praticiens non autorisés. Au cours des années ayant précédé la Première Guerre mondiale, l’AMA mène une lutte qui persuadera finalement le gouvernement d’adopter une loi contrôlant l’exercice de la médecine et la vente des médicaments. L’argument de la liberté de choix est alors répudié au nom de la préoccupation constante de la médecine officielle qui, selon ses dires, ne cause pas de tort, contrairement à la médecine non reconnue96.
Perspective religieuse
151Alors que la perspective religieuse est presque complètement éclipsée au début de l’ère industrielle, du moins en ce qui concerne la déontologie et l’éthique médicale, elle reprend de la vigueur dans la première moitié du XXe siècle. Certains milieux catholiques américains, le Québec et l’Europe du Sud sont les plus influencés par cette régénérescence.
152Fondé en 1915 afin d’intégrer à l’hôpital le savoir scientifique moderne97 tout en préservant la signification spirituelle rattachée à l’institution, The Catholic Hospital Association of United States and Canada (CHAUSC) adopte en 1921 un code d’éthique qui s’attarde principalement à certaines questions chirurgicales en obstétrique et gynécologie. Ce document, révisé en 1935-36, est entériné l’année suivante par les hôpitaux catholiques de Montréal : il oblige alors tout le personnel médical. Le CHAUSC se scinde partiellement en 1939, puis complètement en 1942, avec comme horizon la guerre et l’assurance-santé, sur lesquels les deux pays ont des vues fortement divergentes. Aux États-Unis, le Catholic Hospital Association (CHA) publie en 1954 un document obligeant tous les médecins et les autres professionnels de la santé à l’œuvre dans les institutions catholiques à suivre ses directives morales98. L’année suivante, 1955, le Catholic Hospital Association of Canada adopte son propre Code de morale médicale : certains actes sont clairement interdits ; la liberté de conscience sur les questions controversées est affirmée ; on doit respecter la conscience des malades non catholiques99.
153Ce code a, au Québec, une forte influence même s’il existe deux associations :l’Association des hôpitaux catholiques de la province de Québec, fondée en 1962, et l'Association des hôpitaux du Québec, rassemblant les institutions hospitalières protestantes et juives et quelques grands hôpitaux catholiques. La fusion se fera en 1966, sous le nom de l’Association des hôpitaux de la province de Québec (AHPQ), afin de regrouper les forces pour avoir plus d’influence sur le gouvernement engagé, en pleine Révolution tranquille, dans la révision du système de santé.
154Durant les années 1940 et 1950, alors que l’Église catholique maintient inchangées ses positions au sujet de la contraception et de l’avortement, le pape Pie XII donne un élan extraordinaire à l’éthique médicale en considérant de manière plus accueillante certains sujets nouveaux, comme les transplantations, l’arrêt de traitement, le soulagement de la douleur100. L’analyse de Pie XII est basée sur la doctrine de la loi naturelle. Elle implique que les questions morales peuvent être analysées selon une optique philosophique sans références explicites à des vérités révélées. Ainsi peut-elle trouver un terrain d’entente avec ceux qui ne partagent pas la foi catholique. Selon Jonsen et Jameton, ce point de vue non sectaire contribue à l’émergence de la bioéthique séculière au cours de la deuxième moitié du siècle101. D’un autre côté, une certaine présentation de la loi naturelle, établie par Dieu, pratiquement immuable, très proche de la soumission aux lois biologiques, suscite les critiques de nombreux interlocuteurs, catholiques ou non.
155Alors que les philosophes se préoccupent surtout de sujets théoriques, des théologiens catholiques, tels que P. G. Payen, P. Vermeersch en Europe, Gerald Kelly, Edwin F. Healy, Thomas J. O’donnell aux États-Unis et Jules Paquin au Québec, écrivent de longs traités sur la morale catholique appliquée aux soins médicaux. Ils font appel à la raison, par l’intermédiaire de la loi naturelle, et prolongent les analyses du pape Pie XII. Plusieurs des règles qu’ils énoncent auront une influence importante sur les penseurs de l’éthique médicale et sur beaucoup de praticiens, notamment le principe de totalité, la règle de l'acte à double effet, la notion de volontaire indirect, la distinction entre moyen ordinaire et moyen extraordinaire102.
156Jusque dans les années 1950, les Églises protestantes sont relativement silencieuses sur les questions de morale médicale. Il faut attendre 1954 pour qu’un théologien épiscopalien, Joseph Fletcher, publie un ouvrage important sur le sujet : Morals and Medicine. Ouvrage avant-gardiste et controversé. Il est le premier à insister sur les droits du patient en général. Il proclame fortement le droit de celui-ci à la vérité à propos du diagnostic et du pronostic d’une maladie. Sur des questions concrètes, il accepte le droit d’employer des contraceptifs, d’être inséminés anonymement par un donneur, d’être stérilisé(e)s et de bénéficier de l’euthanasie pratiquée par un médecin compétent103.
157La foi juive n’est pas indifférente elle non plus à l’éthique médicale. Le Talmud a longuement traité de questions telles que l’allocation de ressources rares, l’équilibre à trouver entre les risques et les bienfaits d’une intervention, la qualité de la vie, les symptômes extérieurs de la mort, l’avortement et la contraception. L’adaptation de ces questions au monde moderne a été présentée par Immanuel Jakobovits dans un ouvrage, Jewish Medical Ethics, publié en 1959. Pour sa part, le rabbin Moses Tendler donne le premier cours d’éthique médicale juive en 1956104.
Éthique de la recherche
Une pratique chaotique
158Suite aux progrès scientifiques de la fin du XIXe siècle, le nombre d’expériences sur les êtres humains s’accroît, mais le lien interpersonnel qui unit l’investigateur et le sujet s’affaiblit. Jusqu’aux années 1950, les médecins qui administrent un nouveau médicament à un groupe de patients hospitalisés comparent le pourcentage de guérisons à des pourcentages du passé ou à ceux de patients qui n’ont pas reçu le médicament : il n’est pas encore question de groupe témoin constitué de volontaires sains. Par exemple, en Allemagne, des médecins testent un sérum antidiphtérique sur trente patients hospitalisés et rapportent que seulement six en sont morts, alors que l’année précédente vingt et un patients sur trente-deux étaient décédés. Au Canada, Frederick G. Banting et Charles Best tentent une thérapie à base d’insuline sur des diabétiques dont la mort est imminente et interprètent leur guérison comme une preuve absolue de l’efficacité du traitement. Il est très douteux que la plupart de ces patients aient été informés de la nature des essais ou qu’ils aient formellement consenti à y participer. On peut présumer qu’ils auraient consenti puisqu’ils étaient dans une phase avancée de leur maladie et que les résultats de la recherche démontraient un potentiel thérapeutique105.
159Derrière toutes ces situations cependant, commente David Rothman, on peut supposer que, compte tenu du progrès scientifique ambiant, les chercheurs — même en leur donnant le bénéfice du doute — avaient plus à cœur les progrès de la médecine et la réussite de leurs recherches que le bien-être du sujet. Les travaux de Walter Reed (1851-1902) sur la fièvre jaune sont particulièrement ambigus à ce sujet. Au début de l’expérience, selon les conventions d’usage, des chercheurs acceptent volontairement des piqûres d’insectes qui transmettent la maladie. Suite au décès de l’un d’eux, on interrompt cette façon de faire pour enrôler des volontaires des forces armées et des travailleurs d’origine espagnole. On signe un contrat avec ces volontaires en s’engageant à leur verser 100 $ en monnaie d’or et 100 $ supplémentaires s’ils contractent la maladie. En cas de décès, l’argent ira à leur héritiers. De fait, même si 25 patients attrapent la maladie, aucun ne meurt. Ce contrat est certes un pas dans la bonne direction, commente Rothman, quant à des ententes formelles avec des sujets humains. Il est cependant trompeur, cachant de façon subtile les risques et bénéfices de la recherche : on leur disait que cette maladie pouvait mettre leur vie en danger jusqu’à un certain point ; mais on ne mentionna jamais qu’elle pouvait être fatale106.
160Les expériences les plus troublantes sont celles tentées sur des enfants, des retardés mentaux et des prisonniers107. En Allemagne, au tournant du siècle, on inocule des micro-organismes de la syphilis et de la gonorrhée à des patients qui ignorent tout de l’expérience. À Oslo, le professeur Boek ne traite pas certains malades syphilitiques pour voir l’évolution de la maladie. À New York, dans une institution juive pour enfants retardés, on prive ces derniers de jus d’orange jusqu’à ce qu’ils développent les symptômes du scorbut. En 1914, le U.S. Public Health Service se sert d’expériences sur des prisonniers au Mississipi afin de connaître les causes de la pellagre108.
161En 1932, suite à une enquête sur les incidences de la syphilis dans un grand nombre de régions du sud des États-Unis, le U.S. Public Health Service entreprend une importante recherche à Tuskegee en Alabama109. Cette étude veut analyser les effets de la maladie sur 430 sujets mâles de race noire lorsqu’elle n’est pas traitée. Elle se poursuivra jusqu’en 1962, même après qu’on aura connu l’efficacité de la pénicilline, malgré les directives du Code de Nuremberg sur la recherche biomédicale (1948) et malgré le principe de bienfaisance déjà généralement reconnu, en particulier depuis Claude Bernard (1865).
162Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, ni la profession médicale ni un public plus large ne se préoccupent de ces questions. Il est probable que ces pratiques n’étaient pas encore tellement répandues et, admettons-le, qu’elles ne touchaient que des populations peu aptes à se défendre.
163Au début du conflit, un changement d’attitude important se produit, du moins aux États-Unis. Ce qui était auparavant occasionnel et le fait de chercheurs individuels devient de mieux en mieux coordonné et financé par des fonds fédéraux. De plus, on admet que les expériences ne se font pas nécessairement au profit des patients, mais plutôt pour d’autres, spécialement pour des soldats vulnérables à la maladie. Malgré cela, le consentement préalable des sujets est négligé sous prétexte qu’une situation urgente comme l’état de guerre ne l’exige pas. À partir de 1941, le Committee on Medical Research (CMR), fondé par Franklin D. Roosevelt, recommande quelque 600 projets impliquant des humains afin de pallier les problèmes de santé pouvant nuire à l’efficacité des militaires. Jusqu’en 1945, les principales préoccupations seront la dysenterie, l’influenza, la malaria, les blessures de guerre, les maladies transmises sexuellement et les privations dues à la guerre, comme le manque de sommeil et l’exposition à une température glaciale. On apprendra beaucoup plus tard comment la CIA poursuivait des expériences sur des sujets non consentants à l’aide de drogues et de techniques psychiatriques afin d’améliorer les méthodes d’interrogatoire et de lavage de cerveaux110. Les expériences de vaccins expérimentaux et d’injections de microbes se font surtout sur des retardés mentaux, des psychotiques et des prisonniers. Aux États-Unis, on louange même ces derniers pour leur effort de guerre111. En somme, en temps de conflit armé, une partie de la machine politique conscrit un soldat ; une autre partie, un sujet humain d’expérimentation. Le même principe moral vaut pour les deux : le plus grand bien pour le plus grand nombre, à savoir envoyer des hommes se faire tuer afin que d’autres vivent, ou bien utiliser des malades mentaux et des criminels pour que d’autres recouvrent la santé.
Sursaut éthique
164Certains auteurs se préoccupent ici et là des aspects éthiques. Certaines législations réglementent un point ou l’autre. Mais l’attention n’est pas encore là.
165Le document le plus important de l’époque en éthique de la recherche est le Code de Nuremberg adopté en 1947. À la fin de la guerre, le monde a appris avec horreur les atrocités commises dans les camps de concentration nazis. En 1945, parallèlement au Tribunal international qui a jugé les crimes contre l’humanité, un Tribunal militaire américain a été mis sur pied pour juger et punir les médecins nazis qui s’étaient livrés à des expérimentations inacceptables sur des êtres humains112. Pour ce faire, le Tribunal militaire a élaboré dix règles définissant les conditions auxquelles les expérimentations sur les hommes peuvent être acceptables. Ces règles, inspirées d’auteurs anciens ou contemporains et dont certaines allaient à l’encontre des positions éthiques de Claude Bernard au XIXe siècle, constituent ce qu’on appelle le Code de Nuremberg113 (voir l’encadré, p. suiv.).
166Ce Code de Nuremberg est fondamental en ce qu’il est le premier sur le plan international à traiter officiellement du consentement à la recherche, à le définir et à l’exiger comme « absolument essentiel » avant toute expérimentation. Le consentement ne peut être donné par un autre. En clair, cette disposition interdit la recherche sur les enfants et les majeurs inaptes, durant tout le demi-siècle. Le code insiste aussi considérablement sur la bienfaisance : interdiction de projets pouvant provoquer l’invalidité ou la mort, proportionnalité des risques avec l’importance humanitaire du projet, impossibilité d’atteindre les mêmes résultats par d’autres moyens, nécessité d’éviter toute souffrance ou dommage non nécessaires. Le Code a, le premier, suscité une prise de conscience face aux dangers du développement de la science à tout prix et à la nécessité d’un certain encadrement de la recherche. Selon certains historiens, cependant, ce Code n’a pas eu une grande influence, du moins aux États-Unis : on considère que les fautes et les irrégularités sont le fait des autres, particulièrement des nazis, et ne concernent pas les chercheurs américains114.
167Les années d’après-guerre connaissent une expansion extraordinaire de l’expérimentation humaine en recherche médicale, non seulement par des chercheurs individuels, mais par les agences gouvernementales américaines. Malheureusement, les justifications utilitaristes servies durant le conflit persistent au détriment des principes d’autodétermination et de bienfaisance. En 1954, un comité de recherche clinique de la National Institute of Health (NIH) est désigné pour établir des principes et analyser les problèmes potentiels dans ce domaine. Cet effort institutionnel n’empêche pas les chercheurs de ne divulguer qu’un minimum d’informations aux sujets potentiels, de peur qu’ils ne refusent de participer aux recherches115. D’autres événements amènent en 1964 les autorités médicales américaines à exiger dorénavant le consentement libre et éclairé de tous les sujets d’expérimentation, sous peine de ne pas recevoir de subventions de recherche et de ne pas voir leurs résultats publiés dans les revues américaines.
CODE DE NUREMBERG
Tribunal militaire américain, 1948
1. Le consentement volontaire du sujet humain est absolument essentiel. Cela veut dire que la personne intéressée doit jouir de la capacité légale pour consentir ; qu’elle doit être dans une situation telle qu’elle puisse choisir librement, sans intervention de quelque élément de force, de fraude, de contrainte, de supercherie, de duperie ou d’autres formes de contrainte ou de coercition. Il faut aussi qu’elle ait une connaissance et une compréhension suffisantes de toute la portée de l’expérience pratiquée sur elle, afin de pouvoir prendre une décision lucide. Avant que le sujet expérimental accepte, il faut donc le renseigner exactement sur la nature, la durée et le but de l’expérience, ainsi que sur les méthodes et moyens employés, les dangers et les risques encourus, et les conséquences, pour sa santé ou sa personne, qui peuvent résulter de sa participation à cette expérience.
L’obligation et la responsabilité d’apprécier la qualité du consentement incombent à la personne qui prend l’initiative et la direction de ces expériences ou qui y travaille. Cette obligation et cette responsabilité s’attachent à cette personne, qui ne peut les transmettre à nulle autre impunément.
2. L’expérience doit avoir des résultats pratiques pour le bien de la société impossibles à obtenir par d’autres moyens de recherche ; elle ne doit pas être pratiquée au hasard, et sans nécessité.
3. Les fondements de l’expérience doivent résider dans les résultats d’expériences antérieures faites sur des animaux, et dans la connaissance de la genèse de la maladie ou des questions à l’étude, de façon à justifier par les résultats attendus l’exécution de l’expérience.
4. L’expérience doit être pratiquée de façon à éviter toute souffrance et tout dommage physique ou mental non nécessaires.
