2. Les technologies de reproduction : réalité ou fiction ?
Enjeux éthiques
p. 33-39
Remerciements
Je remercie la revue Approches, qui m’a accordé l’autorisation de reproduire cet article.
Texte intégral
1Dans le contexte québécois et canadien actuel, l’avortement est une question qui a d’abord été débattue devant les tribunaux. En l’absence de législation en cette matière, les juges s’appuyaient sur les chartes des droits pour solutionner une question qui est essentiellement éthique et politique : doit-on réglementer l’avortement ? Il est clair que l’État peut avoir un intérêt nataliste à le faire. Cependant, il existe maintenant des raisons autres incitant à une réglementation dans ce domaine. Ces raisons sont associées aux conséquences possibles des multiples utilisations des biotechnologies, notamment des nouvelles techniques de reproduction, de diagnostic prénatal et de transplantation de tissus embryonnaires. Le but de cet article est d’expliciter comment les nouvelles technologies de la reproduction apportent une dimension nouvelle et non négligeable dans le débat entourant une réglementation de l’avortement.
Les technologies de la reproduction
2Les technologies de la reproduction sont nombreuses : insémination artificielle homologue ou avec donneur, fertilisation in vitro de l’ovule humain et transfert d’embryon, cryopréservation (du sperme et de l’ovule fertilisé), sélection du sexe, gestation extérieure à l’utérus (utilisant un placenta et un utérus artificiels), clonage. L’endroit serait mal choisi pour analyser toutes ces technologies, mais soulignons qu’elles ont pour but, à court ou à long terme, de remplacer la reproduction humaine naturelle, en totalité ou en partie1. Combinées avec le diagnostic prénatal et le génie génétique, elles étendent d’une façon significative la capacité de contrôler artificiellement non seulement les étapes de la reproduction, mais encore son produit final sous les traits du bébé génétiquement parfait.
3La fertilisation in vitro est une technique complexe qui demande la participation de nombreux spécialistes. Son but est de pallier l’infertilité des couples qui tentent depuis quelques années d’avoir des enfants sans succès et qui ont épuisé les autres possibilités. Elle se déroule en plusieurs étapes très exigeantes, particulièrement pour la femme : contrôle du cycle menstruel, prélèvement des ovules et du sperme et fertilisation in vitro, c’est-à-dire mise en culture des ovules, traitement du sperme, fécondation, culture de l’embryon en laboratoire jusqu’à une division de 4 à 8 cellules, implantation d’environ trois embryons. Au bout du processus, il y aura développement d’un ou de plusieurs embryons ou menstruations, signifiant alors l’échec de la procédure et possiblement une réinscription à la clinique de fertilisation.
4Au cours de ce processus, plusieurs ovules à maturité sont prélevés par laparoscopie et sont mis en culture. Leur sont ajoutés de 50 000 à 500 000 spermatozoïdes. Il en résulte un certain nombre d’ovules fécondés parmi lesquels deux ou trois seront transplantés. Il subsiste donc des embryons surnuméraires qui seront éliminés ou qui seront conservés dans l’azote liquide dans le but d’éviter à une femme qui ferait une nouvelle tentative, d’avoir à reprendre les étapes antérieures à l’implantation. Ainsi se constituent des banques d’embryons congelés qui peuvent être utilisés pour une implantation chez une mère biologique (celle qui fournit les ovules) ou chez une mère de gestation ou mère porteuse (celle qui fournit l’utérus). Ces embryons peuvent aussi être utilisés pour l’expérimentation et nombreuses sont les raisons qui y incitent, allant du traitement de l’infertilité à la thérapie intra-utérine, mais aussi de la sélection sexuelle à des croisements entre espèces, c’est-à-dire à la création de chimères.
