7. Doit-on institutionnaliser la pratique de l’euthanasie et de l’aide au suicide ?
Le point de vue de l’éthique sociale
p. 131-137
Remerciements
Cet article est paru dans la revue Frontières sous le titre : « La décriminalisation de l’aide au suicide et de l’euthanasie : réflexion sur certains enjeux éthiques », vol. 8, no I (1995). Je remercie la revue Frontières qui m’a accordé l’autorisation de reproduire cet article.
Texte intégral
1Dans ce court exposé sur la décriminalisation de l’aide au suicide et de l’euthanasie1, nous allons brièvement rappeler les exigences de la loi actuelle et les recommandations de la Commission de réforme du droit du Canada pour nous pencher surtout sur certaines positions éthiques sous-jacentes à la décriminalisation éventuelle de ces actes. Ainsi, nous distinguerons l’éthique individuelle de l’éthique collective et montrerons que ce qui peut être moralement acceptable sous certaines conditions et à titre exceptionnel sur le plan d’une éthique individuelle n’est pas nécessairement acceptable sur le plan d’une éthique sociale, particulièrement dans la perspective d’une institutionnalisation de ces actes.
Quelques considérations sur les aspects juridiques
2D’un point de vue juridique, l’aide au suicide est interdite par la loi et celui qui se rend coupable d’un tel crime est passible d’une peine maximale de 14 ans de prison. La tentative de suicide n’est plus condamnée par la loi depuis 1972. Cependant, la Commission de réforme du droit du Canada, dans son rapport de 19832, n’a pas recommandé la décriminalisation, ni la légalisation de l’aide au suicide et de l’euthanasie.
3Dans son document de travail3, la Commission de réforme du droit du Canada s’appuie principalement sur trois principes : l’égalité de tous les êtres humains devant la loi, la présomption en faveur de la vie et le respect de l’autonomie de la personne, valeurs qui sont à la base des sociétés démocratiques. Pour rejeter la décriminalisation de l’aide au suicide et de l’euthanasie, la Commission invoque des arguments de type conséquentialiste et utilitariste : torts possibles causés à la pratique médicale, risque de la découverte de nouveaux médicaments, abus possibles, délais bureaucratiques, disproportionnalité des maux par rapport aux bénéfices apportés à l’ensemble de la population4. Parmi les abus possibles, on mentionne la crainte qu’une telle pratique ne soit détournée de son but initial, l’euthanasie volontaire, et s’oriente vers l’euthanasie involontaire.
4Dans toute cette réflexion, l’argument de la pente glissante est prépondérant. Il s’énonce comme suit : le fait que certaines pratiques soient acceptées entraîne nécessairement l’acceptation d’autres pratiques qui ont des conséquences néfastes. Par exemple, le fait d’accepter l’euthanasie volontaire pour des individus capables fournissant une demande rationnelle, libre et éclairée, nous entraînera à accepter l’euthanasie involontaire ouvrant la porte à l’eugénisme. Cet argument comporte deux niveaux d’interprétation :
- l’interprétation de fait qui pourrait se vérifier dans la situation vécue une fois la pratique en cause installée ou dans une situation similaire (aux Pays-Bas5, par exemple) ;
- l’interprétation logique qui implique qu’une fois une norme acceptée au nom de certains principes, il ne serait plus possible d’établir des critères pertinents nous permettant de restreindre la pratique au groupe visé initialement.
Quelques enjeux éthiques en cause
5Selon des auteurs aussi différents que le théologien protestant Joseph Fletcher6, le médecin et philosophe américain H. Tristam Engelhardt7 et le jésuite français Francis Rollin8, la moralité de l’euthanasie est non seulement étroitement liée à la moralité du suicide, mais plus, elle y trouve son fondement ou sa justification.