5. L’expérience ne doit pas être tentée lorsqu’il y a une raison à priori de croire qu’elle entraînera la mort ou l’invalidité du sujet, à l’exception peut-être des cas où les médecins expérimentateurs servent eux-mêmes de sujets à l’expérience.
6. Les risques encourus ne devront jamais excéder l’importance humanitaire du problème que doit résoudre l’expérience envisagée.
7. On doit faire en sorte d’écarter du sujet expérimental toute éventualité, si mince soit-elle, susceptible de provoquer des blessures, l’invalidité ou la mort.
8. Les expériences ne doivent être pratiquées que par des personnes scientifiquement qualifiées. La plus grande aptitude et une extrême attention sont exigées, tout au long de l'expérience, de tous ceux qui la dirigent ou y participent.
9. Le sujet humain doit être libre, pendant l’expérience, de faire interrompre l’expérience, s’il estime avoir atteint l’état mental ou physique au-delà duquel il ne peut aller. Le scientifique chargé de l’expérience doit être prêt à l’interrompre à tout moment, s’il a une raison de croire que sa continuation pourrait entraîner des blessures, l’invalidité ou la mort pour le sujet expérimental.
168D’autres pays font face aux mêmes questions. La communauté internationale est alertée, notamment l'Association médicale mondiale (AMM/WMA). Lors de son assemblée annuelle à Helsinki en 1964, l’AMM, reconnaissant les limites du Code de Nuremberg et consciente de la nécessité de directives internationales, adopte après de longues discussions un code international d’éthique, la Déclaration d’Helsinki, destinée à remplacer celui de Nuremberg116. Bienfaisance, autonomie, justice, confidentialité : tous ces principes sont présents. Mais ils seront développés, précisés dans la littérature et les codes postérieurs, car le champ de la recherche explose117.
ÉTHIQUE ET DÉONTOLOGIE INFIRMIÈRES
169L’éthique infirmière est liée aux controverses en cours sur le sens de la profession. Celles-ci sont particulièrement vives en Amérique du Nord, surtout aux États-Unis. Et les discussions dont fait état la littérature ont leur pendant dans l’émergence des codes de déontologie.
Évolution de la pensée
Perspective traditionnelle
170On voit apparaître les premiers écrits sur l’éthique infirmière dans les manuels scolaires utilisés pour la formation des infirmières. La première référence formelle est le premier chapitre du livre de Harriet Camp intitulé The Ethics of Nursing, publié en 1889118. Un autre texte largement utilisé et connu est celui de Isabel Hampton-robb, intitulé Nursing Ethics for Hospital and Private Use, dans lequel l’auteure définit l’éthique comme une règle de conduite adaptée aux diverses situations entourant les soins aux malades. Elle met en perspective l’étiquette et les valeurs personnelles qu’une infirmière doit posséder dans le cadre du travail à l’hôpital ou au domicile du patient119. Charlotte Aikens a aussi marqué les débuts de l’histoire de l’éthique en soins infirmiers. Elle a publié, en 1916, Studies in Ethics for Nurses. L’ouvrage a été réédité en 1923,1930, puis en 1937120. Selon Aikens, la formation académique des infirmières porte sur deux dimensions distinctes, mais inséparables. Il s’agit des dimensions technique et éthique. Cette dernière se traduit par des règles de conduite liées à des idéaux de vie personnelle. Par exemple, l’auteure estime que la première leçon de l’infirmière, la plus difficile également, est d’apprendre à épeler le mot SELF (moi). En d’autres mots, l’idée de former le caractère est prédominante. De plus, des qualités particulières sont requises : deux chapitres entiers y sont consacrés ; ils s’intitulent Old-Fashioned Virtues. L’infirmière doit être honnête, consciencieuse, obéissante, charitable, ponctuelle, intègre, avoir le sens du devoir et du dévouement, etc. Le message est clair : le stéréotype de la bonne servante subordonnée honore la profession. Aikens évoque aussi l’esprit religieux qui doit animer l’infirmière. Non pas le prosélytisme, précise-t-elle, mais l’esprit missionnaire, c’est-à-dire l’esprit de service, le sens du travail en vue d’une cause infiniment importante, pour laquelle on peut se donner sans réserve. Enfin l’« éthique » se traduit par des règles d’étiquette concernant, par exemple, le contrôle de la voix, le port et la démarche, l’absence de maquillage, la propreté de l’uniforme, les bonnes manières, etc. Mentionnons encore le manuel de Sara Parsons, utilisé dans les écoles d’infirmières jusque dans les années 1940.
171Dans l’ensemble de la littérature, on insiste aussi beaucoup sur les vertus personnelles : la pureté, la charité, le désintéressement, la fidélité, le courage, la dévotion, comme à l’époque de Nightingale. Mais par-dessus tout, sur la loyauté envers le médecin, au risque d’inconvénients pour le patient.
Loyauté envers le médecin
172Dans son livre sur l’éthique pour les infirmières, en 1916, Charlotte Aikens note que la loyauté envers le médecin est un devoir auquel l’infirmière ne peut se soustraire121. Cet aspect est d’autant plus important, écrit-elle, que la confiance que le patient voue à son médecin est un élément crucial dans le traitement de sa maladie et que rien ne doit être dit, ni fait, qui pourrait entacher ce lien de confiance ou créer un doute quant à l’agir professionnel des médecins. On enseigne ainsi aux infirmières que la confiance d’un patient envers son médecin est aussi importante, sinon plus, dans le processus de guérison que le traitement médical lui-même. Même si le médecin fait une erreur, la confiance du patient doit être préservée à tout prix. Dans son manuel, Sara Parsons insiste aussi sur cet aspect :
Si une erreur survient, le patient n’est pas la personne qu’il faut informer puisque l’anxiété qu’elle peut provoquer et le manque de confiance qui risque de s’ensuivre peut lui être préjudiciable et retarder le rétablissement de sa santé122.
173Dans un contexte socioéconomique où les infirmières dépendent des médecins pour trouver du travail, ces dernières se sentent obligées de demeurer loyales et obéissantes envers tout ce que dit le médecin. Ce dernier a le pouvoir de congédier une infirmière à n’importe quel moment et pour n’importe quelle raison. Philippe et Béatrice Kalisch rapportent que le médecin préfère avoir une infirmière moins bien formée qu’il peut diriger et qui obéit totalement à ses ordres, plutôt qu’une infirmière bien formée qui risque de remettre en question certaines décisions123.
174Cette situation soulève deux enjeux éthiques importants : la vérité au patient et la compétence du médecin. Ces enjeux sont liés et fréquemment soulevés. Aikens écrit dans un texte sur l’éthique :
C’est un péché impardonnable de mentir à un médecin à propos d’un patient, mais c’est parfaitement pardonnable et fréquemment désirable de mentir à un patient à propos de sa condition124.
Dévouement envers le patient
175La loyauté de l’infirmière envers le médecin et envers ses supérieurs relègue le patient au second plan et place l’infirmière dans un dilemme lorsqu’il s’agit de répondre aux besoins du médecin, de l’hôpital ou du patient. De nombreux écrits relatent les problèmes engendrés par cet excès de loyauté envers le médecin.
176Malgré le courant dominant, on voit apparaître un léger renversement du concept de loyauté envers le médecin en faveur de ce qu’on appelle le dévouement envers le patient (devotio). Ce renversement reflète la tentative de favoriser, sinon de prioriser, la bienfaisance envers le patient. Il s’agit d’une prise de conscience, de la part des infirmières, du sens que revêt la relation infirmière-patient. Pour plusieurs infirmières, la loyauté envers le médecin doit être fondée à tout le moins sur une sorte de réciprocité.
177Certaines infirmières maintiennent toutefois que le bien-être du patient passe par l’obligation de servir le médecin. Loyauté et dévouement apparaissent alors comme ayant une même portée. Être dévouée envers son patient signifie obéir et être loyale au médecin, être ponctuelle au travail et être efficiente et économe.
Vent de changement
178Tout en continuant à valoriser les valeurs traditionnelles, un vent de changement en faveur d’une plus grande autonomie de l’infirmière se fait sentir. Isabel M. Stewart écrit en 1916 que les valeurs traditionnelles préconisées sont bonnes mais non suffisantes. Elle considère qu’il faut miser davantage sur des qualités plus positives et vigoureuses, comme l’autodétermination, le leadership et l’initiative. Les efforts acharnés de professionnalisation de la part des leaders entraînent une tension entre les valeurs traditionnelles de l’époque victorienne et les valeurs relatives à l’autonomie professionnelle125.
179Au cours de cette période, certaines infirmières tentent de façonner une nouvelle image de la profession et de son éthique. Désormais, on veut promouvoir l’image d’une femme au travail, d’une femme habile, efficace, méthodique, dévouée et loyale. Les vertus demeurent semblables, mais de nature moins spirituelle et davantage dirigées vers des standards reliés à l’exercice et au contrôle de la profession126. En tentant d’atteindre cet équilibre délicat entre la protection des valeurs traditionnelles et la promotion d’une pratique infirmière autonome qui assume des fonctions de gestion hospitalière, les leaders infirmières utilisent à la fois une définition morale et managériale de la vertu. Conscientes que tous les changements qui s’opèrent dans les structures institutionnelles créent des occasions d’évolution, elles acceptent de souscrire à une morale d’efficience pour soutenir leurs revendications au regard d’une plus grande autonomie professionnelle. Cette nouvelle approche permet d’emboîter le pas à la nouvelle culture économique du temps127.
180Avec une idéologie axée sur la discipline et le sacrifice de soi dans un milieu institutionnel qui requiert un travail dur et contraignant, les infirmières trouvent que les soins à donner laissent peu de place à l’attention personnelle au malade, au caring. Au plan économique, les hôpitaux y trouvent leur compte en utilisant une main-d’œuvre peu payée tout en procurant un lieu de formation. Bien que les infirmières gravitent dans les structures organisationnelles, elles ne réussissent pas à définir ni à imposer le caring qu’elles considèrent comme le cœur du soin infirmier.
181Toutefois, un événement isolé mais marquant vient soulever le conflit engendré par cette façon de concevoir la loyauté : il aura un impact important sur la conduite professionnelle des infirmières. À Manille, en 1929, Lorenza Somera, une jeune infirmière diplômée, est trouvée coupable d’homicide involontaire et est condamnée à la prison et à une amende importante parce qu’elle a suivi un ordre du médecin traitant. Le médecin fait une erreur en demandant à Somera de lui préparer une injection de cocaïne, alors qu’il veut administrer de la procaïne pour le patient. Les témoins s’entendent pour reconnaître que le médecin a prescrit de la cocaïne, que Somera a vérifié l’ordonnance et que le médecin a lui-même administré l’injection au patient. Le médecin est acquitté et l’infirmière est déclarée coupable pour ne pas avoir remis en question l’ordonnance médicale. La Cour suprême a maintenu la décision de la cour précédente. Un seul aspect de la loyauté est considéré ici, et il est poussé trop loin.
182Les infirmières de partout sont outrées et protestent. Somera est finalement acquittée. À la suite de cet événement, les vertus de loyauté et d’obéissance n’ont plus la même portée ni le même sens pour les infirmières. Jamais plus ces dernières ne suivront les ordonnances médicales avec la même soumission aveugle128.
Années d’après-guerre
183Après la guerre 1939-45, de nouvelles valeurs font leur apparition. Le caring et la bienfaisance prennent des dimensions plus grandes dans la pratique infirmière. Ils sont considérées comme des forces sur lesquelles il faut construire et promouvoir la pratique infirmière en même temps qu’il faut militer en faveur d’une formation plus poussée. Ces valeurs fondent la relation infirmière-patient. Gertrud Schwing, une infirmière allemande, psychanalyste et théoricienne, publie en 1940 un livre important, où elle défend la valeur de la relation infirmière-patient. Ce livre, traduit en anglais en 1954, est utilisé par presque toutes les infirmières129.
184De même, Hildegard Peplau, une autre grande théoricienne en soins infirmiers très connue en Amérique du Nord, consacre ses travaux à écrire et promouvoir la relation interpersonnelle entre l’infirmière et son patient. Les écrits de Peplau sont déterminants. Ils marquent un passage de la notion de « faire pour le patient » à la notion « d’être avec son patient » (doing to, being with) et marque l’engagement des infirmières dans cette relation interpersonnelle avec leur patient. Voilà une zone stratégique qui vient marquer le développement d’un aspect du champ de la pratique infirmière. Vue de la sorte, la responsabilité éthique de l’infirmière signifie un engagement sans limite envers son patient, tout comme celui d’une mère pour son enfant130. Ainsi, chaque infirmière a la responsabilité de déterminer quels sont les meilleurs soins infirmiers pour son patient. Cet engagement est directement lié à sa capacité de prendre des décisions en considérant le meilleur intérêt de son patient plutôt que l’intérêt du médecin ou de l’hôpital. Cette situation exige de la part des infirmières une compétence en matière de décisions éthiques.
185Ainsi, avec les années 1960, deux points accaparent les débats : l’autonomie de l’infirmière et la défense des droits des patients. L’autonomie est un aspect complexe de la dimension morale de la pratique infirmière. Elle n’a jamais voulu dire la séparation ni l’indépendance totale par rapport aux autres professionnels, mais la résistance au contrôle des institutions et des autres corps professionnels. Autonomie n’est pas non plus incompatible avec compassion. Au contraire, être autonome peut très bien désigner une façon de déployer le caring.
Situation québécoise
186Les infirmières du Québec participent au courant étatsunien décrit précédemment. Elles en suivent la littérature. Elles contribuent à le façonner.
187Pourtant, un courant traditionaliste y survit en parallèle jusque tard dans les années 1960. Il reflète la tradition culturelle judéo-chrétienne, les caractéristiques ethno-linguistiques et le climat politique propre au Québec. La profession est conçue comme une vocation et centrée sur la subordination131. Sont révélateurs en ce sens divers textes de déontologie infirmière, comme le Code de morale médicale adopté par l'Association des hôpitaux catholiques du Canada132. Certains commentaires explicatifs ressemblent à de véritables catéchismes. Ainsi en est-il du Commentaire du code de morale pour les hôpitaux signé par le prêtre Edgar Godin133. Déjà, le ton est donné dans la préface écrite par monseigneur Camille-André Le Blanc : « La loi morale a été promulguée par Dieu134. » Les interdits sont absolus. Les fautes déontologiques sont présentées comme des péchés :
Ainsi, un médecin qui donnerait volontairement un médicament empoisonné à un patient commettrait une faute morale grave ; une garde-malade qui dévoilerait un secret professionnel, en matière légère, commettrait une faute vénielle135.
188On retrouve donc le classique tandem : vocation, d’une part, et subordination, d’autre part. Selon Cohen cependant, les infirmières québécoises francophones sont, à cette époque, plus imprégnées par la culture religieuse que ne le sont les anglophones du Québec136.
La cristallisation de la pensée dans les codes
189L’habitude de prêter serment avant de commencer à pratiquer se généralise. Le texte du Serment de Nightingale subit lui-même certaines modifications consécutives à l’évolution de la pensée. Ainsi, en 1935, Lystra E. Gretter introduit une nouvelle expression : missionnaire de la santé (missioner of health). De plus, la notion de service est élargie à l’ensemble de la communauté humaine (human welfare). Mais l’attention porte surtout sur l’élaboration de codes.
190L’élaboration et l’évolution des codes de déontologie durant cette période témoignent de la préoccupation constante des infirmières de se doter d’un outil formel qui poserait les jalons d’une éthique infirmière. Les codes élaborés et les projets avortés reflètent évidemment les débats en cours dans le milieu.
Sur la scène internationale
191Au plan international, un code de déontologie pour les infirmières est adopté pour la première fois lors de la réunion du grand conseil du Conseil international des infirmières (CII/ICN) à Sâo Paulo au Brésil en juillet 1953137. Composé d’un préambule et de 14 énoncés, le code met l’accent sur les règles éthiques de l’agir professionnel, notamment sur l’exigence de compétence, le respect des valeurs du patient et le secret professionnel. Fidèle à l’époque, le code comporte deux énoncés au sujet de la vie privée de l’infirmière et de ses vertus personnelles : l’infirmière doit toujours faire honneur à sa profession. On y trouve également le rapport de subordination qui lie l’infirmière au médecin (voir l’encadré aux pages suivantes).