5Si l’avortement sur demande est permis, cela signifie que l’embryon ou le fœtus n’a aucune valeur en soi, qu’il peut être considéré comme un tissu ou un organe de la mère. À ce titre, l’expérimentation sur l’embryon ou le fœtus peut être permise avec l’autorisation de la mère sous réserve de la législation provinciale sur le don de tissus humains et des règlements des hôpitaux2. Il y a cependant de nombreux chercheurs qui s’opposent à l’expérimentation sur les embryons (et à plus forte raison sur le fœtus) en raison de ce que l’embryon serait plus qu’un simple tissu maternel, considérant sa potentialité de devenir un individu. Le rapport Warnock en Angleterre a fixé à I4 jours la limite pour l’expérimentation sur les embryons. En effet, la période d’individuation a lieu entre le 7e et le 14e jour après la fécondation et, après cette date, commence à se développer ce qui deviendra le système nerveux. Cette étape coïncide avec la distinction juridiquement reconnue entre contraception et avortement3. Le Conseil médical du Canada, pour sa part, fixe à I7 jours la date limite pour l’expérimentation sur les embryons4. Il est d’avis que le but visé par la recherche constitue un critère déterminant d’acceptabilité pour la recherche sur l’embryon. Acceptant les travaux de recherche, qui visent à trouver des solutions au problème de l’infertilité, le Conseil fixe la limite à I7 jours pour que les chercheurs puissent mieux étudier les conditions de l’implantation et possiblement pallier les imperfections de la fertilisation in vitro. D’autres étapes significatives pourraient éventuellement être utilisées : ainsi, la formation du néo-cortex, à partir de la huitième semaine, ou encore l’étape de la viabilité qui varie avec le développement scientifique et qui se situe actuellement autour de 24 semaines de gestation. Cependant, quelle que soit l’étape choisie comme limite à l’expérimentation, elle est tout à fait conventionnelle et arbitraire, si aucun droit ni aucune valeur morale ne sont accordés à l’embryon et au fœtus. Dans la loi actuelle, rien ne les protège. Seul l’enfant déjà né a des droits en vertu de l’article 206 du Code criminel.
Les techniques de diagnostic prénatal
6L’utilisation des techniques de diagnostic prénatal a aussi une incidence sur notre façon de considérer l’avortement.
7L’amniocentèse est une technique diagnostique qui est utilisée entre la I4e et la I6e semaine de gestation et dont les résultats ne sont connus que 2 à 4 semaines plus tard. Cette technique a pour but d’analyser le liquide amniotique, afin d’y détecter des désordres biochimiques et chromosomiques. Ainsi, sont décelés les défauts du tube neural, les spina bifida avec méningocèle, la maladie de Tay-Sachs et le syndrome de Down. Le risque de découvrir des anomalies augmente proportionnellement avec l’âge de la mère. Il est de
0,6 % pour les femmes de 30 à 34 ans
1,4 % pour les femmes de 35 à 36 ans
1,6 % pour les femmes de 37 à 38 ans
2,3 % pour les femmes de 39 à 40 ans
4,0 % pour les femmes de 41 à 42 ans
5,0 % pour les femmes de 43 à 44 ans
7,2 % pour les femmes de 45 ans et plus5.
8C’est pourquoi le critère de l’âge avancé constitue l’une des indications médicales pour l’accessibilité au test. Il faut remarquer qu’étant donné la quasi-inexistence de traitements intra-utérins, l’amniocentèse sert plutôt de méthode de sélection pour les avortements. Il s’agit alors souvent d’avortements tardifs, c’est-à-dire d’avortements qui ont lieu après I6 semaines de gestation. Ces avortements causent des traumatismes psychologiques à la mère et à l’équipe de soins. Ils s’apparentent davantage à un homicide, étant donné le degré de formation et de développement du fœtus.
9Une nouvelle situation se fait jour présentement aux États-Unis : le diagnostic prénatal est demandé dans le but de recourir à l’avortement si le bébé n’est pas du sexe désiré6. Une situation similaire se présente dans certains hôpitaux montréalais au point où deux d’entre eux ne révèlent plus aux parents le sexe de l’enfant après une échographie, alléguant que le but du test n’est pas de connaître le sexe de l’enfant, sauf s’il s’agissait de détecter des maladies liées au sexe dont l’un des parents serait atteint ou serait porteur. La connaissance du sexe uniquement pour des raisons sociales ne devrait pas être considérée comme une indication médicale pour un diagnostic prénatal. Il semble que le droit à l’avortement légalement reconnu justifierait, aux yeux de plusieurs, d’y recourir pour n’importe quelle raison. La même réflexion s’applique à l’utilisation des embryons pour l’expérimentation, la cryopréservation et la manipulation génétique : pourquoi s’en abstenir si l’avortement à la demande est admis, quel que soit le stade de développement de la grossesse ?
L’utilisation des tissus embryonnaires
10Une autre série de problèmes éthiques se présentent avec la transplantation de tissus embryonnaires. Il serait possible de traiter certaines maladies neurologiques en utilisant des tissus ou des organes de fœtus avortés. Les fœtus volontairement avortés sont utilisés de préférence à ceux qui proviennent d’avortements spontanés puisque, dans ce dernier cas, les risques de malformations sont plus élevés. Ainsi, on peut transplanter des tissus cérébraux d’un fœtus âgé de 9 à II semaines dans le cerveau d’une personne atteinte de la maladie de Parkinson dans le but d’y restaurer les fonctions normales. Certains pays comme le Mexique et la Suède ont déjà expérimenté cette intervention.