Éthique individuelle
6Au niveau de l’éthique individuelle, des croyances religieuses ou des théories philosophiques peuvent être invoquées en faveur de la moralité ou de l’immoralité du suicide. Les religions en général prohibent le suicide, mais acceptent la mort sacrificielle. Quant aux philosophies, celles de saint Augustin, de Thomas d’Aquin et de Kant, pour ne citer que celles-là, condamnent le suicide sur la base d’un respect dû à la créature divine, d’un respect de la loi naturelle ou simplement sur la base d’un respect que l’être rationnel se doit à lui-même. Par ailleurs, Sénèque, Hume, Brandt et Engelhardt, s’appuyant sur des arguments utilitaristes pour la plupart, considèrent que le suicide n’est pas nécessairement un acte immoral9. Pour Engelhardt et Lebacqz10, le suicide est acceptable s’il s’agit d’un choix rationnel et si la personne qui envisage un tel acte n’a aucune obligation envers d’autres personnes. Leur base philosophique est contractuelle.
7D’un point de vue individuel, il est possible d’adhérer à l’une ou l’autre de ces théories ou croyances et, en conséquence, de décider d’agir ou non pour aider une personne à se suicider ou à ne pas se suicider. Ainsi, même si une personne est d’emblée contre le suicide ou l’aide au suicide, elle pourrait considérer que, dans certains cas et sous certaines conditions, le suicide et l’aide au suicide seraient des actes moralement acceptables. Ce pourrait être le cas des personnes qui sont mortellement atteintes, pour qui la vie n’est plus qu’un fardeau, qui connaissent des souffrances physiques ou morales impossibles à surmonter, qui manifestent la volonté ferme de mettre fin à leurs jours, qui ne sont pas dépressives, qui demandent la fin à plusieurs reprises, qui bénéficient déjà de tout le support humanitaire possible pour les accompagner jusqu’à la fin. Dans ces circonstances, certaines conditions étant remplies, une personne bien intentionnée peut considérer qu’il est de son devoir d’aider un proche à terminer sa vie. Cette personne pourrait se réclamer du situationnisme d’un Fletcher11 ou de la philosophie d’un Schwartzenberg12. Du point de vue de la loi, cependant, l’aide au suicide est passible de 14 ans de prison et une personne qui jugerait en toute conscience que c’est de son devoir d’aider un proche à mourir devrait assumer les conséquences de son acte. Face à sa conscience personnelle, cette personne témoignerait, cependant, d’un comportement éthique responsable.
Éthique sociale
8Une tout autre question est celle de l’institutionnalisation de l’aide au suicide et de l’euthanasie que pourrait entraîner la décriminalisation de ces actes. Car même si l’aide au suicide ou l’euthanasie peuvent être des pratiques moralement acceptables dans certains cas et sous certaines conditions, il ne s’ensuit pas que ces pratiques doivent être généralisées, institutionnalisées et légalisées.
9Pour légitimer la nécessité d’institutionnaliser l’aide au suicide ou l’euthanasie, il faudrait satisfaire à deux conditions : démontrer l’existence d’un besoin important en cette matière ; démontrer que les avantages à retirer de l’opération seraient nettement supérieurs aux désavantages pour l’ensemble de la population canadienne.
Existence d’un besoin important
10Des résultats d’enquêtes auprès de la population canadienne ou auprès de certains groupes qui se disent en faveur de l’euthanasie ou de l’aide au suicide, ou encore l’existence de sociétés pour le droit à la mort ne sont pas nécessairement l’expression des besoins des Canadiens en cette matière. Ce sont plutôt l’expression des désirs et des volontés des groupes consultés ou des groupes en cause.
11Pour connaître les besoins des Canadiens dans le domaine de la mort assistée, il faudrait pouvoir effectuer une vaste enquête auprès de tous les médecins canadiens, particulièrement de ceux qui oeuvrent auprès des personnes en fin de vie, de manière à connaître l’incidence réelle de telles demandes de la part des familles et de la part des individus directement concernés. Pour ce faire, il faudrait pouvoir connaître le nombre et la nature des demandes d’euthanasie et d’aide au suicide, de la part des patients et de leur famille et ce, sur une période de quelques années.