192Le code de déontologie du Conseil international des infirmières est rapidement adopté comme code officiel pour les infirmières et infirmiers dans de nombreux pays138. Sa rédaction a considérablement tenu compte de l’histoire américaine.
CODE DE DÉONTOLOGIE DE L’INFIRMIÈRE
Conseil international des infirmières, São Paulo, 1953
Les infirmières donnent leurs soins aux malades, elles ont la responsabilité de créer un milieu physique, social et spirituel favorable à la guérison et s’efforcent par l’enseignement et l’exemple de prévenir la maladie et de promouvoir la santé.
Les infirmières sont au service de la santé de l’individu, de la famille et de la société et elles coordonnent leur action avec les membres des autres professions de l’équipe sanitaire.
Servir l’humanité est la fonction essentielle des infirmières et la raison d’être de leur profession. Le besoin en services infirmiers est universel. L’exercice de la profession est basé sur les besoins de l’homme et dès lors il ne peut être limité par des considérations de nationalité, de race, de croyance, de couleur, ni par des considérations d’ordre politique ou social.
Les principes fondamentaux de ce code sont la foi dans les libertés essentielles de l’homme et le respect de la vie humaine. [...]
1. Les trois responsabilités essentielles de l’infirmière sont : préserver la vie, soulager la souffrance et promouvoir la santé.
2. L’infirmière maintient en tout temps les normes les plus élevées de soins infirmiers et de conduite professionnelle.
3. L’infirmière ne doit pas seulement être bien préparée à l’exercice de sa profession : elle doit également maintenir sans cesse ses connaissances et ses compétences à un niveau très élevé.
4. Les croyances religieuses des patients doivent être respectées.
5. Les infirmières doivent garder confidentielles toutes les informations personnelles qui leur sont confiées.
6. L’infirmière ne connaît pas seulement ses responsabilités mais aussi les limites de ses fonctions professionnelles : elle ne recommande ou ne dispense un traitement médical sans directives médicales qu’en cas d’urgence, auquel cas elle rend compte au médecin, le plus vite possible, de ce qu’elle a fait.
7. L’infirmière a l’obligation d’exécuter intelligemment et loyalement les ordres du médecin et de refuser de participer à des procédures contraires à la déontologie.
8. L’infirmière encourage les patients à faire confiance au médecin et aux autres membres de l’équipe de santé : elle doit signaler toute conduite incompétente ou contraire à la déontologie, mais en s’adressant uniquement à l’autorité compétente.
9. L’infirmière a droit à une juste rémunération et ne doit accepter que celle que prévoit son contrat effectif ou implicite.
10. Les infirmières ne doivent pas autoriser l’utilisation de leur nom en association avec de la publicité pour des produits ou avec toute autre forme d’auto-publicité.
11. Les infirmières coopèrent avec les membres des autres professions avec lesquelles elles travaillent, ainsi qu’avec leurs propres collègues, et elles entretiennent avec eux des relations de travail harmonieuses.
12. Dans sa vie privée, l’infirmière respecte des normes de conduite personnelle qui reflètent le crédit dont jouit la profession.
13. Il ne faut pas que les infirmières, dans leur conduite personnelle, ignorent sciemment les modes de comportement généralement acceptés par la communauté dans laquelle elles vivent et travaillent.
14. L’infirmière doit partager, avec d’autres citoyens et d’autres professions de la santé, la responsabilité du déploiement des efforts nécessaires pour satisfaire les besoins du public — aux niveaux local, provincial, national et international.
Sur la scène américaine
193Sur la scène américaine, il y a lieu de distinguer quatre documents, les trois premiers étant antérieurs à la réunion internationale de Sâo Paulo.
194Depuis la première rencontre du Nurses’ Associated Alumnae of the United States and Canada en 1896, un groupe d’infirmières travaille à l’élaboration d’un projet de code de déontologie, un des buts de cette organisation étant de promouvoir des standards élevés d’éthique professionnelle. Mais ce n’est qu’en 1926 que l'American Nurses’ Association (ANA) publie le premier projet de code de déontologie sous l’appellation Suggested Code. Le projet est soumis aux infirmières américaines pour analyse et commentaires139.
195Le code expose en des termes assez larges la réalité de l’époque. L’infirmière est présentée comme une citoyenne au service des malades (public servant), une citoyenne obéissante, honnête et respectueuse des règles d’étiquette sociale. Le but du projet de 1926, tel que le mentionne The American Journal of Nursing, n’est pas de déterminer des règles de conduite dans des situations spécifiques, mais de sensibiliser les infirmières à la dimension éthique de leur pratique et de formuler des principes généraux de conduite personnelle.
196Rédigé dans un long style narratif, ce code est divisé en cinq sections décrivant les obligations de l’infirmière envers son patient, la profession médicale, ses collègues infirmières, les autres professionnels et la profession elle-même. L’idée centrale est la loyauté sous toutes ses formes. La loyauté envers les valeurs de la profession suppose que les infirmières ne craignent pas de dénoncer toute situation d’abus, mais ce projet ne donne aucune indication de ce que constitue une situation d’abus ou une violation sérieuse. Bien que le code considère les relations avec les autres comme la règle d’or, il est plutôt question de soumission que de respect mutuel entre les personnes. Ceci ressort clairement lorsqu’il est fait mention de l’obligation de soumission à l’autorité médicale et à l’organisation hospitalière et illustre une fois de plus le conflit que vivent les infirmières autour des enjeux touchant la loyauté et l’honnêteté. Le projet du code aborde aussi le droit à une compensation financière pour le travail accompli. Il se termine en parlant d’allégeance à la profession et fait appel à l’action collective pour garder vivante la flamme spirituelle qui a illuminé les grandes infirmières de tous les temps.
197Ironiquement, le projet de code de 1926 meurt de sa belle mort, en raison de l’absence de consensus. Des modifications importantes s’imposent avant qu’il puisse aider les infirmières dans la résolution de problèmes éthiques.
198Le projet de code de 1940, intitulé A Tentative Code, est donc assez différent. Ainsi la première phrase du projet affirme-t-elle l’identité professionnelle : la pratique infirmière est une profession (Nursing is a Profession)140 Tout en mettant en perspective les qualités chrétiennes liées au réconfort à apporter aux malades et au soulagement de la souffrance, ce code présente une conception moderne de la notion de soins infirmiers qui inclut la prévention de la maladie et la promotion de la santé. Le code aborde de façon générale la responsabilité de l’infirmière. Le concept de recherche est mentionné comme un outil important de développement et de promotion des soins infirmiers. De même, le rôle important de l’enseignement des infirmières auprès de la population est souligné. Le message est clair : la conduite personnelle, l’action publique et la pratique infirmière ont un caractère moral.
199Bien que l’on tente d’acquérir une reconnaissance professionnelle de l’infirmière aux plans social et scientifique, les infirmières leaders continuent de s’accrocher au concept clé qu’une « bonne » infirmière est une femme « bonne ». La section sur la relation infirmière-patient s’inscrit cependant sous le signe de la « fidélité » et non du dévouement, probablement pour insister sur l’aspect professionnel et non vocationnel des soins infirmiers. Le projet de code de 1940 est soumis à 5000 personnes pour commentaires. C’est à partir de ces suggestions que naît le premier code officiel en 1950.
200De fait, le premier code de déontologie infirmière est formellement adopté par l'American Nurses Association en 1950, à savoir trois ans avant le code du CII, mais 24 ans après le premier projet de code étatsunien et plus d’un demi-siècle après qu’on eût reconnu la nécessité de se prévaloir d’un tel code. Le code est appelé officiellement A Code for Professional Nurses. Il est composé d’un préambule et de 17 énoncés succincts. Pour la première fois, le code de 1950 est exempt de langage sexiste, à l’exception du terme mankind qui apparaît dans le préambule. Ce code marque un tournant141.
201La première partie du code confirme la responsabilité infirmière face à la conservation de la vie ainsi qu’à la prévention et à la promotion de la santé. Le soin infirmier y est décrit comme un service universel d’où est bannie toute discrimination. L’obéissance devient seconde. C’est plutôt l’exécution des activités de soins infirmiers, indépendantes de la médecine, qui y est mise en valeur.
202Quatre autres aspects du code méritent d’être mentionnés. Le code oblige les infirmières à « exécuter les ordonnances médicales intelligemment » sans mentionner d’autres spécifications. Implicitement, cela veut dire que les ordonnances doivent être questionnées et vérifiées et qu’une ordonnance jugée incorrecte et inappropriée ne doit pas être exécutée. Les infirmières doivent en outre exercer leur discernement moral devant toute ordonnance médicale ou procédure jugée non éthique. Le code énonce l’idéal traditionnel de bienfaisance et du caring : « Caring service is both the function and the raison d’être of nursing practice. » Enfin, le code continue de considérer la vie privée comme étant intimement liée au comportement professionnel. Le code invite l’infirmière à agir en accord avec les standards de la communauté sans spécifier quels sont exactement ces standards.
203En 1960, le code est entièrement réécrit, bien que l’intention au départ ait été simplement de réviser celui de 1950. Cette version marque une affirmation accrue de l’identité professionnelle. Chaque phrase débute par « L’infirmière » et est suivie d’une action comme : fournit des services, protège le client et le public, exerce son jugement, etc. L’imputabilité de l’infirmière est clairement énoncée142.
204Quatre aspects nouveaux touchant les enjeux de la profession apparaissent dans ce code :
l’établissement de standards élevés de pratique ;
un changement d’orientation dans le rapport de l’infirmière avec la personne malade, laquelle est appelée désormais : le client.
une plus grande participation des infirmières à la détermination des conditions de travail ;
les préoccupations envers l’aspect économique de la profession.
205De nouveaux énoncés, enfin, touchent de façon explicite sa responsabilité sociale envers les besoins en santé du public. La notion de bienfaisance, qui s’appliquait seulement au plan individuel, est élargie au bien collectif. L’infirmière ne doit utiliser ni ses connaissances ni ses habiletés pour une cause contraire à l’intérêt public.
206Incidemment, signalons que les codes publiés par l’Association américaine des hôpitaux catholiques touchent aussi les infirmières concernées (voir p. 282).
Sur la scène canadienne et québécoise
207Au Canada, l’Association des infirmières et infirmiers (AIIC) adopte le code international du CII dès 1954. Et, au fur et à mesure de leur création, les associations provinciales font de même.
208Au Québec, outre le code international, la plupart des infirmières sont concernées par le Code de Morale adopté par l'Association des hôpitaux du Québec (voir p. 282 et 294). Au début de leur pratique, elles prononcent un serment analogue à celui de Nightingale.
209Par ailleurs, l'Association des infirmières n’a pas le pouvoir d’imposer des règles de déontologie professionnelle. C’est donc la Loi des infirmières de la province de Québec de 1926, (révisée en 1946) qui édicte les catégories d’actes dérogatoires à l’étiquette et à l’honneur de la profession. La liste de ces actes présente un contenu qui, bien que désuet dans certaines formulations, trace la voie au code de déontologie futur. Il y est question de secret professionnel, d’abus de médicaments et de publicité frauduleuse de même que de l’interdiction d’offrir des consultations médicales143.
210Durant le même temps, comme aux États-Unis, un débat important se poursuit au sein de la profession sur la priorité à donner à l’obéissance au médecin ou à la défense des droits du patient. Le débat touche l’éthique ; il met aussi en jeu le sens de la profession. On parle de plus en plus du rôle d’advocacy que doit jouer l’infirmière.
QUESTIONS D’ÉTHIQUES PARTICULIÈRES
211Comme aux autres époques, la pratique des soins rencontre diverses questions particulières, où interviennent l’éthique, la déontologie, le droit et l’éthique religieuse : la confidentialité, la vérité, la contraception, l’avortement, l’euthanasie, l’abstention et l’arrêt de traitement, le soulagement de la douleur, le don d’organes, l’assistance à la procréation, l’eugénisme, la rationalisation des ressources.
Confidentialité
212Au début du XXe siècle, on continue d’affirmer vigoureusement l’exigence du secret professionnel. Celui-ci est cependant l’objet de deux controverses majeures liées à sa nature même : est-il d’ordre privé, destiné à protéger l’intérêt individuel, ou d’ordre public ; est-il absolu ou admet-il des dérogations ? Au début du siècle, le juriste Émile Garçon insiste sur son aspect social et absolu.
Sans doute, la violation de ce secret peut causer un préjudice aux particuliers, qui ont dû révéler à certaines personnes des faits qu’ils n’auraient pas divulgués, s’ils n’avaient pas été obligés de le faire en s’adressant à elles, mais cette raison ne suffirait pas pour en justifier l’incrimination et la loi l’a punie seulement parce que l’intérêt général l’exige. Le bon fonctionnement de la société veut que le malade trouve un médecin, le plaideur un défenseur, le catholique un confesseur ; mais ni le médecin, ni l’avocat, ni le prêtre ne pourraient accomplir leur mission, si les confidences qui leur sont faites n’étaient assurées d’un secret inviolable. Il importe donc à l’ordre social que ces confidents nécessaires soient astreints à la discrétion et que le silence leur soit imposé sans condition ni réserve, car personne n’oserait plus s’adresser à eux si on pouvait craindre la divulgation du secret confié. Ainsi, l’article 378 a pour but moins de protéger la confidence d’un particulier que de garantir un devoir professionnel indispensable à tous. Ce secret est donc absolu et d’ordre public144.
213Les codes de déontologie médicale incluent tous l’exigence du secret, avec plus ou moins de détails sur les exceptions possibles. Certains médecins vont continuer à le défendre fermement, notamment sous la direction de Louis PORTES, président du Conseil national de l’Ordre des médecins. Le jour où l’occupant allemand demande aux médecins de dénoncer les blessés des maquis de la Résistance, il s’illustre en adressant, le 8 juillet 1944, à tous les médecins de France, le télégramme suivant :
Le Président du Conseil national de l’Ordre des médecins se permet personnellement de rappeler à ses confrères qu’appelés auprès d’un malade ou d’un blessé, ils n’ont d’autre devoir à remplir que de leur donner leurs soins. Le respect du secret professionnel étant la condition nécessaire de la confiance que le malade porte à son médecin, il n’est aucune considération administrative qui puisse les en dégager.
214Le Serment de Genève l’exige. L’idée est clairement reprise dans le code d’éthique médicale de l'Association médicale mondiale (AMM/WMA) en 1948 ; on en parle même comme d’un absolu.
Un médecin est tenu au secret absolu de tout ce que son patient lui a confié ou de tout ce qu’il a pu connaître par des confidences qui lui auraient été faites (art. 12).
215La même exigence est requise des infirmières par le code de déontologie du Conseil international des infirmières (CII/ICN), en 1953 ;
L’infirmière doit garder confidentielles toutes les informations personnelles qui lui ont été confiées (art. 5).
216Cependant, déjà durant le premier tiers du XXe siècle, mais surtout après la guerre, divers événements obligent à reconsidérer plusieurs aspects du secret et à admettre des atténuations ou des dérogations : hospitalisation psychiatrique, sécurité sociale, pensions militaires, médecine du travail, médecine d’équipe, etc. Depuis 1947, on parle de secret partagé, mais la notion a des frontières floues. En 1957, le code de l'American Medical Association (AMA) admet d’autres exceptions : il permet au médecin de révéler le secret quand la chose est requise par la loi, l’intérêt du malade ou celui de la société. D’autres codes suivent cet exemple, à quelques détails près : celui de l'Association médicale canadienne, celui de l’Association des infirmières du Canada. Après 1960, certains auteurs auront tendance à minimiser l’importance du secret parce que devenu trop difficile à respecter. Bref, pour reprendre l’appréciation de Hoerni et Bénézech, « le secret médical aura connu son plein épanouissement en même temps que la médecine libérale dont il semble un trait emblématique ». Le secret médical reste un principe important, mais il doit composer avec la protection de la santé publique, la régulation de l’état civil, le bien de certains tiers, le type de médecine moderne.