11Dans un article du Hastings Center Report7, Alan Fine explique qu’il y a environ I,3 million d’avortements, chaque année, aux États-Unis et qu’en I984, 78 % d’entre eux étaient pratiqués sur des fœtus âgés de 6 à II semaines, stade favorable à une transplantation neurologique. De ces avortements, 94 % sont faits par curetage-succion, méthode considérée comme étant la plus sûre pour la mère. En utilisant cette méthode, les fœtus sont fragmentés par leur passage dans la canule. Cependant, même si le fœtus meurt, des cellules demeurent vivantes et peuvent être récupérées d’une façon asceptique. Ainsi, dans I cas sur I0, les tissus constituant le mésencéphale peuvent être identifiés et récupérés. Comme il y a environ 60 000 nouveaux cas de personnes atteintes de la maladie de Parkinson chaque année aux États-Unis et que tous ne peuvent être de bons candidats pour la transplantation, il y aurait un excédent de tissus embryonnaires. Mais, éventuellement, d’autres maladies neurologiques pourraient être traitées de façon similaire. De plus, certains organes du fœtus, le pancréas et le foie, pourraient être transplantés pour traiter le diabète sucré (dans le cas du pancréas) ou encore certains problèmes de sang ou de métabolisme (dans le cas du foie).
12Dans un tel contexte, des grossesses pourraient être planifiées dans le but spécifique d’une transplantation de tissus ou d’organes embryonnaires ; la demande en fœtus pourrait encourager les avortements, la santé d’autrui apportant une raison moralement bonne pour un acte dont le caractère éthique est discutable ; enfin, des conditions seraient sûrement imposées aux avortements volontaires, telles l’utilisation de techniques qui respectent plus l’intégrité du fœtus ou encore la détermination du moment le plus propice à l’avortement compte tenu du type de transplantation envisagé. Mais, encore une fois, comment intervenir dans l’utilisation du fœtus comme simple moyen pour atteindre une fin, si aucun droit moral ou légal ne lui est reconnu, quelle que soit l’étape de son développement ?
13En conclusion, le débat politique sur l’avortement constitue une vaste question qui ne peut négliger les dimensions nouvelles apportées par l’utilisation des biotechnologies, particulièrement celles dont nous avons parlé ici. Vu sous cet angle, il est nécessaire qu’un statut moral soit reconnu à l’embryon et au fœtus de façon à pouvoir limiter les différentes utilisations qui seront faites du produit de la fécondation humaine. À cet égard, la division par trimestre, reconnue aux États-Unis pour réglementer légalement l’accès à l’avortement, est remise en question, notamment à cause de la baisse du moment de la viabilité fœtale et des avortements tardifs d’où résulte une naissance vivante8. Dans un tel contexte, la tendance actuelle irait donc dans le sens d’une reconnaissance des droits du fœtus, ce qui ne devrait pas se faire aux dépens de la reconnaissance des droits de la mère. Ceci est un autre débat. Signalons cependant que les droits de la mère pourraient être prépondérants en rapport inverse du développement du fœtus. Autrement dit, les droits de la mère auraient priorité sur ceux du fœtus au début de la grossesse, alors que les droits du fœtus seraient prioritaires une fois franchie l’étape de la viabilité.
14Ces réflexions appellent des développements ultérieurs. Ont été présentés ici des points de référence généraux qui tiennent compte du contexte bioéthique actuel et qui pourront servir éventuellement de bases à des analyses plus poussées.
Notes de bas de page
1 David J. Roy, « Technology in Human Reproduction », dans D. J. Roy et M. A. De Wachter, The Life, Technologies & Public Policy, Montréal, Institut de recherches politiques, 1986, p. 3.
2 Voir Conseil de recherches médicales du Canada, Lignes directrices concernant la recherche sur des sujets humains, Ottawa, Ministère des approvisionnements et services, 1987, p. 34.
3 Ibid., p. 35.
4 Ibid., p. 36.
5 Louis Dallaire, « Diagnostic prénatal des maladies et dépistage des malformations fœtales », Le médecin du Québec, vol. 24, no 7 (juillet 1989), p. 53-63.
6 Dorothy C. Wertz et John C. Fletcher, « Fatal Knowledge ? Prénatal Diagnosis and Sex Selection », Hastings C enter Report, vol. 19, no 3 (mai-juin 1989), p. 21-27.
7 Alan Fine, « The Ethics of Fetal Tissue Transplants », Hastings Center Report, vol. 18, no 3 (juin-juillet 1988), p. 5-8.
8 Daniel Callahan, « Abortion : The New Debate », Primary Care : Biomedical Etbics, vol. 13, no 2 (juin 1986), p. 256.
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