12Si les résultats de cette recherche démontraient que ce sont surtout les familles qui demandent l’euthanasie, le fondement de la demande ne serait pas l’expression d’une liberté individuelle souveraine (base rationnelle justifiant le suicide), mais plutôt l’évaluation d’un fardeau individuel et social trop lourd à porter. Si, au contraire, les résultats de la recherche indiquaient que les individus eux-mêmes demandent l’aide au suicide ou l’euthanasie de façon libre et éclairée, en satisfaisant aux conditions énumérées plus haut, alors ne devrions-nous pas offrir des services adéquats qui répondraient à l’expression des besoins individuels en cette matière ?
13Pour répondre de manière positive à cette question, une autre condition devra être remplie : que les avantages à retirer d’une telle pratique soient nettement supérieurs à ses désavantages pour l’ensemble de la population canadienne.
Évaluation des conséquences de l’institutionnalisation de l’aide au suicide et de l’euthanasie
14L’institutionnalisation de l’aide au suicide et de l’euthanasie permettrait aux individus qui veulent mettre fin à leurs jours et qui satisfont aux conditions stipulées de le faire en toute liberté tout en étant libérés du fardeau des moyens. Les intervenants et les proches qui sont d’accord avec de telles pratiques sans pouvoir y participer se sentiraient aussi libérés d’avoir à apporter leur aide et à enfreindre la loi. Du point de vue économique, il est évident qu’une telle pratique serait avantageuse, puisque les dépenses reliées aux traitements de fin de vie constituent un pourcentage très élevé de l’ensemble des coûts de santé.
15Cependant, il y a des risquès inhérents à une telle pratique. La Commission de réforme du droit du Canada en a mentionné quelques-uns. Parmi eux, la menace eugénique n’est pas à négliger dans une société qui ne valorise pas la vieillesse. Certains sociologues13 laissent même entendre que nous devrions moins investir dans l’utilisation des techniques de maintien en vie pour les personnes qui sont en fin de vie, pour privilégier plutôt la prévention et donc accepter de vivre moins longtemps, mais en meilleure santé.
16L’existence de structures d’accès à l’euthanasie serait une incitation à en finir avec la vie pour tous ceux qui se sentent un fardeau pour la société. À cet égard, Francis Rollin, dans un article intitulé « L’euthanasie et le concept de mort dans la dignité14 » analyse les effets pervers de l’institutionnalisation d’une telle pratique. Il explique que l’instauration d’une pratique d’euthanasie aurait pour effet de donner libre cours aux influences mortifères latentes dans la société. Elle serait bénéfique pour certaines personnes équilibrées qui arrivent à dominer leurs pulsions, leurs fantasmes et leurs angoisses. Mais que penser des êtres les plus fragiles, les déprimés, les laissés pour compte de la société, tous ceux qui ne veulent pas vraiment mourir mais qui se sentent un fardeau pour eux-mêmes et pour la société. Ils en seraient les grandes victimes.
17De l’institutionnalisation de l’euthanasie pourrait résulter une démobilisation générale en regard de l’accompagnement des mourants. L’individualisme serait favorisé à l’encontre de la solidarité. Mais plus encore que les désavantages déjà cités, l’institutionnalisation de l’aide au suicide et de l’euthanasie serait l’indice que nous tenons la liberté individuelle pour une valeur absolue au-dessus de toutes les autres. Or, d’une part, la liberté de l’un est limitée par la liberté de l’autre (dans l’euthanasie et l’aide au suicide des tiers interviennent) et, d’autre part, la liberté ne doit pas s’affirmer au détriment d’une autre valeur sociale fondamentale : la présomption en faveur de la vie. Dans une approche par principes15, aucun des principes (respect de l’autonomie, bienfaisance, non-malfaisance et justice) ne génère une obligation morale absolue. La liberté individuelle promue par le principe du respect de l’autonomie de la personne ne soit pas être érigée en absolu aux dépens des principes de bienfaisance et de non-malfaisance desquels relève le respect de la vie.