Vérité au malade
217Dans son étude sur la mort en Occident, Philippe Ariès note un changement important de l’attitude face à la mort dans la seconde moitié du XIXe siècle, qui va s’accroissant au XXe jusqu’à son apogée vers 1959-1960 : le déni de la mort, la cachette, le mensonge. D’événement public qu’elle était, la mort devient un acte privé, sauf celle des hommes d’État. La mort se passe le plus souvent à l’hôpital, et non plus à la maison. Les funérailles deviennent discrètes, le deuil indécent. Il n’est pas surprenant dans ce contexte que l’on taise la mort, que l’on ne veuille rien dire au moribond ; si celui-ci devine sa condition, on la nie, on joue la comédie du retour possible à la santé. À l’origine de ce sentiment, « il y a l’amour de l’autre, la crainte de lui faire mal et de le désespérer, la tentation de le protéger en le laissant dans l’ignorance de sa fin proche ». Au début de la période, « si on ne conteste pas encore qu’il doit savoir, on se refuse à faire la sale besogne soi-même : à un autre de s’en charger. Le prêtre en France était tout prêt, car l’avertissement se confondait avec sa préparation spirituelle à la dernière heure. Aussi bien, son arrivée dans la chambre passera-t-elle pour être le signe même de la fin, sans qu’il faille en dire plus. » Puis, rapidement, « même dans les familles les plus religieuses et les plus pratiquantes, on a pris l’habitude au début du XXe siècle de n’appeler le prêtre que si son apparition au chevet du malade ne pouvait l’impressionner, soit que celui-ci ait perdu conscience, soit qu’il fut carrément mort ». L’éthique se coule explicitement dans le silence et le mensonge : le malade ne veut pas savoir la vérité, dit-on ; le médecin n’a pas à la lui dire. En 1966, le philosophe Jankélévitch écrit : « Le menteur est celui qui dit la vérité ; je suis contre la vérité, passionnément contre la vérité145. »
218La déontologie médicale reflète la même mentalité. Le médecin n’a pas vraiment le devoir d’informer le malade sur la nature et le pronostic de sa maladie. Encore moins le malade a-t-il droit à la vérité. Le médecin doit éviter de faire du tort à son patient ; et parfois, pense-t-on, dire la vérité provoquerait un mal. Ainsi, le Code de déontologie médicale de 1945 en France stipule-t-il que le médecin en général doit informer le malade de son diagnostic et pronostic ; mais il ajoute qu’il peut taire un diagnostic grave et qu’il ne peut révéler un diagnostic fatal qu’avec la plus grande circonspection. D’autant plus que, selon l’anthropologie médicale du temps, le malade est considéré comme un enfant, un tissu d’émotions, incapable de décider raisonnablement. Pas question de le traiter comme un égal dans une relation contractuelle et donc de lui demander son consentement. Un texte analogue se retrouve dans le Code de déontologie médicale belge. La même perspective existe majoritairement aux États-Unis dans les années 1920 et 1930. On a créé l’expression le privilège thérapeutique pour désigner le droit et le devoir du médecin de taire une partie de la vérité dans l’intérêt du malade lui-même. Les codes de déontologie infirmière, tous centrés sur la déférence au médecin, n’évoquent aucunement le devoir de renseigner le malade.
219Sans être complètement différente, l’éthique chrétienne insiste sur le devoir de préparer le passage vers l’au-delà. D’où l’exigence d’une franchise suffisante pour permettre les décisions nécessaires.
En vertu de la loi morale, le mensonge n’est permis à personne ; il y a toutefois des cas où le médecin, même s’il est interrogé, ne peut, tout en ne disant pas pourtant une chose absolument fausse, manifester cruellement toute la vérité, spécialement quand il sait que le malade n’aurait pas la force de la supporter. Mais il y a d’autres cas dans lesquels il a indubitablement le devoir de parler clairement ; devoir devant lequel doit céder toute autre considération médicale ou humanitaire. Il n’est pas permis de bercer le malade ou les parents dans une sécurité illusoire, au risque de compromettre ainsi le salut éternel du patient ou l’accomplissement des obligations de justice ou de charité146.
220Ce n’est que très lentement qu’un changement culturel interviendra, et que l’idée d’un consentement libre et éclairé de la part du malade, et donc d’un devoir constant d’information de la part du médecin, fera son chemin en éthique médicale. Cette évolution se fera sous une double pression. Une pression interne, de la part de la pratique en chirurgie et pour les dons d’organes, où l’acte est tellement important qu’il appelle de lui-même le consentement du malade ou du donneur. Surtout, une pression externe : d’abord venant de la jurisprudence qui considère l’acte médical comme un contrat passé entre égaux et donc susceptible de consentements mutuels147 ; puis, d’une évolution de la conscience sociale (libertés individuelles, égalité sociale). La révolution aura ses monuments dans la seconde moitié du siècle148.
221Face à la mort, un changement culturel important se produit à peu près à la même date, notamment en Grande-Bretagne, puis en Amérique du Nord, grâce à l’Hospice’s Movement et à l’effort exemplaire de Cicely Saunders et Élizabeth Kübler-Ross. Ce changement accentue le devoir de dire la vérité. Il pénètre plus lentement en Europe continentale dont les codes de déontologie médicale gardent d’importantes réserves vis-à-vis du fait de révéler un diagnostic grave ou fatal149. La réserve des médecins permet de comprendre que le comment dire est aussi important sinon plus que le quoi dire.
Contraception
222Le taux de natalité du monde occidental est en régression au début du XXe siècle. Trente ans après, l’Allemagne, l’Angleterre, la Suisse et la Suède ont encore un taux de reproduction inférieur à 1. La France, en particulier, souffre de dépopulation. Un double courant de pensée traverse tout le demi-siècle : l’un nataliste, l’autre malthusien, avec des insistances différentes selon les pays150.
223Après 1870, la France est angoissée par le péril de la dépopulation. On assiste à une campagne sans précédent en faveur du mariage, de la famille et de la procréation. « En 1896 est créée une Alliance pour l’accroissement de la population, bientôt suivie, en 1900, d’une commission sénatoriale, puis d’un groupe parlementaire de défense des familles nombreuses151. » Le fondateur du grand magasin La Samaritaine crée un prix pour encourager les familles nombreuses (plus de 9 enfants). Certains médecins vantent les effets bénéfiques de la grossesse pour la femme et/ou les dangers de la contraception pour sa santé. C’est dans ce contexte nataliste, suscité en bonne part par des préoccupations nationalistes, qu’est votée par la Chambre, à une très forte majorité, la loi de 1920 « qui réprime toute provocation directe ou indirecte à l’avortement et même toute information sur la contraception ». Plusieurs évêques catholiques emboîtent le pas et dénoncent la faible population de la France, notamment face à ses voisins. Il y a bien, en France, un courant malthusien en faveur du contrôle des naissances, mais c’est dans les pays anglo-saxons que ce mouvement est le plus fort.
224Aux États-Unis, à partir de 1915, un contrepoids à l’influence de Comstock va paraître, soit le militantisme de Margaret Sanger en faveur de la libération de la femme et du contrôle des naissances. Un public de plus en plus large, y compris les médecins, sympathise avec sa cause en vue d’abolir certaines lois trop restrictives.
225Au plan social, le concept de la famille est en train de changer. On choisit son conjoint plus librement : l’émancipation de la femme y est pour beaucoup. La famille devient nucléaire. Les devoirs de procréation et d’éducation en viennent souvent à s’opposer. Les découvertes d’Ogino et de Knaus (1930) vont préciser les périodes d’ovulation chez la femme. Sous l’influence de la philosophie personnaliste, il devient plus difficile de soutenir que les normes biologiques devraient gouverner totalement les actes humains. Dans une civilisation individualiste, l’idéologie nataliste des États ne prend plus. L’avènement de la pilule contraceptive au milieu du siècle ne fera qu’exacerber le problème. C’est dans ce contexte que la question éthique de la contraception se pose. Bien sûr la population est divisée, bien sûr une partie des gens emploie des contraceptifs. Mais les gouvernements demeurent natalistes et influencés par les morales religieuses dominantes : États-Unis, France où la propagande anticonceptionnelle est illégale jusqu’en 1967 ; Canada où la vente même des condoms tombe sous les coups du code pénal jusqu’en 1968.
226Les Églises sont elles-mêmes impliquées dans le débat. En 1930, l’Église anglicane, lors de la Conférence de Lambeth, assouplit sa doctrine au sujet de la contraception : « Lorsque se manifeste avec évidence l’obligation morale de limiter ou d’éviter la fécondité, la méthode doit être déterminée selon les principes chrétiens. » Par contre, elle rappelle son énergique condamnation concernant l’usage de toute méthode de contrôle des naissances pour des motifs d’égoïsme, de luxe, ou de simple commodité152. De son côté, vers la fin des années 1930, l’Église grecque orthodoxe décrit l’utilisation des contraceptifs comme un « mal contre nature153 ».
227En réaction aux déclarations de Lambeth, le Vatican publie l’encyclique Casti Connubii sur le mariage chrétien le 31 décembre 1930. Le pape Pie XI réitère la pensée générale de l’Église catholique sur la contraception : l’usage de contraceptifs est immoral, parce que l’acte sexuel est alors « privé, par l’artifice des hommes, de sa puissance naturelle de procréer la vie ». Il faudra attendre 20 ans pour que Rome accepte le principe de la régulation des naissances et les moyens dits naturels d’y parvenir. Le 29 octobre 1951, en effet, devant l'Association catholique italienne des sages-femmes, Pie XII parle de la méthode Ogino-Knaus, non pas comme d’une alternative à offrir avec prudence aux onanistes, mais comme une méthode offerte à tous les chrétiens. Plus loin, il ajoute qu’il peut y avoir de sérieuses raisons d’éviter la procréation. Elles sont assez souvent présentes dans les indications médicales, eugéniques, économiques et sociales, et, dans ces cas, « l’utilisation de la période stérile peut être licite154 ».
228Ainsi, Rome accepte la méthode cyclique, dite naturelle, mais rejette le condom et les autres moyens dits artificiels. L’apparition des anovulants quelques années plus tard relance le débat : « La contraception chimique est-elle moralement équivalente à la contraception physique ? » L’opinion catholique est divisée. Prêtres, évêques, théologiens, fidèles sont partagés. Plusieurs attendent avec espoir une opinion plus ouverte de Rome où les plus hautes autorités sont réunies en concile. La réponse viendra dans l’encyclique Humanae Vitae en 1968 : c’est non à tout moyen contraceptif autre que la méthode cyclique. Mais l’influence de l’éthique de Rome sur le monde médical, pas plus d’ailleurs que chez bien des catholiques, n’est plus ce qu'elle était.
229Les Églises protestantes qui acceptent la contraception artificielle — car il n’y a pas d’unanimité chez elles — comprennent davantage la sexualité humaine en termes de relation et donc d’épanouissement de la personne, de bienfait pour le partenaire et la famille. À l’intérieur de cette vision, l’individu a la responsabilité de ses choix, mais cela ne donne à aucun État, précise-t-on, le droit d’intervenir dans le contrôle de la sexualité de chacun.
Avortement
230Selon la loi des Délits contre la personne de 1861 en Angleterre, l’avortement est un crime passible d’emprisonnement à vie. À l’aube du XXe siècle, on a beaucoup évolué : dans les textes médicaux, l’avortement est souvent recommandé pour les femmes enceintes atteintes de maladies cardiaques ou rénales ; même en Angleterre, le Infant Life Preservation Act de 1929 déclare qu’en certaines circonstances on accepte la mort de l’enfant afin de préserver la vie de la mère. Mais la loi de 1861 n’est pas abrogée et, en 1938, un obstétricien gynécologue, Alec Bourne, ose la défier et se livre à la justice après avoir pratiqué un avortement thérapeutique sur une jeune fille victime d’un viol perpétré par plusieurs personnes. Il est acquitté parce qu’on juge que l’équilibre mental de la jeune femme était menacé. Le juge fait alors un parallèle avec la législation de 1929. Au cours des années 1920, la loi allemande peut être interprétée comme tenant le médecin responsable s’il ne sauve pas la mère au moyen d’un avortement thérapeutique. En URSS, les décrets de décembre 1917 publiés par Lénine, puis le premier Code soviétique de 1918 reconnaissent l’union libre, le divorce sur demande, le droit à l’avortement libre et gratuit. Mais l’effervescence révolutionnaire dure peu. On réhabilite bientôt la famille et la fécondité. Le nouveau Code de 1936 interdit l’avortement. Au début du siècle, en France, l’avortement est contraire à la loi155. La situation est la même en Amérique du Nord, quoique, au Canada tout au moins, l’avortement thérapeutique (pour sauver la vie de la mère) soit considéré comme licite par les juristes.
231Le Serment de Genève (1948) contient cette exigence d’éthique médicale : « Je garderai le respect absolu de la vie humaine, dès la conception. » Publié la même année, par le même organisme, le code de l'Association médicale mondiale (1948) affirme plus simplement : « Un médecin doit toujours se rappeler l’importance de préserver la vie humaine » (art. 10). Plus vague encore, le Code international de déontologie infirmière (1953) signale qu’une des trois responsabilités essentielles des infirmières est de « conserver la vie » (art. 1).
232Sur le plan social, au début des années 1930, se présentent de plus en plus de défenseurs des droits des femmes enceintes à disposer du fœtus en prétendant qu’elles doivent avoir plein pouvoir sur leur corps : l’avortement est considéré comme un signe de libération de la femme moderne. On prend conscience aussi de la prolifération des décès ou des cas de stérilité permanente chez les femmes ayant eu recours à des avorteurs illégaux. Les mœurs changent rapidement. Beaucoup d’avortements sont pratiqués ouvertement. Des femmes s’en vantent. Des médecins approuvent, en contravention de leur Code de déontologie. Plusieurs pays commencent à considérer l’opportunité d’une législation plus permissive. Vers 1950, le Japon légalise l’avortement. L’Amérique suit. En 1962, l’American Law Institute permet l’avortement si un médecin reconnu est d’avis qu’il y a un risque substantiel que la poursuite de la grossesse puisse nuire gravement à la santé physique ou mentale de la mère, ou bien si l’enfant risque de naître avec une carence physique ou une déficience mentale graves, ou bien si la grossesse résulte d’un viol, d’un inceste ou d’un rapport sexuel criminel. Quelques mois auparavant, les autorités médicales avaient refusé un avortement à Sheri Finkbein qui avait consommé de la thalidomide durant sa grossesse et qui craignait de donner naissance à un enfant difforme. En France, la libéralisation de la loi ne viendra qu’après 1960.
233Sous la pression du changement social, et compte tenu de la pluralité de pensée chez les médecins, les codes de déontologie médicale qui interdisaient tous, plus ou moins fermement, l’avortement voient leurs articles modifiés. Le récent Code de déontologie des médecins du Québec, par exemple, devient : « Je ne pratiquerai pas d’avortement contraire aux lois de mon pays. » Par contre, le Code international de déontologie de l’infirmière maintient que l’infirmière a l’obligation de refuser de participer à des actes que la déontologie condamne.
234D’un autre côté, la doctrine catholique officielle ne change pas : tout avortement direct est considéré comme contraire à la morale156. Dans l’Encyclique de 1930 déjà citée, le pape Pie XI résume la doctrine : la vie embryonnaire est sacrée, Dieu et l’homme sont gravement offensés par sa destruction, il n’y a pas d’exceptions, si ce n’est les cas de cancer de l’utérus et de grossesse ectopique, considérés comme des avortements indirects tel qu’expliqué au chapitre précédent. Dans le même texte, Pie XI répudie la théorie de l’injuste agresseur, en demandant avec indignation comment quelqu’un peut accuser un enfant innocent d’être un injuste agresseur. Dans son discours du 29 octobre 1951 aux sages-femmes, Pie XII rappelle que l’enfant dans le sein maternel reçoit le droit à la vie directement de Dieu. Aussi, ajoute-t-il, aucun homme, aucune autorité humaine, aucune science, aucune indication médicale, eugénique, sociale, économique ou morale ne peut établir de terrain juridique permettant de disposer directement et délibérément d’une vie humaine innocente ; aucune autorité ne peut justifier une action ayant la destruction d’un embryon comme fin ou comme moyen d’atteindre une autre fin qui, en soi, pourrait être licite. Le bébé pas encore né est un humain au même degré que la mère. Et, fait assez rare, le pape rectifie une opinion répandue dans la population : en cas de dilemme entre sauver la vie de la mère ou sauver la vie du fœtus, explique-t-il, nous n’avons jamais prétendu qu’il faut privilégier la vie du fœtus ; il faut essayer de sauver les deux vies157.
235Cette position est reprise par l’ensemble des moralistes catholiques de l’époque (1935-1960) qui réprouvent autant l’avortement dit vulgaire ou criminel que l’avortement thérapeutique. Ils s’appuient sur le principe du double effet : on ne peut tuer directement un innocent (l’enfant) pour préserver la vie de la mère. Il faut donc que les médecins fassent tout en leur possible pour sauver les deux158.
236Dans les Églises protestantes, les autorités adoptent généralement des positions un peu plus libérales. Elles sont tout autant contestées par leurs adhérents, les uns les trouvant trop strictes, les autres trop larges. Chez les juifs, même divergence de pensée, sous le couvert d’un très grand respect de la vie.
Euthanasie
237La question de l’euthanasie donne lieu à des débats de plus en plus importants au fur et à mesure que l’on avance dans le XXe siècle. Débats ambigus parce qu’on ne s’entend pas sur le sens du mot et qu’on ne précise pas toujours quel sens on lui donne. Cette question de définition devient importante avec l’arrivée des technologies nouvelles. Ainsi, certains appellent euthanasie le fait d’arrêter certains traitements lourds quand leur usage est devenu disproportionné et que leur emploi ne fait plus que prolonger l’agonie. Certains appellent aussi euthanasie le fait de donner une forte dose d’analgésique pour diminuer des souffrances importantes avec risque d’accélérer et/ou de provoquer la mort.
238Les penseurs catholiques du premier demi-siècle ont alors développé une distinction jugée importante entre euthanasie directe et euthanasie indirecte que certains récusent, mais qui eut une grande influence dans tous les milieux. L’euthanasie directe désignerait l’acte (et l’intention) de provoquer directement la mort de quelqu’un par motif de compassion. Il y a un lien de causalité entre l’acte et la mort qui suit. L’euthanasie indirecte désignerait plutôt un acte qui vise une autre fin, mais dont la mort peut être une conséquence non recherchée, comme dans les deux exemples précédemment rapportés. À cette distinction, il importe d’en ajouter une autre entre euthanasie volontaire (celle pratiquée à la demande du souffrant) et l’euthanasie involontaire (décidée et imposée par un tiers). Mais contrairement aux siècles précédents, dans le langage courant le mot désigne surtout l’acte de provoquer la mort159.
239Au début du XXe siècle, la question de l’euthanasie est étroitement liée à celle de l’eugénisme. Ainsi en est-il des lois votées en 1905 et 1906 aux États-Unis, dans les États de l’Ohio et de l’Iowa. La loi de l’Ohio « permettait de faire mourir sur proposition d’une commission spécialisée toute personne atteinte d’une maladie incurable accompagnée de grandes douleurs ». Celle de l’Iowa suit « en permettant d’enlever la vie aux graves handicapés physiques et mentaux ». Parti de l’Angleterre, le mouvement eugénique a une grande influence aux États-Unis et en Allemagne. Les directives nazies, qui ont conduit des millions de gens dans les chambres à gaz (incurables, aliénés, puis Juifs, Gitans, Polonais), en sont un aboutissement et une perversion. Mais, il faut savoir qu’« un bon nombre de médecins de l’Allemagne pré-nazie, de Grande-Bretagne et des États-Unis ont marqué leur grand intérêt pour l’euthanasie ». « Les études historiques qui sont actuellement publiées sur la gestion de la mort en Allemagne de l’entre-deux-guerres font voir que toute une partie du corps médical favorisait l’euthanasie en vue de libérer les vies indignes d’être vécues. Hitler n’est pas le créateur de l’euthanasie en Allemagne, mais il a trouvé un terrain fertile dans la communauté médicale160. »
240Qu’il suffise de citer un texte écrit par Alexis Carrel, titulaire du prix Nobel de médecine en 1912, dans son livre culte L’Homme, cet inconnu (1935), donné encore comme modèle d’humanisme dans les années 1950. L’auteur favorise clairement l’eugénisme volontaire. Mais, face au « problème non résolu de la foule immense des déficients et des criminels », il propose une autre stratégie plus contraignante.
Un effort naïf est fait par les nations civilisées pour la conservation d’être inutiles et nuisibles. Les anormaux empêchent le développement des normaux. Il est nécessaire de regarder ce problème en face. Pourquoi la société ne disposerait-elle pas des criminels et des aliénés d’une façon plus économique [...] ? Nous ne ferons disparaître la folie et le crime que par une meilleure connaissance de l’homme, par l’eugénisme, par des changements profonds de l’éducation et des conditions sociales. Mais, en attendant, nous devons nous occuper des criminels de façon effective [...]. Ceux qui ont tué, qui ont volé à main armée, qui ont enlevé des enfants, qui ont gravement trompé la confiance du public, un établissement euthanasique pourvu de gaz appropriés permettrait d’en disposer de façon humaine et économique. Le même traitement ne serait-il pas applicable aux fous qui ont commis des actes criminels ? Il ne faut pas hésiter à ordonner la société moderne par rapport à l’individu sain. Les systèmes philosophiques et les préjugés sentimentaux doivent disparaître devant cette nécessité161.
241Parallèlement à ce courant eugéniste, la question de l’euthanasie emprunte une deuxième facette. Il ne s’agit plus vraiment — quoique le mouvement eugéniste continue, nous y reviendrons — de pratiquer l’euthanasie, le plus souvent involontaire, pour préserver et promouvoir la qualité de la race humaine, mais de permettre l’euthanasie volontaire quand les souffrances de quelqu’un sont devenues intolérables et que sa vie n’a plus de sens.
242Dès le début du XXe siècle, des médecins anglais exercent des pressions pour faire légaliser l’euthanasie volontaire. En 1936, suite à la création de la Voluntary Euthanasia Society, la Chambre des lords entreprend un débat sur la question et rejette finalement une proposition voulant légaliser l’euthanasie volontaire, ce qui aurait accordé le droit légal de demander et recevoir une assistance médicale pour hâter la mort lorsque le patient souffre d’une maladie incurable et fatale. Un médecin éminent, Lord Dawson, admet alors que beaucoup de ses confrères pratiquent ce type d’euthanasie, mais il s’oppose au projet de loi sous prétexte qu’il provoquerait trop de formalités légales et que, de toutes façons, l’euthanasie devrait être laissée à la discrétion du médecin. Ce genre de débats se passe aussi dans d’autres pays occidentaux. En 1946, 1500 médecins de divers pays soumettent à l’ONU une motion tendant à obtenir le droit à l’« homicide légal par charité ». Mais aucun gouvernement n’accepte alors (du moins jusqu’en 1951) de changer sa législation qui interdit l’euthanasie162.
243Au plan éthique, les opinions sont partagées dans le monde de la santé, comme dans la population en général, quoique les débats publics portent davantage sur l’aspect légal de la question, sous-entendant que l’évaluation éthique relève de la vie privée. Toujours est-il que les codes de déontologie médicale et infirmière continuent d’interdire l’euthanasie et la collaboration à l’euthanasie, soit de façon spécifique, soit sous l’expression générale de respect de la vie humaine. Voir par exemple le Serment de Genève, le Code international de déontologie de l’infirmière, le Guide déontologique de l’Association médicale du Canada, le Code de déontologie du Collège des médecins et chirurgiens du Québec. Mais on peut percevoir dans l’évolution des textes depuis Hippocrate que la formulation générale est moins absolue, qu’il peut y avoir place à des exceptions.
244Conformément à sa conception du respect de la vie humaine, l’Église catholique juge l’euthanasie inacceptable au plan éthique (entendons l’euthanasie directe), qu'elle soit involontaire ou imposée. La vie a un caractère sacré. Dieu seul est maître de la vie et de la mort. Les papes Pie XI et Pie XII sont des plus explicites. L’opinion catholique semble massivement d’accord. Dans la communauté catholique, comme dans la population en général, les changements éventuels d’appréciation éthique viendront plus tard, après 1960.
Abstention et arrêt de traitement
245À la fin des années 1940, les progrès de la médecine permettent de prolonger artificiellement la vie de personnes comateuses ou de personnes mourantes sans aucun espoir de guérison. Le perfectionnement des techniques de réanimation par respirateur artificiel en 1952, au Danemark, a amplifié le questionnement. Doit-on toujours tout mettre en œuvre pour prolonger la vie quelle que soit sa qualité ? Le respect de la vie humaine exige-t-il dans tous les cas tous les efforts possibles, toutes les ressources disponibles ? Quand on a commencé un traitement et que l’on a constaté par la suite que celui-ci ne fait plus que prolonger une vie qui n’a plus de sens, peut-on l’arrêter ? On devine le fardeau imposé aux membres de la famille et éventuellement à la société. On comprend tout autant les questions morales soulevées pour les proches de même que pour les médecins et autres soignants.
246Comme sur d’autres questions nouvelles soulevées par la technique, les opinions sont d’abord variées. Pour les uns, l’éthique exige de tout mettre en œuvre pour prolonger la vie ; l’abstention et l’arrêt de traitement équivalent à de l’euthanasie. Ce comportement peut d’ailleurs tomber sous le coup de certains codes pénaux, comme le code criminel canadien qui est pour le moins ambigu à cet égard. Pour d’autres, le bon sens doit l’emporter. Comme il arrive assez souvent dans la société occidentale d’alors, on demande au pape son avis. À l’occasion d’un congrès de neurologues tenu à Rome en novembre 1957, sous la présidence du docteur Bruno Haid, le pape Pie XII prononce un discours important. Celui-ci fait appel à la notion de volontaire direct et indirect, et à la distinction entre moyen ordinaire et moyen extraordinaire. On peut en retenir quatre points, précisés par la suite par les théologiens.
Le respect de la vie humaine, déclare le pape, exige que l’on mette toujours en œuvre les moyens ordinaires pour restaurer, maintenir et prolonger la vie (selon les circonstances de personne, de lieu, de temps, de culture), mais ne requiert pas toujours d’employer les moyens extraordinaires, c’est-à-dire des moyens qui comportent des inconvénients graves au plan pécuniaire, physique ou psychologique, ou encore un moyen qui n’offre pas de chances appréciables de succès.
D’un autre côté, comme l’acte ne cause pas par lui-même la mort (pas de lien strict de causalité), même si parfois il l’accélère ou l’occasionne, et comme l’intention ne porte pas sur la mort elle-même, il ne s’agit pas d’euthanasie, voire il ne s’agit pas d’euthanasie directe. Intervient donc la distinction entre l’euthanasie directe toujours immorale, et l’euthanasie indirecte parfois acceptable moralement, selon le pape et ses interprètes.
De toute manière, il appartient au médecin de déterminer si l’intervention constitue de fait, dans ce cas déterminé, un moyen ordinaire ou un moyen extraordinaire. Cela relève de sa compétence propre.
Enfin, la personne malade ou sa famille doivent avoir part à la décision finale.
247L’opinion du pape et des théologiens catholiques n’a pas fait l’unanimité complète. On a critiqué le raisonnement, les distinctions faites, etc. Elle a cependant rasséréné l’immense majorité et fourni des repères éthiques importants au monde de la santé. Elle a aussi influencé la révision de certains codes de déontologie médicale et de certaines législations. Ces repères ont aidé enfin, plus tard, à réfléchir sur la question de la moralité des dons d’organes vitaux quand il s’est agi, par exemple, de déterminer si un tel don était moralement acceptable et/ou si le donneur était réellement mort163.
Soulagement de la douleur
248Le développement extraordinaire des connaissances en analgésie et de leurs applications cliniques a posé à l’éthique médicale et infirmière des problèmes, non pas nouveaux — la souffrance et la douleur sont des faits constants de l’histoire humaine — mais accrus. Peut-on soulager, voire essayer de supprimer la souffrance, même s’il y a risque d’accoutumance aux analgésiques, risque de supprimer la conscience, risque de raccourcir la vie ? Il y a évidemment un aspect proprement scientifique à l’évaluation des effets bénéfiques et des risques, mais il reste toujours une question éthique.
249Pour la grande majorité des médecins et des infirmières, en Occident, plus ou moins de culture chrétienne, sinon de foi chrétienne, la question est troublante. Si la souffrance est voulue de Dieu, si elle est envoyée par Dieu, comment la rejeter ? Pour tous, le rapport soulagement-perte de conscience est dramatique : vaut-il mieux endurer certaines souffrances ou au contraire vivre sans conscience ou avec une conscience diminuée ? Encore une fois, la communauté médicale demande l’opinion du pape. Pie XII fait deux discours importants sur le sujet : en février 1957, lors d’un congrès de médecins et chirurgiens sur les analgésiques, en 1958 lors de la première assemblée du Collegium international neuro-pharmacologique. Son argumentation fait appel à la théorie de l’acte à double effet, à la distinction entre volontaire direct et indirect, mais repose aussi sur une certaine évolution de la vision anthropologique de la souffrance et de la qualité de vie. On peut la résumer ainsi : il est conforme à l’éthique d’essayer de soulager la souffrance, même s’il y a risque d’accoutumance, de perte de conscience ou de raccourcissement de la vie, à quatre conditions :
s’il n’y a pas d’autres moyens et si l’on ne dépasse pas les limites de ce qui est pratiquement nécessaire ;
si, dans les circonstances, cela n’empêche pas l’accomplissement d’autres devoirs religieux ou moraux ;
si le risque est raisonnablement couru, c’est-à-dire s’il y a entre ces deux effets une proportion raisonnable et si les avantages de l’un compensent les inconvénients de l’autre ;
si entre la narcose et l’abrègement de la vie n’existe aucun lien causal direct posé par la volonté des intéressés (autrement dit, si la mort n’est pas voulue ou recherchée pour elle-même) ou par la nature des choses (ce qui serait le cas si la suppression de la douleur ne pouvait être obtenue que par l’abrègement de la vie).
250La recherche scientifique sur le contrôle de la douleur progresse considérablement dans les décennies suivantes. Par exemple, il n’est plus du tout certain qu’un bon dosage d’analgésique provoque accoutumance, inconscience ou accélération de la mort. Cela n’enlève pas au principe formulé sa pertinence au plan éthique. Dans le monde médical occidental, si l’on a hésité longtemps à s’efforcer de soulager la douleur parce qu’on était retenu par la question morale, les discours du pape Pie XII ont amorcé une évolution qui continue de se faire sentir dans la deuxième partie du XXe siècle164.
Eugénisme
251Le courant créé par Francis Galton à la fin du XIXe siècle en Angleterre se répand rapidement dans son pays. Il se propage ensuite aux États-Unis, puis en Allemagne, en Suisse, en Suède, etc. On voit éclore un peu partout des sociétés d’eugénique et naître de multiples périodiques spécialisés. Des congrès internationaux se tiennent à Londres, New York, Zurich... Une fédération internationale voit le jour. Les nations latines, France, Italie, Amérique du Sud, jusque-là réfractaires, entrent dans le mouvement. On les trouve à la conférence panaméricaine d’eugénique en 1927. Science avant tout statistique relevant de la biométrie dans la pensée de son créateur, en se vulgarisant l’eugénique tend à devenir une préoccupation commune et une propagande165.