18En conclusion, la moralité du suicide basée sur le respect de la liberté individuelle ne saurait constituer la seule base pour juger de la pertinence d’institutionnaliser l’aide au suicide et l’euthanasie. Encore faut-il considérer que la liberté individuelle n’est pas la seule en cause dans l’institutionnalisation de ces pratiques et que la liberté ne peut se poser en absolu face aux autres valeurs de base de notre société, notamment le respect de la vie.
19Concrètement, la loi actuelle devrait être clémente pour les cas d’euthanasie et d’aide au suicide moralement acceptables ou qui satisfont aux conditions posées au niveau de la décision individuelle. Cependant, ce n’est pas parce que l’euthanasie et l’aide au suicide seraient moralement acceptables dans certains cas et sous certaines conditions qu’une telle pratique devrait être institutionnalisée. Les raisons alléguées ne peuvent provenir des théories éthiques ou des morales religieuses, puisque là-dessus aucun consensus n’est possible. Mais il est possible de faire un certain consensus autour de l’évaluation des avantages et des inconvénients sociaux à retirer d’une telle pratique.
Notes de bas de page
1 L’aide au suicide et l’euthanasie constituent deux réalités différentes : dans le premier cas, l’individu lui-même met fin à ses jours aidé par un tiers ; dans le second cas, c’est un tiers qui met fin à la vie du malade à sa demande ou non.
2 Commission de réforme du droit du Canada, Euthanasie, aide au suicide et interruption de traitement, Rapport no 20, 1983, 37 p.
3 Commission de réforme du droit du Canada, Euthanasie, aide au suicide et interruption de traitement, Document de travail no 28, 1982, 89 p.
4 Ibid., p. 52-55.
5 Des abus sont dénoncés dans: John Horgan, « Death with Dignity: The Dutch Explore the Limits of a Patient’s Right to Die », Scientific American (mai 1991), p. 17-20.
6 Joseph Fletcher, « Ethics and Euthanasia », in D. J. Horan et D. Mall (dir.), Death, Dying, and Euthanasia, Frederick (Maryland), Aletheia Books, University Publications of America Inc., 1980, p. 293-304.
7 H. Tristam Engelhardt Jr et Karen Lebacqz, « Suicide », ibid., p. 694-696.
8 Francis Rollin, « L’euthanasie et le concept de la mort dans la dignité », in G. Durand et C. Perrotin (dir.), Contribution à la réflexion bioéthique, Montréal, Fides, 1991, p. 185-201.
9 Lire là-dessus le chapitre 7: « Suicide and Refusai of Life-Sustaining TreatTreat-ment », in T. A. Mappes et J. S. Zembaty (dir.), Biomédical Ethics, New York, McGraw-Hill Book Company, 1981, 1986, p. 328-365.
10 H. Tristam Englehardt, Karen Lebacqz, op. cit., p. 696.
11 Joseph Fletcher Moral Responsibility: Situation Ethics at Work, Philadelphie, The Wesminter Press, 1967, 256 p., particulièrement le chapitre ix: « Euthanasia and Anti-Dysthanasia ».
12 Léon Schwartzenberg, La société humaine, Paris, Librairie générale française, 1989, 135 p.
13 Jacques Légaré et Yves Carrière, « Mourir en santé plutôt que vivre plus longlongtemps : un choix de société », in G. Durand et C. Perrotin, op. cit., p. 145-164.
14 Francis Rollin, op. cit.
15 Tom L. Beauchamp et James Childress, Principles of Biomédical Ethics, New York/Oxford, Oxford University Press, 1994, 1er chapitre.
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