252À partir de 1930, expliquent J. Sutter et S. de Lestapis, apparaît dans le monde savant un phénomène de prise de conscience collective de la responsabilité incombant à toutes les sciences quant à l’amélioration générale du genre humain. Dès lors, la réflexion scientifique se colore d’« eugénisme ». Par là on entend une intention très générale, visant au bien de l’espèce et à celui de la personne humaine : une « simple préoccupation d’esprit ou plus précisément de politique avisée de progrès humain, sanitaire, social pour une population donnée166 ». Alexis Carrel avec L’Homme, cet inconnu (1935), Lorimer et Osborn avec Dynamics of Population (1934) trouvent une large audience auprès de l’opinion et contribuent à asseoir le prestige de l’eugénisme. En cinquante ans, l’essor de l’eugénique est tel que cette science doit se fragmenter en de multiples disciplines : hygiène médicale, hygiène sociale, génétique, diététique, psychotechnique, psychopédagogie, etc., toutes s’inspirant d’une même préoccupation, le progrès de la race humaine et l’amélioration de la santé des populations.
253En parallèle se répand l’idée qu’il faut agir rapidement et efficacement : on exige la mise en œuvre de moyens concrets, on presse les gouvernements d’agir. On voit alors un grand nombre d’hommes de science dans les services techniques des ministères. Ils participent activement aux travaux des sections extra-politiques de la Société des Nations. Parmi les moyens mis en œuvre — plusieurs positifs —, il n’est pas surprenant de voir entrer des mesures discutables au plan éthique : l’euthanasie, la stérilisation, l’empêchement de mariage.
254Ainsi, au début du XXe siècle, on l’a vu dans une section précédente, un large courant eugénique est lié à l’euthanasie et favorise la suppression pure et simple des handicapés de toutes sortes.
255Sans aller aussi loin, un autre courant favorise, et prône le cas échéant, la stérilisation des gens jugés à hérédité lourde. Biologiste à l’Université de Chicago, Charles B. Davenport commence des recherches en génétique en 1904. Celles-ci, financées jusqu’en 1940, étudient des données scientifiques sur un grand nombre de familles américaines, ainsi que sur des groupes ethniques. Le but du chercheur et de ses collaborateurs est d’améliorer la race américaine, ce qui sous-entend la classe moyenne de race blanche. Ils en arrivent aux conclusions suivantes : une variété très large de caractéristiques, soit physiques telle que l’épilepsie, soit comportementales, telles que la criminalité et l’alcoolisme, sont héréditaires. Voyant les Américains d’origine inquiets du phénomène migratoire, en particulier provenant du sud-est de l’Europe, ils ajoutent au préjugé raciste en affirmant qu’en plus de certains traits physiques issus de ces gens, la population américaine pourrait hériter en partie de leur inclination au vol, aux enlèvements, à la violence, au meurtre, au viol, etc. Pour répondre à cette menace présumée, de plus en plus de groupements adoptent une philosophie eugénique. Ces groupements pensent à un eugénisme d’exclusion : ils se demandent s’il est possible d’éviter les caractéristiques indésirables en prévenant la reproduction. Ils voient autour d’eux tous ces « faibles d’esprit », ce qui inclut les retardés mentaux, les ignorants et les dégénérés de toutes sortes ; ils jugent que ces « misérables » constituent un véritable fardeau pour la communauté des contribuables, il faut les empêcher de se propager, au moyen de la stérilisation167. La publication d’études portant sur la descendance tarée (comme aussi celles sur les génies héréditaires) de certaine familles devenues célèbres impressionne beaucoup.
256Aux États-Unis, de 1907 à 1910, quatre États adoptent des lois permettant la stérilisation obligatoire ; de 1910 à 1920, quatorze autres États s’ajoutent et ainsi de suite. En Suisse, dans les pays Scandinaves, partout dans le monde, on légifère sur le sujet168. Dans cette perspective, deux provinces canadiennes, l’Alberta et la Colombie-Britannique, adoptent en 1928 des lois permettant de stériliser certains handicapés après avis d’une commission169.
257Une autre mesure très populaire dans la première moitié du siècle porte sur le certificat prénuptial. L’objectif est d’interdire le mariage (et donc la procréation) à ceux qui ont une maladie contagieuse, surtout vénérienne. Le premier certificat prénuptial semble avoir été institué en Arménie en 1904, mais il est facultatif. L’initiative est suivie par les pays Scandinaves dès 1909. La citation suivante de Sutter fera saisir le mécanisme imaginé.
En Norvège (1918), la loi exige des personnes qui se marient une déclaration écrite où, sur l’honneur et en conscience, ils certifient n’être atteints d’aucune maladie vénérienne, d’épilepsie ou de lèpre. En cas de maladie, ils doivent fournir la preuve qu’ils ont été soignés par un médecin. Ces dispositions ont été renforcées en 1919. En Suède (1920), la loi vise surtout les maladies vénériennes dans leur phase contagieuse : le contagieux ne peut se marier qu’avec la permission du Roi. En 1915, une loi interdisait déjà le mariage aux aliénés, épileptiques, vénériens contagieux. Au Danemark (1922), il existe une loi analogue : si l’un des conjoints a eu une maladie vénérienne, il doit présenter un certificat médical dans les 14 jours qui précèdent le mariage, affirmant que la transmission de la maladie est peu vraisemblable. La loi a été renforcée en 1926 et 1930170.
258En Allemagne, on trouve diverses mesures incitatives. Mais la loi de 1927 est déjà coercitive : elle condamne à la prison toute personne contagieuse n’ayant pas averti son conjoint de son état, si celui-ci porte plainte. Aux États-Unis, tous les États interviennent sur le sujet. En France, malgré plusieurs propositions de loi sur le certificat prénuptial depuis le règne de Louis-Philippe, la loi n’est promulguée qu’en 1942. Les législations diffèrent. Parfois, la plus grande liberté existe, les fiancés ne subissent aucune contrainte. Ailleurs, l’examen est imposé sans plus, laissant aux fiancés la liberté de se marier en toute connaissance de cause. En certains endroits enfin, il existe des contrôles réels.
259L’eugénisme a donné lieu à des excès universellement réprouvés aujourd’hui, les plus connus étant les mesures adoptées par le Troisième Reich : dans un premier temps, double catégorie de citoyens dès 1935, haras procréateurs, stérilisation obligatoire ; puis durant la guerre, les camps de concentrations, les expériences menées par les médecins nazis, les fours crématoires... Il faut redire comment Hitler partage et exacerbe les idées de certains savants de son époque. Témoin, l’enthousiasme des milieux intellectuels en 1939, à l’occasion du cinquantième anniversaire de naissance du dictateur, vis-à-vis des mesures eugéniques adoptées.
260Tous ne vont pas jusque-là, évidemment. En deçà de ces excès, il existe des opinions contrastées. En dépit de la reconnaissance liée à l’attribution du prix Nobel, certains textes d’A. Carrel flirtent avec cette idée de stérilisation coercitive. Le point de vue d’Edmond Rostand est d’un tout autre ordre : désapprouvant le tri entre les humains, voyant richesse dans la diversité et le respect, il écrit : « Je ne suis pas sûr qu’une société sans taré serait humaine. »
261On voit donc que, si la visée eugénique est louable, elle peut s’allier à des politiques et des actions pour le moins discutables. Comme toujours, les autorités religieuses participent au débat public. Le but poursuivi par l’eugénisme est très noble, écrit le pape Pie XI en 1930 : « On doit en tenir compte, avec des moyens licites et honnêtes et dans les limites requises. » Et le pape Pie XII de renchérir en 1953 : « La tendance de l’eugénisme est irréprochable au point de vue moral. Mais certaines méthodes pour atteindre le but donné et certaines mesures de protection sont moralement contestables, de même par ailleurs qu’une estime déplacée pour les fins de la génétique et de l’eugénique. » Ce qui cause problème, ce n’est donc pas l’objectif, la visée eugénique. On rejoint sous une autre perspective la recherche de la qualité de vie et la promotion de la santé humaine. Ce qui cause problème, ce sont certains moyens.
262La découverte de l’ADN par James D. Watson et Francis H. Crick en 1953 et les travaux scientifiques qui vont suivre ouvriront la voie à de nouvelles et nombreuses questions éthiques. Les mots génétique et hérédité ne peuvent plus être prononcés sans éveiller de profondes interrogations : comment définir ce qui est humain ? Y a-t-il une forme idéale d’humanité ? Si oui, peut-elle être atteinte par un libre choix de l’homme ? Comment éviter la transmission des maladies héréditaires ? Qu’est-ce qui est vraiment scientifique à cet égard ?
Suicide
263Pour les psychologues et les psychiatres, le suicide est présumé pathologique, sinon clairement étiqueté ainsi. Aussi les médecins soignent-ils spontanément les malades qu’on leur amène après une tentative de suicide. Certains sociologues le voient comme le produit de forces sociales qui varient d’une société à l’autre. Néanmoins, on le considère généralement comme antisocial. Dans de nombreux pays, les lois le condamnent encore : en Autriche, il est demeuré un crime jusqu’en 1853, en Italie jusqu’en 1889, dans l’État de New York jusqu’en 1919, en Angleterre jusqu’en 1961. Le code de droit ecclésiastique le condamne : le suicidé est interdit d’enterrement en terre sacrée.
264Mais le débat éthique demeure présent. Écrivains, philosophes, éthiciens se demandent si le suicide rationnel est possible et surtout s’il est éthiquement justifiable. Albert Camus déclare : « Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux, c’est le suicide. » Devant l’absurdité de la vie, il n’y a qu’une solution digne : accepter cette absurdité, reconnaître la grandeur de la conscience qui y fait face et l’affronter courageusement. L’existentialisme de Jean-Paul Sartre peut paraître de prime abord le légitimer. Il n’en est rien. Il existe une responsabilité humaine universelle, explique-t-il, qui prolonge la responsabilité individuelle et lui donne sa pleine signification.
Quand nous disons que l’homme se choisit, nous entendons que chacun d’entre nous se choisit, mais par là nous voulons dire aussi qu’en se choisissant il choisit tous les hommes. En effet, il n’est pas un de nos actes qui, en créant l’homme que nous voulons être, ne crée en même temps une image de l’homme tel que nous estimons qu’il doit être... Ainsi notre responsabilité est beaucoup plus grande que nous ne pourrions le supposer, car elle engage l’humanité entière... Ainsi je suis responsable pour moi-même et pour tous et je crée une certaine image de l’homme que je choisis ; en me choisissant, je choisis l’homme171.
265Dès lors, le suicide ne ressortit pas à la simple liberté individuelle, continue l’auteur, comme si on avait tout dit en disant autonomie de la raison et de la volonté. « Tout projet, quelque individuel qu’il soit, a une valeur universelle. » Être responsable, c’est se demander si nos projets, nos actes, ont un sens, s’ils peuvent contribuer à la promotion de l'humain en moi et en l’autre. Et encore. Le suicide est la ruine définitive de la liberté et il implique une contradiction. « Le suicide est une absurdité qui fait tomber ma vie dans l’absurde. »
Dons d’organes
266Greffes d’yeux, 1905, 1930. Greffes de reins, 1950, 1954. Greffe du cœur, 1967. Les développements se succèdent soulevant toujours de nouveaux défis, de nouvelles questions. Au début, les hésitations d’un point de vue éthique sont considérables. Dans son allocution au Congrès international d’ophtalmologie le 13 mai 1956, le pape Pie XII déclare qu’il ne voit aucune objection morale ou religieuse à une transplantation post-mortem de la cornée — c’est la question qui lui était posée par des scientifiques. En 1967, quand on commence les transplantations de cœurs humains, des scientifiques comme le docteur Hans Selye s’élèvent contre ces initiatives, non seulement parce que les résultats leur semblent trop douteux, mais aussi parce qu’il leur semble que l’argent et les énergies exigés ici serviraient mieux ailleurs. Comme sur d’autres questions, les controverses existent172.
267Les débats éthiques à la fin des années 1950 peuvent se regrouper autour de trois points principaux : le consentement, le moment de la mort, le sens de l’acte.
Le consentement du receveur va de soi. Celui du donneur est plus problématique. Est-il vivant ? Il faut au minimum voir les risques encourus. Est-il mort ? Il faut s’interroger sur la valeur du consentement préalable, du consentement présumé, du consentement des proches. Divers points de vue ont été tenus. En éthique comme en droit.
Le moment de la mort soulève deux questions, la première d’ordre philosophique : quand est-on mort ? À la mort du cortex, quand il n’y a plus de possibilité de vie consciente, ou à la mort du tronc cérébral (mort totale), quand il n’y a plus d’activité autonome même vitale ? La seconde est d’ordre scientifique et dépend de la première : quels sont les indices qui permettent de conclure à la mort ? Ici aussi les controverses existent.
L’appréciation de l’acte lui-même dépend de deux situations. Si le donneur est mort, l’acte ne pose pas de problème en lui-même : le sujet ne subit aucun tort. Si le donneur est vivant, la question soulève une controverse majeure. Certains s’opposent à toute greffe entre vivants en raison du principe de totalité : on ne peut se faire du tort à soi-même, on ne peut mutiler une partie de soi que pour le bénéfice du corps entier. D’autres prétendent que ce qui joue ici, ce n’est pas le principe de totalité mais celui de fraternité ou de charité : on peut accepter un risque ou un tort pour soi au bénéfice d’un autre si les avantages pour l’un l’emportent sur les désavantages pour l’autre. Le jugement éthique exige ensuite de distinguer les organes en cause, les risques encourus, les avantages escomptés, ce qui est du ressort spécifiquement scientifique. Encore une fois, expertise éthique et expertise scientifique se retrouvent impliquées dans le même acte.
Procréation médicalement assistée
268Après une certaine accalmie au début du siècle, le débat sur les moyens artificiels de procréation reprend dans tous les pays après 1930. Les découvertes d’Ogino et de Knaus en 1932 sur les périodes de fécondité de la femme augmentent les chances de succès. Depuis 1954, on travaille aussi avec du sperme congelé. La médecine vétérinaire permet des progrès rapides en ce sens.
269Au Royaume-Uni, un comité du Département de la santé en 1960 recommande que les enfants issus de l’insémination artificielle soient considérés comme illégitimes. Une cour d’appel de New York en arrive au même jugement en 1963. En France, dans son livre publié en 1965, le docteur J. R. Debray fait encore état de la réticence générale des juristes et des médecins français : l’insémination artificielle constituerait une atteinte grave au droit naturel, aux bases de la famille et à la personne humaine elle-même173. Dans la première moitié du XXe siècle, certains grands théologiens catholiques jugent licite l’insémination artificielle avec le sperme du conjoint (IAC), mais restent opposés à l’IAD. La plupart font d’ailleurs force distinctions sur la manière de se procurer le sperme du mari. Dans une allocution au quatrième Congrès international des médecins catholiques, le 29 septembre 1949, le pape Pie XII fixe la doctrine catholique officielle : non à l’insémination artificielle parce qu’elle contredit l’unité corporelle et spirituelle des personnes et déroge à la dignité des époux, sauf sur un point, quand il s’agit d’aider l’acte naturel normalement accompli à atteindre sa fin. Le même enseignement est rappelé en mai 1956 et en septembre 1958. Après analyses des arguments pour et contre, certains théologiens catholiques de renom ont rapidement manifesté une opinion différente : non à l’IAD, mais un oui convaincu à l’IAC. La question de la fécondation in vitro ne se posera que 20 ans plus tard174.
Expérimentation sur l’animal
270La légitimité de l’expérimentation sur l’animal reste globalement admise durant toute la première moitié du XXe siècle. Les Églises chrétiennes en reconnaissent le principe tout en dénonçant parfois les abus. C’est une conséquence dans le champ éthique de la vision anthropocentrique dominante. Le progrès des connaissances, notamment des connaissances médicales, la justifie d’ailleurs largement. La contestation des divers groupes abolitionnistes, plus ou moins inspirée des éthiques utilitaristes, n’influence pas vraiment la morale commune et la recherche en laboratoire175.
271Le changement se produit surtout après les années 1960. Les groupes de pression trouvent appui sur une réflexion philosophique et éthique mieux articulée. On peut distinguer alors, à côté du courant anthropocentrique (absolu ou modéré), un courant carrément zoocentrique qui développe la théorie de l’égale considération des intérêts des humains et des animaux, et celle, plus radicale, des droits des animaux (quoique cette dernière puisse aussi être nuancée et modérée).
272En pratique, les instances qui s’occupent de déontologie insistent sur la règle des trois R : réduction de la souffrance, réduction du nombre d’expériences, remplacement maximum des animaux par des modèles sur ordinateur.
Rationalisation des ressources
273Au cours de la Seconde Guerre mondiale, en 1943 dans un hôpital d’Afrique du Nord, se présente un dilemme éthique qui est un signe avant-coureur des grandes controverses en éthique médicale de la seconde moitié du XXe siècle. Après de multiples essais cliniques depuis le début du conflit, on découvre que la pénicilline peut être efficace dans le soin des blessures de guerre, ainsi que pour la gonorrhée et la syphilis. Or, dans cet hôpital, on doit traiter les soldats blessés au combat, mais aussi ceux ayant attrapé une maladie vénérienne. Les médecins ne disposent pas alors d’une assez grande quantité de médicaments pour l’attribuer aux deux groupes. On choisit finalement de traiter les soldats infectés par la syphilis parce qu’ils seront sur pieds plus rapidement pour retourner au combat et que l’antibiotique évitera aussi la propagation de la maladie176.
274Un autre cas, plus célèbre encore, est celui de l’hôpital universitaire de Seattle dans l’État de Washington. Suite à l’invention du docteur Belding Scribner en 1960 qui pouvait permettre à des milliers de personnes en phase terminale en raison d’une insuffisance rénale chronique de survivre pendant des années en étant branchées à un dialyseur, un grave problème moral se pose : face au manque de matériel et de personnel qualifié, qui sera admissible au traitement ? Un double comité de sélection est formé. Le premier, composé de médecins, doit déterminer les critères médicaux d’admission. Comme la plupart des patients sont médicalement admissibles, on laisse au second comité, composé de profanes, le soin de déterminer d’autres critères. Or, ceux-ci incluent des facteurs d’ordre social et donc très subjectifs. Les patients non sélectionnés sont condamnés à mourir à plus ou moins brève échéance. Qui donc choisir ? À partir de quels critères177 ?
275Comme le mentionne l’éthicien Albert R. Jonsen, cette situation a amené quelques-unes des questions qui sont devenues par la suite centrales en bioéthique, soit par exemple celle de savoir comment appliquer la justice dans l’allocation des ressources et les prises de décision ayant pour conséquence la vie ou la mort d’un ou plusieurs individus178
*
276Avec deux guerres mondiales meurtrières coupées d’une crise économique majeure (1929-31), la première moitié du XXe siècle peut paraître comme une période d’incubation où se prépare l’éclatement des années 1960-1970. Les crimes nazis lancent la réflexion sur l’éthique de la recherche. Mais surtout le développement techno-scientifique donne de nouveaux pouvoirs qui serviront de terreau à l’émergence et à l’essor de la bioéthique.
277La médecine devient progressivement ce qu’elle sera durant la seconde moitié du siècle, une médecine de laboratoire, une médecine technique, une médecine d’instruments, une médecine de spécialistes... qui risque très fort d’être une médecine déshumanisée. La profession d’infirmière, de son côté, prend tout son essor et se définit de plus en plus comme étant au service du malade et non du médecin ou du système. Mais le défi n’est pas toujours tenu.
278Contrairement à ce qui se passe dans le monde en général, l’éthique prend ici, dans le monde de la santé, à mi-cours du siècle, une nouvelle importance et une nouvelle visibilité. Les congrès de morale médicale ou infirmière se multiplient. Les codes de déontologie prolifèrent sous le regard des gouvernements. Surtout se multiplient les débats publics, auxquels prennent part de plus en plus d’individus, de groupes, y compris les Églises qui changent ainsi la perception de leur rôle. Mais à mesure que l’on approche de 1960, les questions éthiques se renouvellent et se complexifient. Les réponses d’antan sont insuffisantes. L’éthique est plurielle et incertaine.
279Bref, en même temps que les traits de la médecine de la seconde moitié du XXe siècle se dessinent, se mettent en place les agents et les partenaires de la réflexion éthique interdisciplinaire et pluraliste que sera la bioéthique et qui est exigée par cette situation.
Notes de bas de page
1 P. Joint, J.-P. Courbon, L. Nardin, M. Pauline et J.-C. Viau, Histoire du monde contemporain, Paris, Nathan, 1995, p. 16-88.
2 Idem, p. 18 ; 32 ; 52-53 ; 68-90.
3 Idem, p. 90.
4 Idem, p. 20.
5 Idem, p. 58.
6 Marcel Reinhard, A. Armengaud et J. Dupaquier, Histoire générale de la population mondiale, 1968 (3e éd.), p. 485-488 ; P. Joint et al., p. 34-54.
7 R. Collier, The Plague of the Spanish Lady, New York, Atheneum, 1974, p. 305.
8 Reinhard et al, p. 570-572, 587-593.
9 Idem, p. 540-548 et 624-633.
10 Maurice Bariéty et Charles Coury, Histoire de la médecine, Paris, Fayard (coll. Les grandes études historiques), 1963, p. 810, 820.
11 Antonio Drolet, « L’épidémie de grippe espagnole à Québec en 1918 », dans Cahiers d’histoire, 22 (1970), p. 98-106.
12 Bariéty et Coury, p. 821.
13 Sournia, p. 327-331.
14 Bariéty et Coury, p. 790-791.
15 J. A. Brooks, Ann E. Kleine-Kraft, « Evolution of a Definition of Nursing », dans Advances in Nursing Science (juillet 1983), appendice, p. 82.
16 Bariéty et Coury, p. 792-793.
17 Idem, p. 793-795.
18 Jean Charles Sournia, Histoire de la médecine, Paris, La Découverte, 1992, p. 273-276 ; Bariéty et Coury, p. 795-799.
19 Patricia Donahue, Nursing the Finest Art : an Illustrated History, Toronto, Mosby, 1985, p. 345-348.
20 Claudine Pierre-Deschênes, « Santé publique et organisation de la profession médicale au Québec, 1870-1918 », dans Peter Keating et Othmar Keel, Santé et société au Québec, XIXe et XXe siècles, Montréal, Boréal, 1999, p. 115-132 ; O. Keel, G. Desrosiers et B. Gaumer, « Le réseau de santé publique au Québec de la fin du XIXe siècle au milieu du XXe siècle, une opportunité d’engagement politique et social pour les médecins hygiénistes de l’époque », actes du Colloque : L’engagement social et politique des médecins, Belgique/Canada, XIXe et XXe siècles, publiés dans Socialisme, hors série no 2 (sept. 1993), p. 66-84.
21 Bariéty et Coury, p. 795-799.
22 Idem, p. 799-801.
23 Sournia, p. 327-331 ; Bariéty et Coury, p. 807-809.
24 Encyclopédie de la Pléiade, Médecine II, Pierre de Gracianski et Henri Péquignot (dir.), Paris, Gallimard, 1979, p. 1498-1499 ; Jacques Léonard, La vie quotidienne du médecin de province au XIXe siècle, Paris, Hachette, 1977, p. 29-32.
25 Sherwin B. Nuland, Les héros de la médecine, Paris, Presses de la Renaissance, 1989, p. 391-421. L’École de médecine de Harvard refusera les femmes jusqu’en 1945.
26 Sournia, p. 273-274 ; Nuland, p. 393-394.
27 Denis Goulet, Histoire de la Faculté de médecine de l’Université de Montréal, 1843-1993, Montréal, VLB, 1993, p. 88-95 ; p. 114-128 ; Robert Gagnon, « Les discours sur l’enseignement pratique au Canada français, 1850-1900 », M. Fournier, Y. Gingras, O. Keel (dir.), dans Sciences et médecine au Québec. Perspectives sociohistoriques, Québec, Institut québécois de la recherche sur la culture, 1987, p. 19-40.
28 Jacques Bernier, La médecine au Québec, naissance et évolution d’une profession, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 1989, p. 65-78 ; Denis Goulet, p. 128-129,148.
29 Goulet, p. 169-250.
30 Idem, p. 215-231 ; 345-349 ; 479-480.
31 Idem, chap. 14, p. 260 et suiv.
32 Idem, p. 266 ; Édouard Desjardins, Suzanne Giroux et Eileen C. Flanagan, Histoire de la profession infirmière au Québec, Publication AIIQ, Saint-Jean, Les Éd. du Richelieu, 1970, p. 104.
33 Brooks et Kleine-Kracht, p. 51-85.
34 J.-C. Guy, « La vie religieuse et la santé de l’homme au cours des temps » dans Religieuses dans les professions de la santé, 277-278 (mai-août 1980), p. 260-262.
35 René Magnon, « Entre le sabre, le goupillon et la faculté », dans M.-F. Collière et E. Diébolt (dir.), Pour une histoire des soins et des professions soignantes, AMIEC, cahier no 10 (1988), p. 58 ; Evelyne Diébolt, « Esquisse de biographies, Anna Hamilton (1863-1935), Léonie Chaptal (1864-1937) », dans Pour une histoire des soins et des professions soignantes, p. 85-122.
36 Desjardins et al, p. 104.
37 Desjardins et al, p. 79 ; Danielle Blondeau, « Évolution et définition du service infirmier », dans Éthique et soins infirmiers, D. Blondeau (dir.), Montréal, PUM, 1999, p. 144.
38 Les hommes ne seront admis dans l’association qu’en 1969. Par conséquent, celle-ci devient l’AIIQ à cette date.
39 Georges Desrosiers, Benoît Gaumer et Othmar Keel, Vers un système de santé publique au Québec. Histoire des unités sanitaires de comté, 1926-1975, Université de Montréal, dép. de médecine sociale et préventive, dép. d’histoire, 1999 ; Dominique Gaucher, « La formation des hygiénistes à l’Université de Montréal, 1910-1975. De la santé publique à la médecine préventive », dans P. Keating et O. Keel (dir.), Santé et société au Québec XIXe et XXe siècles, Montréal, Boréal, 1995, p. 161-188.
40 Desjardins et al, p. 111-112,120-130.
41 Meyer et Triadou, Leçons d’histoire de la pensée médicale, Paris, Odile Jacob (coll. Sciences humaines et sociales), 1996, p. 181 ; Sournia, p. 222, 233-235, 263-265.
42 Meyer et Triadou, p. 182-186 ; Sournia, p. 229-232.
43 Meyer et Triadou, p. 184-190 ; Sournia, p. 278-279.
44 Bariéty et Coury, p. 656-657.
45 Meyer et Triadou, p. 181 ; Sournia, p. 255-258, 298-304. Les citations sont de Sournia, p. 255 et 298.
46 Sournia, p. 239-241.
47 Meyer et Triadou, p. 295.
48 Meyer et Triadou, p. 295-317 ; Sournia, p. 235, 258-273.
49 Meyer et Triadou, p. 186-190.
50 Le génie génétique est né en 1971 dans le laboratoire de P. Berg.
51 Meyer et Triadou, p. 328-341.
52 Bariéty et Coury, p. 821-822.
53 Virchow, cité dans Sournia, p. 231.
54 Meyer et Triadou, p. 181-194.
55 Sournia, p. 222 ; Meyer et Triadou, p. 301-302.
56 Stanley Joël Reiser, Medicine and the Reign of Technology, Cambridge, Cambridge University Press, 1978, p. 43.
57 Nicholas D. Jewson, « The Disappearance of the Sick Man from Medical Cosmology, 1770-1870 », dans Sociology, 10/2 (1976), p. 229.
58 Louis Portes, À la recherche d’une éthique médicale, Paris, Masson, 1964, p. 158,159, 163. La conférence date de 1950.
59 Georges Minois, L’Église et la science. Histoire d’un malentendu, tome 2, De Galilée à Jean-Paul II, Paris, Fayard, 1991, p. 378-384.
60 Pie XII, Allocution à des médecins et chirurgiens [sur l’analgésie], 24 fév. 1957.
61 Paul VI, Populorum progressio, 1967.
62 Virchow, cité par Sournia, p. 234.
63 Sournia, p. 327-331.
64 Raymond Villey, Histoire du secret médical, Paris, Seghers, 1986, p. 7.
65 Dietrich Von Engelhardt et S. Spinsanti, « History of Medical Ethics : Europe, Contemporary Period », dans W. Reich (dir.), Encyclopedia of Bioethics, Londres, Collier MacMillan, 1995 (2e éd.), p. 1554-1555.
66 Sournia, p. 273-276.
67 Gillon, Raanan, « History of Medical Ethics : Europe, United Kingdom in the Twentieth Century », dans W. Reich (dir.), Encydopedia of Bioethics, 1995 (2e éd.), p. 1568-1569.
68 Albert R. Jonsen, A. L. Jameton et A. Lynch, « History of Medical Ethics : North America in the Twentieth Century », dans W. Reich (dir.), Encydopedia of Bioethics, Londres, Collier MacMillan, 1978 (1” éd.),, p. 994.
69 Idem, p. 992.
70 Albert R. Jonsen et Andrew L. Jameton, « History of Medical Ethics : The Americas, The United States in the Twentieth Century », dans W. Reich (dir.), Encyclopedia of Bioethics, 1995 (2e éd.), p. 1620.
71 Idem, p. 1622.
72 Stanley J. Reiser, Arthur J. Dyck et William J. Curran, Ethics in Medicine, Cambridge (Mass.), MIT Press, éd. 1977, p. 34-38.
73 Idem, p. 52-65.
74 Chester R. Burns, « History of Medical Ethics : The Americas, Colonial North America and Nineteenth-Century United States », dans W. Reich (dir.) Encyclopedia of Bioethics (2e éd.), p. 1610-1616.
75 World Medical Association, Handbook of Declarations, Farnborough, Flampshire (Angl.), Inkon Pr. Ltd., éd. trilingue angl.-franç.-esp., 1985, p. 31. Le texte se retrouve aussi dans l'Encyclopedia of Bioethics, 1978 (1re éd.), annexe, p. 1749-1750. Le texte fut amendé par la 22e assemblée en 1968, puis en 1983.
Au milieu du siècle, en France, au début de sa pratique, le médecin a le choix entre ce Serment et la prière de Maimonide.
76 Robert Veatch, « Medical Codes and Oaths : History », dans W. Reich (dir.), Encyclopedia of Bioethics, 1995 (2e éd.), p. 1421-1423.
77 Ibidem.
78 La nouvelle révision de 1980 réduit les principes de base à sept et les obligations y sont interprétées en termes de droits.
79 Le code de 1937 sera révisé en 1970,1990 et 1996.
80 Ce code est révisé en 1970 et 1990 (voir p. 282, n. 99).
81 Premier congrès international de morale médicale, Paris, oct. 1955,2 tomes publiés par l’Ordre national des médecins ; Deuxième congrès international de morale médicale, Paris, mai 1966, publié par l’Ordre national des médecins.
82 Voir note 58 de ce chapitre.
83 Von Engelhardt et Spinsanti, p. 1555-1556.
84 Albert R. Jonsen et André Hellegers, « Conceptual Foundations for an Ethics of Medical Care », dans Ethics and Health Policy, 1976, p. 19.
85 Idem, p. 20.
86 Jonsen et Jameton, p. 1622.
87 David J. Roy et John R. Williams, « History of Medical Ethics : The Americas, Canada, Nineteenth and Twentieth Centuries », dans W. Reich (dir.), Encyclopedia of Bioethics, 1995 (2e éd.), p. 1633-1634.
88 Gillon, p. 1568.
89 Jonsen et Hellegers, p. 20.
90 Engelhardt et Spinsanti, p. 1554-1555.
91 Laurence B. McCullough, « History of Medical Ethics : Contemporary Period in Europe and the Americas », dans W. Reich (dir.), Encyclopedia of Bioethics, 1978 (1" éd.), p. 975-976.
92 Jonsen et Jameton, p. 1618.
93 Jonsen, Jameton et Lynch, p. 995.
94 Ibidem.
95 Jonsen et Jameton, p. 1618-1619.
96 Jonsen, Jameton et Lynch, p. 995.
97 Les hôpitaux catholiques, en effet, sont le meilleur soutien du Collège américain des chirurgiens qui veut des réformes en santé, mais rencontre de fortes oppositions. (A. Cellard et G. Pelletier, L’histoire de l’Association catholique canadienne de la santé, Ottawa, ACCS, 1990, p. 12).
98 Jonsen, Jameton et Lynch, p. 996. Voir aussi le livre publié par l’ACCS cité dans la note précédente.
99 La refonte de 1970 porte le titre Guide de morale médicale pour marquer un changement de perspective. Mais c’est surtout celle de 1990, sous le titre Guide d’éthique des soins de la santé, qui scelle le changement. Le code est présentement de nouveau en instance de révision. L’Association canadienne, devenue l’ACCS en 1976, est intervenue dans plusieurs débats publics. Elle a participé, entre autres, à des déclarations communes avec l’AMC et l’AIIC sur la réanimation en 1995, sur la résolution des conflits éthiques en 1999.
100 Guy Durand, Introduction générale à la bioéthique, Montréal/Paris, Fides/Cerf, 1999, p. 26 ; Georges Minois, L’Église et la science. Histoire d’un malentendu, tome II, De Galilée à Jean-Paul II, Paris, Fayard, 1991, p. 378-384 ; Jonsen et Jameton, p. 1620. On peut trouver les principaux textes du magistère catholique dans Patrick Verspieren, Biologie, médecine et éthique, Paris, Centurion (Les dossiers de la documentation catholique), 1987.
101 Jonsen et Jameton, p. 1620.
102 Le principe de totalité consiste à considérer chaque partie du corps humain comme devant concourir au bien de l’ensemble. La règle de l’acte à double effet précise les conditions sous lesquelles on peut poser un acte qui entraîne deux effets, l’un bon, l’autre mauvais. La distinction entre moyen ordinaire et moyen extraordinaire détermine les actes ou interventions qui sont requises au plan éthique, par opposition à celles qui sont facultatives. Voir Guy Durand, p. 213-220.
103 Jonsen et Jameton, p. 1620.
104 Ibidem.
105 David J. Rothman, « Research, Human : Historical Aspects », dans W. Reich (dir.), Encyclopedia of Bioethics, 1995 (2e éd.), p. 2250.
106 Ibidem.
107 Idem, p. 2250-2251.
108 La pellagre est une maladie due à une déficience alimentaire en vitamine PP, caractérisée par des lésions eczémateuses [...], l’inflammation des muqueuses de la bouche et des troubles digestifs et nerveux.
109 David J. Rothman, « Were Tuskegee and Willowbrook “Studies in Nature” ? », dans Hastings Center Report, 12/2 (avril 1982), p. 5-7.
110 Ainsi, au Allan Memorial Institute de l’Université McGill à Montréal de 1957 à 1963, on a tenté de telles expériences. Voir Anne Collins, In the Sleep Room : The Story of the CIA Brainwashing Experiments in Canada, Toronto, Lester and Ospen Dennys, 1988.
111 Rothman [1995], p. 2251-2252.
112 Le fait est d’autant plus paradoxal que le gouvernement allemand avait été le premier, en 1931, à émettre des règles de contrôle sévères concernant l’expérimentation sur les êtres humains.
113 Claire Ambroselli, L'éthique médicale, Paris, PUF (coll. Que sais-je ?), 1988 ; David J. Rothman, Étrangers at the Bedside, New York, Basic Books, 1991 ; Hubert Doucet, Éthique de la recherche, Montréal, PUM, 2000.
114 Rothman [1995], p. 2252.
115 Ibidem.
116 Ce code fut amendé à Tokyo en 1975, à Venise en 1983, à Hongkong en 1989, à Somerset en 1996. On les désigne parfois sous les noms de Helsinki II, III, IV et V. On évoque souvent ces codes sans mentionner de quelle version il s’agit.
117 Voir Guy Durand [1999], p. 45-50.
118 Harriet C. Camp, A Reference Book for Trained Nurses, Buffalo, Lakeside Publishing Co., 1989. Voir Ellen Glarelli, An Historical Study of Nursing Ethics : Education in the United States, 1873-1933, Rutgers, The State University of New Jersey - New Brunswick, 1989.
119 Diane C. Viens, « A History of Nursing’s Code of Ethics », dans Nursing Outlook, 37/1 (janv.-fév. 1989), p. 45-49 ; L. Freitas, « Historical Roots and Future Perspectives Related to Nursing Ethics », dans Journal of Professional Nursing, 16/4 (1990), p. 197-205, notamment p. 199 ; Patsy Kilpatrick Keyser, From Angels to Advocates : The Concept of Virtue in Nursing Ethics from 1870 to 1980, dissertation présentée à la Faculty of Texas in Dallas, mai 1989, p. 150.
120 Charlotte A. Aikens, Studies in Ethics for Nurses, Philadelphie, Saunders, 1923 (2e éd.).
121 Aikens, p. 54-74.
122 Sara E. Parsons, Nursing Problems and Obligations, Boston, Whitcomb and Barrows, 1916, p. 12. Voir Keyser, p. 349.
123 Philip A. Kalisch et Beatrice Kalisch, The Advance of American Nursing, Boston, Little Brown, 1978.
124 Charlotte A. Aikens, citée par Keyser, p. 150.
125 Isabel M. Stewart, « The Aims of the Training School for Nurses », dans American Journal of Nursing, 16 (1915-1916).
126 Keyser, p. 115.
127 Ibidem.
128 Idem, p. 157.
129 Gertrud Schwing, A Way to the Soul of the Mentally Ill, traduit de l’allemand par R. Edstein et B. Hall, New York, International University Press, 1954, p. 93.
130 Keyser, p. 198.
131 Danielle Blondeau, « Les valeurs de la profession infirmière, d’hier à aujourd’hui », dans O. Goulet et C. Dallaire (dir.), Soins infirmiers et société, Montréal, Gaëtan Morin, 1999.
132 Voir précédemment p. 282.
133 E. Godin, Commentaire du code de morale pour les hôpitaux, Montréal, Wilson et Lafleur, 1956, réédité en 1966.
134 Idem, p. 7.
135 Idem, p. 12.
136 Y. Cohen, Profession, infirmière. Une histoire des soins dans les hôpitaux du Québec, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2000, chap. 2.
137 Ce code est révisé par la suite par le grand conseil lors de sa réunion de Francfort, en République fédérale d’Allemagne, en juin 1965. Puis de nouveau à Mexico en 1973. Et réaffirmé en 1989. Il est en cours de révision.
138 En 1989, 92 % des associations nationales d’infirmières représentant 38 pays différents utilisent le Code de déontologie du CII ; 16 % d’entre elles ont élaboré leur propre code de déontologie (Libéria, 1949 ; É.-U., 1950 ; Pologne, 1973 ; Canada, 1980 ; Royaume-Uni, 1982 ; Irlande et Norvège, 1983, Nouvelle-Zélande, 1987, etc.). Voir Linda M. Sawyer, « Nursing Code of Ethics. An International Comparison », dans Int. Nurs. Rev., 36/5 (1989), p. 146.
139 Keyser, p. 160-162 ; Viens, p. 45 ; L. Y. Kelly, Dimensions of Professional Nursing, New York, MacMillan, 1981 (4e éd.).
140 Keyser, p. 165 ; Viens, p. 47.
141 Idem, p. 211 et 215.
142 Idem, notamment p. 218.
143 Ce n’est qu’avec l’entrée en vigueur du Code des professions du Québec, voté en 1973, qu’un code de déontologie des infirmières et infirmiers sera officiellement adopté, le 22 septembre 1976.
144 Cité par Hoerni et Bénézech, p. 11.
145 Philippe Ariès, L’homme devant la mort, Paris, Seuil, 1977. Les citations se trouvent aux pages 555, 556, 582.
146 Pie XII, Discours aux membres de l’Union italienne médico-biologique, 12 novembre 1944.
147 Aux États-Unis, voir le jugement Salgo contre Leland, Stanford University, 1957, le cas Natanson contre Kline en 1960, la décision Canterbury contre Spence en 1972 ; en France, le jugement de la Cour de cassation en 1936, celui de la Cour d’appel de Lyon en 1952.
148 Par exemple, aux États-Unis, la Charte des droits des malades en 1972, le Code de l’AMA en 1980 ; en France, l’Avis du CCNE en 1984.
149 Voir les codes de déontologie médicale français de 1979, avec une légère évolution en 1995 ; le code belge en 1975.
150 J. T. Noonan, Contraception et mariage. Évolution ou contradiction dans la pensée chrétienne, traduit de l’américain par M. Jossua, Paris, Cerf, 1969, p. 514-517 et 606-612 ; Jean-Claude Guillebaud, La tyrannie du plaisir, Paris, Seuil, 1998, p. 283-299 ; Albert Jonsen, The Birth of Bioethics, Oxford, Oxford University Press, 1998, p. 298-299.
151 Guillebaud, p. 283.
152 Noonan, p. 518.
153 Idem, p. 621, note 27.
154 Idem, p. 564-565, citant Pie XII, dans Acta Apostolicae Sedis, 43, p. 845-846.
155 Gillon, p. 1570 ; J. T. Noonan, The Morality of Abortion : Legal and Historical Perspectives, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1970, p. 43-45 ; Jonsen [1998], p. 289-290.
156 Pour marquer l’ampleur de sa désapprobation, le code de droit canonique de 1917 frappe d’excommunication tous les participants positifs à un avortement, y compris la mère, mais l’ensemble des canonistes donnent une interprétation bénigne : l’excommunication ne s’applique que si les personnes connaissent cette peine et ont une intention malicieuse.
157 Jonsen [1998], p. 287-288 ; Noonan [1970], p. 44-45.
158 Entre autres, Gerald Kelly, G. Payen et Jules Paquin.
159 Curieusement, l’usage du mot euthanasie marque un virage au XXe siècle. Avant, il signifie prioritairement et globalement adoucir la mort en accompagnant et aidant le mourant (malgré quelques opinions contraires et quelques textes ambigus). Au XXe s., le mot signifie prioritairement le fait de mettre un terme à une vie, de provoquer directement la mort.
160 Hubert Doucet, Les promesses du crépuscule. Réflexions sur l’euthanasie et l’aide au suicide, Montréal, Fides, 1998, p. 60-61. François Sarda, Le droit de vivre et le droit de mourir, Paris, Seuil, 1975, p. 150 et suiv.
161 Alexis Carrel, L’homme, cet inconnu, Paris, Plon, 1935, p. 387-388. Réédité en 1939, traduit en plusieurs langues. L’auteur adressait son livre « à tous ceux dont la tâche quotidienne est l’éducation des enfants, la formation ou la direction dite individuelle », p. VII.
162 Gillon, p. 1569 ; Guy Durand, Quel avenir ? Les enjeux de la manipulation de l’homme, Montréal, Leméac, 1978, p. 231-236 et 241-256 ; I. Barrère et E. Lalou, Le dossier confidentiel de l’euthanasie, Paris, Stock, 1962 ; François Sarda, Le droit de vivre et de mourir, Paris, Seuil, 1975.
163 Durand [1978], p. 224-230 ; Guy Durand [1999], p. 213-218 ; Henry Beecher, « Scarce Resources and Medical Advancement », dans Daedalus, 98/2 (printemps 1969), p. 275-313.
Quelques décennies plus tard, on a proposé de remplacer la distinction de moyen ordinaire/moyen extraordinaire par celle de moyen proportionné/moyen disproportionné pour bien signifier que l’appréciation du moyen devait se faire vraiment par rapport au patient en cause et non dans l’abstrait. De même, pour éviter les ambiguïtés, plusieurs ne veulent plus parler d’euthanasie indirecte (ni d’euthanasie passive) dans les cas ici analysés. L’euthanasie serait toujours directe : sa moralité est controversée. Par contre, les cas ici traités s’appelleraient de l’abstention ou de l’arrêt de traitement : ils seraient en général éthiquement acceptables et même recommandés.
164 Guy Durand [1978], p. 217-224 ; Guy Durand et Jean-François Malherbe, Vivre avec la souffrance. Repères théologiques, Montréal, Fides, p. 41-48. Pour les discours du pape, voir Patrick Verspieren, déjà cité.
165 Jean Sutter, L’eugénique. Problèmes, méthodes et résultats, Paris, PUF, 1950, notamment p. 15-30 ; S. de Lestapis, art. « eugénisme », dans Catholicisme, t. 14, col. 679-680 ; Guy Durand [1978], p. 60-63.
166 De Lestapis, col. 679-680.
167 Jonsen, p. 169, citant Charles B. Davenport, Heredity in Relation to Eugenics, New York, Holt, 1911, p. 221-222.
168 Sutter, p. 51-73.
169 Commission de la Réforme du droit du Canada, Stérilisation, document de travail no 24 (coll. Protection de la vie), Ottawa, 1979, p. 25-61. Ces lois ne seront désavouées qu’en 1972 et 1973. On sait maintenant combien elles ont donné lieu au racisme, les autorisations de stérilisation concernant beaucoup plus les personnes d’origine ethnique est-européenne, amérindienne et métisse que les Blancs occidentaux.
170 Sutter, p. 76.
171 Jean-Paul Sartre, L’existentialisme est un humanisme, Paris, Nagel, 1946, p. 25, 27, 67, 69.
172 Guy Durand [1978], p. 117-142 ; David Sanders et Jesse Dukeminier, Jr, « Medical Advance and Legal Lag : Hemodialysis and Kidney Transplantation », dans ULCA Law Review, 15, 267 (1968) p. 252 et 405. Pour le texte du pape Pie XII, voir Verspieren, déjà cité.
173 Jean Robert Debray, Le malade et son médecin, Paris, Flammarion, 1965.
174 Guy Durand [1978], p. 91-114 ; Jonsen, p. 303-304.
175 Georges Chapouthier, « Réflexion éthique sur la pratique de l’expérimentation », dans T. Leroux et L. Létourneau (dir.), L’être humain, l’animal et l'environnement. Dimensions éthiques et juridiques, Montréal, Thémis, 1996, p. 33-46 ; Lise Houde, « Bases historiques et contemporaines de l’expérimentation animale », dans idem, p. 47-55 ; Lyne Létoumeau et Thérèse Leroux, « Vers un droit nouveau. Les développements biomédicaux et l’éthique animale », dans R. Côté et G. Rocher (dir.), Entre droit et technique. Enjeux normatifs et sociaux, Montréal, Thémis, 1994, p. 293-332.
176 James F. Childress, « Rationing of Medical Treatment », dans W. Reich (dir.), Encyclopedia of Bioethics, 1978 (1re éd.), p. 1414-1418.
177 Yvon Laroche, Bioéthique et ressources limitées. Le paradigme des maladies rénales, thèse de doctorat, Montréal, Université de Montréal, Faculté de théologie, avril 1995, p. 18-46.
178 Albert R. Jonsen, « The Birth of Bioethics », dans Special Supplement, Hastings Center Report, 23, 6 (1993), S-2 ; Teresa Stanley, « Nursing », dans W. Reich (dir.), Encyclopedia of Bioethics, 1978 (1re éd.), p. 1138.
Notes de fin
1 L’époque commence vers 1880. Elle se termine vers 1960-1965 avec le surgissement des nombreuses questions éthiques suscitées par l’avènement des nouvelles technologies biomédicales et l’émergence rapide de la bioéthique.
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